© Peuples Noirs Peuples Africains no. 18 (1980) 43-59



LA PRESSE FRANÇAISE ET LE CONGO BRAZZAVILLE

POLLO-dia-JINGA

Il y a cent ans, Pierre Savorgnan de Brazza, parti à la conquête d'un vaste empire français au cœur de l'Afrique, fondait Brazzaville le 3 octobre 1880.

D'importantes personnalités françaises devaient se rendre dans l'actuelle capitale du Congo pour fêter l'événement. Trois noms avaient été avancés pour représenter la France à ce centenaire : Giscard, Chirac et Galley.

Outre les questions de préséance, les différends politiques internes français ont placé le pays hôte dans l'embarras. En effet, le Rassemblement pour la République se résolvait mal à voir Giscard d'Estaing occuper la case de Gaulle, résidence de prestige à Brazzaville du fondateur de la Ve République. A l'approche des élections présidentielles, le pèlerinage à Brazzaville (capitale de la France Libre, comme l'a rappelé le Maire de Paris), revêtait une signification politique.

Cependant, ces festivités du centenaire de Brazzaville n'ont pas que réanimé l'épopée de la marine coloniale – c'est du passé – mais eurent pour préoccupation de gommer les crimes perpétrés au nom de la civilisation en cette moitié du 19e siècle, et de chanter aussi l'hymne du nouveau colonialisme : la Coopération. [PAGE 44]

De même qu'il a été refusé à Giscard le droit de prononcer un discours au Mont-Valérien le 18 juin 1980, de même on ne lui a pas concédé l'autorité de rassembler au centre de l'Afrique des Français traditionnellement fanatiques du général de Gaulle. Les gaullistes ont, en effet, fondé leur réputation en Afrique sur des falsifications et des mythes : ceux du grand Charles « accoucheur des indépendances sans douleur et parent de Bokassa ». Jacques Chirac a prétendu, dans son discours de Brazzaville, le 3 octobre 1980, que la Conférence de 1944, tenue en pleine guerre, fut la première initiative de la décolonisation, alors que dans leurs conclusions les responsables de la France dite Combattante, avec de Gaulle en tête, écartaient toute évolution des colonies hors du giron français (Brazzaville 1944).

Les mythes, malheureusement, restent tenaces, et surtout quand il s'agit de perpétuer l'exploitation des peuples noirs d'Afrique. Par la langue, par l'enseignement dispensé par un personnel essentiellement français, par le monopole économique exercé sur le Congo, l'ancienne colonie vit toujours dans l'ambiance du travail forcé des années 1940.

Les mythes, malheureusement, restent vivaces. Déjà, au 19e siècle, Georges Clemenceau qui condamna Jules Ferry après la défaite de l'armée française à Lang-Son (Tonkin), a bénéficié, à tort, de la réputation d'anticolonialiste, alors qu'il ne s'indignait que de l'incapacité du « père » de l'école laïque de mener à son terme la conquête de l'Indochine, une entreprise qui reçut son aval. Curieuse attitude que celle des politiciens français : divisés sur les méthodes de rapine, mais unanimes et complices sur l'essentiel : le pillage et l'assassinat.

Chirac à Brazzaville, avec des accents enflammés, gaullistes, a défendu la politique africaine de Giscard d'Estaing, tandis qu'à Paris, il tient un tout autre langage. A Paris où les affaires de diamants de Giscard-Bokassa rendent tout éloge envers le Président Français suspect et impossible, il n'aurait pas osé. Les révélations actuelles sur les diamants dans la presse parisienne tendraient à abuser l'opinion sur une prétendue dénonciation des magouilles de l'Etat français dans les néocolonies. Les grandes manchettes des journaux parisiens écœurés par les revers du gouvernement Ferry en 1881 et 1885 en [PAGE 45] Tunisie et en Indochine, sont passés monstrueusement dans l'histoire pour des campagnes anti-expansionnistes. L'histoire permet des rapprochements étonnants !

Il est constant qu'un événement outre-mer vienne au secours d'une querelle intérieure française, à des fins électoralistes ponctuelles, que des imbéciles ont tôt assimilé à la dénonciation des divers colonialismes.

Au 19e siècle, à l'époque de la conquête à la mitraillette par de Brazza, comme de nos jours à l'heure de la coopération, aucune information tant soit peu sérieuse, n'est publiée sur le Congo, analysant les mécanismes de pillage et les magouilles sanglantes. L'information s'est réduite bien souvent à l'anecdote, une anecdote projetée au premier plan, occultant les activités du Commissariat à l'Energie Atomique (C.E.A.) et de la firme E.L.F. Le C.E.A. y continue fébrilement des recherches « positives » sur l'uranium, et la compagnie pétrolière a passé le cap des six millions de tonnes de brut.

