© Peuples Noirs Peuples Africains no. 19 (1981) 5-16



SENGHOR, KADHAFI, BOKASSA ET LES AUTRES

V. REMOS

Souvenez-vous : un article de notre numéro 9 (mai-juin 1979) était intitulé « Tchad, Mauritanie, Centrafrique, Gabon... Néocolonialisme = chaos ! »

On ne pouvait mieux prévoir les événements qui se déroulent aujourd'hui sous nos yeux.

L'avons-nous souvent affirmé ici ? Point n'est besoin d'être augure ou sorcier pour prédire à coup sûr et au jour le jour les désastres sur lesquels ne peut manquer de déboucher la politique que, en dépit du bon sens, Paris persiste à poursuivre en Afrique. Cet exercice est à la portée du premier venu; il y suffit d'un minimum d'indépendance économique, qui, malheureusement, n'est pas la chose du monde la mieux partagée parmi les Africains. Combien des nôtres, occupant des positions d'où l'on embrasse le cynisme des intentions, la perfidie mesquine des combinaisons, la vérité criminelle des événements dissimulés au commun des mortels, pourraient en parlant bouleverser l'opinion publique, sans doute influencer les mentalités. Ils se taisent pourtant; ils ne parleront jamais : l'argent et la peur, deux bâillons implacables, leur ferment la bouche. [PAGE 6]

Ainsi, que cache le retrait du poète-président émotif du Sénégal Léopold Sedar Senghor ? Le grand public n'en saura pas plus que les explications mystificatrices prodiguées par la propagande des pouvoirs. Docile porte-parole de ces derniers, l'inévitable Pierre Biarnès, le premier, annonce l'événement, non point dans un journal sénégalais, mais dans « Le Monde ». Il n'oublie pas de diffuser en même temps des thèmes qui doivent en orienter l'accueil dans le public. Ce sont autant d'impérieux clins d'œil à l'usage des compères disséminés partout dans les médias : le retrait du poète-président est un acte d'une rare noblesse; surprise, l'opposition sénégalaise est la proie d'un trouble éloquent; la succession s'accomplit en souplesse;les héritiers ont les coudées franches pour concevoir et appliquer la politique de leur choix; le nouveau retraité s'en tiendra au rôle de simple citoyen, etc.

Orchestré avec une étonnante grossièreté des effets, le dithyrambe retentit bientôt dans les journaux français de toutes nuances, en style académique pompier; il s'étale sans délai en charabia électronique goldorak dans la presse pseudo-africaine, dont les nouveaux venus eux-mêmes, après s'être évertués avec quelque succès à donner le change sur leur allégeance, ont été contraints de s'aligner sur la consigne du pouvoir : forcée par la cruelle conjoncture de faire donner la garde, la francophonie, trop pressée, ne peut plus s'offrir le luxe de ménager ses scribes.

Divers indices et témoignages révèlent en vérité que le poète-président du Sénégal, après vingt ans de pouvoir sans partage, a été mis en fuite par l'accumulation de ses propres échecs, à moins qu'il n'ait été destitué par ses maîtres fatigués de son impéritie.

Par exemple, la mission de sa vie aura été, à l'évidence, d'anéantir au sein de la francophonie africaine le courant à la fois contestataire et progressiste, héritier de Frantz Fanon, que l'impérialisme français ressentait comme une épine insupportable, sinon mortelle, à son pied. Rien ne lui aura été ménagé pour atteindre ce but. Chacun de nous est témoin que Senghor fut doté de moyens écrasants et illimités : l'argent pour corrompre;la police secrète ou ouverte pour terroriser, et au besoin pour assassiner comme l'atteste la mort d'Omar Blondin Diop; le fracas des médias français, toutes nuances confondues, pour couvrir les cris des victimes;la censure pour asphyxier [PAGE 7] les élites authentiques; l'intrigue byzantine pour démoraliser.

