© Peuples Noirs Peuples Africains no. 19 (1981) 141-147



SEMBENE OUSMANE
NOUVELLISTE

Daniel VIGNAL

« Prise de conscience »[1] est un court récit (dix pages seulement) centré autour de l'opposition entre deux personnages qu'une vingtaine d'années séparent en tous points : Ibra et Malic. Ces années constituent en fait le seul et unique matériau qui permettra à Sembène Ousmane d'ériger la réalité psychologique des deux personnages; réalité psychologique vue sous l'angle fragmentaire de la vie syndicale qui leur sert de chapeau dans la nouvelle. C'est au travers de cette nouvelle que je vais tenter de faire ressortir la technique de Sembène Ousmane nouvelliste en examinant successivement la structure de cette nouvelle, la caractérisation, les décors spatial et temporel, la narration et le point de vue, les thèmes principaux et enfin le langage.

L'étude sommaire de la structure de « Prise de conscience » met en évidence l'importance du temps comme agent de l'élaboration de la psychologie des deux personnages principaux.

A – Présentation d'Ibra au présent.[2] [PAGE 142]
B – Présentation d'Ibra au passé.[3]
C – Présentation de Malic lors de son altercation avec Ibra.[4]
D – Manœuvres secrètes puis ouvertes d'Ibra pour se débarrasser de Malic.[5]
E – Prise de conscience des ouvriers.[6]

Il ressort également de l'analyse de cette hypothèse sturcturale que l'auteur insiste énormément sur la présentation d'Ibra (A, B, C en partie et D), personnage que le lecteur est finalement amené à considérer comme élément négatif. Par contre, le caractère positif de Malic résulte plutôt de l'absence d'éléments négatifs le caractérisant et de l'opposition du personnage avec Ibra que de la présentation avantageuse que pourrait faire de lui Sembène Ousmane. En fait, quelques mots seulement seront utilisés par l'auteur pour décrire Malic :

    « Il était jeune, avec un visage émacié, des yeux en fentes, un menton volontaire recouvert d'une barbichette. »[7]

Rien de moins qu'un portrait à la « six-quatre-deux »...

La caractérisation – l'élaboration littéraire des personnages principaux – est primordiale dans la construction d'une nouvelle : elle doit être – pour des raisons évidentes – concise et puissante. Dans le cas présent, la caractérisation des personnages principaux – du couple Ibra/Malic – repose sur des données variées.

L'auteur/narrateur intervient directement pour présenter les deux facettes d'Ibra :

    1) L'Ibra du présent :
    « Un gars noirâtre et courtaud, les cheveux coupés avec des poils cendrés. »[8]

    2) aussi bien que l'Ibra du passé :
    «Il avait été parmi les plus exaltés qui prirent à l'assaut de la verve, la forteresse coloniale, pour l'égalité des salaires, entre Blancs et Noirs... »[9] [PAGE 143]

Mais il le fait aussi de manière indirecte en mettant en scène le personnage d'Ibra au moins dans sa période présente. C'est ainsi que les épisodes durant lesquels Ibra raconte ses aventures amoureuses ou se dispute avec Malic au sujet du travail quotidien à l'Union Syndicale sont très révélateurs de certains aspects de sa personnalité.

Mallc, ainsi que cela a déjà été montré plus haut, et bien qu'étant le deuxième personnage-clé de cette nouvelle, Sembène Ousmane nous le fait découvrir presque exclusivement par tout ce que des personnages réputés négatifs (Ibra et le ministre) peuvent dire de mal sur lui.

Les autres personnages qui évoluent au fil des pages de la nouvelle peuvent être regroupés en trois catégories :

– Les personnages secondaires. Ils ont un rôle moteur. Ce sont eux qui, en effet, font démarrer l'action (les permanents syndicaux, auditeurs intéressés d'Ibra[10] et qui lui mettent un point final (le ministre et les usiniers).[11]

– Les figurants. Ils sont nombreux : le directeur de l'usine, les officiels et les ouvriers. Le monde du travail est dans « Prise de conscience » représenté à tous les niveaux.

