© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 135-140



RENAISSANCE D'UNE IMAGE

Ange-Séverin MALANDA

Flash-black

Le festival des Trois Continents qui s'était tenu du 4 au 11 septembre à Nantes a permis à un public qui ne connaissait pas encore le cinéma Noir Américain de s'en faire une opinion approximative ou d'en avoir, dans la mesure du possible, une idée complète, exacte, ou panoramique.

La plupart des films qui ont été donnés a voir pendant ce festival ont ouvert la voie à un survol historique d'un cinéma qui, tout en s'échelonnant à travers une histoire (sociale, politique, culturelle, raciale), a déjà, à lui tout seul, sa propre histoire. L'autre intérêt de ce festival a été constitué par ses retombées manifestes : échos dans la presse, rétrospective prolongée dans quelques hauts lieux de la cinéphilie, à Paris.

Certains films sont à remarquer, dans cet ensemble grandiose., Sweet Sweetbacks Baaadasssss Song (1971) succède, dans le parcours de Melvin Van Peebles, à The story of a Three-Dap Pass (1967, adaptation de l'une de ses nouvelles, La permission). Ce film est une sorte de parabole sur l'Amérique Noire et son rapport à l'Amérique institutionnelle. Ici, le rêve ne puise pas dans le recours à la mythologie de l'« American way of life » ni à celle, parallèle, du « self made man ». Ce qui est intéressant à [PAGE 136] observer et à toucher du doigt, c'est la tentative qui est faite de modeler, en marge et à l'écart des récits institutionnels (officiels), des contre-récits autonomes. La fiction qui en sourd n'est pas unanimiste. Le film est construit autour d'une aspiration à l'envol, au départ, à l'éloignement. C'est une déambulation à travers des situations et des paysages. a, le sexe n'est ai biffé, ni ignoré, ni éludé – je le mentionne parce que Van Peebles a été interpellé par un spectateur qui estimait, après avoir vu son film à Paris, qu'il n'était qu'« un film de cul ». Melvin Van Peebles a répondu très adroitement au reproche. Le spectateur qui l'avait proféré semblait en effet ignorer que cette « histoire de sexe » a depuis longtemps pris la forme, chez les racistes et autres nervis fascistoïdes, d'une théorie et d'un lieu à partir duquel s'opère le partage du « pur » et de « l'impur ». Le discours sur l'inégalité et la « séparation des races » trouve là sa génèse.

Voici donc des images qui, par le rire léger et la grande ironie dont elles font preuve, réussissent à déjouer, à faire éclater quelques clichés. On le voit particulièrement au moment où Sweetback – le personnage central du film – s'apprête à «affronter» le chef d'une bande de jeunes Américains Blancs. C'est en l'occurrence une fille, et ces jeunes proposent à Sweetback de choisir le mode du duel qui doit l'opposer à elle. Pour quel mode optera-t-il ? Il le dit imperturbablement, d'un sérieux comique, le regard enjoué : « baiser », dit-il[1]. [PAGE 137]

Sweet Sweetbacks Baaadasssss Song privilégie, disions-nous, des scènes évoquant l'escapade d'un personnage allégorique pour» chassé à la suite de l'aide qu'il a porté à un jeune militant Noir. Les péripéties de la confrontation à l'univers américain et celles du trajet vers l'exil sont le noyau du film

En sus du film de Van Peebles, on a pu admirer la belle lenteur de Killer of sheep (1977), de Charles Burnett. Récit calme, qui nous en apprend sur le quotidien que vivent probablement des milliers de personnes dans les alentours des mégalopoles américains. Tout y tourne autour de moments qui sembleraient ne pas être, au départ, les plus significatifs d'une existence ou d'une journée. C'est néanmoins sur fond de cela que se ment le film, évitant toute sinuosité, et intense en cela même. Plusieurs itinéraires sont mis en scène selon leur imbrication : récit de quelques journées dans la vie d'un tueur de moutons qui travaille dans un abattoir (d'où le titre du film); allusions à une existence familiale, faite de mésentente, d'amour, de séduction, d'attouchements. Ce sont des images vivantes qui nous promènent dans une communauté forte de son histoire et de sa culture.

