© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 101-109



LES GRANDES LANGUES VÉHICULAIRES AFRICAINES:

INFRASTRUCTURES ET STATISTIQUES

C.M.B. BRANN

Les remarques ci-dessous concerneront, d'une part, le compte rendu de l'article de S.N. Kassapu intitulé « Pour deux langues de communication africaines » publié dans cette revue[1], et, d'autre part, une présentation commentée d'autres sources de statistiques des grandes langues véhiculaires (glv). La nécessité pour le développement de telles langues en Afrique présentée par M. Kassapu – autres que les exolectes – est un argument irrésistible, sauf qu'il n'est pas possible pour tous les élèves africains d'apprendre deux de ces langues à la fois, le hausa et le swahili surtout au moment où la plupart des pays africains subsahariens luttent encore pour retrouver leur personnalité culturelle à travers leur lingua franca nationale. En tant que spécialiste de planification linguistique, je proposerais plutôt que l'une OU l'autre des deux langues soit apprise à un certain niveau de l'école secondaire – en l'occurrence la langue la plus représentative soit de la région Ouest, soit de l'Est et du Centre. D'après les nouvelles politiques sur les langues nationales dans l'éducation, on demandera à un [PAGE 102] élève togolais d'apprendre l'EWE ou le KABIE, en plus de sa langue première (L1). Quant au Nigérian, conformément à la politique linguistique nationale de 1977, il aura à apprendre l'une des trois principales langues (hausa, igbo, yoruba) qui n'est pas non plus sa langue première, etc. Il ne nous semble donc pas faisable d'imposer deux langues panafricaines de grande communication comme il en a été question dans l'article de M. Kassapu.

M. Kassapu a, cependant, bien souligné les difficultés de communication qui existent entre les chercheurs des pays anglophones et francophones, ce clivage étant dû aux séquelles de l'héritage colonial.

    L'Afrique dans ce domaine (i.e. de la coopération scientifique et technologique) se divise en deux blocs bien distincts – le bloc francophone et le bloc anglophone. La plupart des chercheurs francophones sont imperméables à l'anglais; ils n'imaginent pas que l'on puisse travailler dans une autre langue que la langue française dans leur spécialité; la situation est encore plus marquée du côté des anglophones[2].

Il y a, évidemment, des exceptions à cette règle, mais d'une façon générale l'auteur semble bien exprimer ce hiatus regrettable de coopération entre les deux blocs, auxquels on aurait pu ajouter un autre, plus restreint et moins distinct, de création récente à savoir le « bloc » lusophone[3].

Ainsi, on pourra suggérer que le français et l'anglais dans les pays anglophones et francophones respectivement et les deux dans les Etats lusophones, deviennent obligatoires au niveau universitaire, au moins pour la compréhension écrite, i.e. la capacité de lire avec aisance des ouvrages techniques et professionnels écrits dans l'une ou l'autre des deux langues. Car, à ce niveau international de la recherche scientifique et de la recherche en général, il n'y a pas encore, à notre connaissance, du moins pour le moment, de substitut aux langues de communication internationale qui [PAGE 103] puisse être considéré comme un instrument neutre de transfert du savoir.

L'article de A. Kom, « La langue française en Afrique noire post-coloniale »[4] semble refléter le même point de vue ci-dessus, bien que, à prime abord, la « neutralité » de l'anglais en tant que langue de communication internationale[5] soit plus certaine que celle du français, avec son mouvement politico-culturel de « francophonie »[6] Le rôle que jouent ces deux langues de communication internationale en Afrique, et le besoin qu'elles ont d'une meilleure collaboration entre elles, ont fait l'objet d'une bonne analyse par Mme Carew Treffgarne[7].

M. Kassapu a aussi raison quand il dit que les « francophones », parmi les chercheurs, sont, à l'heure actuelle, plus à même de combler ces lacunes que leurs collègues « anglophones ». Les sources de documentation dans les écrits des uns et des autres montrent bien l'étendue et les limites des deux blocs dans la langue de l'autre.

Cependant, ces handicaps, relatifs aux problèmes de documentation de l'autre « bloc », sont présentés, dans l'article de M. Kassapu, concernant les chiffres cités pour les langues glv africaines. En se basant sur la statistique établie par le Pr. Alexandre dans son livre Langues et Langage en Afrique noire[8], [PAGE 104] M. Kassapu n'a fait que se référer aux données de la période avant l'indépendance qui devraient être mises à jour et auxquelles il faudrait donner de nouvelles interprétations. Ainsi à la page 76 de son article, M. Kassapu qualifie la zone et l'étendue de l'influence du hausa[9] de « soudanais, Nigéria, Niger et noyaux isolés dans toutes les villes d'Afrique soudanaise – 10 millions de locuteurs »[10]

