© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 60-72



WALTER RODNEY ASSASSINÉ

Yenoukoumé ENAGNON

1966 Osendé Afana
1973 Amilcar Cabral
1980 Walter Rodney

Ces trois dates, avec la régularité d'un tocsin, marquent l'assassinat de trois intellectuels, deux africains, un sud-américain : tous trois ont en commun, par delà les barrières géographiques, leur engagement aux côtés de leur peuple, que ce soit dans les rangs de l'Union des Populations du Cameroun (UPC), dans ceux du Parti Africain de l'Indépendance de la Guinée et des Iles du Cap-Vert (PAIGC) ou de l'Union des Travailleurs (Working People's Alliance - WPA) en Guyane. Pour dénoncer et combattre cette hydre aux multiples têtes qu'est l'impérialisme, ils ont tous trois renoncé à la situation douillette de l'intellectuel, aux postes confortables et bien rétribués de cadres repus, au rôle de chiens de garde que forment subtilement les universités européennes et nord-américaines; comme l'écrivait Amilcar Cabral, « aucun besoin matériel ne commandait notre retour au pays natal... cela a donc obéi à un calcul, à l'idée de faire quelque chose, d'apporter une contribution pour soulever le peuple... » [PAGE 61]

Osendé Afana, économiste camerounais, a été abattu par les troupes du fantoche Ahidjo, mis en place par la bourgeoisie française; Amilcar Cabral, agronome, est tombé sous les coups de la sinistre PIDE, police secrète du fascisme portugais; quant à Walter Rodney, historien, une bombe placée dans la voiture dans laquelle il circulait l'a déchiqueté le 13 juin dernier. A leurs côtés, tous les travailleurs, intellectuels, militants plus obscurs, martyrs anonymes qui ont péri sous la torture, dans les geôles, ou victimes de massacres organisés, écrasés par le talon de fer de l'impérialisme. Au moins deux d'entre eux, Cabral et Rodney, appartenaient à des sociétés multi-raciales et ils ont essayé, dans leurs écrits et leur pratique, de faire prendre conscience à leur peuple de ses racines historiques pour démontrer le caractère négatif et rétrograde des affrontements raciaux contemporains. Ce sont ces affrontements qui ont, en particulier, marqué la vie politique guyanaise des années 60, opposant les deux grandes communautés du pays, celle d'origine indienne (estimée en 1967 à 352 000 personnes) et celle d'origine africaine (estimée la même année à 212 000 personnes). La fin de la décennie 70 a vu, par contre, grâce à la création de l'Union des Travailleurs à laquelle appartenait Rodney, la naissance d'une prise de conscience nouvelle, celle, comme le dit le journal Caribbean Contact d'octobre 1979, « de jeunes Noirs des classes moyennes qui lancent un défi à leurs parents en rejetant non seulement les batailles politiques dans le vieux style guyanais basé sur la défiance raciale, mais aussi le mélange suicidaire d'autoritarisme, de répression et d'amour du gain ». Dans une société comptant, selon les estimations récentes, 20 % de chômeurs, où la peur pénètre la vie quotidienne, y compris de ceux qui ont favorisé l'accession au pouvoir du Premier ministre Forbes Burnham, protégé des Etats-Unis, émergeait ainsi l'idée que le combat à mener concernait essentiellement les classes en présence et non les races. Frappé dans ses œuvres vives, le régime guyanais a réagi, d'abord en menant une campagne d'opinion et de provocations contre le WPA, et maintenant en recourant à la violence policière par l'assassinat de Walter Rodney.

Cet assassinat peut passer inaperçu aux yeux de beaucoup, particulièrement en France; qui évoque la Guyane en effet pense, à l'heure actuelle, à un lointain « département » dont [PAGE 62] on ne sait pas très bien d'ailleurs si c'est une île ou non, qui sort de son isolement grâce à la visite éclair de quelque ministre ou encore par le battage fait autour du lancement, avorté, d'une fusée nucléaire; des Guyanais il est si peu question qu'on peut imaginer un territoire à peu près désert, si ce n'est la présence de fils et petits-fils des bagnards qui ont pu échapper aux horreurs de cette descente aux enfers dénoncées par le journaliste Albert Londres en 1923; un pays exsangue, sous-peuplé et dont les intellectuels conscients sont, comme le montrait l'écrivain guyanais Bertene Juminer, systématiquement tenus éloignés ou sont refoulés par l'administration française, « bâtards » sur leur propre sol. Cette Guyane-là est française !