La petite amie, sa tante et les « chômeurs chroniques » sont physiquement étrangers à l'action. Ils appartiennent au domaine de la référence – capitale pour la compréhension de l'évolution d'Ibra. Il est à remarquer que les personnages secondaires, de référence et les figurants n'existent qu'en tant que mots sur le papier. Sembène Ousmane ne tient absolument pas à leur donner une quelconque existence picturale. L'homme « aux dents corrodées »[12] n'est ici mis en opposition qu'aux deux autres permanents syndicaux et ceci afin d'éviter toute confusion sur l'identité des commentateurs des exploits d'Ibra.

Le décor de cette nouvelle et ce aussi bien au niveau spatial qu'au niveau temporel a un caractère binaire : le domaine du réel et son complément, celui de la référence extérieure, vont toujours de pair.

Le théâtre des opérations qui se déroulent dans « Prise [PAGE 144] de Conscience » est tout naturellement déterminé par le thème majeur de la nouvelle. C'est au siège de l'Union Syndicale (bureau et cour) que le plus gros de l'action se déroule.

Le domicile de la maîtresse n'appartient qu'au domaine de référence. De toute évidence, il jure par rapport au décor « naturel » qui devrait être celui d'Ibra - leader syndicaliste.

Dans la nouvelle, l'action se déroule entre le début d'un après-midi et le courant de l'après-midi du lendemain. Cadre temporel très limité donc qui s'harmonise avec le caractère quelque peu « enlevé » de la nouvelle et sa minceur mais qui contraste cependant avec les nombreuses références faites à un passé relativement lointain : la jeunesse d'Ibra.

Dans « Prise de conscience », le narrateur ne fait pas partie des personnages comme c'est le cas dans d'autres nouvelles de « Voltaïque ». Il nous apparaît donc tout naturellement proche de l'auteur lui-même. Comment ce narrateur se présente-t-il ? Il semble tout d'abord doté d'un œil ressemblant fort à l'objectif d'une caméra curieuse dont les possibilités de mouvements seraient illimitées. C'est frappant dès les premières lignes de la nouvelle. Le narrateur est posté en observation dans la rue. C'est de la rue Thiong qu'il voit les deux fenêtres ouvertes de l'Union Syndicale, puis de la rue Blanchot qu'il en voit une autre croisée. Quelques secondes plus tard, nous le retrouvons dans le bureau de l'U.S., mais invisible pour les personnes qui y sont réunies :

    « ... les autres qui partageaient le bureau avec lui l'écoutaient...
    – J'étais chez elle, poursuivait Ibra, hier au soir... [13]

Quelques lignes plus loin, en plus de son omniprésence, le narrateur nous administre la preuve de son omniscience :

    « Ibra était l'espoir du monde ouvrier... »[14]

Pourtant, quantitativement, le narrateur a un rôle relativement effacé. Le minimum nécessaire à la compréhension de l'action (limitée dans son envergure – et cela de [PAGE 145] par la nature même de la nouvelle en tant que genre littéraire), nous est donné par le biais du narrateur. L'auteur a une préférence marquée pour le caractère vivant du dialogue – dialogue qui habille environ les trois quarts des pages de la nouvelle.

Cette mise en garde contre l'embourgeoisement des militants syndicalistes que constitue « Prise de conscience » débouche sur des thèmes voisins tels que la lutte des classes (il est regrettable, à ce sujet, que les femmes soient si mal représentées dans le microcosme qui est réalisé dans cette nouvelle : une fille entretenue et sa tante que la complaisance n'étouffe pas), le conflit des générations, la corruption... autant de thèmes qui seront repris et développés dans les romans et les films ultérieurs de Sembène Ousmane.

Le langage du narrateur dans « Prise de conscience » ainsi que celui des divers personnages appartiennent au même registre de la langue populaire. A première vue, cela pourrait apparaître tout à fait naturel : Sembène Ousmane, ancien docker, et militant syndical et les Ibra et les Malic... En réalité, on peut ici se poser deux questions :

– Pourquoi Ibra, compte tenu de l'expérience acquise au fil des années n'a-t-il pas changé, parallèlement à son mode de vie, sa façon de parler, ne serait-ce que pour impressionner ses interlocuteurs ?

