© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 110-116



L'AFRICANITÉ COMME IMAGE DE LA FOLIE

Odile TOBNER

1 – Les Possédés

La figure du fou est une création de l'homme raisonnable, c'est-à-dire de celui qui a le pouvoir de désigner l'autre comme fou au nom d'une raison qu'il s'attribue exclusivement, et surtout le pouvoir d'être cru lorsqu'il le dit, ce qui est une question d'autorité. Comme la distinction entre ce qui est rationnel et ce qui ne l'est pas demanderait trop de capacité et d'effort intellectuels pour être fondée sur un raisonnement dont la perfection serait parfaitement et universellement démonstrative, on lui a substitué, dans la pratique, la distinction entre ce qui est normal et ce qui ne l'est pas. Le jugement se fait alors de façon immédiate et instinctive, mais il varie suivant les cultures. Chaque société a ses fous, ce ne sont pas les mêmes partout Ces inadaptés, les sociétés modernes, qui se veulent scientifiques, les traitent scientifiquement comme des malades, les sociétés à fondement religieux y voyaient l'incarnation d'un mal métaphysique et le traitaient en conséquence. C'est ainsi que, dans l'histoire des idées, tout un vocabulaire s'est forgé pour désigner les comportements et les psychismes anormaux, soit que ces comportements soient considérés comme pathologiques par principe par un rationalisme qui n'est, bien souvent, qu'un conformisme, soit que, parmi ces comportements, une distinction soit faite, dans les [PAGE 111] sociétés qui exploitent l'irrationnel, entre le bien et le mal, c'est-à-dire, là aussi, le conforme et le non-conforme, entre le prêtre, le mystique, le sorcier et le possédé.

Il est remarquable, après avoir évoqué le substrat historique de la formation de ce vocabulaire, de constater l'emploi fort peu innocent qu'en font les sciences humaines qui étudient les sociétés qui leur sont exotiques. Elles réutilisent en effet des mots fortement marqués comme « sorciers », « possession », mais en leur prêtant comme contenu le sacré « normal », non « déviant », qui fonctionne officiellement dans ces sociétés, sacré qui ne s'en trouve pas moins, de ce fait, nettement dévalorisé. Le fait que quelques religions exotiques, Bouddhisme, Islam, ont échappé à ce vocabulaire vient peut-être de la résistance qu'elles ont opposée à l'intrusion de la science, du fait que leurs sociétés ont été moins radicalement vaincues et conquises. Les clercs d'aujourd'hui sont les héritiers des habitudes mentales et du vocabulaire des clercs d'autrefois, grands observateur, grands connaisseurs et grands experts en sorcellerie et possession pour le compte de l'Eglise. Le pouvoir change, les experts restent.

Le terme « possédé » pour désigner un individu qui présente, dans son comportement, un certain nombre de symptômes d'anormalité qui se produisent dans certaines circonstances, est donc originellement péjoratif. Ce terme s'est généralisé au XVIIe siècle à la suite de la célèbre affaire des Ursulines de Loudun et du fait de la fréquence des affaires analogues pendant la même période, ou on a assisté, de façon tout à fait remarquable, à une prolifération des possessions. Auparavant les spécialistes désignaient le possédé par le nom d'« énergumène », mot remarquablement significatif, qu'on le considère dans son acception moderne, très élargie mais toujours péjorative, ou dans son étymologie qui signifie quelque chose comme « inspiré ».

Si tous les inspirés se trouvent être le siège de phénomènes qui échappent à leur volonté, cette aliénation de leur personnalité peut être attribuée a différentes causes qui toutes évoquent une puissance mystérieuse, obscure, tyrannique, que ce soit la divinité, le démon, le génie poétique, le sur-moi, la maladie mentale.... selon les diverses interprétations qui peuvent être proposées par le sujet lui-même ou par les observateurs. De la Pythie à l'hystérique en passant par les prophètes, mystiques, [PAGE 112] stigmatisés, voyants et possédés sans oublier le poète romantique, on a le choix. mais, quoi que dise ou fasse l'inspiré, il forme avec celui qui ne l'est pas, avec son public, un ensemble déterminant, puisque son statut dépendra de la réaction sociale à son comportement, vénération populaire devant une manifestation de la divinité, répression des instances religieuses et sociales qui se sentent menacées, curiosité extraordinairement intéressée et rien moins que neutre des intellectuels et des savants, ou de ceux qui se disent tels. L'étude du psychisme est un domaine qui engendre en effet plus de discours que de connaissances, on est tenté même de dire que le discours y est d'autant plus envahissant que les connaissances sont plus maigres, ce qui ne l'empêche pas de remporter un énorme succès par tout ce qu'il véhicule, sous couvert de science, de préoccupations bien à l'abri, elles, de toutes curiosités scientifiques indiscrètes.

