© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 138-151



NOTES DE LECTURE

Sylvain BEMBA, Mongo BETI et Laurent GOBLOT

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« Longue est la nuit »
de Tchichelle Tchivela

N.B. : L'introduction de cet article, qui pourrait déconcerter certains, renvoie en fait au contexte du Congo où une querelle bat son plein. Peut-on parler d'une littérature nationale dans une langue étrangère ?

UNE LITTERATURE INVISIBLE

Malheur à ceux par qui se perpétue le scandale de l'aliénation culturelle au Congo, les écrivains locaux d'expression française ! Tchivela vient allonger le martyrologe des victimes attachées au poteau de torture pour avoir commis le crime des crimes : écrire dans la langue de l'ancien maître. On imagine aisément la danse du scalp qu'exécuteront les Jivaros (réducteurs des têtes parlant français) autour du malheureux, avec la sortie de « Longue est la nuit ». Antilope rusée, Buffle furieux et autres guerriers purs et durs n'ont qu'à préparer leurs flèches. Car la littérature d'expression française, soutiennent et maintiennent ses contempteurs, n'existe pas. On songe au roman de Ralph Ellison dans lequel le Noir américain rencontre, dans le regard de l'autre, un miroir qui ne lui renvoie que la non-image de sa non-existence. Ecrasant verdict d'un nationalisme linguistique totalitaire. La [PAGE 139] littérature congolaise ne s'exprimera que dans nos langues nationales, ou ne s'exprimera pas. Dans le monde de plus en plus interdépendant où nous vivons, un peuple anciennement colonisé et porteur de deux cultures qu'il est condamné à assumer – à moins de subir une hypothétique amputation qui ne serait qu'une vue de l'esprit – devrait accepter cette coexistence comme un signe d'enrichissement. Tandis que son mode d'expression naturel et social l'aidera à remembrer les éléments de son identité culturelle, la langue étrangère lui permet de s'engager dans les avenues à grande circulation ouvrant sur l'aventure scientifique et technologique de notre temps.

Le prix Nobel de littérature, Miguel Angel Asturias – citoyen du Guatémala, cette République qui fut jadis le berceau de la très grande civilisation maya, et qui n'est plus aujourd'hui qu'un des pays les plus arriérés d'Amérique latine –, a suivi un itinéraire exemplaire qui se prête à d'utiles méditations quant à la problématique du colonisé dans le processus de la reconquête de son identité.

Asturias a raconté quelque part son séjour à Paris, sa fréquentation à la Sorbonne des cours d'un « illustre mayologue français, Georges Raynaud », ses études dans d'autres disciplines avec, comme travaux pratiques en quelque sorte, sa traduction – des langues indigènes de son pays en espagnol – des plus fameux textes sur la religiosité maya. Et il poursuit en ces termes : « C'est à cette époque que j'entrepris, soutenu par la lumière de probité du monde universitaire français, d'étudier avidement, de confronter, de rappeler, de retrouver en moi-même les « disjecta membra » du grand Empire maya ( ... ). C'est dans ce climat de passion que j'écrivis mes « Leyendas de Guatemala » qui plurent tant à Paul Valéry... » Sans vouloir citer davantage cet illustre écrivain, il faut apporter une indication intéressante sur ce qu'il dit à propos de l'utilisation d'une langue servant de pont avec le reste du monde : « elle permet, dit-il, de se reconnaître et de participer à un héritage qu'il serait anti-historique de refuser en bloc, et qui, au contraire, finit par mondialiser une expérience qui, sans cela, resterait marginale et difficilement communicable ».

Comme corollaire de ce qui précède, le cas de l'Américain Isaac Bashevis Singer, autre prix Nobel de littérature [PAGE 14O] 1979, qui n'écrit qu'en yiddish (une autre langue juive) et se fait traduire en anglais par son neveu, me paraît également significatif. Ce n'est pas le lieu d'approfondir la réflexion sur ce sujet. Des spécialistes pourront y revenir utilement.

Quoi qu'il en soit, prenons garde de tomber, selon le mot de Diderot, dans « l'illusion d'un être qui a conscience de lui-même comme cause et n'a pas conscience de lui-même comme effet ».

