© Peuples Noirs Peuples Africains no. 19 (1981) 1-4



NOUS LES PESTIFERES

P.N.-P.A.

Un de nos correspondants nous dit que nous ne servons pas les intérêts de l'Afrique en écrivant des articles au vitriol dans une revue confidentielle. Légitimement émus par ce reproche nous nous sommes demandé ce que nous pourrions bien faire pour servir l'intérêt de l'Afrique et des Africains.

Nous pourrions écrire des articles à l'eau de rose dans des journaux de grande diffusion. Grâce au ciel cette tâche primordiale est déjà abondamment remplie par des spécialistes qui savent ce qui est utile à l'Afrique. Ils savent, ces sages, qu'au chevet d'un incurable le propos lénifiant est le seul qui soit supportable. Peu importe que, régulièrement, l'événement vienne récuser leurs analyses, on leur saura gré des années d'illusion pendant lesquelles ils nous auront charitablement dérobé la triste réalité. Les mauvaises nouvelles arrivent toujours assez tôt. Enquêter, dans les année 70, sur les exactions de Bokassa, aurait été faire preuve d'une curiosité malveillante de nature à favoriser la déstabilisation de l'Afrique. Selon le sacro-saint principe que la durée est le critère même de l'excellence, on s'acharne à protéger du moindre souffle critique les fragiles équilibres fondés sur [PAGE 2] toutes sortes d'abus. Que les Africains crèvent pourvu qu'on ne touche pas aux façades. Nous laissons quant à nous à d'autres les discours de ravalement et la protection des façades.

Toute cette politique des façades sert si bien les intérêts des Africains qu'ils risquent un jour ou l'autre de se retrouver dans un foyer d'immigrés où, toujours au nom de leurs intérêts, on leur fera comprendre, avec des arguments persuasifs, qu'ils doivent se disperser de façon à devenir quasi invisibles. Si on avait procédé ainsi dès qu'avec l'industrialisation les prolétaires se sont trouvés rassemblés dans des ghettos de banlieue, il n'y aurait jamais eu de classe ouvrière, tout n'aurait-il pas été mieux ? Que le Parti des Ouvriers Français assume sa xénophobie, qu'il analyse les terribles phénomènes de rejet qui se produisent chez ses adhérents contre les ouvriers immigrés, qu'il sécrète les airs bien connus de l'idéologie des Petits Blancs, qu'il rejoigne ainsi ceux qui se disputent les suffrages de la classe moyenne, mais, par pitié, qu'il nous épargne les noms d'Yveton, et de Maurice Audin [1] pour justifier le bulldozer de Mercieca, car, alors, nous avons envie de vomir. Ceux qui nous ont appris à déjouer les pièges des langages de l'Eglise et de la bourgeoisie, qui comptent-ils tromper avec ce genre de ficelles ? Méprisent-ils à ce point leurs propres troupes ? Nous savons maintenant que sur les immigrés, tous les langages de tous les partis sont désormais calqués sur le modèle bien connu de celui de la Dame Patronnesse, qui est celui qui a le plus fait pour défendre les intérêts des pauvres.

Dans la foule des défenseurs des intérêts des Africains nous relèverons enfin, pour forcer la note dans l'humour noir, l'avocat de ce pauvre nègre de Bokassa qu'est un certain Roger Holeindre[2]. Selon un principe inauguré récemment par le distingué Faurisson il nie l'existence et [PAGE 3] le nombre des victimes centrafricaines, puisqu'elles n'ont plus comme réalité que des paroles, « dont on connaît la valeur relative en Afrique », ne peut-il se retenir d'ajouter, et on s'attendrirait presque devant ce bon vieux racisme. Mais alors quand Bokassa criait « Vive la France ! » qu'est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ?

