© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 73-100



LA DORMEUSE ET LES FLIBUSTIERS

Mongo BETI

Hervé Bourges ou l'itinéraire douteux d'un Rastignac « d'extrême-gauche »


A propos de : « Décoloniser l'information », Edit. Cana, Paris 1978 et de : « Les 50 Afriques », Edit. Le Seuil, Paris 1979.

Rien n'est plus malléable, plus aisé à détourner, partant plus récupérable qu'une idée. Les sophistes en firent la démonstration la plus bruyante en même temps que la plus probante. Vingt-cinq siècles plus tard, leurs émules croient qu'il suffit d'appliquer le petit nombre de recettes que ces virtuoses du verbe et de la dialectique mirent en évidence. De tous les systèmes fondés sur la mystification et l'exploitation de populations intellectuellement désarmées, le néo-colonialisme est sans doute celui qui a le plus pressant besoin d'idéologues sophistes. L'Afrique Noire, continent particulièrement déshérité, offre à ces derniers le champ rêvé pour leurs exploits.

A la veille des indépendances de l'Afrique francophone, d'imprudents militants noirs avaient coutume de faire l'apologie du parti unique. Ils se figuraient que cette pratique était nécessairement synonyme de pouvoir populaire, se fiant [PAGE 74] à ce qu'ils croyaient connaître du modèle de l'Europe de l'Est. Ils étaient loin d'imaginer que le parti unique pût être mis au service du féodalisme et du néo-colonialisme coalisés. Avec les années 60 qui virent s'installer et triompher les dictatures francophiles, les réactionnaires africains et le néo-colonialisme s'unirent pour le meilleur et pour le pire, avec la bénédiction grandiloquente de leurs idéologues sophistes, selon qui le parti unique avait été conçu de toute éternité pour donner un visage moderne aux traditions les plus authentiques de l'Afrique profonde.

Quant au concept même de souveraineté, d'indépendance nationale, à quelles tortures ne faut-il pas l'avoir préalablement soumis pour l'appliquer à des pays tels que le Gabon, la Centrafrique, demeurés des colonies françaises dans l'acception la plus littérale du terme ?

De même des assistants techniques français, qui ne manquaient ni de culot ni de cynisme, n'ont pas hésité à forger et à mettre dans la bouche d'Ahidjo, président du Cameroun, cet agencement monstrueusement facétieux de mots, libéralisme planifié, dont il se gargarise aujourd'hui sans cesse, convaincu de définir ainsi la troisième voie dans laquelle son rare génie aurait engagé son pays, entre le capitalisme assoiffé de profit et le communisme totalitaire. Le même personnage déclare à tout venant qu'il a doté son pays d'un développement auto-centré, alors que le Cameroun, dans le même temps, gémit sous le poids des multinationales qui le dévorent à belles dents : Elf-Erap, Péchiney, C.F.A.O., I.T.T., etc.

Mais qu'importe le vocable, pourvu qu'on ait l'ivresse.

La force des sophistes français du néo-colonialisme est d'avoir compris que, l'opinion africaine ayant été replongée dans les limbes par l'avènement des dictatures, il leur suffisait désormais de charmer un public hexagonal assoiffé de virginité historique, auprès duquel n'importe quelle coquecigrue dialectique ferait fureur pour peu qu'elle déculpabilise.

Mais n'est pas habile violeur de mots qui veut. Il n'y a pas dix ans, un Jean Imbert fit lamentablement chou blanc, à une époque pourtant ou le public était bien peu exigeant. En nos temps périlleux où la contestation est perfidement embusquée à tous les coins, les Protagoras de l'assistance technique doivent s'armer d'une rhétorique plus déliée, d'une maîtrise plus insidieuse, d'une séduction plus insinuante.[PAGE 75] Hervé Bourges se persuada donc que son heure était venue. Dans le rôle de Gorgias d'un néo-colonialisme désireux de moderniser son image, considérablement ternie depuis l'avènement du libéralisme avancé, il faut reconnaître que le Breton avait infiniment plus d'atouts que le pauvre Jean Imbert.

Hervé Bourges, entre boudoir et sacristie

La crédibilité, Hervé Bourges se l'est appropriée pour ainsi dire sans coup férir; elle lui vient tout naturellement d'une double tradition d'abnégation cléricale et de prophétisme social. Fils d'un huissier de Rennes, il appartient à cette très riche bourgeoisie bretonne aussi conservatrice qu'elle est catholique, sinon croyante, où il était d'usage naguère encore que chaque famille consacre l'un de ses enfants à l'Etat, et un autre à l'Eglise, s'assurant ainsi les meilleures garanties dans les avenues du pouvoir ici-bas en même temps que dans l'au-delà. L'alliance du sabre et du goupillon n'est pas une légende ici[1].

Choisi pour servir l'Etat, Yvon, l'aîné, s'y tiendra résolument. Un service sans éclat, surtout au début : dans ce milieu, on n'est pas fait pour les ascensions éblouissantes; à la trajectoire fulgurante du polytechnicien, on préfère l'avancée [PAGE 76] oblique mais obstinée des besogneux. Yvon commence donc par une institution dédaignée par les forts en thème, mais filière commode pour les fils de famille que les carnets de notes décrivent comme moyennement doués, l'Ecole Coloniale, d'où l'on sort, après deux ans, administrateur civil en Afrique noire. Mais peu doué ne signifie pas forcément peu ambitieux, au contraire ! La preuve : Yvon Bourges est aujourd'hui ministre français de la Défense Nationale[2]. Il y a peu d'exemples d'hommes aussi ternes parvenus à cette prestigieuse fonction. Sur ce point, les deux cousins se ressemblent.

Aiguillé d'abord apparemment vers Dieu et la charité, Hervé est peut-être un indécis, éternellement écartelé entre boudoir et sacristie, chair et mystique. S'il renonce à s'enfermer dans un presbytère, c'est pour entrer à Témoignage Chrétien qui ressemble fort à une paroisse, qui est peut-être mieux, en un sens, qu'un presbytère, car on peut s'y sentir plus près de Jésus, stimulé qu'on est par cet autre héritage du catholicisme breton, légué par Lamennais, revivifié par Le Sillon de Marc Sangnier et qui s'épanouit en une extrême-gauche catholique. Avant Hervé Bourges, plusieurs de ses grandes figures d'alors finiront d'ailleurs à droite, ou même à l'extrême-droite, tel Georges Suffert dont la haineuse campagne dans l'hebdomadaire Le Point est à l'origine du meurtre d'Henri Curiel.

Pour ne pas laisser le champ libre aux militants communistes, l'extrême-gauche catholique commence à se comporter comme en terre de mission, faisant siennes les luttes des déshérités, pénétrant avec succès les milieux d'immigrés et de coloniaux. Quand éclate la Guerre d'Algérie, c'est en son sein que se recrutent le plus aisément les Français qu'on appellera plus tard les porteurs de valises, ceux qui aident, soutiennent, protègent les militants du F.L.N. pourchassés, traqués par les polices de la Quatrième République. Rédacteur en Chef de Témoignage Chrétien, feuille d'extrême-gauche, certes, mais de peu d'avenir, Hervé Bourges noue avec ces damnés de la terre de solides amitiés qui vont le mener successivement au cabinet d'Edmond Michelet, ministre de la jeune Cinquième République, homme sincère dont le sort cruel fait aux militants algériens torture la conscience chrétienne, puis, en 1962, sitôt l'indépendance proclamée, au cabinet de Ahmed Ben Bella, premier Président de la République Algérienne. Belle ascension, quoi qu'on dise. Les voies du Seigneur sont impénétrables ? Pas pour tout le monde.

En 1965, c'est l'éviction un peu trop brutale de Ben Bella par le Colonel Boumedienne. Le devoir de fidélité va-t-il contraindre Hervé Bourges à s'effacer avec son ami ? Que non ! il demeurera un important personnage ministériel de l'Algérie jusqu'en 1967, année où il devra bien laisser la place à un autochtone, algérianisation oblige.

Dieu merci, la rage de l'africanisation épargne encore l'Afrique noire dite francophone. A en croire la notice biographique, trop succincte malheureusement, qui figure au dos de ses deux derniers ouvrages, c'est pour diriger une école de journalisme interafricaine, l'Ecole Supérieure Internationale de Journalisme de Yaoundé, qu'Hervé Bourges est dépêché au Cameroun en 1970. Signalons, par parenthèse, que dans l'article qu'il consacre à son plus récent ouvrage, « Les 50 Afriques », «Témoignage Chrétien » passe complètement sous silence cette héroïque étape de la risible ascension de son ancien Rédacteur en Chef. Eprouverait-on ici et là comme un doute sur la pureté de cet apostolat ?