UN NOUVELLISTE DE COMBAT : TCHIVELA

C'est précisément parce que les pesanteurs psychosociologiques de l'ordre ancien continuent de baigner l'environnement social et culturel d'un pays longtemps après son indépendance politique, c'est parce que l'on ne peut trancher, fût-ce avec l'épée d'Alexandre, le faisceau des liens hérités de la colonisation en un seul jour, que des œuvres comme « Longue est la nuit » viennent témoigner de la tragédie du tiers-monde, caractérisée par le conflit entre le corps qui n'a pas brisé le carcan forgé avant-hier et l'esprit qui rêve à des lendemains sans chaînes. Tchichelle Tchivela fait donc une entrée plus qu'honorable en littérature avec ce titre qui sonne à la manière d'un anathème, encore qu'il puisse également participer d'une intention ou d'une arrière-pensée poétique. En effet « Longue est la nuit » ne retentit pas de même façon que la proposition inversée : la nuit est longue. Il est aisé de constater que, dans le premier cas, pèse ou perce un accent mis sur une durée jugée insolite, tandis que, dans le second cas, on n'émet qu'une proposition des plus banales s'inscrivant dans l'ordre normal des choses.

Voici, par conséquent, un ouvrage qui dévoile ses batteries en portant un titre qui se veut combatif. Voici, de surcroît, un auteur qui, avec sa première œuvre, tourne le dos à la prestidigitation et ose déclarer qu'il est, lui, un éveilleur et que le nom de guerre qu'il a choisi – Tchivela en langue vili signifie tonnerre – lui donne mandat de mettre le feu aux « consciences assoupies ». Je conçois que l'éditeur de ce livre ait pu ressentir un certain agacement devant un auteur aussi sûr de lui, mais en Afrique, est normale une telle profession de foi en faveur de la libération des pays ayant accédé à [PAGE 141] l'indépendance nominale. Il n'y a que la neige qui, en tombant en cristaux, dessine sur le sol des formes parfaites. Tel n'a pas été le cas pour notre identité culturelle qui, dans sa chute, s'est brisée en mille morceaux dont il faut, aujourd'hui, par toutes les armes spirituelles dont nous disposons, reconstituer l'unité.

Tchichelle a longtemps vécu en France. Lecteur insatiable, il a assisté aux querelles mémorables sur l'engagement dans la littérature négro-africaine. Il a entendu maints procureurs fulminer des réquisitoires contre toute tiédeur dans les idées, David Diop s'en prendre à Mongo Beti qui avait l'air de s'essouffler avec sa « mission terminée », Mongo Beti à son tour prendre pour cible « L'enfant noir » de Camara Laye, etc. En même temps, Tchichelle, attentif à l'évolution générale de cette littérature, a pu constater que des aînés comme U Tam'si, Lopes ou Tati-Loutard, pour ne citer que des Congolais – ont su élever à la hauteur d'un art la pratique qui consiste à être engageant sans vaines déclarations de principe. On ne regrettera donc pas que « Longue est la nuit » soit paru sans prière d'insérer, mais l'on peut, en revanche, déplorer cette négligence de l'éditeur : l'absence d'une table des matières. Le nombre réduit de nouvelles dans « Longue est la nuit » – quand on sait que l'auteur en a écrit un grand nombre – peut étonner. En fait, il n'existe pas de norme pour un recueil de ce genre, ainsi que le montrent « Tribaliques » qui en compte huit à l'instar de l'œuvre qui est présentée ici, et « Chroniques congolaises » en comprenant douze. Personne n'empêchera les lecteurs congolais d'opérer rapprochement et comparaison entre Tchivela et ses deux aînés qui, avant lui, s'étaient installés en maîtres sur le territoire de la nouvelle. Il ne fait pas de doute que le nouveau venu décrochera sa carte de séjour sans aucune contestation, ce qui n'est pas son moindre mérite dans la mesure où il a choisi de décrire une même réalité socio-politique en utilisant comme ses confrères le réalisme critique. Alors, ne s'agit-il que d'une même chanson chantée sur des registres divers ? Non, car ce serait oublier la spécificité de l'œuvre artistique et littéraire. Sans doute peut-on remarquer une certaine similitude dans certaines situations, mais ces dernières, pour paraphraser quelqu'un, restent essentiellement homologues et non analogues. [PAGE 142]