La bordure septentrionale de l'Amérique du Sud comprenait cependant jusqu'aux années 60 deux autres Guyane : la Guyane « hollandaise » devenue le Surinam et la Guyane « britannique », à qui fut attribuée l'autonomie interne en 1961, puis l'indépendance en 1966 et qui a gardé le nom de Guyana. C'est cette dernière que Marcel Niedergang, dans Le Monde du 8 janvier 1969, qualifiait d'« Eldorado convoité » :

    « Cascades gigantesques et couvertes de brume, bastions rocheux jamais gravis, fougères géantes, fleuves charriant des tonnes de boue, cèdres, pins guyanais, saqui-saqui rougeâtres, sarrapias hauts de 50 mètres : tel est le cadre de cet Eldorado accordé à la Guyane alors britannique, réclamé par le Venezuela et convoité par quelques grandes compagnies étrangères. »

L'objet de cette convoitise : la bauxite dont la Guyane est l'un des quatre plus grands producteurs du monde, mais aussi l'or, les diamants, le manganèse, le molybdène et l'uranium. Au moment de l'indépendance, les gisements de bauxite de Mackenzie, les plus importants du pays, étaient exploités par la Demerara Bauxite Co Limited, une filiale de l'Aluminium Limited of Canada dans laquelle la société américaine Alcoa a de très grands intérêts. A cette époque, la crainte des Etats-Unis, qui s'étaient déjà assuré le monopole de la production de bauxite du Surinam, était que la bauxite de la Guyane ex-britannique ne soit un jour exportée vers l'URSS par un gouvernement ayant des sympathies [PAGE 63] pour le régime cubain. Dans ce contexte, il s'agissait, pour les impérialistes britanniques et américains, de s'assurer de la mise en place d'un gouvernement favorable à leurs intérêts. D'où les obstacles administratifs et politiques systématiques opposés au Parti Progressiste du Peuple (PPP), victorieux aux élections de 1953, de 1957, de 1961 et de 1964, et dont le leader, Cheddi Jagan, porte-parole de la communauté d'origine indienne, se réclamait du socialisme; d'où aussi l'orchestration d'émeutes raciales et le soutien à Forbes Burnham, chef du Parti National du Congrès (PNC) regroupant les Guyanais d'origine africaine et amérindienne, allié à l'United Front (UF), parti des « blancs ». Jouant sur les oppositions de caractère racial, le parti du Burnham s'est d'abord concilié la grande masse des travailleurs et la petite-bourgeoisie intellectuelle d'origine africaine, puis, à l'image de nombre de régimes africains caméléons, s'est donné l'étiquette de « socialiste », tout en renforçant le caractère personnel, antidémocratique du pouvoir. Le caractère autocratique du régime n'a cessé de s'accentuer, étendant ses tentacules à tous les niveaux, semant l'esprit de délation, à tel point, écrit le Caribbean Contact, que « la peur est devenue la clef du gouvernement en Guyane ». La tragédie représentée par le « suicide » collectif de 914 membres du « Temple du Peuple » (People's Temple), en novembre 1978, s'inscrit dans ce contexte; ce massacre, s'il a attiré l'attention des journaux et radios du monde entier sur la Guyane, a en même temps mis en évidence la négligence coupable du gouvernement guyanais et fait peser de sérieux soupçons sur les relations que ce dernier entretient avec la CIA. Jim Jones, qui se présentait comme le leader charismatique de cette secte et comme un prophète capable d'effectuer des guérisons miraculeuses, avait été dénoncé comme charlatan depuis 1975; il s'est pourtant vu attribuer par le gouvernement guyanais une vaste étendue de terrain; l'opposition à Forbes Burnham n'a pas manqué de s'étonner de ce cadeau fait à Jones et à ses supporters américains, quand des centaines de Guyanais attendent depuis des années pour obtenir un lot; elle s'est aussi interrogée sur le fait qu'à son arrivée en Guyane Jones a déposé à la Barclays Bank près de 250000 dollars, sur les complicités qui ont permis à cette congrégation de devenir rapidement un véritable état dans l'Etat, sur les importants dépôts d'armes qu'on a retrouvés [PAGE 64] après le massacre, ainsi que les allégations selon lesquelles F. Burnham aurait reçu de la main de Jones 2 millions de dollars pour le renforcement du parti au pouvoir. La question reste posée de savoir comment un tel mouvement, dont le caractère et les méthodes terroristes étaient dénoncés aux Etats-Unis depuis de nombreuses années, a pu s'implanter et se développer en Guyane en toute impunité. Deux autres événements sont venus renforcer les accusations sur les sympathies policières du régime : le meurtre d'un prêtre jésuite, le Père Bernard Darke, par des éléments inspirés par le PNC, parti au pouvoir; la présence grandissante de David Hill, alias « Rabbi Washington », poursuivi depuis 1970 par le FBI et condamné à vingt ans de prison pour chantage et escroquerie, maintenant chef d'une secte religieuse de 8 000 membres, la « Nation d'Israël », soupçonnée de travailler en étroite coopération avec le gouvernement guyanais.