Que reste-t-il donc à faire aux Noirs devant la négation, le rejet et le mépris, qui s'affirment tous, ne l'oublions pas, comme des « bienveillances », dans ces mondes où les paroles n'ont pas, comme en Afrique, une valeur toute relative ? Ils n'ont qu'à croire sur parole et ne surtout pas venir abîmer tous ces beaux discours, qui forment entre eux un accord si parfait, en y mêlant une note incongrue et discordante de fort mauvais goût. Un penseur distingué peut, dans un organe de presse réputé pour son sérieux et son élégance, écrire que l'Europe a apporté à l'Afrique le sens moral, cela passera tout naturellement sans provoquer la moindre protestation. Avons-nous l'occasion de prononcer, à propos du dit penseur distingué, le mot de « stupidité », nous voici taxés d'excitation forcenée, accusés de diffamer d'innocentes brebis sans défense. De quel côté cependant, est l'énormité et l'indécence ? Apparemment ces gens-là n'ont même pas le sens de l'énormité. La plus grave des injures devient, dans leur bouche, une exquise urbanité. Le public noir n'est pas celui devant lequel ils ont été dressés à « se tenir ».

Ce sont quelques-unes de ces choses bien grosses et bien élémentaires, quoique de nature à déplaire, qu'il faut avoir le courage de dire. Une pensée neuve apparaît forcément comme insolente. Ce qui est insolence aujourd'hui paraîtra bien vite comme tellement évident et naturel qu'on s'étonnera bien plutôt du silence ou de la modération de ceux qui ne songent qu'à ménager des amis par qui ils sont traités sans aucun ménagement au fond. Escarpit raconte, à propos de Senghor, qu'un journaliste dit un jour à celui-ci, dans un grand élan d'affection, qu'il était dépourvu quant à lui de tout préjugé raciste, la preuve c'est qu'il considérait Senghor comme son égal... Bien sûr direz-vous, pourquoi un journaliste ne serait-il pas l'éga1 de Senghor ? Il ne faut pas être raciste avec les journalistes. Il n'empêche que certains regretteront que Senghor, dans sa carrière, ait été aussi peu insolent, aussi peu homme d'esprit, aussi sage, aussi gentil, aussi [PAGE 4] comme il faut. Car enfin comment peut-on se contenter d'un rôle de notable vénéré dans une culture où on est exposé à ce genre d'avanie ? Quand il y a des avanies pour les ouvriers immigrés, il y en a aussi, même si ce ne sont pas les mêmes, pour les intellectuels.

Comment réagiront finalement ceux à qui on rend toute vie impossible ? Ces ouvriers et ces intellectuels qui sont en trop partout, qui ne peuvent ni manger, ni penser « chez eux », comme on dit, et qui ailleurs doivent se faire tout petits pour ne pas choquer leur environnement par leurs personnes et leurs paroles ? Ceux qui vivent les plus cruelles et les plus mortelles expériences de dépossession, et qui n'ont pas trop, le plus souvent, de toute leur énergie, pour « s'adapter » à ces conditions, qui grincent des dents quand les bons apôtres viennent leur dire « votre intérêt est de... », que disent-ils quand ils commencent à s'exprimer ? Nous avons essayé, malgré les énormes difficultés de cette entreprise, de recueillir les témoignages de ceux qui rentrent « chez eux ». Dans notre prochain numéro nous présenterons un dossier intitulé « Les retours ». Il a fallu l'obstination des collecteurs de textes de « Samizdats » pour que ce dossier voie le jour. Encore bien des promesses n'ont-elles pas été tenues tant sévit la peur de l'arbitraire devant une identification possible. Plus que jamais la vérité africaine est « confidentielle ».

P.N.-P.A.


[1] Fernand Yveton, militant communiste, condamné à mort et exécuté le 11 février 1957 à Alger, pour avoir endommagé une usine à gaz. Maurice Audin, militant communiste, mort sous la torture en Algérie pour son aide à la cause de l'indépendance de l'Algérie.

[2] R. Holeindre : Haro sur ce nègre, libre opinion dans Le Monde du mardi 30 décembre 1980.