Au moment où le poète-président se retire, chargé d'ans, d'honneur et d'opprobre, il se trouve que les progressistes n'ont jamais exercé une influence aussi déterminante au sein de la francophonie africaine : jamais ils n'ont été si bien organisés, jamais ils n'ont eu autant de tribunes ni autant de ténors, jamais ils n'ont fait montre d'autant de résolution combative et de foi dans l'avenir. Jamais ils n'ont incarné une telle menace pour ses maîtres avides de sécurité, ni démontré avec autant d'insolence combien il est vain d'essayer de pagayer à contre-courant de l'histoire. Jamais la langue française, que Senghor avait reçu mission d'imposer à la vénération des Africains, n'a été l'objet d'autant d'imprécations de leur part. Exit Senghor, vetus poeta, déchet des luttes de l'Afrique contre les esclavagistes.

Quant à la faillite économique du calamiteux autocrate, elle s'étale, au-delà des études des spécialistes, dans les stigmates de misère qui défigurent l'image du peuple sénégalais : bidonvilles à la dérive, aussi hideux que les favellas de Rio de Janeiro;enfants déguenillés; paysans contraints de quitter leurs terres faute d'eau;chômage galopant des classes populaires; diplômés sans emploi. Au terme du règne de Senghor, le Sénégal n'est même pas capable d'envisager de rembourser ses dettes. Et nous ne parlons ni de l'hallucinante paupérisation des masses rurales, ni du délabrement du système scolaire, ni de l'effondrement moral de la communauté nationale.

Voilà où a été conduit le Sénégal par vingt ans d'autocratie d'un homme qui, dans les médias français de gauche autant que de droite, passe pour le plus grand homme d'Etat que l'Afrique ait jamais engendré.

A côté de ce personnage si obstinément dévalorisé pour concrétiser le mythe du bon nègre docile et amical, du bon élève respectueux du Blanc, toujours prêt à dire amen, accumulant diplômes, promotions et faveurs, à qui la faute si, en comparaison, le Libyen Kadhafi est en passe de devenir l'idole capable d'enthousiasmer les foules africaines, fussent-elles hermétiquement fermées aux idéaux fumeux de la soi-disant révolution islamique comme on le constate aujourd'hui au Tchad, n'en déplaise aux aboyeurs du néo-colonialisme ? [PAGE 8]

Nous n'avons pas ménagé dans cette revue nos critiques à Kadhafi, aventurier bédouin aussi inculte qu'inconsistant et dérisoire; nous n'avons même pas hésité à le vilipender, le qualifiant délibérément un jour d'Idi Amin Dada des Arabes. Nous n'en sommes que mieux placés aujourd'hui pour nous moquer des tirades vengeresses qui se sont débitées dans tous les journaux français, en un déchaînement de chauvinisme délirant, après l'entrée des troupes libyennes à Ndjamena, la capitale du Tchad.

On veut nous faire croire contre toute raison que la présence à Ndjamena de soldats des légions d'opérette libyennes, dont les observateurs sérieux ont pu mesurer récemment la vaillance sur d'autres champs de bataille africains, représente pour les populations noires d'Afrique Centrale on ne sait quelle menace apocalyptique, en tout cas plus effroyable que les garnisons françaises qui y occupèrent le terrain si longtemps au service du capitalisme esclavagiste, ne se faisant faute pendant cent ans ni de nous massacrer, ni de nous surexploiter, ni de nous acculturer, ni de nous calomnier, ni de nous tourner en dérision.

On veut nous faire croire contre le bon sens qu'une grande puissance occidentale de tradition esclavagiste et raciste, dotée de moyens militaires redoutables, utilisant des agents aguerris et sans scrupules – barbouzes, assistants techniques, coopérants –, experte dans l'art de jongler avec les ethnies et les factions tchadiennes qu'elle excellait à opposer les unes aux autres, exclusivement préoccupée qu'elle était de maintenir sa présence afin de garantir ses sordides intérêts, on veut nous faire accroire qu'une telle puissance a pu être un protecteur bienveillant pour les Africains.

On veut nous faire croire contre l'enseignement de l'expérience que le peuple tchadien, qui a contraint le néocolonialisme français à déguerpir au prix de longues années d'une guérilla nourrie par les sacrifices anonymes des patriotes au milieu de l'indifférence et de l'ignorance de l'opinion internationale, va se trouver tout à coup frappé d'impuissance, le moment venu, à déloger la couarde soldatesque de Kadhafi. C'est faire trop d'honneur à un petit peuple de trois millions d'éleveurs sans véritable état, sans passé militaire, sans paranoïa de [PAGE 9] conquête, et même exempt, au témoignage des gens sérieux, de toute ambition extérieure.