    « J'ai trouvé des petits merdeux chez elle ? »[15]
    « C'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace »[16]

– De même, pourquoi le ministre du Travail et du Plan, dans son intervention, s'exprirne-t-il d'une manière qui semble s'éloigner de celui qu'un haut dignitaire de l'Etat devrait utiliser :

    « Ça va !... On te connaît, Malic. »[17]

On peut également noter, en ce qui concerne l'emploi du style parlé, une certaine inconsistance. Le ton est clairement populaire et la proximité des tournures : [PAGE 146] «C'est pas vrai »[18] (forme négative incomplète fort utilisée dans le langage parlé) et « Ai-je une seule fois... »[19] (formule interrogative aux teintes pédantes et de moins en moins utilisée), pourrait choquer le lecteur.

L'expression cinématographique, à laquelle Sembène Ousmane s'intéresse depuis quelque temps (lors de la parution du recueil « Voltaïque », l'auteur apprend les techniques cinématographiques aux studios Gorki de Moscou avec les réalisateurs Doukoi et Guérassimov [20]), laisse quelques traces dans « Prise de conscience ». On pourrait aisément rapprocher cette nouvelle d'un script de court-métrage.

Les indications scéniques sont présentes :

    « Les deux fenêtres donnant sur la rue... »[21]

La présentation physique de certains personnages est soulignée :

    « Ses courtes jambes se balançaient. »[22]

Les dialogues sont prêts à être employés en situation extra-littéraires :

    « Ah oui, fit Ibra. Il est là. Bon... Je vais y jeter un œil. »[23]

Le découpage en séquences de « Prise de conscience » est significatif des nouvelles préoccupations de Sembène Ousmane au début des années soixante :

    – Rue Thiong et rue Blanchot : p. 25
    – Intérieur du Bureau de l'U.S. : p. 25
    – Flashback : épisode de la petite amie : pp. 25-26
    – Intérieur du Bureau de l'U.S. : pp. 26-27
    – FIashback : Ibra, espoir du monde ouvrier : pp. 27-28
    – Intérieur du Bureau de l'U.S. : pp. 28-31
    – Extérieurs : Ministère du Travail, route de Bel Air et cours de l'usine : p. 31
    – Chez Ibra : p. 31
    – Cour de l'U.S. : pp. 32-34 [PAGE 147]

Tout se passe comme si, dans cette nouvelle, l'auteur amorce déjà – ne serait-ce que de façon subconsciente – une reconversion dans le domaine de l'expression artistique. Sa reconversion ne sera pas irréversible (plusieurs romans et nouvelles suivront « Voltaïque »), mais elle lui permettra de toucher davantage le public qu'il recherche : les prolétaires de son pays.

En avril 1967, au micro de France-Culture, Sembène Ousmane déclarait :

    « Je préfère le roman au cinéma.
    [...]
    J'aurais préféré qu'il y ait davantage de lecteurs que de cinéphiles. Je considère la littérature comme un art plus complet où vraiment, on peut fouiller un homme en profondeur.»[24]

Daniel VIGNAL
Department of French
Ahmadu Bello University
Zaria – Kaduna State
Nigeria.


[1] Nouvelle extraite de « Voltaïque », Sembène Ousmane, Paris, Présence Africaine, 1962.

[2] Ibid. pp. 25-27.

[3] Ibid. pp. 27-28.

[4] Ibid. pp. 28-30.

[5] Ibid. pp. 31-34.

[6] Ibid. p. 35.

[7] Ibid. p. 28.

[8] Ibid. p. 25.

[9] Ibid. p. 27.

[10] Ibid. pp. 25-27.

[11] Ibid. pp. 34-35.

[12] Ibid. p. 25.

[13] Ibid. p. 25.

[14] Ibid. pp. 27-28.

[15] Ibid. p. 25.

[16] Ibid. p. 26.

[17] Ibid. p. 34.

[18] Ibid. p. 33.

[19] Ibid. p. 33.

[20] Paulin Soumanou Vieyra, Sembène Ousmane Cinéaste, Paris, Présence Africaine, 1972, p. 21.

[21] Sembène Ousmane, « Voltaïque », op. cit. p. 25.

[22] Ibid. p. 26.

[23] Ibid. p. 29.

[24] Paulin Soumanou Vieyra, Sembène Ousmane Cinéaste, op. cit. p. 188.