Tchichelle Tchivela a son style propre, plus charnel ou plus sensuel parfois que celui, volontairement dépouillé au prix d'un effort que l'on ne salue jamais assez, de Lopes et Tati-Loutard. Ceux-ci sont partis de l'écriture poétique à la prose en se délestant d'une rive à l'autre de leur lyre pour empoigner un instrument aux accents tout à fait différents. Au contraire, l'auteur de « Longue est la nuit » semble appartenir à la famille des conteurs, un conteur qui, à l'évidence, ne dissimule pas quelques velléités poétiques, tout en s'interdisant comme les autres nouvellistes précités un style prolixe. Tchichelle se distingue par ses incipits, nom sous lequel on désigne la phrase qui débute une œuvre littéraire. Cinq de ses nouvelles sur les huit publiées contiennent, dès la première proposition, le nom du personnage principal présenté en situation. Très peu de touches successives avant d'arriver au cœur de l'action. Style parfois simplet, diront quelques-uns. On n'est pas loin pourtant de ce qu'un écrivain anglais appelait l'«economy of implication », c'est-à-dire l'art de dire le plus de choses possible dans le moins de mots possible. C'est ainsi que dans « Longue est la nuit » se succèdent souvent des tableaux, les uns en contrepoint sur les autres sans frontière typographique, preuve d'émotion contenue, encore que certains de ses personnages ne se privent pas d'exprimer leurs effusions, parfois de façon incantatoire.

LE CREATEUR DE TONGWETANI

Tchichelle est un observateur avisé de ce microcosme social qu'est le petit univers du couple avec, sur ses drames secrets, l'impitoyable faisceau lumineux d'une critique qui fouille comme un scalpel dans les chairs cancéreuses d'une société se jetant dans le gouffre du lucre, du luxe et de la luxure. Ce petit monde est sorti tout construit de sa tête, avec une géographie et une histoire. Dans ce pays imaginaire, chose et cause, nom et sens se confondent, à tel point que le décodage des situations en est rendu facile. Le nom du pays, Tongwetani, s'oppose par exemple au titre du livre, Tongwetani signifiant : le jour s'est levé; Motungisi renvoie à oppresseur, NDoki à salaud, etc. Jeux innocents qui ne nuisent pas au plaisir du lecteur. Le spectacle des « sexivores » (trouvaille [PAGE 143] de Tchichelle), la vénalité de tel préfet, la corruption de tel autre, les crimes de telle puissance raciste contre les Noirs, justifient très largement le pessimisme du titre de ce livre, mais le titre lui-même exprime une illusion qui peut en engendrer d'autres. Le lecteur naïf pourrait s'imaginer en effet que cette peinture sociale est propre à l'Afrique, et que la dénonciation suffirait à y mettre fin. Le Rocado zulu théâtre a adapté « Tribaliques» sous le titre de « Ils sont encore là! ». Eh bien, oui ! les députés N'Gouakou-N'Gouakou et leurs semblables ont la vie dure.

Les « Tribaliques » n'ont pas plus fait disparaître les tares de l'Afrique indépendante – et d'ailleurs leur auteur ne l'a jamais pensé un seul instant – que « Longue est la nuit » ne fera partir en fumée les monstres du genre De Mackombert, frère jumeau de N'Gouakou-N'Gouakou.

Néanmoins, une littérature qui, en refusant l'étiquette de bien-pensante, excite la rage des ayatollah non-africains régentant les salons comme ils déterminent les normes et les modes de l'ethno-littérature figée dans un âge d'or perpétuel, une littérature qui rêve et fait rêver à un avenir social différent, une littérature qui contribue à « conscientiser » humiliés et opprimés en leur indiquant dans l'état présent des choses l'ordre qui porte en puissance un monde plus humain et plus juste, cette littérature-là n'est pas une « palabre stérile ».

Dans « Longue est la nuit », je préfère personnellement – sans pour autant rejeter les autres nouvelles – deux textes : « Réponde qui pourra » et « Noël à N'Gana » qui me semblent témoigner de la maîtrise de l'auteur, et qui portent en eux la veine d'un futur romancier. D'ores et déjà, l'originalité de Tchichelle est d'avoir créé un petit monde, Tongwetani, ce pays néo-coIonisé qui « comme un poussin étouffe dans les griffes du vautour euricain ». Si un personnage peut, dans cette œuvre, prétendre à la dignité de porte-parole de l'auteur, ce pourrait être Abwey-Tsa qui dit quelque part : « O Tongwetani, qui possèdes une telle mine de combativité, je crois en ton destin. Oui, mon pays, tu seras libre. »

Sylvain BEMBA.
Ecrivain congolais.

[PAGE 144]

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« LONGUE EST LA NUIT »,
par Tchichellé, Hatier éditeur
Collection Monde Noir, Paris 1980

Il m'est rarement arrivé de prendre un tel plaisir à la lecture d'une œuvre de fiction. Une évidence frappe tout de suite, particulièrement dans les nouvelles, les plus nombreuses au demeurant, mettant en scène les néo-bourgeois diplômés d'une République africaine qui n'est imaginaire que par convention, c'est la vérité des situations, des personnages, du climat moral, des répliques échangées, et, bien entendu, des problèmes éthiques impliqués.