Les Africains ne se laisseront pas affoler par une campagne dont la stratégie, à l'évidence, est de les empêcher de dégager la vraie signification des événements qui se déroulent au Tchad. Paris avait cru pouvoir verrouiller à jamais son Afrique Centrale (Tchad, Centrafrique, Gabon, Cameroun), afin de la maintenir dans l'état de chasse gardée, avec l'accord des autres puissances impérialistes : Etats-Unis, Grande-Bretagne, Allemagne Fédérale, Chine Populaire, Union Soviétique[1] etc. Des dictatures francophiles dures avaient été placées à la tête de chaque Etat de la région. Les opposants, frappés de l'appellation funeste de « subversifs » qui les voue à toutes les proscriptions, étaient massacrés, bannis ou entassés dans les camps de concentration, spécialité où le Cameroun s'est particulièrement distingué. Bref, c'était l'éteignoir. Les polices de la région, dirigées par des assistants techniques français, pouvaient rêver, sans forfanterie, de l'époque où pas un homme, pas une idée ne pourrait pénétrer dans cette zone sans avoir été l'objet de leur inquisition.

L'Afrique Centrale « francophone », hérissée de miradors, livrée à la fantaisie de kapos francophiles, murée dans des cordons sanitaires infranchissables, semblait vouée à jamais à la domination du capitalisme sauvage appelé par antiphrase « coopération franco-africaine ! ». En plein vingtième siècle, Paris avait cru pouvoir reconstituer en Afrique Centrale le système de la piraterie, florissant dans les Antilles du dix-huitième siècle, afin de tenir aussi longtemps que possible, éternellement s'il se pouvait, les populations noires sous la coupe des razzias de ses firmes et de ses multinationales.

Qui néglige d'étudier préalablement cette situation de flagrante recolonisation se condamne à ne rien comprendre aux faciles victoires passées, présentes et futures de Kadhafi ni à l'effronterie d'un homme, seul au demeurant, [PAGE 10] mais ne résistant pas à la tentation de se jouer d'un géant aux pieds d'argile. Il faut que les Français, si mal informés par leurs dirigeants et leurs clercs qui ne cessent de les berner, se persuadent de ceci : si Kadhafi le voulait, il lui suffirait de quelques semaines pour balayer toute présence française en Afrique Centrale, malgré les avions, les parachutistes d'intervention et autres joujoux de la panoplie de reconquête. C'est que la coopération franco-africaine souffre d'une tare qui n'a cessé de la miner : les masses en sont lasses et, dans certains pays, révoltées jusqu'au désir de vengeance. Certes, elles se sont montrées jusqu'ici impuissantes sauf exception à surmonter les horreurs des systèmes policiers pour s'organiser et affronter victorieusement les dictatures. Mais que Kadhafi consente à répandre l'espoir en prononçant à sa radio une ou deux harangues gonflées d'un minimum de démagogie, et le monde ne reconnaîtra plus ces populations. Dans ce piège affligeant où leurs dirigeants se sont une nouvelle fois enfermés outre-mer, il va falloir, dans les semaines, les mois, les années qui viennent, bien de l'humour aux Français pour voir se débattre leur pays sans désespérer d'eux-mêmes. En comparaison de l'avenir, les affaires connues de massacre d'enfants ou de diamants centrafricains ne sont rien.

L'histoire, toujours favorable aux opprimés, retiendra au crédit de Kadhafi qu'il a rouvert l'Afrique Centrale « francophone » aux grands orages de l'histoire et du monde, mettant ainsi en évidence la stupidité de ceux qui tentent, au vingtième siècle, de reconstituer des situations déjà caduques il y a deux cents ans.