Car enfin sept longues années d'enseignement du journalisme, c'est-à-dire, qu'on le veuille ou non, quand on est un représentant de l'Occident chrétien, démocratique et progressiste, du caractère sacré de la liberté d'expression, au royaume d'Ahmadou Ahidjo, le dictateur d'Afrique francophone le plus sournoisement sanguinaire, le plus réactionnaire, le plus obscurantiste ! pour l'ancien Rédacteur en Chef du très gauchiste et anticolonialiste Témoignage Chrétien, ce ne fut certes pas rien.

En 1970, Ahmadou Ahidjo extermine l'extrême-gauche camerounaise depuis douze ans à la grande joie d'Elf-Erap et de Péchiney, qui tirent de l'exploitation des ressources énergétiques du pays des profits qui paraîtraient peu plausibles même dans une légende. Selon un schéma qui n'est pas sans rappeler le Vietnam de l'époque des Français, à la lutte des maquis contre la colonisation a succédé ici, après l'indépendance, une guerre civile inexpiable où Ahmadou Ahidjo joue les Bao-Daï. La grande presse française, simulant l'ignorance, n'évoque jamais cette boucherie : il doit être entendu que tout est rose dans la « coopération franco-africaine ». Tel est le background du beau pays où arrive notre Rastignac missionnaire. Vous imaginez les tourments, les affres, les frissons [PAGE 78] d'horreur, les sueurs, les palpitations, les cauchemars auxquels notre homme fut en proie au long de cette cohabitation avec l'immonde Pinochet noir.

Le hasard qui fait bien les choses veut justement qu'au moment où H. Bourges débarque à Yaoundé, un épisode particulièrement abominable de cette guerre civile, où la France est paradoxalement partie prenante, soit en gestation. Cet été-là a vu la capture d'Ernest Ouandié, le dernier chef historique de l'U.P.C., qui fut un peu le Viet-minh du Cameroun, et l'arrestation de Mgr A. Ndongmo, évêque catholique camerounais accusé de complicité avec l'U.P.C. Les assistants techniques français, qui ont, comme toujours, carte blanche, trament dans la coulisse l'effarante mise en scène des trop fameux procès de Yaoundé (matière principale de mon livre « Main basse sur le Cameroun », publié chez Maspero en 1972 et aussitôt interdit et saisi sur ordre du gouvernement français).

La radio locale diffuse complaisamment des aveux parfaitement invraisemblables de Mgr Ndongmo manifestement drogué. Le. professeur de journalisme, chrétien progressiste de surcroît, va-t-il s'élever contre cette utilisation de la bande magnétique ? Cherchez bien dans les gazettes de l'époque. Silence d'Hervé Bourges. Ernest Ouandié, Albert Ndongmo et leurs co-accusés sont au secret depuis plusieurs semaines (ils se plaindront plus tard d'avoir été cruellement torturés). Alors surgit un journaliste du Monde, le nommé Pierre Biarnès, qui, interviewant l'archevêque local, Mgr Jean Zoa, ami notoire du président Ahidjo, d'ailleurs aussi corrompu que lui, obtient que le prélat accable impudemment son subordonné, qui ne peut pas se défendre – absolvant ainsi d'avance les verdicts les plus criminels. Que fait le professeur de journalisme qui vient de débarquer à Yaoundé, ancien Rédacteur en Chef de Témoignage Chrétien de surcroît ? Rien.

On n'en finirait pas d'énumérer les troublantes abstentions de notre éminent professeur de journalisme et d'éthique chrétienne et progressiste au cours d'une affaire dont il fut témoin de bout en bout.

En réalité, malgré l'absence de preuves formelles, il y a lieu de penser, avec le recul et compte tenu de la suite des événements, que le déclenchement de l'affaire Ouandié Ndongmo et l'arrivée soudaine du professeur de journalisme ne sont pas sans liens l'un avec d'autre. La manière extrêmement [PAGE 79] subtile, exigeant de jouer simultanément sur plusieurs claviers, dont les pouvoirs franco-camerounais exploitèrent l'affaire – sujet de terreur et de démoralisation sur le plan intérieur camerounais, argument spectaculairement jeté aux financiers qui hésitaient jusque-là à venir investir au Cameroun, conflit tribal, sans signification politique pour l'opinion internationale dont il importait de décourager les élans de solidarité – exigeait la présence sur place d'un grand spécialiste de la communication, c'est-à-dire de l'intoxication. Cette hypothèse n'est-elle pas confirmée par l'attitude récente d'Hervé Bourges qui n'a pas hésité, public relations pour ainsi dire attitré d'Ahmadou Ahidjo, à organiser un voyage au Cameroun de journalistes triés sur le volet qui en sont revenus la bouche bruissante de louanges pour le dictateur et sans doute aussi la poche lestée de cadeaux, selon une tradition culturelle bien giscardienne dont l'importance a été mise en relief depuis l'année dernière avec les diamants centrafricains ?

Bien loin de manifester de la gène pendant les sept années heureuses passées au Cameroun, Hervé Bourges se taille au contraire une solide réputation d'ami du Pinochet noir, auprès duquel il passe pour avoir plus que personne ses grandes et ses petites entrées. En même temps, l'intellectuel chrétien progressiste nage comme un poisson dans les eaux fangeuses de la bourgeoisie bureaucratique locale, à laquelle il entame bientôt son assimilation hardie et tactique en fréquentant ostensiblement une Africaine. La morale n'en est nullement outragée dans un pays où chacun, jusqu'aux membres même du clergé, évêques et archevêques compris, se fait un point d'honneur d'afficher épouses, maîtresses et progénitures – quitte à prêcher pathétiquement le célibat des prêtres dans les conciles. Elle est comme ça, la bourgeoisie bureaucratique.

Il n'empêche qu'Hervé Bourges a tort de pousser un peu loin le bouchon avec son impudence de moderne Alcibiade, qu'aucune perversion ne saurait effrayer, car il va bientôt être démasqué. L'apparente inexistence d'une sensibilité collective est l'un des pièges où, en Afrique, se laisse toujours engluer l'Européen, le Français particulièrement, si médiocre psychologue des foules noires, contrairement à ses illusions.

Poursuivant l'odyssée qui va le conduire auprès de son frère médecin en Europe, un jeune clandestin camerounais [PAGE 78] est temporairement employé comme garçon d'étage dans un luxueux établissement de Libreville, où descend, chaque week-end, plus ou moins incognito, un Européen important arrivant du Cameroun. Celui-ci se prend de sympathie au fil de ses séjours pour le jeune boy dégourdi affecté à son service et finit par lui confier que c'est pour rencontrer le président Bongo qu'il vient ainsi chaque week-end à Libreville. L'Européen important, commensal assidu de Bongo, n'était autre que le ci-devant chrétien progressiste parisien Hervé Bourges. Que de chemin parcouru, au propre et au figuré, depuis le compagnonnage de Ben Bella ! La fréquentation des présidents est un opium qui ne lâche décidément plus ceux qui ont eu une fois l'imprudence d'y goûter.

Aussi est-ce sans étonnement qu'on apprend en 1976, en lisant un tract de l'opposition clandestine camerounaise, que le ci-devant chrétien progressiste parisien, grand spécialiste du journalisme du monde libre, n'était somme toute qu'un vulgaire agent du SDECE. Curieusement, quelques semaines seulement après la diffusion du tract, Hervé Bourges déguerpit sans tambour ni trompette. Il ne perd guère au change d'ailleurs, car ne le voilà-t-il pas désormais nanti dans l'Enseignement supérieur de charges auxquelles on ne parvient pas normalement sans avoir passé de durs concours, ni encore moins sans vrai diplôme, dans un pays où le recrutement des enseignants, à tous les niveaux, passe pour le plus sélectif qui soit. Une nouvelle fois, la mère Afrique se révèle un merveilleux cap canaveral des besogneux coriaces et rusés.

Quand le diable se fait ermite

Ces indications m'ont paru indispensables pour éclairer sous son vrai jour l'ouvrage dans lequel Hervé Bourges fait mine de prendre la tête des décolonisateurs de l'information. Quelle confiance inspirerait le marchand d'esclaves subitement transformé en abolitionniste enragé ? La même sans doute que le diable qui se fait ermite. De quoi s'agit-il en vérité ?