Le centenaire de Brazzaville que Chirac, Messmer et Galley ont fêté en compagnie du gang des fusilleurs congolais est passé inaperçu dans la presse. Le journal Le Monde n'a relevé que l'irritation des Soviétiques installés sur des strapontins au banquet officiel. Les fusilleurs de Brazzaville, agrippés aux basques de l'impérialisme français (tous des anciens de la guerre d'Algérie), ont entonné, en l'honneur de Chirac, la Madelon. Sommes-nous à Paris ou à Brazzaville, titre Le Monde du 8 octobre 1980, rapportant le désappointement des conseillers militaires russes présents aux diverses réjouissances.

Par ailleurs, aucun chuchotement sur les six millions de tonnes de brut exploités au large de Pointe-Noire, aucun mot sur les super-profits de la compagnie française de l'Afrique Occidentale (C.F.A.O.), ni sur les contrats fabuleux de la Thomson arrachés à l'Etat congolais. Toujours le secret absolu sur les affaires françaises de plus en plus florissantes malgré la présence cubaine (décidément, la coexistence pacifique n'est pas incompatible avec les plus-values !).

Célébrons, de manière différente, le centenaire de Brazzaville, en nous reportant au message des journaux à grande diffusion de l'époque : le Cri du Peuple, le Figaro, le Petit Journal, le Temps. Etudions l'image qu'ils [PAGE 46] donnaient de la conquête du Congo entre 1880 et 1885 par Pierre Savorgnan de Brazza.

LES FOURBERIES DE SAVORGNAN DE BRAZZA OU LA CONQUETE DU CONGO

Officier de la Marine française, Pierre Savorgnan de Brazza conquit pour le compte de la France, le Gabon et le Congo actuels.

Il n'était pas le premier explorateur de la région, maints marins, négociants, anglais ou français, avant lui avaient remonté le cours de l'Ogooué et de ses affluents et dressé des cartes. Il est bon de citer des noms comme ceux des lieutenants de vaisseau Serval, Walker et Aymes tous tombés dans l'oubli.

Ces derniers permirent l'ouverture des factoreries allemandes, anglaises et françaises. Le Gabon était déjà géré comme une possession quand de Brazza et ses compagnons y débarquèrent en 1875.

La mission de Savorgnan de Brazza était économique et politique. Il s'agissait à l'époque d'intensifier le commerce avec l'intérieur où les Anglais s'avéraient plus efficaces et plus mordants. Il se servit du territoire gabonais comme base de départ pour les conquêtes des régions restées en dehors du contrôle européen.

A l'époque, la traite négrière avait permis à des brigands noirs et à des trafiquants portugais de s'enrichir. Ce commerce n'engraissait que les Espagnols et les Portugais et n'apportait aucun souffle à l'économie de la France, en pleine superproduction. A la France, il fallait des marchés. Ceci impliquait en même temps qu'une vaste clientèle, un marché stable et docile. Savorgnan de Brazza ambitionnait alors de changer les habitudes de consommation chez des populations qu'il engageait à une absorption plus grande de produits manufacturés français, tout en extorquant les matières premières en échange de sa pacotille. L'arrêt de l'esclavage conditionnait le succès de sa mission.

De Brazza gagna l'amitié de sincères partisans anti-esclavagistes gabonais et congolais. Il signa ainsi de nombreux traités, proposant la paix;il distribuait aux chefs armes, munitions, alcools pour éliminer les tenants de l'esclavage. [PAGE 47] Il provoqua, de ce fait, la colère des intermédiaires esclavagistes installés sur les grands cours d'eau. A ces derniers, Savorgnan de Brazza livra des combats sans merci : aux Apfourous[1] sur l'Alima et aux Fangs sur l'Ogooué.

De Brazza proposait un commerce nouveau avec des marchandises plus alléchantes : alcools, étoffes, etc. Quoi de plus naturel que sa démarche intéressât Makoko, roi congolais, qui entrevoyait la possibilité de toucher des droits de douane. Une réaction saine d'homme d'Etat soucieux de développement ! « Le commerce, le commerce, fut le mot général[2] »; ainsi de Brazza résumait lui-même la teneur de ses conversations avec le roi Makoko du Congo.