Ce dernier aspect est souligné plus nettement dans Street corner stories (1977) que son auteur, Warrington Hudlin, spécifie par son intérêt pour la «folk expression». Hudlin est un cinéaste qui se veut archiviste. Aussi son film est-il un effeuillage, un archivage, une complication positive qui réunit des récits que se racontent, dans les bars et aux coins des rues, des hommes qui se croisent et se rencontrent quotidiennement. Warrington Hudlin réussit à filmer des gestes, des corps, des êtres qui usent d'une parole, d'un verbe. il parvient ainsi à l'affirmation du choix qu'il s'impose : élaborer un « cinéma idiomatique », un « cinéma-dialecte » qui puiserait dans les « black folk idioms ». [PAGE 138]

Parlant du Tambour de Volker Schlondorif (RFA., 1979, Palme d'or au festival de Cannes, ex-aequo avec Apocalypse Now de Francis Ford Coppola), quelqu'un a écrit que « le nazisme – et tout ce qui y touche – est la seule grande fiction contemporaine que l'Europe puisse opposer aux superproductions américaines » (Cahiers du cinéma no 305, novembre 1979. Le propos est de Yann Lardreau). « Opposer » ? N'est-ce pas aussi le seul récit européen que l'Amérique se sente capable de mettre en scène ? – l'exemple de la série télévisuelle Holocauste ne le montre-t-il pas ? L'Amérique des cinéastes met un grand empressement, aujourd'hui, à transformer en épopée filmique des événements passés, récents, présents, et même futurs (films-catastrophe, science-fiction, etc.). Les deux grands moments de l'histoire que l'Amérique a réinventé récemment par le biais de la télévision sont (est-ce un hasard ?) Roots et Holocauste. Dans le premier cas l'esclavage des Noirs et l'Afrique, et dans le second, la chasse antisémite, la déportation des juifs. L'Europe, là.

Alors, l'Amérique : hors-jeu? La guerre du Viêtnam, que Coppola étale et expose comme une orchestration wagnérienne est un exemple de la procédure qui travaille à constituer l'historique en matière à filmer. Le défilé des hélicoptères, l'empire de Kurtz. Auparavant, l'agression d'un village est ponctuée par un air de Wagner. Roots prouvait en tout cas que l'Amérique sait de quoi elle peut parler, concernant le passé de l'Afrique et celui des Noirs Américains, et comment elle peut se permettre de le faire.

Il importait de voir, à travers les films de Warrington Hudlin, Charles Burnett, Monica Freeman (Learning through the arts et autres courts-métrages), etc., quels récits et quelles images l'Amérique Noire enfante sur elle-même et sur l'Amérique, dans son ensemble.

Défense et illustration de la musique Jamaïcaine

Quand, dans l'une de ses chansons, Marley parle de « rebel music », on n'est pas seulement tenté de comprendre que c'est de cette musique qu'est aujourd'hui fait le son des plus grands parmi les plus grands : Fela R. Kuti (Nigéria), Milton Nascirnento (Brésil)... On trouvera la comparaison inutile, mais le rapprochement [PAGE 139] n'en vaut pas moins la peine. Jamais la comparaison n'abolira les singularités, à ce niveau. Que voulais-je dire ? Qu'entre Luambo Makiadi et Fela R. Kuti, il n'y a précisément rien de comparable.

P. NGandu Kashama n'a rien compris à la musique congolo-zaïroise, qui a écrit sur elle, dans L'Afrique littéraire et artistique, des banalités puritaines, des imbécilités triviales et poujadiste. La musique congolaise a connu, au milieu des années soixante-dix, une secousse sismique, qui a donné naissance à des orchestres nouveaux, aux Structures flottantes, mobiles, balayant ainsi quelques vieux dinosaures. Quelques gouvernements, apeurés, se sont empressés de jeter un mauvais sort pour étouffer cette révolution musicale, s'efforçant de la contrôler, ici comme ailleurs, le pouvoir a peur des sons et des bruits qu'il ne diffuse pas. Il veut juguler les bruits hors pouvoirs.[2] Il fait entonner aux musiciens des petites chansonnettes où ne transparaît qu'une volonté serve.