Feu le Colonel Boumedienne avait lancé peu avant sa disparition, avec le soutien enthousiaste des masses opprimées, la revendication fracassante d'un Nouvel Ordre International; ce brandon, comme jadis Bandoung, allait peut-être enflammer le tiers-monde et le précipiter dans une nouvelle croisade. [PAGE 81] Hervé Bourges se propose donc, tout en s'en tenant pour cette fois à sa spécialité, et d'ailleurs assez timidement encore, de récupérer le nouveau slogan des pauvres au bénéfice de l'ordre impérialiste. Jusque là rien que de très classique.

Ce n'est pourtant pas cela qui apparaît tout de suite au lecteur, d'abord dérouté, qui peut croire un moment se trouver en présence de l'un de ces nombreux ouvrages, dont le moins qu'on puisse dire est que leur auteur n'avait pas grand chose à dire.

Voilà un citoyen prétendu expert international, se dit le lecteur, qui a dû coûter les yeux de la tête à des gouvernements ahuris et à des foules encore plus hébétées. Sans doute désire-t-il justifier ce gaspillage aux yeux de l'opinion française et devant sa propre conscience en se posant en véritable connaisseur des affaires de ces malheureux. Il croit avoir trouvé la solution en faisant figurer son nom au-dessus d'un titre à la fois flatteur et moralisateur pour le publie de l'hexagone. Pensez donc : décoloniser, ça fait très chic chez les lecteurs de « gauche » du Nouvel-Obs.; quant à l'information, de toutes façons, tout le monde s'en fout. Décoloniser l'information, ça, c'est la trouvaille de l'année. La « gauche » sera ravie, la droite fera bof. De plus, membre de la jet society des organisations internationales, ce monsieur disposait d'une masse de documents dont il lui paraissait aisé de faire, en quelques dizaines de pages, un commentaire, fût-il hâtif et superficiel. Avec quoi ne fait-on pas un bouquin de nos jours ? Oui, ce fut cela, son calcul. Sinon pourquoi nous accabler de toutes ces conférences générales, semi-générales, partielles à Bangkok, Genève, Nairobi, Tataouine-les-Oiseaux ? A quoi bon toutes ces déclarations d'hommes supposés importants dont les propos banals à souhait ne semblent si complaisamment reproduits (pages 139 et suivantes) que pour noyer le poisson ? Pourquoi nous assommer avec les stratégies radiophoniques du Niger, du Togo et d'autres lieux bénis dont on se garde bien de caractériser les systèmes politiques ?

Voilà un monsieur, songera encore le lecteur, qui, comme tous les assistants techniques, s'est mis le masque d'homme de gauche; il en utilise le discours sans vergogne à l'occasion. Sous prétexte de défense de la démocratie, il règle ses comptes avec le Colonel Boumedienne. Il faut bien reconnaître que ce sont les seules pages (106-109) sérieuses du bouquin; [PAGE 82] l'auteur,une fois n'est pas coutume, y témoigne un minimum de compétence et de lucidité. Mais non de Dieu ! pourquoi faut-il que, plus loin, à propos d'un Eyadema, le même homme oublie tout à coup les critères qui lui ont servi pour condamner l'information sous Boumedienne ? Vérité en deçà...

Voilà un monsieur, se dit toujours le lecteur, qui est conscient de son statut d'héritier, qu'attendent quelques petits milliards de centimes à la disparition de papa, de hautes et flatteuses relations, tout un monde très confortable avec lequel il n'a jamais été question dans son esprit de rompre. Est-ce lui qui irait étourdiment s'amuser à compromettre les intérêts et l'image de la France (c'est-à-dire de sa propre classe sociale) dans une Afrique vitale pour la prospérité de l'hexagone ? Rien d'étonnant donc s'il puise tous les exemples d'impérialisme culturel dans la domination yankee en Amérique latine, région du monde dont il est manifestement mal informé, mais jamais dans la pratique observable en Afrique francophone, qu'Hervé Bourges connaît fort bien et où l'impérialisme culturel (français, hélas !) prend des allures de caricature. De la même manière l'auteur triche d'une façon éhontée dès qu'il évoque l'histoire récente de la presse écrite en Afrique. Ainsi, il doit savoir mieux que quiconque, et pour cause, que, si les journaux francophones antérieurs à l'indépendance ont vite disparu, ce n'est pas parce qu'ils avaient rempli leur mission, une fois l'indépendance obtenue. Avec une argumentation aussi puérilement stupide, les journaux français nés dans la Résistance auraient dû disparaître tous à la Libération. Ce fut au contraire l'occasion pour ceux-ci d'exploser, leur existence étant l'unique garantie de succès pour la nouvelle France qui prenait son essor, Hervé Bourges s'efforce tout bonnement de dissimuler que cette presse combative a été étranglée, aussitôt que ce fut possible, par le nécolonialisme, c'est-à-dire par les manœuvres de la France, pressée de mettre ses intérêts à l'abri de toute critique. L'exemple du Cameroun est éloquent. Avant l'indépendance, c'est-à-dire à une époque où les Camerounais étaient représentés au Palais Bourbon à Paris, il y avait dans le pays une centaine de titres, d'inégale qualité il est vrai. Dès l'indépendance, proclamée le 1er janvier 1960, ils furent interdits, les uns après les autres, par des décrets d'Ahmadou Ahidjo, président du Cameroun conseillé par des assistants techniques français. Les sophismes d'enfant de chœur d'Hervé [PAGE 83] Bourges ne peuvent rien contre cette vérité historique[3]. Mettant à profit le vide ainsi créé, les journaux français, le plus souvent de droite, envahirent le marché, qu'ils tiennent toujours. Ainsi fut mise à l'abri de toute curiosité et de toute revendication nationale l'exploitation, effective depuis quelques années, des immenses gisements de pétrole, subodorés dès la colonisation, mais dont l'existence ne fut rendue officielle qu'au lendemain de l'exécution en 1971 d'Ernest Ouandié, le dernier chef historique de l'U.P.C. Hervé Bourges, qui n'ignore rien de cette évolution, ment donc par omission.

Voilà un auteur, se dit enfin le lecteur, dont l'ouvrage s'achemine fatalement vers une conclusion nègre-blanc, ou je ne m'y connais pas en experts internationaux soucieux de mener leur fastueuse carrière à bonne fin. Et c'est vrai qu'Hervé Bourges use, page 152, d'expressions révélatrices pour qualifier les deux vrais acteurs de la tragédie du tiers-monde en général, et de l'Afrique en particulier : pour l'auteur diatribes stériles caractérise la revendication des révolutionnaires, combats d'arrière-garde l'acharnement des exploiteurs. Donc combats d'arrière-garde l'apartheid sud-africain, la férocité des Giscard d'Estaing en Centrafrique, l'invasion de l'Afghanistan, les répressions sanglantes au Chili, en Argentine, au Cameroun ?... Donc diatribes stériles les luttes récemment victorieuses du Zimbabwé, du Mozambique, de l'Angola, et celles en cours du Polisario, des Namibiens, des Palestiniens pour ne citer que quelques exemples ?

A cet endroit du livre, le lecteur, pour peu qu'il soit averti, se surprend à tiquer : chacun sait qu'en cette matière renvoyer [PAGE 84] les adversaires dos à dos est la meilleure façon de garantir la permanence de l'ancien ordre international, en somme de neutraliser sournoisement le beau slogan inventé par le feu président Boumedienne.

Concilier les inconciliables : vieille ruse colonialiste

Du coup apparaît le sens véritable de l'ouvrage. L'accumulation de documents, de déclarations, de descriptions techniques sous lesquels le lecteur avait d'abord pensé être assommé, n'était qu'une ruse de l'auteur pour endormir ou égarer son sens critique, tout en se posant en homme compétent et qualifié. Mais en même temps, notre expert international ne se privait pas de distiller, à doses pour ainsi dire homéopathiques, le poison de son idéologie de classe.