On comprendra mieux que tout ce qui découlera du traité que les deux personnalités signèrent en 1880 ne reflétera pas les intentions profondes du roi Makoko, trahi dans sa confiance et dans son amitié par un étranger. Il y eut abus de confiance qu'un apologiste du colonialisme, compagnon de Brazza, appellera « l'influence absolue de l'homme civilisé sur l'homme sauvage[3] ». Le drapeau tricolore que le roi des Batékés accepta devait souder en fait un accord de commerce. Ces mêmes drapeaux arborés sur les toits des maisons et sur les pirogues se révélaient être des nouvelles chaînes de servitude. Car la seule présence de cet emblème servit au pouvoir de Paris de preuve d'allégeance des Noirs, donnant par conséquent aux Français des droits à la Conférence de Berlin. Un chef noir acceptait-il de boire un verre d'alcool ? On le servait jusqu'à l'ivresse, jusqu'à lui faire apposer son empreinte digitale sur un traité préalablement rédigé en langue étrangère qu'on allait exhiber ensuite devant les Chambres. [PAGE 48] Des mœurs politiques de ce genre portent un nom : escroquerie. L'histoire de l'occupation des territoires du Gabon et du Congo, celle des traités passés avec des dignitaires de ces contrées, fut une véritable escroquerie.

Quelle image les journaux donnèrent-ils de l'occupation du Congo en 1880, qui aboutit en 1884 à Berlin au partage des restes de l'ancien royaume ?

LE CONGO VU PAR LA PRESSE : MENSONGES ET RACISME

Le Petit Journal, le Figaro et le Cri du Peuple affichent une indifférence totale face à la conquête entreprise par Savorgnan de Brazza. Le silence, ici expression de la complicité, obéirait peut-être aux instructions que de Brazza a données aux membres de son expédition. Ces derniers, en effet, par un engagement écrit faisant partie du contrat d'embauche, se devaient de ne rien communiquer à la presse de toute leur aventure. Ainsi les journaux ne parlèrent des voyages au Congo que plusieurs années après qu'ils aient eu lieu, plus précisément la veille de la ratification par le Parlement du traité de Brazza-Makoko. Quel fut l'intérêt de garder secrète une mission qu'on disait strictement scientifique ?

Ni les préparatifs ni le déroulement de l'expédition ne furent révélés parce qu'il s'agissait, en fait, d'une opération militaire. Le dire aurait donné l'occasion à des rivaux de devancer la France. Les informations, parcimonieusement livrées, n'apparurent que pour saluer l'acquisition territoriale. La presse ici reprit les arguments officiels sur l'intérêt des possessions coloniales et ne s'opposa pas à l'œuvre de domination. Le Figaro, dans son supplément littéraire du 1er juillet 1882, dans la rubrique habituelle du feuilleton, exposait les buts commerciaux du voyage de Savorgnan de Brazza et incitait les autorités françaises à s'engager davantage. Surtout, il s'évertuait à donner du chef de la mission, une image trompeuse : « De Brazza a construit des routes, traité au nom de la France, avec les principaux chefs noirs, établi la suprématie du pavillon tricolore sur une vaste étendue de territoire. Et ce résultat, il l'a obtenu sans tirer un coup de fusil, à force de patience et d'habileté ». Le journal ajoutait « qu'à peine avait-il mis le pied sur le territoire [PAGE 49] de Makoko, que le roi lui envoyait un de ses officiers porteur de paroles de paix : « Makoko sait que vos terribles fusils n'ont jamais servi pour l'attaquer, il désire votre amitié et il vous offre la sienne ».

Le Figaro s'engageait dans des récits délirants, prêtant au roi congolais les propos si naïfs : « Prends cette terre et porte-la au grand chef des Blancs. Elle lui rappellera que nous lui appartenons, nous et notre terre. » Le quotidien parisien accréditait des absurdités faisant de Brazza le Messie des Noirs. Le Temps des 1er et 18 novembre 1880, tout en soutenant la thèse de la création de stations scientifiques comme objectif premier de la mission, se confondait dans le mensonge avec son annonce du 2 avril 1882, d'un article d'un marin français, article dont le titre La France au Congo[4], constituait en lui-même tout un programme. Le Cri du Peuple reprenait le même thème le 3 février 1884, bien qu'un de ses éditorialistes, Massard, dans un réquisitoire violent le 4 mars 1885, dénonçât avec force « la prétendue importation de la civilisation qui a été nuisible, on le sait, aux pays plus ou moins sauvages qui l'ont suivie ». Le journal affirmait avec justesse que « jamais, les Européens n'ont pénétré chez les peuples incultes sans y introduire l'alcool pour les enivrer, la poudre pour les faire entr'égorger, la syphilis pour les pourrir et la bigoterie pour les achever. La destinée des races, poursuivait le quotidien, n'est pas de s'exterminer les unes les autres, elle est au contraire de s'allier et de se fondre... Les guerres de rapine que l'on entreprend en ce moment sous prétexte de coloniser ne sont destinées qu'à enrichir quelques privilégiés. »

Cette prise de position louable du journal socialiste, comment pouvait-elle se concilier à la fois avec son chauvinisme, en particulier avec des éloges à de Brazza ? Démentant, en effet, la mort du navigateur propagée par Stanley, Le Cri du Peuple des 2 et 17 novembre 1883, réagissait avec sympathie : « Si c'est vrai, c'est un grand malheur de plus qui frappe la Patrie. Monsieur de Brazza était l'âme de notre entreprise. » Le quotidien concluait que « la nouvelle de la mort de Monsieur de Brazza était l'œuvre de gens mal intentionnés, jaloux des succès [PAGE 50] obtenus par notre compatriote ». Cette incohérence patente du journal ne saurait cacher son indéfectible soutien au colonialiste Savorgnan de Brazza.