C'est bien vrai que monsieur Kadhafi est un condottiere, un conducteur de mercenaires, un gangster. Mais chaque fois qu'un truand pénètre, fût-ce mitraillette au poing, dans le repaire où se terrent ses adversaires, et que les portes s'ouvrent en claquant, n'est-il pas vrai que l'air pur fait irruption dans les cellules obscures où croupissent des innocents, leur apportant sinon le salut définitif, du moins la certitude de respirer, de revivre ?

Kadhafi s'est conduit en affreux gangster hier au Tchad, il le fera demain peut-être dans toute l'Afrique. Est-il le seul ? Depuis combien de temps Giscard d'Estaing agit-il dans nos pays en véritable Al Capone, lâchant sur Kolwézi ses hordes de mitrailleurs professionnels, protégeant [PAGE 11] à Bangui le maniaque du massacre d'enfants Bokassa, pratiquant le racket des diamants, servant de mentor à une association de sanguinaires maquereaux qui ont nom, pour ne citer que les plus fameux, Bongo, Mobutu, Ahidjo, Eyadema. Hissene Habré, et autres frénétiques du charisme ?

C'est vrai qu'avec l'arrivée dans la ville de Kadhafi, nouveau parrain aussi remuant qu'insatiable, c'en est peut-être fini des sanctuaires francophiles d'Afrique Centrale. Un Bongo continuera-t-il à confisquer à son bénéfice personnel les fabuleuses royalties du pétrole gabonais ? Combien de temps un Ahidjo pourra-t-il encore entasser impunément et livrer à la mort lente les militants progressistes et révolutionnaires dans ses innombrables camps de concentration ? L'incapable et cruel Mobutu règnera-t-il encore longtemps à Kinshasa ?

On comprend la panique des apprentis sorciers qui avaient délibéré d'enterrer pour de longues décennies l'Afrique Centrale dans une nouvelle nuit propice à leurs habituelles entreprises de criminel mercantilisme.

Mais inversement on imagine le réveil de l'espérance chez des millions d'opposants étranglés depuis vingt ans par le fascisme des dictatures francophiles; on imagine l'attente haletante de ceux qui se morfondent dans les sous-sols des maisons de torture;on imagine la jubilation de ceux qui languissent en exil.

Mais le problème Kadhafi n'en demeure pas moins, nous dira-t-on : pour être grandguignolesque, son agitation n'en relève pas moins de l'expansionnisme classique. Et même si, par miracle, aucune volonté de puissance n'entachait les intentions du dictateur de Tripoli, comment ne pas imaginer qu'à la longue, et puisque l'appétit vient en mangeant, ce premier triomphe le mettra en goût de nouveaux succès et le précipitera un jour dans le tourbillon capiteux des témérités conquérantes dont l'arabisme musulman est coutumier sur notre continent. Il est clair que l'orgueil des Arabes est tout naturellement amené à chercher au sud du Sahara une compensation aux défaites répétées subies devant Israël. Ce n'est pas le mirobolant afflux des pétrodollars dans les trésoreries de leurs Etats qui va les en dissuader, bien au contraire.

Voilà une argumentation qui rappelle fâcheusement le [PAGE 12] discours des maîtres à penser occidentaux, lesquels, aveugles aux malheurs des Noirs quand ils nous sont infligés par l'apartheid, ne déplorent notre sort avec des larmes de crocodile que pour mieux dénoncer la malfaisance des Arabes, présentés comme nos oppresseurs traditionnels, à l'exclusion des Blancs chrétiens évidemment, dont le projet en venant nous coloniser n'aurait été que de nous rendre liberté et dignité. Nous aimons bien, nous aussi, clouer les dirigeants arabes au pilori, mais avec les arguments de notre expérience authentique, et non en empruntant ceux d'un occident dont la cécité ethnocentristes n'est plus à démontrer. Si les Blancs chrétiens ont de vieux comptes historiques à régler avec les Arabes, de grâce qu'ils n'en cherchent pas le prétexte hypocrite dans le drame des Africains.