Un certain nombre d'études bien connues relatives au hausa, l'[11] une des deux langues de large diffusion (glv) proposées pour l'Afrique, sont disponibles et pourront permettre d'ores et déjà aux chercheurs de mieux apprécier la teneur de cette proposition. Tous ces ouvrages de référence, et beaucoup d'autres encore, donnent des indications sur la répartition des locuteurs hausa, ainsi que l'avait déjà bien montré A.H.M. Kirk-Greene dans son article intitulé « The linguistic statistics of Northern Nigeria : a tentative presentation », mais cet essai de présentation était basé sur les recensements nigérians de 1952 et 1962-1963. Eût-il utilisé les données récentes qu'il lui aurait apparu évident que le Nigéria comprend, à lui seul, 29 % des locuteurs hausa comme L1 et 21 % comme L2, atteignant ainsi 50 % du total de la population. Selon les estimations modérées, la population du Nigéria serait de l'ordre de 70 millions d'habitants (les chiffres officiels indiquent 80 millions), ce qui nous donnerait une population de 35 millions de locuteurs hausa. [page 105] Au Niger, Heine[12] a estimé cette population à 48 % pour L1 et 15 % pour L2, totalisant ainsi 63 %, soit 3,02 millions de la population actuelle. Le hausa est parlé comme lingua franca (glv) dans les parties nord du Bénin (Dahomey), du Togo, Ghana, Cameroun et du Tchad, sans compter un grand nombre de locuteurs hausa installés sur le parcours du désert lors des pèlerinages de La Mecque. Force nous est donc de dire que pas moins de 40 millions d'individus utilisent le hausa quotidiennement soit comme L1, soit comme L2 ou même comme L3. Ce n'est donc plus 10 millions comme nous l'avait avancé le Pr. Alexandre ou 25 millions selon Kirk-Grenne.

Ensuite vient le Peul[13] à qui M. Kassapu a attribué 5 millions de locuteurs[14]. Selon Hayes[15] il y a quelque 12 millions de Fulbé éparpillés dans le « Soudan occidental », du Sénégal au Cameroun. Mais de ce nombre, beaucoup d'identificateurs ethniques ne parlent plus leur langue, s'étant assimilés aux locuteurs urbains de hausa, un point de vue qui a déjà été clairement exprimé par Kirk-Greene. Le recensement nigérian de 1963 a fait apparaître 8 millions de Fulbé dont certainement moins de la moitié parlent la langue quotidiennement, et dont beaucoup l'ont complètement oubliée[16]. Malgré cela, le chiffre avancé par M. Kassapu [PAGE 106] en citant Alexandre semble trop petit. D'autre part, à l'exception du Nord Cameroun (Adamawa), le Fulfuldé n'est pas utilisé comme langue de grande communication, mais plutôt comme ethnolecte, i.e. identificateur ethnique. A cause de cela, on aurait pu l'omettre complètement de cette étude qui traite surtout des grandes langues véhiculaires, distinctes des langues à vocation ethnique.

On pourrait en dire autant du rwanda-rundi (kinyarwanda et kirundi) qui, selon MM. Kassapu et Alexandre, compte environ 5 millions de locuteurs. Mais puisque dans les deux pays plus de 95 % de la population parlent la langue nationale/officielle[17], et puisque cette langue est aussi parlée par quelque 10 % de la population du Zaïre (« Congo L » selon M. Kassapu), i.e. plus de 2,5 millions, et utilisée comme ethnolecte aussi bien en Uganda qu'en Tanzanie, on peut estimer sans crainte le nombre de locuteurs de cette langue à 10 millions (les deux formes « nationales » constituant ,effectivement une seule langue). Cependant, puisque cette langue est un ethnolecte plutôt qu'un métalecte, son utilisation comme langue de grande communication pan-africaine est hors de question.

Le yoruba est la cinquième langue ayant plus de 5 millions de locuteurs dont nous entretient M. Kassapu. Il est parlé au Nigéria, au Bénin (Dahomey) et au Togo. Néanmoins, selon le recensement nigérian de 1963, le yoruba comptait alors 11,32 millions de locuteurs, soit 20,33 % de la population de naguère, faisant ainsi un total de 14 millions de la population actuelle (l'augmentation naturelle annuelle étant de 2,5 %), sans compter les nombreux locuteurs frontaliers de yoruba comme L2. Malgré ce chiffre élevé, le yoruba est essentiellement un ethnolecte. C'est aussi le cas du igbo (sic) dont M. Kassapu n'a pas fait cas, et qui compte les 16,6 % de la population nigériane, soit 11,6 millions de locuteurs comme L1, selon les estimations modérées. Le igbo est aussi utilisé comme L2 par quelques groupes de minorités du continent africain, il doit être considéré comme un ethnolecte limité aux frontières d'un seul Etat africain.