Le Petit Journal du 27 juin 1882 présentait de Brazza à son tour nimbé de gloire. Par exemple, il insistait sur le pseudo-pacifisme du guerrier français en mentionnant « les 32 combats livrés par Stanley sur le Congo » et vantait les « conquêtes pacifiques » du marin. Les faits sont par contre têtus, car Brazza fut négrier et foudre de guerre. « La difficulté pour mes interprètes de comprendre les langues au-delà de Doume me détermina à acheter des esclaves qui venaient du Haut Ogooué[5]. » Coquery Vidrovitch qui a exploré le fond de ses manuscrits et documents personnels fait ressortir ce qu'il emportait dans ses bagages: 100 000 fusils à percussion de différents modèles, 10 millions de capsules de guerre, 100 tonnes de poudre de démolition, 20 000 sabres, 1000 haches et 200 tentes, outre 1000 carabines et 30 000 cartouches Remington réservées au personnel noir de la mission[6]. Le même journal dans une dépêche du 27 juin 1882 reconnaissait que le navigateur repartit au Congo « à la tête de 700 à 800 hommes » qui n'était probablement pas des touristes.

Dans le chargement inventorié plus haut, si l'on peut relever des marchandises à troquer, le Figaro du 20 mars 1882 mentionnait les cent tirailleurs sénégalais embarqués à Dakar. S'empêtrant dans un double langage, le Petit Journal, sous le titre « Les conquêtes pacifiques », dévoilait la brutalité de Brazza face à Makoko. En effet, dans le même numéro du 27 juin 1882, on lisait : « Choisissez entre cette cartouche et ce pavillon, dit de Brazza. Si vous voulez la guerre avec les Blancs, on se battra sans merci; si vous voulez la paix, nous ferons la paix, voilà le signe de la paix », dit l'officier marin en présentant le drapeau français au roi congolais. Où perçoit-on la douceur apostolique dans ces menaces de Brazza ?

A la limite ne serait-il pas l'image conventionnelle du [PAGE 51] brigand qui rançonne ses victimes et use de l'ignoble chantage ? Stanley, qui saisissait mieux la psychologie et le vrai sens du contrat de Brazza-Makoko, en donna une explication plausible : « Un drapeau pour les Africains et d'autres n'est qu'un lambeau d'étoffe qui n'a qu'une valeur commerciale, laquelle se mesure à la qualité et à l'étendue de l'étoffe » [7]. Il en découle que le pavillon français constituait le signe d'accord commercial. Cette assertion est confirmée par les propres déclarations de Brazza. Il soulignait en effet dans le Figaro du 1er juillet 1882 : « Puis il (de Brazza) exposa qu'il désirait uniquement établir un village dans le Haut Ogooué et un autre à Ntamo dans le but d'y échanger les produits européens et africains. » Pendant la visite que me firent les chefs de Makoko, reconnut de Brazza, je leur expliquai le but que se proposaient les Blancs en établissant des villages, c'était de tenir ouvertes les routes par lesquelles les marchandises viendraient dans le pays. Et il fallait que ces villages fussent situés au bord des rivières parce que les Blancs allaient venir avec des pirogues marchant avec le feu[8].

L'interprétation des clauses du traité de Brazza-Makoko (3 octobre 1880) par la presse est abusive. Makoko eut raison de s'en inquiéter quand il vit son autorité s'effriter. D'où la résistance des populations à l'enrobement de Brazza. « If we let the white men into the country, they will soon make an end of us[9]. » C'est en ces termes que le roi Makoko se confia au missionnaire Bently. Makoko tomba dans le bluff du commerce que lui faisait miroiter de Brazza. C'est pourquoi il refusa le droit d'établissement au Père Augouard qui ne proposait aucune marchandise d'échange, et ne s'intéressait point au commerce des pointes d'ivoire, marchandises de premier choix du pays.

Sous le titre « La Mission Brazza », le Petit Journal du 4 octobre 1884, transmettait une anecdote monstrueuse et délirante sur l'attachement des Noirs à de Brazza : [PAGE 52] « Un agent de Stanley, jaloux du succès de M. de Brazza auprès des Batékés, voulut le contrecarrer en faisant distribuer aux Noirs 60 ballots d'étoffe, des fusils Winchester et en les excitant contre de Brazza. Mais les indigènes ont refusé les fusils, tout en acceptant les étoffes, et ensuite sont allés raconter le tout à de Brazza, pavillon français en tête de leur convoi. » En somme, le Petit Journal affirmait que les Congolais étaient tellement heureux de devenir des esclaves au service du capitalisme français, qu'ils ne juraient que par le Tricolore.