Je me suis tout à coup trouvé replongé dans l'ambiance de ma jeunesse. Ce monde-là était déjà en gestation pour ainsi dire très avancée. Les personnalités en vue, ce n'était pas le Préfet, le ministre, le président parachuté du syndicat unique ni le grand médecin aux convictions révolutionnaires à la fois redondantes et incertaines : les Blancs monopolisaient ces rôles prestigieux; c'était le bank massa (le représentant noir le plus élevé en grade du Trésorier-Payeur blanc de la colonie, appelé aussi agent spécial), le Receveur des P.T.T., l'officier de santé, appelé médecin africain, le directeur de l'école publique, le chef de bureau. Cette énumération n'est pas exhaustive, mais, [PAGE 145] tous comptes faits, cela concernait un très petit nombre de gens au milieu des masses africaines.

Mais ils étaient déjà aussi envahissants, montraient la même arrogance, la même boulimie du sexe, la même avidité de jouir à l'occidentale sans préjudice d'une prétention grotesque à l'authenticité nègre, la même confusion des valeurs, la même incapacité à remplir leurs devoirs d'époux et de père, la même irresponsabilité.

Aujourd'hui, les Blancs s'étant habilement dérobés dans la coulisse, peut-être provisoirement, les parvenus du diplôme et de la fortune ont submergé la scène qu'ils monopolisent à leur tour, où ils tourbillonnent, gesticulent, « se déhanchent, lentement, comme s'ils procréaient », triomphent en somme, parfois jusqu'à la tragédie. Tout autre risquerait de se noyer dans cette tornade, mais aucun des traits caractéristiques de cette faune trépidante n'échappe à la pénétration placide de notre moraliste.

Sous sa plume, la révolte, au lieu de gronder contre le scandale, fleurit en tableaux attristés.

    « Séduites par ses promesses mirobolantes, elles abandonnèrent leurs études, leur travail, leurs fiancés. Aujourd'hui elles traînent dans la rue, mélancoliques comme des veuves récentes, plus desséchées que des fleurs fanées, tenant à la main des bâtards rabougris. » (Tel est le sort des tendres victimes du Préfet sexivore Motungisi.)

Ou bien elle se ramasse sans effort en maximes souriantes, à l'africaine, d'une vérité déchirante dans leur fausse banalité.

    « La pauvreté rend l'homme plus sensible à la corruption Alors, pour jouir de son présent, et se venger de son passé, le vieil homme n'hésita pas à sacrifier l'avenir de sa fille. »

Que de formules aussi joliment ciselées que celle-là émaillent cet étonnant recueil. A la longue, et sans que l'auteur formule jamais cette interrogation, le lecteur en vient à se demander en quoi l'indépendance a été un progrès par rapport à la plus sombre colonisation.

Que le lecteur n'aille surtout pas imaginer une éléphantesque satire au vitriol, à la manière d'un Juvénal. Je lui promets les délices d'un humour d'excellente compagnie, à l'image de l'auteur, mon ami Tchichellé, un homme indulgent, modeste, ouvert, tolérant dont la parole douce, la voix toujours égale, le pas serein dissimulent l'acuité de regard de l'observateur, l'intuition du psychologue. La cocasserie de ses comparaisons à la limite du saugrenu fait [PAGE 146] penser parfois à la manière des meilleurs auteurs de thrillers américains, la frénésie sanguinaire en moins. Qu'on en juge : « ... luxurieux, les Tongwétaniens le sont presque tous, et adultères. Ils considèrent les femmes comme des calebasses de miel, dont ils se plaisent à lamper, nuit et jour, le contenu. » Ou encore : « C'était un homme de petit taille, aux bras grêles comme une canne à sucre desséchée. » En réalité, cette verve est, au moins en partielle legs d'une rhétorique particulière au palabre bantou, une tradition millénaire, on ne peut plus authentique, mais que les partis uniques, même et surtout là où ils se réclament de l'authenticité, sont en train d'étouffer.