Mais il doit certainement y avoir d'autres langues de grande [PAGE 107] communication en Afrique sub-saharienne, ayant chacune plus de 5 millions de locuteurs. Ainsi le mandinka, par exemple (terme utilisé pour désigner les différentes langues mandingues à l'Ouest) et les langues « bantoues » au sud de l'Afrique pourraient compter chacun plus de 10 millions de locuteurs.

Le swahili, principal candidat parmi les langues véhiculaires pan-africaines est parlé, selon MM. Kassapu et Alexandre (p. 76 de l'article), dans les Comores, au Zanzibar (sic), le Kenya, le Tanganiyka (sic), la Somalie, le Congo L (sic), l'Uganda et la Zambie, et compterait environ de 12 à 15 millions de locuteurs. C'est toujours la même langue à laquelle M. Kassapu a attribué 70 millions de locuteurs en faisant valoir que toute la population (sic) du Burundi, du Kenya, de l'Ouganda, du Malawi, du Rwanda, de la Tanzanie et une partie de celle du Mozambique, de la Somalie, des Comores, de la Zambie et du Zaïre la parlent. Cette hypothèse ne correspond pas aux autres sources d'information selon lesquelles le Rwanda-Burundi n'aurait pas plus de 10 % de locuteurs utilisant le swahili quotidiennement comme langue véhiculaire urbaine, le kinyarwanda étant la seule langue indigène homogène ayant à la fois le statut national et officiel (= 0,85 million); qu'en Tanzanie, pas plus de 80 % de la population utilisent le swahili en tant que langue nationale et officielle (= 12 millions); qu'au Kenya, pas plus de 65 % (= 9,1 millions); qu'au Zaïre, pas plus de 32 % (= 7,97 millions)[18] et qu'en Ouganda, seulement 35 % (= 4,2 millions) l'utilisent, alors que les Comores utilisent un dialecte du swahili, le comorien (0,344 million). Le nombre total des locuteurs du swahili est donc estimé à 34,5 millions, et non 70 millions.

En prenant une vue d'ensemble, nous pourrions estimer à 40 millions de locuteurs respectivement en Afrique de l'Est, en Afrique Centrale et en Afrique de l'Ouest pour le swahili et le hausa, en tant que langues à caractères dynamique et de grande expansion. Seulement, la grande différence entre les deux langues réside dans le fait que, alors que les populations deviennent hausa, i.e. elles adoptent la langue comme leur langue maternelle et avec elle son [page 108] ethnicité[19], le swahili est la langue maternelle d'une petite minorité, la plupart des locuteurs l'utilisant seulement comme L2 ou L3. Cela veut dire que le swahili est moins ethnocentrique que le hausa, même si les deux sont utilisés d'une façon extensive comme grande véhiculaire. Les deux langues ont chacune leur centre de standardisation qui fonctionne : le swahili a le sien à l'Académie près de l'Université de Dar-es-Salaam (adapté avant l'indépendance de Inter-Territorial Comité de l'Afrique de l'Est pour le swahili[20], et le hausa à la Commission pour la Langue Hausa[21], actuellement connue sous le nom de Centre d'Etudes pour les Langues Nigérianes, au sein de l'Université Bayero, à Kano.

Cependant, il y a plus de consensus international sur la planification du corpus swahili (standardisation, modernisation), ceci étant dû à l'existence antérieure d'un Comité International (opérant à l'intérieur des « Etats anglophones »), alors que la standardisation du hausa semble être une affaire intra-nigériane, personne n'ayant tenu compte dans ce pays des recommandations des différentes réunions organisées par l'Unesco; c'est une fois de plus un exemple des difficultés de dépasser les frontières d'avant l'indépendance. [PAGE 109] Cependant, puisque 70 % de locuteurs hausa vivent à l'intérieur des frontières du Nigéria, il est possible de penser que la majorité l'emportera.

Ainsi donc, bien que nous soyons d'accord sur la proposition du hausa et du swahili comme grandes langues véhiculaires pour le continent africain, il n'en demeure pas moins que leur position géo-linguistique et sociolinguistique aurait pu être présentée avec beaucoup plus de détails et le nombre de leurs locuteurs avec plus d'équité. L'argument de M. Kassapu selon lequel, en Afrique, on devrait apprendre l'une des deux langues de grande communication, comme en Europe on apprend une autre langue européenne – en général celle du pays voisin – est certainement bien fondé et recevable à l'heure actuelle.

C.M.B. BRANN
Department of Languages & Linguistics
University of Maiduguri, Nigeria.


[1] S.N. Kassapu, « Pour deux langues de communications africaines » in Peuples Noirs-Peuples Africains (2-12, nov.-déc. 1979, pp. 60-84).

[2] Op. cit.