Aussi bien dans la presse que dans les propos de l'officier responsable de l'expédition au Congo, il y a deux langages : celui du menteur et du séducteur habile. Comment parler ainsi d'enthousiasme des Congolais, quand, dans ses appels angoissés, le Père Carrie, Vice-Préfet apostolique, réclamait la protection des postes français : « Le Gouvernement vient d'allouer 11 000 francs à notre mission pour la fondation d'une station à Brazzaville. C'est là pour nous un appui efficace et un puissant encouragement, mais ce qui vaut encore davantage, c'est la protection de la France dans cet intérieur lointain et dangereux[10] ».

N'était-il pas curieux de parler de danger alors qu'on affirmait l'enthousiasme débordant des Noirs à se vendre à la France ? La vérité c'est que le danger existait, non pas en rapport avec Stanley qui ne s'opposa jamais à de Brazza les armes à la main, mais en rapport avec les populations menant un résistance farouche contre les occupants. Le Cri du Peuple du 22 novembre 1885 dévoilait l'hostilité des Congolais à l'emprise française. Réclamant une flottille pour le Congo, le Cri du Peuple communiquait que le « Ministère de la Marine se prépare à envoyer au Congo une véritable flottille qui aura pour mission de surveiller nos comptoirs de la Côte d'Afrique exposés aux coups de main des Indigènes « le croiseur Infernet, la frégate à voiles l'Alceste, les avisos : le Voltigeur, l'Albatros, le Laprade, le Basilic, le Marabout, le Guinchen et le Pourvoyeur, soit un effectif de 12 000 hommes d'équipage et un matériel de 44 canons. » [PAGE 53]

Que faisait de Brazza, le « Pacifiste », de ce matériel ? L'un de ses compagnons, Laporte, fit brûler des villages en août 1883 au Cap Lopez au Gabon; un second adjoint, Labeyrie à Lambarène, en 1884. De Kerroual, un autre triste sanguinaire, réclamait « une destruction complète des villages pahouins ou une paix avec des traités » [11] Dans une de ses correspondances, de Brazza reconnaissait cyniquement : « J'ai envoyé l'ordre de faire partir la 10e Compagnie de Dakar. Cette compagnie est arrivée à Brazzaville.

« De Kerroual, à Brazzaville, profite de la présence de la 10e Compagnie et la jette sur Makabindilou. On brûle tous les villages de la route, un nombre formidable, si j'en crois les rapports. On se bat pendant des demi-journées à bout portant contre les Batékés, on a tué 150 ennemis au moins... Bref, un carnage épouvantable et on regagne Brazzaville en toute hâte. »

C'est sans doute pour le féliciter de ces hauts faits guerriers que le Cri du Peuple du 20 novembre 1885, fêtait son retour triomphal à Paris, en première page. Il écrivait en cette occasion sans vergogne : « Le vaillant explorateur de l'Afrique Centrale est arrivé le 19 à Paris, gare d'Orléans. » Tout comme les autres publications, le journal ne souffla mot sur la corruption dont usa également de Brazza pour parvenir à ses fins. Parti en 1883 avec 100 caisses de 12 bouteilles d'alcool, 4 taffias, 14 barils de vin à distribuer, il multipliait ses atouts et ne dédaignait aucune forme d'action qui pût faire aboutir ses projets. « Aux chefs, il remettait les premiers mois de solde de son personnel en marchandises : bouteilles de gin, pagnes, tabac... Pour ses bagages, il réquisitionnait plus de 500 personnes de Loango à Brazzaville, de Lambarène à l'Alima[12]. »

De Brazza fut l'un des premiers Européens à inaugurer le travail forcé, et n'eut rien de commun avec l'image du pacifiste, façonnée par la presse et la propagande coloniale. Une belle caricature sur ce défricheur d'empire est faite en première page d'une modeste publication de l'époque : le Journal des Voyages Terres et Mers. Toute la [PAGE 54] première page de la publication représente une scène courante de conclusion de traité entre de Brazza et un chef africain. Au premier plan, de Brazza, installé à une petite table de campagne, avec un texte tout préparé portant déjà son paraphe. Il tient nonchalamment sa carabine entre les jambes. A ses côtés, l'un de ses collaborateurs, ravi, continue de verser de l'alcool à un dignitaire congolais imbibé de rhum (l'eau de feu). Les yeux hagards, l'Africain va indéniablement signer, c'est-à-dire apposer son empreinte digitale. C'est l'expression saisissante de la vraie ambiance des cérémonies des contrats enregistrés par de Brazza en 1880, au Congo et au Gabon.