S'il est vrai que les conditions dans lesquelles se produit et se diffuse actuellement l'information sont préjudiciables au tiers-monde, ce constat suscite tout naturellement deux attitudes antagonistes dans l'opinion internationale. Dans le tiers-monde prévaut en général la tentation révolutionnaire, c'est-à-dire le désir de remettre en question de fond en comble tout le système de production et de diffusion de l'information. Chez les privilégiés occidentaux au contraire, il n'est question que de « dialogue », comme dans tous les domaines concernés par le conflit entre le Nord repu et le Sud spolié et famélique. Pour qui Hervé Bourges, le grand décolonisateur de l'information, prend-il fait et cause dans ce débat ? Ecoutons-le : « Alors dialogue ou remise en cause fondamentale ? L'un n'exclut pas nécessairement l'autre » (page 151). Il n'en dira pas davantage sur ce point pourtant capital. Opposer les différents points de vue sans apparemment jamais prendre soi-même position n'a-t-il pas été la tactique de l'auteur tout au long de son livre ? Pourtant, au moment de conclure, il a peine à dissimuler que sa visée idéologique, c'est de concilier les inconciliables, c'est-à-dire de démobiliser le tiers-monde.

Inconciliables, d'une part le primat récemment exalté à la conférence d'Helsinki de la liberté (y compris la liberté d'expression et d'information) dans l'éthique occidentale et, d'autre part, la thèse finale du décolonisateur Hervé Bourges, laquelle se résume ainsi : l'exigence d'une libre circulation [PAGE 85]des informations est une illusion d'origine américaine, tout à fait inadaptée à l'Afrique qu'elle précipiterait dans les luttes tribales et dans d'autres maux de même espèce. Et toc ! En somme, pour Hervé Bourges, décoloniser l'information, ce serait d'abord la libérer de cette contrainte qui l'aliène en Afrique, la liberté, pour la transformer en instrument exclusif du « développement ». Elargissez donc un peu cette idée, faites preuve d'imagination, que diable ! et vous découvrirez enfin les ressources infinies contenues dans cette thèse qui peut vous paraître d'abord anodine. Car enfin pourquoi ne pas argumenter de même à propos de notions manifestement d'origine étrangère à l'Afrique, comme chacun sait, telles que: nation, souveraineté nationale, indépendance, progrès, lutte des classes, droits de l'homme, en somme tout ce pourquoi combattent jusqu'à la mort ces pauvres Africains abrutis par des idéologies venues d'ailleurs et qu'ils sont bien incapables d'assimiler ?

Nous nous étions naïvement figuré jusqu'ici que la liberté de la presse était une conquête douloureusement réalisée par la volonté de progrès des peuples vers l'intelligence du monde et de leur vie, sur l'inertie et l'obscurantisme des privilèges. Nous avions cru lire cette évidence sur chaque page de l'histoire de la France, entre autres, et surtout depuis Voltaire. Eh bien, nous nous étions grossièrement trompés. Ce désir de mieux savoir pour mieux comprendre n'a rien de naturel, c'est tout bêtement un effet de l'odieuse domination américaine, qui ne servirait qu'à pervertir les gentils Africains, dixit maître Hervé Bourges, grand décolonisateur devant l'Eternel.[4] [PAGE 86] Que feront donc les Africains privés du droit de s'informer librement et, ipso facto, de s'exprimer librement, si, par exemple, comme il s'est trouvé en Centrafrique, au Zaïre, au Cameroun, au Gabon, et ailleurs, des dictateurs irresponsables ou corrompus se mettent à brader les richesses nationales aux puissances impérialistes ? On devine la réponse du décolonisateur Hervé Bourges « Mon ami Ahidjo brader le pétrole camerounais à Giscard la France exploiter l'Afrique ! Calomnies que tout cela ! » C.Q.F.D.

Au nom de quoi soutiendrait-on sérieusement que la libre circulation des informations qui, contre toutes les prédictions pessimistes des tenants de l'obscurantisme au XIXe siècle, a contribué à renforcer la conscience nationale dans tant de pays, y compris la France, aurait l'effet inverse en Afrique, sauf à prétendre enfermer les peuples noirs dans les destins soi-disant biologiques qu'on leur fabrique de toutes pièces, selon les recettes chères à la Nouvelle Droite ? Pas de doute, Hervé Bourges a trop voulu complaire à son ami Georges Suffert, l'assassin « involontaire » d'Henri Curiel. Quelle lâcheté de débarquer, auréolé du prestige de la démocratie occidentale, au milieu de pauvres bougres désarmés préalablement par une dictature imposée par la France, pour leur prêcher cyniquement, mais sans risque d'être contredit, des philosophies ignoblement fascisantes.[5] [PAGE 87] Inconciliables encore, d'une part, l'urgence des maux qui dévorent le tiers-monde et, d'autre part, l'imperturbable sérénité d'Hervé Bourges qui conseille onctueusement la patience, dans le but évident de gagner du temps pour les privilégiés. Voici la carotte qu'il croit avoir inventée (p. 154) : « Il faut en conséquence chercher d'autres voies. Le 14 décembre 1977 se tenait à Paris, au siège de l'UNESCO, la première réunion de la Commission Internationale d'Etude sur les problèmes de la communication dans la société contemporaine. Cette commission, présidée par Sean Mac Bride, Prix Nobel de la Paix, soumettra ses conclusions qui serviront à alimenter les débats des conférences générales de l'UNESCO de 1978 et de 1980. Quatre grandes questions seront étudiées... »

Ensuite, faites confiance aux experts internationaux, se tiendra la énième réunion de la cent-cinquantième Commission d'Etude de je-ne-sais-quoi, présidée naturellement par M. Dupont-Durand, Prix Nobel de la Fainéantise, dont les conclusions serviront de base aux débats de la Douzième Commission Permanente de l'O.N.U., elle-même chargée de préparer les débats de l'Assemblée Générale triennale. Ensuite se tiendra la trois centième Commission d'Etude de Tout-et-Rien. etc. Puisqu'on dit que qui dort dîne, le tout n'est-il pas alors dans l'art d'endormir les peuples affamés ? Cela dure dans d'autres domaines depuis la fin de la guerre, soit depuis trente-cinq ans, sans autre résultat appréciable, comme l'a si bien montré Tibor Mende dans « De l'aide à la recolonisation »[6], [PAGE 88], un livre dont on parla bien peu en son temps, que de permettre à Hervé Bourges et à ses petits camarades soi-disant experts internationaux d'arrondir leurs dépôts en banque, sans trop se fatiguer et sur le dos des miséreux qui s'exténuent la houe à la main sur leurs mauvais champs de la brousse africaine. Tant il est vrai que l'assistant technique et l'expert international ont intérêt à ce que l'assistance et l'expertise durent éternellement, ainsi que la misère et le dénuement des assistés-expertisés.

Disons donc à Hervé Bourges, puisqu'il fait mine de l'ignorer, qu'on ne saurait séparer le problème de l'information en Afrique et ailleurs de celui de l'émancipation des peuples. Il est à la portée du premier venu d'observer que plus un peuple est autonome, au sens étymologique du terme, plus aisément il s'invente une information riche, approfondie et conforme à ses aspirations authentiquement ressenties et librement formulées; car, contrairement aux élucubrations d'Hervé Bourges, l'information est un besoin naturel et spontané, qui s'est satisfait plus ou moins heureusement dans toutes le formes de société, selon des modalités spécifiques.

C'est hypocrisie que de vouloir faire accroire que le sous-développement de l'information est un cancer général en Afrique noire. Quelle commune mesure, par exemple, Hervé Bourges trouve-t-il entre, d'une part, le Nigeria et le Ghana, avec leur foisonnement de quotidiens, hebdomadaires, mensuels, magazines réalisés avec compétence et financièrement solides, et, d'autre part, le Cameroun, pays francophone de huit millions d'habitants, où les deux uniques quotidiens, gouvernementaux comme il se doit, c'est-à-dire contrôlés par la France (par le biais de l'assistance technique, toujours elle !), ont ensemble un tirage de dix-huit mille exemplaires, qu'ils ne réussissent d'ailleurs pas à vendre, tant les deux titres manquent de crédibilité. C'est que le Nigeria et le Ghana sont deux pays africains réellement souverains, où les intérêts étrangers ne dictent pas leur politique aux dirigeants, situation qui donne aux journalistes, ainsi qu'à toute la classe intellectuelle et politique de ces deux pays, une liberté d'allure, de propos et d'initiative tout à fait inconnue de leurs homologues des dictatures francophones. De même [PAGE 89] l'Inde de Mme Gandhi, l'un des pays les plus démunis économiquement, peut se vanter de posséder un appareil d'information qui est parmi les plus riches et les plus aptes d'Asie, car l'Inde est un pays réellement indépendant.