Parce qu'il dédaigne le panache, l'art de Tchichellé peut donner une fausse impression de naïveté : on croit d'abord discerner un certain hiératisme du pinceau, inapte à disposer les perspectives, à rendre le mouvement, condamné aux scènes ingénues. Mais bientôt on découvre les acrobaties d'un virtuose raffiné du récit qui excelle, par exemple, à multiplier les ellipses, et surtout les points de vue qui déroutent agréablement le lecteur. Ici, alors qu'on croyait le dernier mot dit, l'action rebondit brusquement, et c'est la lettre d'un lycéen à son ami étudiant résidant en France qui livre le véritable dénouement. Là, le narrateur, un journaliste, interrompt tout à coup le fil de son récit pour éclairer la personnalité du héros à la lumière d'une interview conservée dans ses tiroirs. Le plus souvent, c'est un flash-back (dont on peut trouver l'utilisation un peu trop systématique et, à la longue, lassante : ce sera d'ailleurs là notre seule réserve) qui vient tempérer le crescendo dramatique.

Voici enfin un hommage qu'on ne saurait trop rendre à fauteur : il a parfaitement su éviter le piège du style dit nègre, caractérisé, prétend-on, par la prolixité, l'exubérance métaphorique, l'hyperbole, l'enflure en somme. Pour cela Tchichellé n'avait, certes, qu'à rester lui-même. Ici on n'observe que retenue, litote, naturel. La phrase, brève et incisive, épouse les tâtonnements spirituels d'un petit peuple abandonné aux ténèbres de sa misère aussi bien que les foucades de prétendues élites emportées dans le flot torrentiel du plaisir. Voici par exemple le portrait physique d'un personnage terrible, le « sexivore » Préfet Motungisi, le zèbre qui a un ténia dans la verge : « C'était un homme de taille moyenne, ni gros ni mince, [PAGE 147] drapé dans un costume sombre et croisé, avec une moustache fine et des yeux brillants. »

Cette première œuvre, pourquoi craindre de le dire ? révèle un écrivain qui, à condition de persévérer, se comparera un jour sans ridicule aux plus grands maîtres du genre, sans excepter Maupassant, bien que son tempérament soit aux antipodes de celui du célèbre Normand.

On se perd en conjectures sur l'itinéraire d'un artiste qui est médecin de formation et de profession. Comment est-il né à la création littéraire ? Quels auteurs l'ont marqué ? Quel tournant de sa vie lui a révélé sa vocation ?

Pour répondre à ces questions et combler la curiosité de ses lecteurs qui, nous n'en doutons pas, se compteront en Afrique par dizaines de milliers, Peuples noirs-Peuples africains se propose de publier bientôt une interview du Dr. Tchichellé, auteur de « Longue est la nuit ».

Mongo BETI
[PAGE 148]

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LES JUIFS ET LE MONDE PRESENT
par Annie KRIEGEL (Seuil)

Mme Annie Kriegel consacre une part de son livre à une comparaison de l'histoire des peuples juifs et noirs, et d'une solidarité qui en résulte, depuis le XVIIIe siècle, « de période en période ».

Certaines familles noires de New York ont conservé des traditions juives, assure-t-elle, « souvenirs du croisement entre planteurs juifs et esclaves noires ». Il ne faudrait pas cependant juger ce qu'elle dit sur ce seul exemple.

Juifs et Noirs ont en commun trois expériences historiques, qu'expriment trois mots majeurs : esclavage, ghetto, émancipation.

Ils ont à « traiter des problèmes qui leur sont communs, qui les amènent tout naturellement à s'emprunter leurs solutions, et à bénéficier des résultats obtenus par les uns ou par les autres ».

1. Les uns et les autres voient dans l'état d'esclavage, selon l'expression de Sartre, « un énorme cauchemar, dont même les plus jeunes d'entre eux ne savent pas s'ils sont bien réveillés ».

Théodore Herzl, écrivant en 1902 : « Dès lors que j'aurai [PAGE 149] assisté à la rédemption de mon peuple, les Juifs, mon vœu sera d'assister aussi à celle des Africains », Golda Meir, de même : « Oppression, discrimination, esclavage, ce ne sont pas là de simples clichés, pour les Africains, comme pour les Juifs », à qui répond J.-A. Williams, Africain-Américain : « Au cours d'une Pâque, à laquelle je pris part, il y a deux ans, un ami juif dit à ses jeunes enfants, que le mouvement noir pouvait être comparé à la bataille des Hébreux contre les Egyptiens : la justesse de cette comparaison me toucha profondément. »

Il ne s'agit pourtant pas d'écarter les Juifs du péché d'esclavagisme, quoique des prescriptions de leur religion ont fait d'eux des maîtres, qui étaient peut-être différents : « Tu ne livreras pas à son maître un esclave qui se sauve auprès de toi de chez son maître. » (Deutéronome.) « A ton esclave, tu ne donneras pas de pain bis, alors que tu manges du pain blanc, ni à boire du vin nouveau alors que tu bois du vin vieux, tu ne le feras pas coucher sur la dure, alors que tu dors dans un lit » (Talmud). Elle ne tait pas non plus que les Juifs des pays arabes possédaient, comme les autres habitants, des esclaves noirs jusqu'au XIXe siècle.