Ce même régime, qui accorde sa protection à des éléments douteux, à des gangsters, a récemment multiplié les agressions et les actes répressifs contre ses opposants qui demandent l'instauration d'un régime démocratique. A la suite de l'incendie du siège du PNC en 1979, le gouvernement a lancé une action judiciaire contre Walter Rodney et deux de ses camarades. A cette occasion un climat d'hystérie a été propagé par la presse gouvernementale; le quotidien pro-gouvernemental Guyana Chronicle a publié fin 1979 une série de lettres quotidiennes appelant à l'élimination de ces « bandits ». De nombreux observateurs de la vie politique guyanaise ont vu dans ces incidents une mise en scène précédant une attaque de grande envergure contre les droits de l'homme; le régime pourrait alors se défendre en déclarant qu'il a agi sous la pression de l'opinion publique. Faisant état de l'influence grandissante du WPA particulièrement au sein des travailleurs des mines de bauxite en grève, le Caribbean Contact d'octobre 1979 pouvait affirmer : « L'aspect le plus significatif de la situation politique en Guyane aujourd'hui est le défi sérieux posé à la dictature de Burnham par de jeunes homme comme Rodney et Roopnarine de l'Union des travailleurs, que le PNC qualifie avec mépris d'« écoliers » et d'« intellectuels ».

Il semble donc bien que le régime de Forbes Burnham se « duvaliérise », d'abord en s'entourant d'hommes de main, [PAGE 65] fidèles copies des tonton-macoutes, ensuite en s'exerçant à créer un climat de terreur qui lui permettrait de supprimer nombre de libertés. Le meurtre de Walter Rodney apparaît ainsi comme l'aboutissement d'un complot destiné à éliminer physiquement les opposants, et en particulier les membres du WPA. Les charges prononcées par le gouvernement contre Rodney étaient sans fondement, comme l'a déclaré un ancien procureur britannique présent à l'ouverture du procès; ce dernier risquait de se transformer en acte d'accusation contre le régime, une bombe devait faire taire Walter Rodney.