Tout le reste n'est que baratin de jésuite et ne trompera plus désormais les Africains, fussent-ils francophones. L'information est affaire, non d'argent, mais avant tout de liberté d'initiative, collective ou individuelle. Toute communauté libre, quelle que soit sa pauvreté, est capable de se procurer les moyens d'une information qui puisse la satisfaire. Quel est de nos jours le pays si financièrement dépourvu qu'il ne puisse se doter d'équipements radiophoniques à la mesure des besoins de ses populations ? Quel pays est si démuni qu'il ne puisse acquérir un équipement technique suffisant pour imprimer deux ou trois quotidiens ? N'en déplaise à Hervé Bourges, décoloniser l'information, c'est d'abord décoloniser totalement les peuples et, en ce qui concerne l'Afrique dite francophone, leurs bourgeoisies et leurs présidents.

On a servi mille fois l'argument de la pauvreté et du manque de techniciens au tiers-monde pour le déposséder de ses ressources et de son initiative. Cet argument s'est chaque fois révélé ridicule face à un peuple vraiment résolu. On a fait croire aux Egyptiens, quand ils eurent nationalisé Suez, qu'ils seraient incapables de maîtriser la gestion financière et technique du Canal; les Egyptiens arc-boutés en vinrent vite à bout. On a fait croire aux Algériens, quand ils voulurent recouvrer la propriété de leur pétrole, qu'il leur faudrait des siècles sinon une éternité pour former des ingénieurs, des experts en comptabilité, des chercheurs, des directeurs de laboratoire. Et le Président Boumedienne n'a pas eu besoin de plus d'une décennie pour résoudre tous ces problèmes.

Voilà des leçons qu'on croyait définitivement comprises de tous. On n'en est que plus étonné de cette obstination du néo-colonialisme qui, sans cesse, lance ses idéologues, comme patrouilles sacrifiées, à l'assaut de positions perdues. Au vertige qui emporte ces hallucinés, imaginons la nostalgie qui les tourmente pour une forme archaïque mais combien voluptueuse de domination. [PAGE 90]

Dupont et Dupond journalistes

Le deuxième livre que j'ai cru devoir évoquer dans cet article est l'œuvre de deux journalistes, bien distincts certes, mais qui se ressemblent entre eux comme Dupont et Dupond, le célèbre tandem policier éternellement aux trousses de Tintin. On imagine bien une cocasse séance de travail des deux compères. L'un s'écrie : « Bongo, quel grand chef ! ». L'autre réplique aussitôt : « Ah oui, je dirais même plus, Bongo c'est un grand chef ! ». Et de renchérir l'un sur l'autre dans la niaiserie répétitive, la sentence creuse, la suffisance prudhommesque. Pourquoi alors s'appesantir sur un livre qui se présente comme la concrétisation des étonnantes théories énoncées dans le précédent ?

Rendons du moins hommage à la ruse de nos deux gaillards : l'on n'est pas pour rien un spécialiste de la communication. Faute de conviction et d'imagination intellectuelle, le néo-colonialisme l'emportera encore longtemps sur nous par le savoir-faire de ses exécutants.

Les deux compères ont eu recours à la volaille-poubelle, recette connue des ménagères à bout de ressources et qui, transposée en littérature, devient une forme minable de l'encyclopédie. Donc Madame X.... mère de famille, se désolait de voir moisir dans son frigo une conserve achetée en promotion ou en solde dans une grande surface : servie toute nue, elle serait boudée par la famille. Que faire ? Tout à coup l'inspiration lui est venue : pourquoi ne pas la dissimuler dans une préparation complexe, volaille farcie par exemple ? La virtuosité culinaire de la mère de famille culminera avec quelques ingrédients réputés, de préférence exotiques, soigneusement mis en évidence, piment doux de Cayenne ou cous-cous d'Orient, ou quelque autre trouvaille dans ce genre-là. Qui irait s'aviser alors, à moins d'être un professionnel, que ce mets succulent s'apparente, par sa technique, à la vulgaire ratatouille ? Tout thème fertile en fantasmes collectifs suscite une floraison d'ouvrages d'allure encyclopédique; c'est le cas actuellement de l'Afrique. Le phénomène, très ambigu, peut aussi bien refléter une légitime curiosité du public que la volonté des media bourgeois de piéger préventivement cette curiosité : à mon humble avis, [PAGE 91] c'est la deuxième hypothèse qui est la bonne, s'agissant du continent noir.

La pièce maîtresse en l'occurrence c'est donc le continent africain, vaste programme comme aurait dit l'autre. Le lecteur va mordre à belles dents innocentes dans ces chapitres ruisselants de jus que sont l'Union Sud-Africaine, la Namibie, la Rhodésie, l'Egypte, le Nigeria, l'Angola, l'Algérie, etc., tous Etats où les intérêts coloniaux français ne sont pas dominants et où les plumitifs de la bourgeoisie hexagonale peuvent impunément s'offrir le luxe de la fronde et même du persiflage. Dans ces pages-là, leur travail est estimable, bien que largement inférieur à la prestation solitaire et succincte de Franck Tenaille sur les mêmes thèmes, dans un livre portant à peu près le même titre, « Les 56 Afriques », paru quelques mois plus tôt.[7] Cela manque d'étincelle, certes; c'est un rien mou, superficiel et prétentieux, lamentablement pompier dans les élans lyriques, pas toujours exempt de charabia.[8]

Mais enfin, c'est honnête (c'est-à-dire, non pas probe, oh certes non ! mais moyen, lisible); c'est ce que l'électeur de Mitterrand hier, demain de Rocard, et même celui de Marchais s'attendent à s'entendre conter sur ces contrées lointaines, à la fois ensoleillées et enveloppées de brouillard. Il faut bien que le bon commerçant caresse le public dans le sens du poil. C'est vrai que c'est terriblement conventionnel, au point que de Villiers lui-même, le fameux P.D.G. des Etablissements S.A.S., n'en dit guère moins (rappelez-vous « Piège en Angola » ou « Compte à rebours en Rhodésie »). Mais après tout pourquoi de Villiers ne voterait-il pas pour Mitterrand ou pour Rocard ? Vous n'avez pas idée de la variété des électeurs du P.S. (ou du moins de ceux qui disent voter pour lui ou en détenir la carte). Mais, je le répète, ça se laisse lire. On fait beaucoup mieux ailleurs, en Grande-Bretagne par exemple[9], mais enfin, bon Dieu ! ça se lit, ne chicanons pas. [PAGE 92]Quant aux ingrédients séduisants mis en évidence, ce sont la préface de Joseph Ki-Zerbo et la postface de Samir Amin. Là, je n'ai pu me défendre d'une longue perplexité. Je connais assez bien J. Ki-Zerbo, du moins celui qui rallia en 1958 le lycée de Conakry, déserté du jour au lendemain par le corps enseignant français sur l'ordre de M. le général de Gaulle pour punir Sékou Touré, qui avait osé lui dire non. Le brillant historien voltaïque et sa charmante épouse malienne m'hébergèrent d'ailleurs plus d'une longue semaine en février 1959 dans la maison que le gouvernement guinéen avait mis à leur disposition. C'était alors un chrétien très exigeant. J'ai aussi lu son « Histoire de l'Afrique » et, si ma mémoire est fidèle, son interprétation des événements qui précédèrent et accompagnèrent l'accession du Cameroun à l'indépendance, pour ne citer que cet exemple, était vraiment aux antipodes du délire anti-communiste de « Les 50 Afriques », plus exactement d'Hervé Bourges – Claude Wauthier ayant laissé entendre avec insistance qu'il n'avait pris aucune part à la confection de ce chapitre, qui n'est d'ailleurs pas le seul, loin s'en faut, où s'étale la propagande de la « coopération franco-africaine ».