Il n'existe rien de pareil dans le Figaro, le Temps, le Petit Journal, ou le Cri du Peuple. Un autre fait troublant fut le silence sur la présence d'un missionnaire actif, compagnon de Brazza : le Père Augouard. Cet homme d'Eglise se dépensa sans compter à maintenir la suprématie française au Congo en attendant que Paris ratifie le traité de Brazza-Makoko. De Brazza et Augouard, partisans de la violence, ne faisaient pas la manchette de journaux comme criminels. « Il n'y a pas à tergiverser, c'est une question de vie ou de mort, et si la France ne vient ici que pour se faire exploiter par les Noirs, et faire tuer nos soldats, elle n'a plus qu'à abandonner[13]. » Le prélat se vantait sans scrupules : « Je suis heureux et fier d'avoir été le premier Français à planter le drapeau français à poste fixe dans le Haut-Congo. Je voudrais que la colonie fût prospère, que les sociétés fissent de brillantes affaires et qu'on apportât aux Noirs la vraie civilisation et l'amour de la France[14]. » Les mots-programme sont lâchés : prospérité, brillantes affaires, civilisation, l'amour de la France, des thèmes repris en manchettes par les quotidiens étudiés. [PAGE 55]

PERIODE DE 1880 A 1883

JOURNAUX

Le Figaro

Le Temps

Le Cri du Peuple

Le Petit Journal

GROS TITRES

LA FRANCE AU CONGO : Le Voyage de Savorgnan de Brazza

Les intérêts français au Congo : le traité de Brazza

La France au Congo : une flottille sur le Congo

Les Conquêtes pacifiques.

Les expressions nodales de ces titres tendent à camoufler la réalité des brutalités de la Conquête du Congo.

On parle de voyage comme si l'équipée de Savorgnan de Brazza n'était tout simplement qu'un exploit sportif pour se changer les idées, et la flottille du Cri du Peuple voudrait dédramatiser les opérations militaires. Tout concourait à soutenir le colonialisme. Le Petit Journal manipulait des chiffres pour des besoins de propagande. Par exemple, quand il annonçait au public que de nombreux candidats avaient demandé à suivre de Brazza dans ses campagnes punitives, il avançait le nombre de 2 000 le 24 janvier 1883, il citait 4 000 le 4 juin, pour descendre à 3 000 le 19 décembre 1884. Ces chiffres, gonflés à dessein, visaient à faire de la publicité pour aider au recrutement. La sympathie du Petit Journal s'affirmait, une fois de plus, le 7 janvier 1884. Livrant un texte sur la Société Française de Colonisation, fondée à Brest, ce quotidien communiquait les noms des gens à contacter avec leur adresse. Il insérait en même temps un avis publicitaire de Félix Faure, membre du gouvernement, donnant des renseignements alléchants sur l'émigration en Nouvelle-Calédonie, à savoir :

    – la gratuité des passages
    – l'attribution des concessions
    – l'attribution de quelques vivres gratuits, des outils et des graines.

Si de Brazza cachait à ses interlocuteurs, rois de Loango, du Gabon et des Batékés, ses désirs de les déposséder des pouvoirs qu'ils détenaient, au public français, par contre, il disait tout haut la vérité, et invitait au succès d'une entreprise qui mettrait fin à ses problèmes de misère. Le libellé des articles claironnant l'urgente nécessité [PAGE 56] de dominer et de déposséder d'autres hommes, reprenaient le discours officiel. Le Petit Journal du 20 juin 1882 menait campagne. « Nous ne laisserons jamais une occasion de célébrer l'activité intelligente, 1'énergie des vaillants explorateurs qui, au nom et pour le plus grand profit de la France, vont à la conquête de nouvelles colonies. Pour sortir de la phase actuelle qu'elle traverse, les Français doivent, en toute nécessité, secouer la torpeur qui les empêche de devenir des colons. »

C'étaient des appels pressants au gouvernement, afin de ratifier au plus tôt le traité Makoko-de Brazza. Le même journal soutenait une lettre d'un groupe de parlementaires réclamant la création d'un ministère des colonies, le 15 août 1882 : « A une époque où il devient de plus en plus évident que la France ne peut nourrir tous ses enfants, il est de la plus haute importance que l'expansion à l'extérieur soit favorisée. »