Qu'est-ce que le régime de Forbes Burnham ne pouvait pardonner à ce « criminel », au point de provoquer son élimination brutale et sanguinaire ? Quoi d'autre sinon la peur panique pouvait dicter le choix d'un moyen aussi barbare ? Mais pourquoi cet affolement ? C'est que Walter Rodney n'était pas seulement un militant politique actif et un « adversaire » potentiel de Forbes Burnham; son but primordial n'était certainement pas d'accéder au pouvoir, mais de faire en sorte que tous les absents de l'Histoire telle que les manuels bourgeois la rapportent, ceux que des pouvoirs autoritaires continuent à écraser et rendre muets, aient enfin le droit à la parole, qu'ils se sentent concernés par la formation de leurs propres conditions de vie, qu'ils comprennent et dominent les forces économiques et politiques jusqu'à présent vécues comme aveugles : en bref, il s'agissait en premier lieu de faire connaître la réalité de la Guyane aux Guyanais eux-mêmes. Sa vision d'historien cependant dépassait le cadre de la Guyane, de l'Amérique du Sud et des Antilles; elle s'appuyait sur une analyse des grandes forces de l'Histoire, en particulier par rapport à la situation des sociétés africaines et de l'ensemble des pays sous-développés en général.

Walter Rodney avait eu l'occasion de se documenter et de réfléchir sur l'histoire du continent africain. Après ses études à la Jamaïque, il avait obtenu dans le milieu des années 60 un poste à Dar-es-Salaam en Tanzanie; rentré ensuite à Kingston, il avait alors quitté ce qu'on a coutume d'appeler la tour d'ivoire de l'intellectuel pour se mêler aux couches les plus exploitées et pauvres de la population jamaïquaine; là, son influence s'était révélée si pénétrante que le gouvernement jamaïquain, apeuré, l'avait empêché de rejoindre [PAGE 66] son poste à l'issue d'un voyage au Canada. C'est ainsi qu'il repartit de nouveau pour la Tanzanie et enseigna pendant six ans à l'Université de Dar-es-Salaam. Décidé à revenir dans son pays, il obtint un poste à l'Université de Guyane, mais le Premier ministre en personne s'opposa à son recrutement. Il gagna alors sa vie en donnant des conférences principalement aux Etats-Unis; à son retour à Georgetown, il participa à la création du WPA et faisait partie du Comité Exécutif de ce parti.

C'est pendant son séjour en Tanzanie qu'il publia, en 1972, son œuvre la plus connue : How Europe Underdeveloped Africa (Comment l'Europe a sous-développé l'Afrique). Rodney part d'une préoccupation exprimée par l'historien Basil Davidson, dans un article publié en français dans le numéro d'avril 1971 des Temps Modernes, « L'Afrique recolonisée ? ». Davidson y rapportait un état d'esprit très répandu aujourd'hui en Amérique, en Europe et même en Afrique : une enquête avait révélé qu'un grand nombre de gens ne s'intéressaient pas à l'Afrique, qu'ils en avaient même assez des Africains, les jugeant inintéressants et peu aptes à s'améliorer; en résumé, « après tout ce qu'on a fait pour eux », ils n'ont pas été capables de se développer. Voilà le grand mot jeté : développement. Responsables de ce point de vue sont les économistes bourgeois, en particulier Rostow et ses disciples, pour qui développement signifie accumulation toujours plus grande de biens de consommation, et pour qui, ajoute Rodney, le rapport entre développement et sous-développement se ramène à la distinction entre nations riches et nations pauvres. Pour ces économistes, les pays africains sont non développés, il s'agit d'ajouter un petit quelque chose, une infrastructure et des techniques nouvelles, pour qu'ils deviennent « développés ». Davidson conteste cette approche qui part d'une prémisse fausse selon laquelle il y aurait des pays non développés, i.e. sans histoire, n'ayant pas bougé pendant des siècles. C'est cette même perspective qu'adopte W. Rodney, confrontant, en se plaçant du point de vue des Africains, les données sur l'évolution des sociétés européennes depuis le Moyen Age et celles sur l'évolution des sociétés africaines. Son argumentation rejoint celle de Davidson qui affirmait : « Au regard de leur propre histoire, les peuples d'Afrique sont des peuples développés et même hautement développés. On ne peut [PAGE 67] les qualifier de non développés que si l'on se réfère à l'histoire d'autres peuples dont le développement est né et a pris forme dans des circonstances tout à faites différentes. »