Qu'est-ce qui a donc bien pu persuader J. Ki-Zerbo de cautionner une entreprise aussi frelatée ? La morale du « Passe-moi le sené, je te donne la rhubarbe » ? C'est vrai, Claude Wauthier et Hervé Bourges sont des personnages dont le poids se fait sentir quasi quotidiennement dans les rnedias les plus influents de l'hexagone; il vaut mieux les avoir dans sa manche quand on caresse le projet de publier un jour à Paris. Et qui ne caresse le projet, au demeurant légitime, de publier un jour à Paris ? Que diable ! l'échange de bons procédés, ce n'est tout de même pas fait pour les chiens. Il faut bien hurler avec les loups et adopter, au besoin, la mentalité décadente des snobs occidentaux qui aiment bien mieux tout attendre de leur réseau de relations que se fier à leur talent et à la consécration du temps. J'ai toujours pensé que ce dont l'Afrique manque le plus, au stade où nous sommes, c'est d'hommes de véritable orgueil et d'allègre arrogance. On dit qu'ils finissent plus souvent devant un peloton d'exécution qu'aux Académies de toute sorte. Alors vivent les Académies ? Et tant pis donc pour l'émancipation définitive de l'Afrique. A quoi bon en parler en effet si c'est pour nous [PAGE 93] en remettre à des gens dont la pratique quotidienne montre assez qu'ils n'y croient pas, qu'ils n'y ont jamais cru.[10]

Quoi qu'il en soit, et pour filer notre métaphore culinaire, [PAGE 94] ce dont le lecteur profane ne prend pas conscience, c'est que cette viande qui lui semble si savoureuse est entrelardée de morceaux de prose bien peu ragoûtants, à moins de pouvoir mettre en regard les chapitres correspondants du livre de Frank Tenaille mentionné ci-dessus. Dans le numéro 221 (première quinzaine de septembre) d'Afrique-Asie, Dupont et Dupond n'hésitent pas à faire dire par un compère, sans doute un habitué de leurs dîners en ville, à moins que ça ne soit par eux-mêmes (ces gens-là ont toutes les impudences !), que les seules appréciations hostiles à leur livre sont venues de l'extrême-droite (n'allez surtout voir là aucune arrière-pensée terrorisante, vous seriez aussitôt accusé de fantasmer). C'est faire un peu trop bon marché des vives autant que significatives réserves exprimées dans le numéro de mai 1980 de « La Pensée » par Jean Suret-Canale qui jouit de la double autorité d'une authentique compétence africaniste, trop rare en France, et d'un total désintéressement, n'ayant ni fait carrière dans un continent où il séjourna pourtant longtemps, ni joué les chercheurs d'or ou de diams dans le nouveau Klondike. Dès que nos deux casse-noisettes abordent une République africaine « francophone », les défauts de leur ouvrage se révèlent être ceux-là mêmes que je dénonçais dans le numéro 15 de Peuples noirs-Peuples africains, à propos du livre de Jean Imbert, du décret Imbert, et qui se résument en deux mots : parti pris et légèreté.

Aucun effort pour éviter l'écueil des clichés qui, pour traîner partout, n'en sont pas moins fort éloignés de la vérité scientifique. Sur ce point, il leur arrive même d'aller plus loin dans le grotesque que Jean Imbert, c'est tout dire. Voulant illustrer la thèse trop connue des tribus et des races dont foisonne le Sud-Cameroun, et alors qu'ils viennent de présenter les Bamilékés comme une ethnie homogène, nos deux brillants ethnologues improvisés énumèrent à la suite : « ... les Eton, les Ewondo, les Boulou, les Fang, etc ». Quel est donc le critère ? Pourquoi ces groupes, qui parlent exactement la même langue (à l'accent régional près), ont strictement les mêmes usages millénaires, partagent la même culture qu'ils expriment par les mêmes croyances, les mêmes techniques artistiques et le même type d'organisation sociale et politique ne formeraient-ils pas un peuple unique ? C'est d'ailleurs le cas, et les vrais savants leur ont donné le nom générique de Pahouins. [PAGE 95]

Les deux néophytes en rabattent certes sur les deux cents langues laborieusement recensées par l'homme du décret Imbert, n'en mentionnant plus pour leur part qu'une modeste« centaine » : on aimerait néanmoins savoir lesquelles; par malheur, leur rage cognitive et didactique tourne brusquement court.

Savez-vous pourquoi l'U.P.C. (Union des Populations du Cameroun) est entrée dans la clandestinité ? La main de Moscou, voyons (ou plutôt, variante snob et moderniste, la main de Mao). Mais lisez plutôt : « Aux élections de 1952, l'U.P.C. subit un échec cinglant. Elle en tire les conséquences, et, l'un de ses chefs historiques, Félix Moumié, revenant de Chine, elle décide de passer dans la clandestinité. » Voyez, l'histoire, ce n'est pas plus compliqué que ça, du moins pour Bouvard et Pécuchet.

Toutefois, nous lisons, trois lignes plus bas, que, dès 1955, le gouvernement français a dissous l'U.P.C. En somme, Paris, renonçant au cartésianisme invétéré de sa politique outremer, s'amusait à dissoudre des mouvements politiques clandestins, qui, si les mots ont encore un sens en français, n'avaient justement nul besoin de son autorisation. Ils sont fous, ces Français !

Si d'aventure le lecteur désire se faire une idée exacte de la manière dont le cousin centrafricain de Giscard a été renversé et des acteurs de cette ténébreuse affaire, c'est facile, il n'a qu'à se reporter aux pages 109-110 du tome 2 : « Le 21 septembre, enfin, alors que l'empereur aux abois quémande à Tripoli l'appui de son allié Kadhafi, David Dacko, rentré en grâce depuis trois ans comme conseiller de Bokassa, renverse le trône, sans coup férir, avec le soutien ouvert de la France, et constitue un "gouvernement de salut public"... » Heureusement que le soutien de la France n'était qu'ouvert; imaginez un instant qu'il ait été actif et que les paras et les barbouzes de Giscard soient allés au-delà du pillage des réserves de diams de Bérengo !...

Quand ils rapportent les pourcentages faramineux, bouffons et d'ailleurs parfaitement invraisemblables des suffrages que s'offrent les dictateurs francophiles dans les élections mitonnées par leurs partis uniques et auxquelles Cl. Wauthier et H. Bourges sont bien les seuls, avec Ph. Decraene du « Monde », à faire encore semblant de croire, nos deux cassenoisettes se montrent solennellement méticuleux, en bons [PAGE 96] racistes qui s'autorisent on voudrait savoir de quelle essence pour tourner les nègres en dérision en projetant sur eux leur propre abjection; en revanche, ils témoignent une grossière désinvolture partout où leur lecteur pourrait souhaiter qu'on éclaire sa lanterne. Affirmer que l'industrie camerounaise est en constante progression sans citer un seul chiffre est déjà une prouesse assez héroïque. Mai c'est à propos du Gabon et de son pétrole que tous les records de flou artistique sont battus.

On déclare certes que les compagnies étrangères (id est françaises) confisquent la moitié des revenus pétroliers. Qu'est-ce que cela peut bien représenter au juste ? songe le lecteur, quel peut être l'ordre de grandeur de telles sommes ? Silence des compères. On dirait une conférence de presse du feu général de Gaulle. Le silence dans les affaires publiques est décidément une vieille tradition chevillée au corps de la bourgeoisie française.

Dans son livre, Frank Tenaille, qui, il est vrai, se réfère à l'année 1976, cite le chiffre de Il millions 250.000 tonnes de pétrole extraites au Gabon. Les auteurs de « Les 50 Afriques » font état d'un peu plus de dix millions de tonnes seulement en 1978. La production aurait donc décliné. Pour quelles raisons ?

De toutes façons, à trente dollars environ la tonne, prix de référence imposé par l'OPEP, le petit Gabon avec son moins d'un million d'habitants devrait se faire chaque année, au bas mot, dans les 500 milliards de francs CFA, c'est-à-dire 10 milliards de francs lourds – formant avec les autres productions du pays un P.I.B. par habitant égal à trois fois celui de la France au début des années cinquante ! Qu'en est-il exactement ? Le Gabonais de la case (homologue du Français de la rue) a-t-il jamais senti l'odeur de ce pactole ? Sinon pourquoi ne pas s'en expliquer dans un ouvrage pour lequel on n'a pas hésité à solliciter la caution d'un Samir Amin, qui, d'ailleurs, l'a donnée.

Le livre de Frank Tenaille heureusement est là pour répondre au moins à une partie de ces questions, précisant par exemple que la part réelle du pactole pétrolier concédée aux Gabonais n'est que de 200 milliards de francs CFA par an.