Pour reprendre l'exemple des possédées de Loudun, qu'y eut-il de plus inconvenant que leurs contorsions sinon le cercle des regards des spécialistes et des doctes qui les scrutaient et les interrogeaient avec une fascination gourmande. Une exposition récente a montré les clichés que les médecins, à la fin du XIXe siècle, ont fait des hystériques qu'ils étudiaient à la Salpêtrière. Ces photographies « scientifiques » ne nous apprennent rien sur l'hystérie, mais quelle mine de révélations sur les « savants » par contre. Des gens si « comme il faut », quelle perversité !

Tout discours scientifique qui prend l'homme pour objet doit savoir désormais à quelles rétorsions il s'expose. Ce serait vraiment trop simple si on pouvait parler impunément et impudiquement de ce qui demanderait une infinie délicatesse et une modeste circonspection dans l'exploration, au lieu d'un présomptueux étalage de sensationnel facile. Un exemple concret de ce type d'observation et de ce qui s'y révèle est fourni par Les maîtres fous de Jean Rouch, court-métrage d'une vingtaine de minutes sur une secte africaine de possédés. Ce film court abonde en longueurs, peu d'images et toujours les mêmes, une très mauvaise qualité technique, les images sont floues et mal éclairées. Ces défauts sont présentés comme étant dus à la difficulté de filmer un tel sujet, et le maigre résultat comme constituant un exploit de la part du cinéaste et de sa femme, qui en sortirent si éprouvés [PAGE 113] moralement qu'ils mirent « des mois à s'en remettre », selon le texte de présentation du film. Pourquoi mendier ainsi l'approbation par un chantage de cancre ? Son devoir ne vaut rien, mais il s'est donné tant de mal. Ne valait-il pas mieux renoncer à montrer ces image ? C'eût été dommage puisque tel qu'il est le film a été porté aux nues par la critique. Que montre-t-il donc d'essentiel, qui soit de nature à transcender la médiocrité de la forme ?

Des citadins d'une grande ville d'Afrique occidentale se réunissent, le week-end venu, pour se livrer, au sein de leur secte, à des séances de possession. Il faut noter, d'emblée, un point capital : dans ce film documentaire toutes les informations et explications sont données par une voix off qui commente les images. Il n'y aura jamais la moindre communication entre les acteurs, humains, de ce film et le spectateur. Dans un bon documentaire, l'image se passe, à la rigueur, de commentaire. On peut nous montrer ainsi les mœurs des lions, la flore de java ou l'architecture de la Crète. L'essentiel est dans ce qu'on voit. Dans le cas des Maîtres fous, on imagine mal ce qui resterait du film sans le commentaire, qui nous apprend, par exemple, que telle contorsion a tel sens. Le matériau brut de l'image serait insignifiant, bien que fort spectaculaire, sans la traduction qui en est faite par la voix off, péremptoire et omnisciente. Mais qui songerait à s'interroger sur cet amalgame, alors que l'ensemble image-commentaire semble si évident au spectateur crédule ? La voix savante parle et nous dit ce qu'il faut voir dans ces images floues et inconsistantes, mais pas innocentes. jugez-en.

La première phase du rituel de la secte consiste à égorger un chien. On nous montre la victime, un de ces corniauds dont l'allure de brave toutou assurerait un infaillible succès à une campagne de propagande de la Société Protectrice des Animaux. Le cérémonial d'exécution d'un animal est un lieu commun, un ingrédient typique dans l'arsenal des images destinées à la vulgarisation folklorique des cultures du tiers-monde, par le roman, le reportage et, maintenant, le tourisme. Pourquoi la curiosité va-t-elle chercher si loin et honore-t-elle de tout l'appareil de la connaissance un spectacle culturel qu'elle pourrait trouver dans n'importe quel abattoir ? En quoi l'égorgement du poulet est-il si différent dans la cour de la ferme et dans une cérémonie du [PAGE 114] vaudou? Question béotienne, tout est différent, il faut être stupide pour ne pas voir cela. Tout, sauf le fait, bien sûr. Mais en sciences humaines le mode est tellement plus important que le fait qu'il le masque totalement, si bien que nous croyons étudier des faits quand nous n'étudions que des modes. Il est très important d'étudier des modes, mais il est encore plus important de savoir ce que l'on étudie. Tout cela pour dire que quelques plans d'égorgement d'animaux dans les cours de ferme et les abattoirs ne feraient pas de mal, de temps à autre, dans les reportages. Ce serait moins photogénique? Mais quoi ! on travaille pour l'amour de la science ou pour le tape à l'œil ? On remarquerait ainsi qu'il y a des gens qui égorgent un animal en public et qui boivent son sang en chœur et en grande cérémonie, d'autres qui égorgent des animaux à la sauvette et qui par ailleurs se réunissent en grande cérémonie autour d'une boisson en disant : « Ceci est le sang de l'agneau, buvez. » Bizarrerie des mœurs. Il y a encore plus bizarre : les uns s'acharnent à cacher chez eux, par toutes sortes de dérobades de censures et de métaphores, ce qu'ils se précipitent pour voir et faire voir chez les autres. Or s'il y a une modalité spectaculaire, c'est bien la possession. C'est ce qui, dans le second temps du rite, nous est donné à voir. Avec une extrême complaisance on contemple longuement, par caméra interposée, des contorsions difformes, des gesticulations démentes. C'est pauvre, laid et répétitif cependant comme spectacle. Les gros plans sur les visages atteignent le point culminant dans le hideux, puisqu'ils nous sont montrés exorbités, bien sûr, pour ce qui est du regard humain, mais surtout bavants. Ce dernier trait, particulièrement répugnant, on en conviendra sans fausse pudeur, est particulièrement mis en relief à diverses reprises. Le langage brut de ces images est aussi gros que terrifiant, on y reviendra. Il faut d'abord rendre compte de ce qui nous est doctement fourni comme interprétation de ces mimiques démentes. C'est, en effet, le plus piquant de l'affaire. Ces Africains sont possédés, paraît-il, par des Blancs. Les contorsions de l'un figurent un général, celle de l'autre la femme du gouverneur, un autre mime une locomotive. On nous fournit précisément quelques images des modèles. Images élégantes, harmonieuses. Quoi de plus beau qu'une armée qui défile au pas en uniforme? Un vrai repos pour les yeux que ce spectacle donné [PAGE 115] par de beaux, paisibles, souriants personnages officiels, si à l'aise et si à leur place dans leur rôle de « moi idéal ».