Le caractère original de la pensée de Rodney réside dans la démonstration que si le capitalisme a pu se développer en Europe, c'est essentiellement grâce à l'apport des sociétés africaines et ceci depuis l'époque pré-coloniale, au XVIe siècle. Il ne s'agit pas là d'une reconnaissance du bout des lèvres, telle qu'elle apparaît souvent chez nombre d'historiens européens, mais de la certitude, appuyée sur une analyse approfondie, que l'Afrique a joué un rôle déterminant dans le processus d'accumulation primitive du capital, et qui plus est, que « le colonialisme a donné au capitalisme un nouveau souffle de vie et prolongé son existence en Europe Occidentale ». En particulier, les profits colossaux réalisés par les bourgeoisies européennes ont permis le développement en Europe de la recherche scientifique et de ses applications techniques. Quant aux sociétés africaines, elles étaient déjà avant 1500 dans un stade transitoire entre la pratique de l'agriculture, de la pêche et de l'élevage, dans des communautés familiales et la pratique de ces mêmes sociétés dans des états et sociétés comparables à des états et sociétés de type féodal. Dans certaines de celles-ci, les distinctions de classe, fondées sur l'appropriation par un petit nombre des produits du travail de la majorité et sur l'idée que ce petit nombre était destiné à diriger, étaient apparues. Mais le dépassement et la résolution des contradictions au sein des sociétés africaines furent arrêtés par la pénétration impérialiste : « Quand le capitalisme européen prit la forme de l'impérialisme et commença à subjuguer l'Afrique politiquement, les conflits politiques normaux liés à la situation des sociétés africaines à l'époque pré-capitaliste se transformèrent en faiblesses qui permirent aux Européens d'affirmer leur domination. »

Il est impossible en un court article de résumer les recherches faites par W. Rodney sur les différentes sociétés africaines. Ce qu'il importe de souligner cependant, c'est le but visé par lui : tout d'abord, il s'adresse aux Africains « soucieux d'approfondir la nature de l'exploitation qu'ils subissent », car « chaque Africain a la responsabilité de comprendre le système et d'œuvrer à son éviction »; en effet, à l'heure actuelle, « le développement des sociétés [PAGE 68] africaines n'est possible qu'en rompant radicalement avec le système capitaliste international qui a été le principal agent de sous-développement de l'Afrique dans les cinq siècles passés ». On l'aura compris, son œuvre ne s'adresse pas à ses « pairs », elle n'est pas destinée aux rayons poussiéreux des bibliothèques; c'est un travail militant, et ce n'est pas par hasard si, peu de temps avant la mort de Rodney, le Zimbabwe indépendant l'avait sollicité pour venir y faire des recherches.

Aujourd'hui Walter Rodney est mort, lâchement assassiné. Il n'aurait pas aimé qu'on tresse des couronnes à sa mémoire. Sa pensée vit, avec force, à l'image des vers du poète guyanais Martin Carter : « Plus nous vivrons intensément, plus brillant sera l'avenir ! »

Yenoukoumé ENAGNON

Rodney avait identifié et dénoncé ses assassins : Walter Rodney avait accordé à l'écrivain guyanais Wordsworth McAndrew une interview (parue dans le Caribbean Contact de septembre 1979) à propos de la situation politique en Guyane. Parlant au nom de l'Union des Travailleurs (WPA), il a d'abord insisté sur le fait que 1979 a été « une mauvaise année pour les dictateurs »; « en tant qu'historien », a-t-il déclaré, « je ne vois pas d'année au cours de laquelle tant de dictateurs soient tombés ». En ce qui concerne la Guyane, il a néanmoins précisé que son parti n'avait pas encore le plein contrôle de la situation politique, au point de pouvoir déterminer quand aurait lieu la chute du régime de Burnham. Il constatait cependant que « dans les Caraïbes, comme dans le monde entier, dans les pays socialistes ou capitalistes, nul n'ignore maintenant que la Guyane expérimente un type de dictature semblable à celui qui prévaut dans les vieilles républiques bananières ». Stigmatisant l'escalade de la violence dans la vie politique guyanaise, il mettait ensuite l'accent, dans les propos qui vont suivre et que nous avons jugé utile de reproduire, sur la probabilité d'une élimination imminente des opposants par le régime en place.