En matière d'exploitation et de spoliation des pays sous-développés, nos deux compères ne se donnent pourtant pas pour des jobards. Ils souhaiteraient même passer pour des [PAGE 97] gens à qui on ne la fait pas. Il faut les voir décortiquer avec quelle alacrité, quelle concupiscence et quel luxe de détails les acrobaties comptables réalisées par l'ex-Union Minière du Katanga à la veille et au lendemain de l'indépendance du Congo Belge pour extorquer des sommes fabuleuses au trop jeune et trop tendre gouvernement de Patrice Lumumba. Mais là, savez-vous ? c'est une histoire belge. Les Français, eux, sont moins sportifs, c'est bien connu.

C'est que ces messieurs, qui ont une carrière à préserver, savent mieux que quiconque que toute vérité n'est pas bonne à dire. D'ailleurs, selon Hervé Bourges, la libre circulation des nouvelles n'est-elle pas une denrée de provenance américaine, donc corrompue ?

En revanche contre les tyrans déchus et désormais inoffensifs, contre les intelligentsias muselées, contre les oppositions traquées, bref contre toutes les victimes de la « coopération franco-américaine», l'agressivité des deux casse-noisettes est sans limite, elle s'exprime de préférence par le dénigrement, la vieille manie française du ragot, caractéristique ici d'un journalisme aux ordres, qui se défoule dans le mesquin et le sordide, faute de pouvoir s'en prendre aux puissants.

Savez-vous pourquoi Hamani Diori a été renversé ? Pour avoir osé exiger de la France la multiplication par sept des royalistes de l'uranium, unique ressource, d'ailleurs précieuse et ô combien convoitée, d'un peuple que l'on range unanimement parmi les plus démunis de la planète ? Non, vous n'y êtes pas. Il paraît que ce sont les scandaleux trafics de son épouse qui ont valu cette avanie à l'ancien président, considéré pourtant comme très modéré, de la République du Niger.

Sur toutes ces affaires, le lecteur aura intérêt à consulter le livre très instructif de Frank Tenaille, œuvre d'un homme parfaitement libre, c'est-à-dire exempt de toute inquiétude de carrière.

Il me reste à répondre à Dupont et Dupond sur un point qui me concerne personnellement. Il paraît que l'opposition camerounaise se réduit à trois individus, dont votre serviteur, occupés exclusivement à publier des pamphlets incendiaires, à l'extérieur de leur pays. L'insinuation, à coup sûr malveillante, ne laisse pourtant pas d'apparaître obscure. Les deux compères veulent-ils suggérer qu'une telle opposition [PAGE 98] est sans conséquence? Petite mémoire, cervelle d'oiseau. Car enfin est-ce dans les monts de l'Armorique ou les canyons de l'Isère que Charles de Gaulle lança le fameux appel du 18 juin 1940, qui, pour n'avoir été entendu de personne dans l'hexagone, changea cependant à la fin la face de la France humiliée ? Ont-ils seulement entendu parler de l'Iskra, revue que Lénine et ses compagnons publièrent longtemps en Occident, à plusieurs milliers de kilomètres de Moscou, avant la révolution d'octobre 1917 ?

Veulent-ils dire que notre opposition est sans risque ? Quel surprenant grief venant de la part de chouchous de la bourgeoisie qui ne se sont jamais avancés que couverts par le parapluie du pouvoir !

Un écrivain qui sacrifie le rayonnement de son talent à son engagement politique, de quel nom appeler cela ? Ah, si, au lieu de me compromettre en m'efforçant de rétablir la vérité sur l'histoire du Cameroun, j'avais passé mon temps à applaudir aux radotages d'un Senghor ou à encenser Robert Cornevin ou toute autre vieille baderne de même espèce, quel incomparable héros je figurerais dans les medias de la bourgeoisie. On ne verrait plus que moi à la télévision; je serais de tous les cocktails huppés, de tous les colloques officiels, de toutes les réceptions à l'Elysée. Mais à quoi bon expliquer cela à un Hervé Bourges qui n'a jamais compromis son talent, n'en ayant jamais eu, et qui va se figurer que ces avantages me manquent.

J'ai passé ma vie, qui commence à être longue, à entendre les colonialistes et leurs porte-parole dauber sur mes activités, parce qu'elles se détournaient des sentiers battus où leur paternalisme prétendait m'engager, pour les revoir plus tard s'offrant les joies faciles de la moisson sur les champs défrichés par la sueur et les larmes des pionniers. Dans les dernières années quarante, j'étais collégien et militais au sein de l'U.P.C., quand Ruben Um Nyobé, contre les colonialistes et aussi, quoi qu'en disent aujourd'hui Dupont et Dupond, contre Ahidjo et consorts, lança le mot d'ordre d'indépendance, sous les quolibets des paternalistes blancs, qui nous disaient en s'esclaffant : « Vous indépendants ? vous ne pouvez même pas fabriquer une allumette ! ». Aujourd'hui, c'est-à-dire trente ans plus tard, Dupont et Dupond, dont les prédécesseurs nous écrasèrent de leur mépris, ramassent l'argent à la pelle en rédigeant des best-sellers sur l'Afrique [PAGE 99] des indépendances. Que n'ont-ils au moins la reconnaissance du ventre ?

Au début des années cinquante, lorsqu'une poignée d'Africains, dont j'étais, se mirent à écrire des romans à une époque où à Saint-Vincent ou dans quelque autre bahut à curés Hervé Bourges ânonnait l'« Imitation de Jésus-Christ », vanitas vanitum et omnia vanitas.... on ne manqua pas ici et là de nous brocarder. Le feu Dr Aujoulat, qu'Hervé Bourges connaît bien, déclarait alors à qui voulait l'entendre : « Une littérature africaine ? Peuh ! ... » Aujourd'hui, c'est-à-dire un quart de siècle plus tard, il y a du fric à rafler et des grades à glaner dans le blablabla sur la littérature africaine; quel est alors le folliculaire néo-colonial qui ne s'est découvert une petite vocation de critique littéraire de derrière les fagots ? Nos deux casse-noisettes en savent eux-mêmes quelque chose.

Dupont et Dupond se moquent aujourd'hui de nos pamphlets incendiaires. Mais dans vingt-cinq ans, critiques et historiens se pencheront fébrilement sur cette littérature que nos deux auteurs dédaignent, pour y déchiffrer l'histoire véritable et la signification de la « coopération franco-africaine ». Dupont et Dupond eux-mêmes conseilleront alors à leurs neveux, étudiants peu doués comme ils le furent dans leur jeunesse, mais boulimiques des bonnes places, de s'inscrire dans cette spécialité pour se faire une petite place au soleil de la réussite bourgeoise.

En revanche, qui lira encore « Les 50 Afriques » dans vingt ans ? Qui s'intéressera encore à ces platitudes de bourgeois sans inspiration ?

Contrairement à Dupont et Dupond et à leurs amis, nous autres nous ne pratiquons pas la censure indirecte des exclusives sectaires, étant assez assurés de la force de nos arguments et de nos vérités, et convaincus que les leurs ne résisteraient pas à l'examen d'esprits lucides. C'est pourquoi nous pouvons inviter avec une grande sérénité les amis de Peuples noirs-Peuples africains à se procurer « Les 50 Afriques » et à le lire. Nous leur signalons toutefois, au risque de nous répéter, qu'ils trouveront bien meilleure pâture encore dans le livre que, sur le même sujet, Frank Tenaille a écrit tout seul et publié chez François Maspero, parce que cet ouvrage signale l'entrée en lice d'une nouvelle génération d'observateurs français des affaires africaines, conforme à ce que [PAGE 100] nous autres Africains nous avons si longtemps et si vainement souhaité. La morale de cette histoire, c'est qu'on a toujours tort de désespérer du genre humain.

Mongo BETI


[1] Voici une histoire édifiante qui fera verser des larmes aux âmes pieuses et sensibles. Au début des années 60, X... rencontre Y...; ils se plaisent et, majeurs l'un et l'autre, décident de se marier sans plus tarder. Malheureusement X... est Africain, et Y... originaire des environs de Rennes Très désagréablement surpris, mais légitimement désireux d'en savoir le plus possible sur le gendre qu'un caprice malencontreux de leur fille prétend leur imposer, les parents de Y... s'adressent bien entendu à l'ecclésiastique de la famille bien introduit à la fois dans le haut clergé et dans la bourgeoisie de Rennes. Celui-ci les dirige non moins naturellement vers feu le Dr Louis-Paul Aujoulat, ancien missionnaire, alors un des seigneurs de la coulisse franco-africaine. Celui-ci, à son tour, les pilote à Paris jusqu'à l'aumônerie catholique des étudiants africains où X... n'avait jamais mis les pieds; il y est tout de même enregistré et sa fiche est particulièrement croustillante : c'est un très mauvais sujet, un communiste, un ennemi des missions catholiques en Afrique, un partisan de l'union libre, rien n'y manque. Rien sauf, par un hasard miraculeux qui prouve qu'il y a aussi une Providence pour les salauds, le vice qui aurait dû être le plus répugnant de l'énumération : cet odieux individu en effet se levait parfois la nuit pour uriner. Et, si ça se trouve, il était peut-être même abonné au gaz. Mille bravos quand même à la filière des bénévoles rennais des Renseignements Généraux.