2. Le ghetto - terme qui apparaît en 1516 à Venise - constitue pour les uns et les autres, « tantôt comme un instrument de mort lente et d'étouffement graduel, tantôt comme un refuge protecteur contre le monde extérieur. »

3. L'émancipation, accordée, laisse les uns et les autres dans un statut « qui n'est pas tout à fait satisfaisant ». A la fin du XVIIIe siècle, cette émancipation se fait par le même moyen : par le canal de sociétés des Amis des Noirs, des Amis des Juifs, où se retrouvent les mêmes – l'abbé Grégoire – que certains traitent avec mépris de « philanthropes », et qui visent à « briser le joug défini par leur exclusion de l'humain ».

Elle parle de l'amitié de deux Saints-Simoniens, fruit de cette communauté de destin, entre Ismayl Uurban, Noir de Cayenne converti à l'Islam, et Gustav d'Eichtal, Juif converti au Christ, qui écrivent un pamphlet sur cette communauté de destin : « L'affranchissement de la race juive et de la race noire sont les plus saillants résultats de la Révolution française » (« Lettres sur la race noire et sur la race blanche », Paris, 1839). [PAGE 15O]

Pour les uns comme pour les autres, à la loi qui abolit leur exclusion, succède une période de discriminations et de coutumes offensantes qui dure encore.

Annie Kriegel souligne alors une différence entre Noirs et Juifs : en face de cette discrimination, le Juif peut devenir « comme les autres », le Noir non. Je suis surpris que, à ces comparaisons, elle n'ait pas songé à joindre le sort des femmes, qui, comme les Noirs, n'ont pas cette faculté.[1]

Cependant, le sort d'un « Juif assimilé » sera souvent comparable à celui d'un « Noir évolué », qui aura adopté les valeurs « blanches ». Mais alors que la communauté juive peut se séparer des assimilés, la communauté noire ne peut le faire de ses « évolués », les « Oncle Tom ».

Noirs et Juifs ont aussi en commun l'expérience de leurs diasporas qui, au début du siècle, recherchent l'une et l'autre, un retour à une terre promise – Israël ou Afrique; des mouvements pan- africains et pan-judaïques, qui recherchent une seconde émancipation, ont davantage de force à la suite de la Première Guerre mondiale.

Atteints par les sobriquets injurieux, ils ont une attitude commune vis-à-vis du langage, née de la haine de soi.

Je me souviens d'un temps où il fallait dire « israélite », non « Juif », qui sonnait comme une injure. A la Libération, j'appris à dire « Noir », et non « Nègre » puis par une sorte de reconquête, Nègres et Juifs réhabilitent leurs noms. La situation de diaspora joue son rôle : se percevoir comme Juif, comme Nègre, c'est se rattacher à l'Afrique, à Israël. Et Noirs et Juifs réhabilitent leurs langues : le swahili et l'hébreu.

DEUX MILLE DOLLARS POUR MELINDA
De Boyd Upchurch (Editions de Trévise)

Je crois en avoir assez dit pour donner envie de lire le début de ce livre à quelques lecteurs de « Peuples Noirs, [PAGE 151] Peuples Africains ». Un heureux hasard a voulu que je tombe sur ce roman, qui illustre le propos d'Annie Kriegel.

Il décrit le « chemin de fer souterrain », qui aidait les esclaves du Sud des Etats-Unis à gagner le Nord, et le voyage qu'un commerçant juif pratiquant, Solomon Villarica, entreprend pour sauver Melinda : je ne sais si sa lecture m'a conquis à cause du livre précédent, ou si son humour délicieux m'a ébloui.

Des événements récents ont distendu les liens entre Juifs et Noirs. J'espère que ce n'est pas pour toujours...

Laurent GOBLOT


[1] Ces quelques ouvrages rendront témoignages de solidarités entre sexe et races méprisés, pour illustrer l'une des thèses de mon essai "Je ne donnerai jamais ma fille à un..." (No 15 et 16).