McAndrew : M. Burnham a toujours fait beaucoup de bruit autour de la « base de masse » du PNC, et du soutien unanime qu'il rencontre dans le peuple. Mais, actuellement, il semble être en proie à la panique et s'appuyer de plus en plus [PAGE 69] sur les militaires. Selon vous, qu'est-ce qui a ébranlé le régime guyanais ?

Rodney : A mon sens, la question se ramène plus précisément à ceci; pourquoi est-ce maintenant particulièrement que le gouvernement ne peut plus se prévaloir de ce soutien ? Il y a à cela, je pense, deux raisons : la première, fondamentale, repose sur la dégradation continue de la situation économique qui va en s'accélérant, et qui fait que beaucoup de Guyanais vivent actuellement au-dessous d'un niveau de vie de subsistance. Cela prend le pas sur toute autre considération. Et cette pression s'est faite de plus en plus sentir sur le régime : quelles que soient la propagande ou les manœuvres qu'il utilise, ce dernier n'a pas réussi à étouffer cette réalité qui occupe le premier plan en Guyane, et qu'affronte tout Guyanais, quelle que soit son opinion politique. Deuxièmement, plus proche de nous, on peut dire que le maintien au pouvoir du régime a dépendu de la « neutralité » de larges couches du peuple guyanais; et, en un sens, le régime a pu tenter de présenter cette «neutralité » comme un témoignage de soutien. Je m'explique : considérons les masses afro-guyanaises – et ceux qui connaissent notre pays savent que, dans un premier temps, nous avons à tenir compte de cette distinction basée sur des facteurs raciaux; quand le PNC était un parti de masse, c'est au sein des afro-guyanais essentiellement qu'il avait sa base; ceux-ci, pour une raison ou pour une autre, pensaient - compte tenu du climat d'insécurité à dominante raciale régnant dans le pays à ce moment – que le PNC représentait leurs intérêts. Au fur et à mesure que, sous le régime du PNC, la dégradation de la situation économique et politique, ainsi que de la vie sociale et culturelle, s'est accentuée, un grand nombre de ces afro-guyanais sont devenus politiquement « neutres » dans ce sens où, bien que ne soutenant plus activement le gouvernement, ils n'ont pas néanmoins choisi une autre option politique – en grande partie par peur des choix en présence. Nous pensons qu'à l'heure actuelle cependant beaucoup de ces « neutres » ne le sont plus, ils ont rejoint les rangs de ceux qui combattent le PNC. C'est cette situation qui est en train d'ébranler cette dictature qui, en un certain sens, était une dictature voilée jusqu'à présent; elle pouvait se cacher derrière cette façade de passivité, d'apathie, etc. Mais dès que cela a fait place à la lutte [PAGE 70] politique ouverte, la panique a éclaté au sein du régime.

McAndrew : Qu'en est-il des allégations selon lesquelles des gens figureraient sur une « liste noire » ? Récemment en effet le PNC a fait beaucoup de tapage en alléguant que le Premier ministre en particulier était sur une « liste noire », une liste de gens à abattre.