[3] (de Lusitania : Portugal.)

[4] A Kom, « La langue française en Afrique noire post-coloniale » in op. cit. pp. 47-59.

[5] J. Fishman at al (éds.), The spread of English : the sociology of English as an additional language, Rowky, Newbury Nouse, 1977.

[6] B. Weinstein, « Francophonie-International languages in politics », in A. Verdoot & R. Kjolseth (éds), Language in sociology, Louvain, Peteers, 1976, pp. 265-304.
– Culture Française (Paris), numéro spécial 1967/3 : « Colloque sur la langue française en Afrique » contient des études sur le rôle du français en Afrique francophone et anglophone par Barbedor, Cornevin, Girard, David et al. Le numéro spécial 1977/2 : « Francophonie » contient un article important sur la comparaison entre les groupes politico-linguistiques utilisant l'arabe, l'anglais et le français (Ligue arabe, le Commonwealth et la francophonie).

[7] Carew Treffgarne, The role of English and French as hmguages of communication between anglophone and francophone West african States, London, African Educational Trust, 1975.

[8] Au Nigéria, on écrit hausa, alors que dans les pays francophones l'orthographe varie : haussa, haoussa, hawsa.

[9] Kassapu, op. cit., p. 76.

[10] D.G. Morrison, Black Africa – a comparative handbook, New York Free Press, 1972 – B. Grimes (éd.), Ethnologue. Huntingdon Beach, Wycliffe Bible Society, 1978.

– Berne Heine, Sprache, Geseilschaft und Kommunikation in Afrika, München, Weltforumverlang, 1979. – Daniel Barreteau (éd.), Inventaire des Etudes linguistiques sur les pays d'Afrique noire d'expression française et sur Madagascar, Paris, Conseil International de la langue française, 1978.

[11] A.H.M. Kirk-Green, « The linguistic statistics of Northern Nigeria : a tentative presentation » , in African Language Review, 6.19. no. 75-101.

[12] Berne Heine, op. cit.

[13] Variantes de l'orthographe du mot peul et autres terminologies : peulh, poulaar, Pula. Fulfulde, Ful.

[14] Kassapu, op. cit., p. 76.

[15] Hayes, 1977, cité par Ethnologue, 1978.

[16] Le maintien de l'identification ethnique sans la langue dans le cas des immigrants intra-muraux ou inter-nationaux est un fait connu. Aux Etats-Unis, bon nombre de personnes continuent de se considérer comme « allemands », « suédois », « polonais », etc. sans pour autant garder leur langue ethnique, la société américaine les ayant contraints à cette glottophagie. Il en est de même en Afrique où les grands groupes linguistiques sont composés d'individus qui ont été assimilés/incorporés dans le groupe ethnique, la différence entre eux étant seulement la période de cette assimilation. Ainsi les yoruba et les kanuri ont-ils depuis longtemps assimilé d'autres groupes, le dernier ayant perdu un grand nombre de ses usagers à l'heure actuelle, et le premier ayant maintenu ses locuteurs. Le groupe hausa, par son dynamisme, absorbe actuellement beaucoup de groupes linguistiques minoritaires, tandis que le igbo se stabilise seulement maintenant, sous la pression des autres grands groupes.

[17] Annuaire 1979 publié par Jeune Afrique : la population des deux Etats, selon Jeune Afrique, atteindrait 8,640 millions d'habitants.

[18] Mudimbe in Barreteau, op. cit.

[19] Sur le développement ethno-linguistique du hausa, consulter les ouvrages ci-dessous D.H. Westerman, Die Volkswerdung der Hausa (les Hausa deviennent une nation), Berlin, Akademi-Verlag, 1950, 44 pp.;

– Frank A. Sadomone, « Becoming Hausa-ethnic identity change and its implications for the study of ethnic pluralism and stratification P , in Africa, London, 45/4, 1975, pp. 410-23;

– J. Paden, « Language problems of national integration in Nigeria : the special position of Hausa », in J. Fishman et al. (éd.) Language problems of developing nations. New York, Wiley, 1968, pp. 199-214;

– Petr Zima, « Hausa in West Africa – remarks on contemporary role and functions», in Fishman, op. cit. pp. 365-80; – Mahdi Adamu, The Hausa factor in West African history, Zaria & Ibadan, Ahmadu Bello Univ. P. & 0.U.P, 1978;:

[20] Wilfred Whiteley, Swahili, the rise of a national language, London, Methuen, 1969;

– M. Abdulaziz, « Triglossia and swahili-English Bilingualism in Tanzania »,, in Language in Society, 1/2, October 1972, pp. 197-213.

[21] A.H.M. Kirk-Greene, « The Hausa language Board », in Afrika und Uebersee (Hamburg), 47/3, 1964, pp. 187-203.