Le Temps du 3 septembre et du 4 octobre 1882, haranguait avec force : « Pour nous, nous ne nous résignerons jamais à l'idée que la France ne se fera pas dans cette espèce de prise de possession du monde, la part à laquelle lui donnent droit et le rôle qu'elle a joué dans l'histoire et son rang parmi les puissances et sa situation de grande nation industrielle et maritime. Nous nous y résignerions d'autant moins que malgré la fatale incohérence qui a toujours paralysé notre politique coloniale, le passé nous a légué des éléments que nous n'avons qu'à déployer pour satisfaire notre légitime ambition. » A son tour, le Figaro du 1er juillet 1882 et du 29 février 1884, hystérique, revendiquait des crédits pour la conquête du Congo. L'un de ses journalistes, Jéhan Valter, traçait à grands traits le programme de rentabilisation de la colonie : « Etablir notre prépondérance politique sur cette côte inoccupée qui sépare notre colonie du Gabon des possessions portugaises... Il faut que la France ne recule devant aucun sacrifice pour maintenir ses droits et que la rapidité et la grandeur de son action soient à la hauteur du but patriotique. Il n'y a donc plus de temps à perdre. Qu'attend-on ? Le gouvernement et la France ont intérêt à agir immédiatement. »

Le ton s'apparentait à une directive ministérielle et montrait clairement que la presse avait bien choisi son camp et pris parti pour la défense des intérêts chauvins. [PAGE 57] Le Cri du Peuple, tenu par les socialistes, ne resta point en dehors du camp des laudateurs de l'action impérialiste. Les 28 janvier et 9 avril 1884, titrant la France au Congo, il minimisait les violences. En parlant du frère de Brazza, il écrivait que « son but est de chercher à nouer des relations commerciales avec les tribus voisines et de pénétrer graduellement dans l'intérieur de l'Afrique ».

Reprenant les intentions de M. Alicot d'interpeller Faillières au sujet de la mission confiée à M. de Brazza, Louis Berville étalait ses sympathies colonialistes. « M. Alicot, écrivait-il, a l'intention de demander au gouvernement quelles sont les mesures financières qu'il compte prendre pour venir en aide à M. de Brazza et à ses compagnons, et pour permettre à notre courageux compatriote de mener à bien l'entreprise qu'il a si heureusement commencée sur les bords du Congo et du fleuve Ogooué. » C'était dans son numéro du 9 avril 1884, que le quotidien socialiste se faisait prendre en flagrant délit de colonialisme.

LE RACISME

Le Figaro, quant à lui, légitimait la politique impérialiste par des arguments racistes, ceux de l'infériorité des Noirs. « Il ne faut pas oublier que les missionnaires catholiques ont une priorité séculaire dans les tentatives de l'Europe pour faire pénétrer la civilisation dans la patrie de CHAM, la race maudite suivant une éloquente expression d'Edgard Quinet[15]. »

Le Père Augouard partageait entièrement cette opinion et écrivait lui-même : « Les Noirs païens sont paresseux, gourmands, voleurs, livrés à tous les vices. La race noire est bien la race de CHAM, la race maudite de Dieu[16]. »

Raciste, la presse du 19e siècle est flatteuse à la fois avec les Noirs d'Afrique Noire. Ce qui paraît comme une ambiguïté n'était en fait qu'une tactique politique.

Makoko, que l'on traitait comme un imbécile bon à être roulé, était élevé au rang d'un haut dirigeant politique [PAGE 59] de grande lignée pour donner du sérieux aux actes échangés entre lui et l'envoyé de la France. Le Temps du 27 novembre 1882, qui rendit compte d'une conférence de presse de Brazza à l'Union Française de la Jeunesse, argumentait curieusement : « A une époque où les Bourbons n'étaient guère des souverains célèbres, les navigateurs portugais les connaissaient dès le 15e siècle. Il serait difficile de trouver une dynastie aussi ancienne sur un trône d'Europe. »

Etait-il concevable que le représentant d'une lignée de rois prestigieux bradât l'indépendance de ses états au premier venu des Européens ? Quand la presse écrivait que Makoko avait déclaré que lui, ses hommes et son pays appartenaient à la France et rapportait en même temps des récits sur le refus des populations et du roi des Batékés à se laisser dominer par la soldatesque conduite par de Brazza, on en vient à ne rien comprendre. Le Petit Journal du 20 juin 1882 affirmait que « de Brazza était universellement estimé dans le Bassin du Congo », tandis que le Temps du 10 octobre de la même année publiait des nouvelles diamétralement opposées : « A 11 heures, nous arrivâmes à la rivière Djoué nommée Gordon Benet par Stanley. Nous fûmes arrêtés par le mauvais vouloir et les exigences des canotiers qui ne consentaient pas à nous passer à moins de 40 brasses d'étoffes. Je voulus alors m'établir dans un village voisin, mais les habitants déclarèrent formellement qu'ils ne permettraient jamais à un Blanc de dormir sur leur terre. Le roi Makoko me dit que les indigènes voyaient d'un mauvais œil les Blancs venir dans leur pays. Pendant la nuit, les trois chefs influents de Stanley Pool avaient décrété que si dans quatre jours les Blancs n'étaient pas partis, ils seraient massacrés. » Voilà de Brazza expulsé à moins de cinq kilomètres des lieux où il venait de prendre possession d'un territoire donné à la France. Que conclure d'une telle situation ? L'escroquerie et la malhonnêteté étaient les vices les plus partagés par les classes politiques françaises et par la presse. Le traité de convention de Brazza-Makoko était libellé comme suit : « Au nom de la France et en vertu des pouvoirs qui m'ont été conférés le 10 septembre 1880 par le roi Makoko, le 3 octobre 1880, j'ai pris possession du territoire... »