Rodney : Tout d'abord, pour situer les choses correctement, il faut savoir que, depuis de nombreux mois, sinon même des années, le gouvernement lui-même a activement préparé le terrain pour l'élimination de ses adversaires. Cela fait partie de sa stratégie politique. L'existence, par exemple, de groupes de choc créés par le gouvernement a été dévoilée; ce sont des commandos entraînés en dehors du cadre de l'armée et de la police, et qui sont à la disposition du parti au pouvoir pour exécuter des assassinats. Nous savons qu'ils constituent les vestiges de groupes qui opéraient dans les années 60, groupes qui ont été réactivés pour former un élément de la machine de guerre du PNC. Le groupe d'hommes de main le plus connu est bien sûr celui de la « Nation d'Israël ». Ce que je voudrais indiquer, avant même de répondre à votre question, c'est que c'est par des manœuvres de gangster que le PNC a accédé au pouvoir en 1962, et grâce à ces commandos qui ne font pas partie de l'appareil d'Etat. Ces derniers temps, ces groupes paramilitaires se sont préparés à éliminer physiquement leurs adversaires. Au fur et à mesure que leur base se réduit de plus en plus et que la dictature est menacée, ils ont eux-mêmes dressé des listes de gens à abattre. Il ne s'agit pas là d'un simple projet, car à ce point n'importe qui peut dire : « je souhaiterais voir telle personne éliminée » mais ce n'est pas tout le monde qui peut affirmer : « nous allons entraîner 120 hommes et les équiper d'armes, celles qu'utilisent les tireurs d'élite, des Lugers avec silencieux, etc. » – les armes des assassins par définition. L'Union des Travailleurs soutient que c'est là ce que le gouvernement a entrepris de faire ces derniers mois. Nous savons qu'en dehors des membres de notre parti il y a d'autres gens qui sont visés par le régime – les dirigeants des syndicats qu'on estime ennemis du gouvernement, des avocats, des personnalités en vue qui semblent représenter d'autres perspectives politiques possibles. Plus même, d'autres couches de la société, dont ne fait pas mention le régime, ont reçu des [PAGE 71] menaces de mort. Il est symptomatique de noter que les plus récentes ont été adressées, non pas à un groupe politique extrémiste, mais à des membres d'un groupe considéré comme démocrate, apolitique...

McAndrew : Vous voulez parler de ce groupe formé récemment, COMPASS ?

Rodney : C'est cela, COMPASS. Voilà un groupe constitué de chrétiens, de quelques hauts fonctionnaires de l'Etat même, de quelques entrepreneurs privés, de membres des professions libérales, et qui a bien précisé qu'il se veut apolitique, mais qui, dans la situation de crise que traverse la Guyane, pense qu'il faut mettre toutes les énergies en commun pour trouver une solution. Une dictature se sent menacée par quiconque propose une voie nouvelle. Le fait même d'aider à formuler une perspective, dans la Guyane d'aujourd'hui, est considéré comme un acte d'hostilité, ou selon le terme employé dans la presse gouvernementale, comme « contre-révolutionnaire ». Ce qu'on peut dire, c'est qu'en dehors du PNC, aucun groupe, dans l'éventail politique guyanais, n'a intérêt à établir une liste de gens à abattre; tous ces groupes n'ont qu'un seul objectif : mobiliser la grande masse de la population. L'Union des Travailleurs a déjà dans le passé dénoncé l'assassinat comme moyen d'action politique, et elle entend continuer plus que jamais à le faire. Pourquoi ? Parce que, comme nous l'avons dit maintes fois, l'assassinat d'un dirigeant particulier ne fait qu'entraîner son remplacement par un autre, aussi ou presque aussi mauvais. Plus encore, notre argumentation s'appuie sur le fait que, dans l'état de crise que traverse notre société, tout changement politique doit s'effectuer à partir d'une mobilisation du peuple, pour que ce dernier participe ensuite à la reconstruction. En se contentant d'abattre un individu, personne n'est mobilisé sauf l'assassin lui-même, et le peuple ne se sent pas concerné par le changement. C'est pourquoi nous n'avons aucun intérêt à prôner l'assassinat de personnes; le Parti Progressiste du Peuple non plus : après tout, cela fait environ 25 ans qu'il est dans l'arène politique, et jamais il n'y a eu recours. Notre conviction est que le PNC est en train de répandre sa propre mise en scène, grâce aux moyens d'information dont il dispose, dans le même style que la propagande nazie d'un Goebbels ou d'un Hitler, afin de créer des prétextes pour [PAGE 72] intervenir; cette intervention peut aller de la mise en prison jusqu'à l'élimination de ses adversaires. C'est là notre interprétation de l'abondance de publicité faite par le PNC autour d'une « liste noire ».

Traduit de l'anglais et adapté
par Y. ENAGNON