Répondons quand même à cette objection. Les masses africaines savent parfaitement évaluer le danger Kadhafi, à l'aune de leurs propres intérêts. Elles voient bien que le personnage n'a pas de quoi les jeter dans l'affolement et le délire, au contraire de leurs dirigeants aliénés. Depuis cent ans que la colonisation chrétienne dévaste nos contrées, les masses africaines se souviennent qu'elles en ont vu d'autres. Pour se rassurer, elles n'ont qu'à se rappeler la débâcle essuyée naguère en Ouganda par le corps expéditionnaire que Kadhafi dépêcha auprès de son ami Idi Amin Dada aux abois. Elles n'oublient pas qu'au Tchad même l'impérialisme français, mille fois mieux armé, mille fois plus aguerri, servi par des hommes mille fois plus efficaces, si résolu qu'il fût à s'incruster, a finalement dû plier bagages sous les coups de patriotes tchadiens aux moyens dérisoires, mais animés du désir de s'émanciper définitivement. Ce que les maquis tchadiens ont pu accomplir face aux troupes françaises, pourquoi ne l'accompliraient-ils pas demain face aux troupes libyennes ? Les masses africaines savent fort bien que, pour le moment, l'ennemi principal de l'Afrique, c'est Giscard d'Estaing, incarnation de l'impérialisme français, et que Kadhafi n'est que l'ennemi secondaire avec lequel on peut nouer des alliances tactiques.

Nous ne nous laisserons donc pas mystifier par les clameurs des propagandistes du néo-colonialisme français, étrangement silencieux lorsque Giscard d'Estaing foule aux pieds la souveraineté de nos peuples. [PAGE 13]

Au contraire de leurs dirigeants asservis et corrompus, le problème des masses africaines n'est pas et n'a jamais été de choisir entre l'impérialisme chrétien et l'impérialisme arabo-musulman; il n'est pas de choisir entre les divers impérialismes – français, américain, russe, chinois, arabe – celui qui se montrera le plus humaniste, le plus compatissant, le moins cruel. L'Afrique rejette tous les impérialismes, à commencer par l'impérialisme français, celui avec lequel l'Afrique Centrale, par exemple, est concrètement aux prises en ce moment, et qui se livre là-bas aux excès les plus révoltants, rapportés chaque jour par la grande presse, sur le ton de la banalité, il est vrai.

Ne vient-on pas d'annoncer, au moment où Dacko, la marionnette de Paris, peaufinait les préparatifs du référendum constitutionnel qui doit le faire plébisciter par une population que quadrillent les parachutistes de Giscard d'Estaing, qu'une demi-douzaine de citoyens centrafricains, dont un ou deux gendres de l'ogre Bokassa, avaient été froidement fusillés à Bangui ? Dans ce pays qui a connu récemment tant d'horreurs sanglantes, il faut avouer que six cadavres de nègres de plus ou de moins, quelle importance ? Il fallait bien frapper l'opinion internationale et l'amener à prendre au sérieux le nouveau pion de Paris en Centrafrique. Point question de rendre justice, car alors Giscard, qui ne manque pas d'arguments, eût pressé le président de Côte d'Ivoire, Houphouët Boigny, d'extrader le monstrueux Bokassa, réfugié chez lui à la demande de Paris comme chacun sait, au risque malheureusement de remuer un océan de boue et d'être emporté par une vague de réprobation. Alors on a préféré fusiller froidement six pauvres nègres, après un simulacre de procès.

Six cadavres de nègres de plus ou de moins... Ils ont tellement l'habitude.

Ainsi va le meilleur des mondes de la coopération franco-africaine !

V. R.
[PAGE 14]

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COMMUNIQUE DE L'O.C.L.D. SUR LA SITUATION AU TCHAD
(20.12.1980)

L'évolution récente de la situation au Tchad invite à la vigilance et à la fermeté tous les patriotes africains, et notamment ceux d'Afrique Centrale.

En effet, à la lumière des communiqués menaçants des autorités françaises, des prises de position sans équivoque des protégés africains de la France en faveur d'une intervention militaire, l'on est en droit de se demander si, par Hissene Habré interposé, un complot semblable à celui ourdi en Angola contre le M.P.L.A. par Savimbi interposé, n'est pas en train de se tramer au Tchad contre le G.U.N.T.

Devant cette situation inquiétante et lourde de dangers, l'O.C.L.D. tient à préciser sa position et à la rendre publique.