De Brazza lui-même, la presse et le gouvernement français reconnaissaient à l'époque de Brazza comme plénipotentiaire à la fois de Makoko et du gouvernement de Paris. Existe-t-il de pareils précédents dans les relations internationales ? Le traité signé par Cordier, de Brazza, avec le roi de Loango, s'inspirait des mêmes méthodes, Les témoins qui apposèrent une signature authentique sur le document du 12 mars 1883 furent deux négociants français et portugais. Du côté congolais, des signes de croix tracés sur le traité. Y eut-il des voix pour s'interroger sur la valeur de ces documents ? Dans la presse, en tous les cas, sur le Congo, on ne releva pas d'hésitation;le Petit Journal du 30 septembre 1882, en première page, explosait de joie : « Nous voyons avec plaisir que la presse est unanime dans cette affaire du Congo qui doit au loisir des vacances d'occuper beaucoup plus les journaux qu'on ne l'aurait espéré. Pour une fois, toutes les nuances de l'opinion sont d'accord. Si donc on ne profitait point des avantages que nous devons à l'expédition de M. de Brazza, le gouvernement actuel porterait toute la responsabilité dans cet abandon... Le salut de la France est dans cette terre. » La presse et les milieux politiques sur l'affaire du Congo accordaient parfaitement leurs violons. Le Petit Journal, le Cri du Peuple, le Temps et le Figaro fournissaient des informations parfois contradictoires. Cette pratique faisait intervenir dans l'opinion la confusion et le doute : la désinformation du public empêchait toute prise de position anticolonialiste, les objectifs de mettre le pays en coupe étaient atteints sans protestation. Il en fut ainsi quand survint la fantasia militaire contre la Tunisie en 1881.

POLLO-dia-JINGA


[1] Dans la langue mbosi, Abvourou signifie Etrangers. De Brazza ayant mal interprété, a cru entendre dans ce mot la désignation d'un peuple, celui qui le stoppa sur le fleuve Alima. Par ce terme, Abvourou, les riverains nommaient lui, Brazza et son escorte armée. Dans l'étude, Apfourou continuera d'être entendu comme le peuple armé qui s'attaqua au convoi de l'explorateur français.

[2] Henri Brunschwig: Brazza Explorateur. Paris, Mouton et Compagnie Lahaye 1972, p. 74.

[3] Georges Villain: La France au Congo. La Nouvelle Revue. Septembre 1882, p. 252.

[4] Pierre Savorgnan de Brazza: La France au Congo. Revue scientifique 1880.

[5] H. Brunschwig: Brazza Explorateur - L'Ogooué Paris, Mouton et Compagnie, 1966, p. 156.

[6] Catherine Coquery-Vidrovitch: Brazza et la prise de possession du Congo. La mission de l'Ouest Africain, Paris, Mouton et compagnie Lahaye, 1969, p. 43.

[7] Interview de Stanley publiée dans le Temps du 6 octobre 1882.

[8] Henri Brunschwig: Brazza explorateur – Les traités Makoko, Mouton et Compagnie Lahaye, Paris, 1972, p. 158.

[9] Coquery-Vidrovitch: Brazza et la prise de possession du Congo op. cit., p. 121.

[10] Pierre Michelin dans Un Défricheur d'Empire (p. 31), publié en 1943, affirme que le missionnaire a plutôt reçu 40 000 F de subventions.

[11] Coquery-Vidrovitch, op. cit., p. 198.

[12] Lire les chapitres consacrés à la Conquête de l'Ouest Africain par Coquery-Vidrovitch, op. cit.

[13] Pierre Michelin: Un Défricheur d'Empire – Monseigneur d'Augouard, Maison de la Bonne Presse, Paris, 1943, p. 39.

[14] Monseigneur Augouard: 28 années au Congo, Société Française d'Imprimerie et Librairie, Poitiers, 1905, p. 384.

[15] Le Figaro du 17 décembre 1883: Sacre de deux Evêques Africains.

[16] Pierre Michelin: op. cit. Un défricheur d'empire Monseigneur Augouard, p. 11.