On voit quel champ est ouvert pour une interprétation de l'interprétation de la possession, la où commencerait véritablement l'analyse des phénomènes et la découverte des faits, en levant l'hypothèque et le masque des modalités. Vain espoir, le discours en restera au premier degré. Mais la conclusion nous réserve encore quelques surprises. Revenus à leurs modestes occupations de la semaine, les membres de cette secte de possédés sont montrés, qui montant la garde, qui terrassant des tranchées, qui vendant des beignets sur le marché. Ils arborent alors, eux aussi, de larges et paisibles sourires d'Africains naïfs et sans arrière-pensées... mais pas sans arrière-images, car le montage, astucieux, juxtapose à chaque image paisible, l'image bavante du même en transe. Meurtrière juxtaposition. On ne peut pas ne pas lire son sens implicite : en chaque Africain paisible sommeille un fauve enragé. L'auteur se livre peut-être à une excellente analyse de ses propres fantasmes, mais, en ce cas, il ne devait montrer son film qu'à son psychiatre. En fait c'est lui qui se pose, pour finir, en psychiatre. Après avoir parlé de secte, on tombe dans le médical. Ces séances de possession seraient une excellente thérapeutique, supérieure à tout ce qui se pratique en Occident (mais si, mais si, nous avons beaucoup à apprendre de ces cultures !) pour ce qui est de la normalisation du psychisme. Si on comprend bien la signification des symptômes décrits, ces Africains souffriraient d'un syndrome de dominés, dont ils se débarrassent périodiquement par psychodrame, ce qui leur permet d'accepter leur statut le reste du temps. Vive la possession, sinon les Africains, malheureux psychiquement, pourraient bien faire la révolution. On ne fait pas mieux comme cynisme, dont ce n'est pas une circonstance atténuante de dire qu'il est largement, sinon totalement, inconscient. Le rôle social de la psychiatrie s'avoue ici sans fard : normaliser l'individu en lui faisant accepter ce qu'une situation peut avoir d'irrationnel.

Plusieurs remarques peuvent être posées comme sujet de réflexion. Le fait que la possession, pas plus que toute autre forme de folie, ne peut être étudiée en soi. La prolifération des cultes à possession n'est pas le trait d'une culture dans l'absolu, mais le produit de certaines circonstances. l'Europe, au moment [PAGE 116] de s'engager dans la civilisation technicienne, à l'aube des temps modernes, a connu une extraordinaire épidémie de possessions, où s'exprimaient et se purgeaient d'insupportables tensions sociales. On est surpris de l'amnésie, ou de l'ignorance, concernant des traits importants de leur propre culture, qui caractérise certains spécialistes des cultures exotiques. Ils « découvrent » ainsi comme singuliers, des phénomènes qui ont déjà donné lieu à une foule d'observations, dont ils pourraient profiter. On est obligé alors de remettre en cause les motivations profondes de leur démarche qui relève moins de la science que d'une sorte de transfert d'une enquête qu'ils n'osent pas entreprendre en des domaines qu'ils se sont laissé interdire.

Une telle interprétation apparaît comme extrêmement plausible quand on fait l'hypothèse suivante. Imaginez qu'un admirateur de la culture européenne veuille en donner une image saisissante, dans ses véridiques, ténébreuses et fascinantes profondeurs. Il pénétrera en ces lieux où se célèbrent les messes noires de la civilisation, il nous montrera les scènes qui se déroulent dans les asiles psychiatriques, les visages, les gestes qui iront faire connaître et aimer l'Europe en de lointaines contrées... Qui a dit que Jean Rouch n'était pas un grand ami de l'Afrique?

Odile TOBNER