L'O.C.L.D. constate que les « Africains de l'Elysée » (dits « amis de la France ») font fi de la règle de la non-ingérence chère à l'O.U.A., en invitant leur protecteur étranger à intervenir militairement dans un pays qui n'est pas le leur, sans qu'aucune voix officielle ne s'élève pour les ramener à la raison; elle s'inquiète de l'attitude discriminatoire qui consiste à garder le silence lorsque le Sénégal intervient militairement en Gambie à la demande des [PAGE 15] autorités légales de ce pays, et à tenir des propos alarmistes et hostiles lorsque l'accord d'assistance militaire intervenu entre les autorités légales de Libye et du Tchad entre en vigueur; elle s'étonne de ce que l'O.U.A. n'ait condamné ni le coup d'Etat français de Bangui suivi de l'occupation militaire en règle du Centrafrique, ni la présence anachronique et insolite des bases militaires et des troupes françaises au Sénégal, en Côte d'Ivoire, au Cameroun, au Gabon, etc., mais qu'à propos du Tchad des voix s'élèvent pour fustiger « l'impérialisme » et le « danger » libyens; enfin l'Organisation Camerounaise de Lutte pour la Démocratie (O.C.L.D.) dénonce avec force les ingérences intempestives de M. Ahmadou Ahidjo dans les affaires intérieures du Tchad, de son propre chef ou sur l'ordre de l'Elysée, pour faire prévaloir les points de vue de la France et assister l'interlocuteur privilégié de Paris : Hissene Habré.

Le Tchad est un pays indépendant et souverain qui, au regard du droit international et d'une pratique diplomatique universellement reconnue, est fondé à déterminer et à conduire sa politique intérieure et extérieure en conformité avec ses intérêts, dont il est l'unique et suprême appréciateur. Victime jusqu'ici des entreprises déstabilisatrices et néocolonialistes qui ont failli aboutir à son éclatement, ce pays frère commence à sortir du cauchemar, ce dont l'O.C.L.D. se félicite.

La solution africaine dégagée à Lagos avec le plein accord de tous les courants politiques tchadiens demeure le seul véritable moyen susceptible de ramener définitivement le calme et la paix au Tchad. De même le G.U.N.T., chargé de mettre en application l'accord de Lagos, demeure la seule autorité légitime habilitée à prendre des initiatives au nom et pour le compte du Tchad. Il n'est de la compétence d'aucun autre gouvernement, en Afrique ou ailleurs, de « se préoccuper », à sa place, de la sécurité et de l'intégrité territoriale du Tchad. Contrairement à ce que prétend M. Mobutu qui a réussi la contre-performance honteuse de mettre son grand et riche pays (le Zaïre) à l'encan, la France n'a aucun « droit moral » de protection ou de surveillance à faire valoir sur le Tchad.

Il est temps que l'Afrique, et l'Afrique centrale en particulier – l'une des zones les plus riches du continent – se libère de conceptions, de systèmes et d'individus [PAGE 16] qui n'ont joué jusqu'ici qu'à son détriment et qui tendent à maintenir, sinon à aggraver son état actuel de sous-développement, c'est-à-dire de domination et d'exploitation.

Avec les patriotes camerounais dignes de ce nom, l'O.C.L.D. fait confiance au peuple tchadien frère, ainsi qu'au G.U.N.T., pour qu'ils s'assurent, par le triomphe de la démocratie, d'autres victoires sur d'autres fronts. Ensemble, nous serons en mesure de rendre bientôt leur souveraineté confisquée aux peuples de notre merveilleuse région : l'Afrique centrale.

Extrait de KUNDE, organe de l'O.C.L.D. (Organisation camerounaise de lutte pour la démocratie).

No 10, décembre 1980.

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[1] Nous savons à la revue, par la confidence d'amis diplomates en poste à Yaoundé, que le plus ardent supporter étranger d'Ahmadou Ahidjo, c'est l'ambassadeur de l'Union Soviétique qui ne tarit pas d'éloges sur la stabilité du régime du dictateur francophile, ordonnateur du massacre de tant de militants marxistes !