[2] Il ne l'est plus depuis quelques jours !

[3] L'ordonnance no 62-OF-18 du 12 mars 1962, portant la signature d'Ahmadou Ahidjo, président du Cameroun, stipule notamment :
« ... Art. 3. – Quiconque aura soit émis ou propagé des bruits, nouvelles ou rumeurs mensongères, soit assorti de commentaires tendancieux des nouvelles exactes (souligné par M.B.) lorsque ces bruits, nouvelles, rumeurs ou commentaires sont susceptibles de nuire aux autorités publiques, sera puni des peines prévues à l'article 2 (emprisonnement de un à cinq ans et amende de 200 000 à 2 000 000 de francs, s'il y a lieu à des peines plus fortes prévues par les lois et décrets en vigueur). » Peut-être Hervé Bourges ne connaît-il pas ce texte ? Alors pourquoi parler sans savoir ? Puisqu'il m'accuse de rédiger des pamphlets incendiaires, ce m'est un plaisir de lui administrer une petite leçon de rigueur journalistique.

[4] Cela me rappelle ce mot du professeur Barnard, cité dans le numéro de décembre 1977 – janvier 1978, de Droit et Liberté, le bulletin du M.R.A.P. (Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples) : « D'une certaine façon, l'apartheid protège les Noirs en leur permettant de se développer à leur rythme. » Pour Hervé Bourges aussi, il y a un rythme de développement particulier aux Noirs. On aimerait qu'il nous le définisse plus précisément et plus scientifiquement. Pour être de provenance américaine, on ne sache pas en effet que la libre circulation des nouvelles ait fait l'objet d'un rejet des Français, par exemple. D'une façon générale, au nom de quoi y aurait-il des libertés bonnes pour les Blancs, mais mauvaises pour les Noirs ? C'est toujours là qu'achoppent les idéologies racistes, surtout celles qui ne disent pas leur nom;et c'est pourquoi cette discrimination est la pierre de touche de l'option à droite ou à gauche de toute idéologie. Celle d'Hervé Bourges est bien entendu à droite et même à l'extrême-droite, Qu'il ne vienne pas nous dire que Senghor, Houphouët-Boigny et autres Ahidjo l'approuvent. En Afrique du Sud aussi, de nombreux chefs de Bantoustan approuvent les dirigeants racistes blancs. il est à noter qu'au moment même où l'on veut écarter les hommes, leur trouver des rythmes de développement particuliers, de préférence extrêmement lents, il n'est pas question d'écarter leurs matières premières, auxquelles on serait plutôt enclin à se mêler intimement en les soumettant à un rythme d'exploitation extrêmement accéléré. L'un ne serait-il pas conditionné par l'autre ? Tant qu'à protéger les Noirs, pourquoi leur imposer toutes les conditions extérieures du développement des Blancs : économie monétaire, salariat, exode rural, langue française, communauté monétaire, coopérants, assistants techniques importation et consommation des productions des économies industrielles et autres vices ? Pourquoi ne pas s'interdire purement et simplement d'aller les tourmenter chez eux ?

[5] Je ne résiste pas au plaisir de lui mettre sous les yeux ces lignes d'un de ses frères d'ethnie, où il aurait mieux fait de chercher son inspiration :
« ... Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocratiques; essayez de persuader au pauvre, lorsqu'il saura bien lire et ne croira plus, lorsqu'il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu'il doit se soumettre à toutes les privations, tandis que son voisin possède mille fois le superflu; pour dernière ressource, il vous faudra le tuer.
Quand la vapeur sera perfectionnée, quand, unie au télégraphe et aux chemins de fer, elle aura fait disparaître les distances, ce ne seront plus seulement les marchandises qui voyageront, mais encore les idées rendues à l'usage de leurs ailes, Quand les barrières fiscales et commerciales auront été abolies entre les divers Etats, comme elles le sont entre les provinces d'un même Etat; quand les différents pays en relations journalières tendront à l'unité des peuples, comment ressuscitez-vous l'ancien mode de séparation ? »
Chateaubriand (« Mémoire d'Outre-Tombe », XLIV, 3).
Les miasmes de la domination yankee n'asphyxiaient pourtant pas encore la planète.

[6] Tibor Mende, « De l'aide à la recolonisation », Le Seuil, Paris, 1972.

[7] « Les 56 Afriques », par Frank Tenaille, F. Maspero édit., Paris, 1979.

[8] Que signifie une phrase comme celle-ci : « Ces millions d'hommes et de femmes représentent à eux seuls les groupes les plus importants constitutifs de la race noire, ils forment aujourd'hui la nation camerounaise » ? (page 25 du tome 2).

[9] Comparer avec le livre publié aux Editions Jeune Afrique par l'africaniste britannique Basil Davidson : « L'Afrique du XXe siècle », Paris, 1980.

[10] J'ai eu ces temps derniers un échange épistolaire polémique avec un certain Paul Desalmand, professeur coopérant en Côte-d'Ivoire depuis 1965, selon ses propres indications. Quand je lui fis remarquer que la seule manière de faire baisser le prix du livre trop élevé en Afrique, c'était de le faire fabriquer sur place par une main-d'œuvre africaine dont les salaires sont, comme chacun sait, au moins dix fois inférieurs à ceux de leurs homologues français, il me répondit en contestant cette proposition. Selon lui, les livres fabriqués sur place coûteraient encore plus cher, parce qu'il faudrait rémunérer les cadres européens au niveau des salaires notoirement exorbitants attribués aux expatriés. Dans son esprit manifestement il était hors de question que des Africains deviennent cadres de l'imprimerie. C'est là un des mystères ordinaires de la psychologie de la coopération. M. Paul Desalmand consent à admirer Houphouët-Boigny, consacré génial homme d'Etat par les medias français. Il se résigne même, à l'occasion, à se confondre en hommages et en salamalecs à l'adresse de ses supérieurs hiérarchiques africains, le ministre de l'Education nationale ivoirien, le Recteur noir, le Doyen de la Faculté, etc. Mais ceci n'est, à ses yeux, qu'une mascarade : il faut bien flatter les « élites africaines », puisque la collaboration de ces otages est indispensable, en tant qu'elle garantit le maintien des masses populaires dans l'arriération. Il sacrifie volontiers un peu de son amour-propre, mais c'est pour préserver l'essentiel, c'est-à-dire la pérennité de la domination néo-coloniale, que compromettrait en revanche irrémédiablement l'émergence de cadres techniques africains capables de prendre en main le développement de la Côte-d'Ivoire. Autrement dit pas question, même à terme, d'une autonomie de destin pour les peuples africains. Et l'on voudrait que ce soit sérieux ? comme dit la chanson de Brel. Une maîtresse auxiliaire française, retour du Sénégal, ne confiait-elle pas un jour à ma femme, à propos des Africains : « Vous savez, de toutes façons, ces gens-là ne seront jamais comme nous ! ». Avis donc à ceux qui doutaient encore de l'inutilité et même de la nocivité de la coopération. Car enfin si les Africains sont condamnés à demeurer éternellement dans l'arriération, à quoi servent les coopérants et autres assistants techniques sinon à prolonger éternellement la domination européenne ?
Je suis éditeur depuis trois ans. J'ai beau observer mes imprimeurs, je ne vois pas du tout en quoi le travail qu'ils effectuent serait rédhibitoirement incompatible avec l'essence du nègre. A l'évidence M. Paul Desalmand et ses pareils prennent au pied de la lettre les élucubrations soi-disant philosophiques de Senghor, pape de la négritude burlesque : la raison est hellène, l'émotion nègre.
Notez d'autre part que si j'avais attendu la permission de la « coopération franco-africaine » pour devenir éditeur, mon cas eût été désespéré.