C'est ce que fait souvent Makiadi, à Kinshasa. On le dit « moraliste ». Au mauvais sens du mot. On le dit maître du « bon sens ». C'est ce qui achève de le rendre écœurant. Voilà une musique balourde ! voilà une musique pour phallocrates ratatinés. Une vieille ombre m'a dit l'autre jour que les Paroles des chansons de Makiadi reflètent (sic) le « discours amoureux du bantu » (re-sic). Quoi ? Ce fossile qui, en conséquence, ne sait pas innover, serait un « bantu amoureux », un vieux Werther survivant et bantufié ? Sacrebleu !

Qu'on ne compte pas sur moi pour seriner cette mauvaise musique qui conforte et consolide l'instinct des hypocrites et des pachydermes ! je ne m'adresse qu'aux amoureux de la musique, aux heureux amoureux de la « rebel music ». Car, comme dit Wole Soyinka dans The lion and the jewel, « si la tortue ne peut pas tomber, cela ne veut pas dire qu'elle puise tenir debout ».[3] N'est-ce pas là un beau proverbe, qui contient plus de sagesse que la « sagesse » ronronnante de Franco et des siens ? [PAGE 140]

La musique de Franco n'est pas à la hauteur des musiques immoralistes, que dis-je, elle n'est pas assez musicale.

Refermons cette longue parenthèse et revenons, oui, revenons à cette musique jamaïcaine dont nous avons commencé à parier tout à l'heure. Revenons-y, écoutons, réécoutons ce vent qui souffle aux Caraïbes. Il nous faut l'écouter, l'entendre, le respirer.

Quelques phrase du Montego Bay Festival (3-7 juillet 1979) symbolisent, dans Reggae Smuplash, de Stefan Paul (R.F.A.) cette musique qui, d'après l'un de ses meilleurs chanteurs, « apporte la force du rythme au peuple ».

Quelques noms, dont on a maintenant l'habitude, se sont retrouvés, devant un public de plusieurs milliers de spectateurs : Peter Tosh, Third World Band (eux venaient d'Angleterre), Winston Rodney et ses compagnons du Burning Spear, Marley. Ce film vaut, en somme, plus que la peine d'être vu.

(mars 1980)
Ange-Séverin MALANDA


[1] Deux films, qui sont sortis il y a quelques mois, présentent des portraits de Noirs dans l'univers qu'ils reconstituent : Le mariage de Maria Braun de Rainer Werner Fassbinder (R.F.A., 1979), et Le règne de Naples de Werner Schoeter (R.F.A., 1978). Dans l'un et l'autre, la présence du Noir ne se déduit que de son rôle sexuel (et, relativement, économique) dans l'Europe de l'immédiat après la Seconde Guerre mondiale. Dans l'un et dans l'autre encore, les deux Noirs viennent d'Amérique. Ils sont soldats et, en même temps qu'ils subviennent aux besoins culinaires des familles qu'il fréquentent, ils font l'amour avec la fille de cette famille. C'est à croire que les Noirs Américains ont été les annonciateurs du plan Marshall ! Ces deux films traînent, en tout cas, sur l'image du Noir dans le cinéma européen, des indices saisissants. Le Nègre n'existe là qu'en tant qu'il est et reste figurant. Dans Le mariage de Maria Braun, le soldat meurt, assassiné alors qu'il déshabille M. Braun et s'apprête à coucher avec elle, tandis que dans Le règne de Naples, la fille que le soldat quitte après avoir « abusé » de son corps (avec le consentement de la mère) ne pourra se remarier, et mourra.

[2] Cf. Jacques Attali, Bruits, presses universitaires de France, 1977.

[3] Traduction : Le lion et la perle, éditions CLE, Yaoundé, 1973.