© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 24-56



LE DECRET IMBERT CONTRE LA JEUNESSE AFRICAINE

Entretien de Shanda Tomné avec Mongo Beti

M.B. – On s'aperçoit qu'il y a une continuité dam les tentatives de plus en plus précises des autorités françaises pour contrôler et même pour façonner l'émigration universitaire africaine et notamment la classe estudiantine en provenance d'Afrique noire francophone. Qu'est-ce que tu en penses ? Peux-tu nous faire un petit survol historique de l'affaire ? Par exemple – autant que je me rappelle – la présence des étudiants noirs en France au début des indépendances était totalement libre en contrepartie de la liberté totale de mouvements dont jouissaient les émigrés français dans nos pays. Et puis, tout à coup, ça a changé. A quel moment et pour quelles raisons selon toi?

UN SURVOL HISTORIQUE

S.T. – Tout d'abord concernant votre question, je pense qu'elle est assez intéressante dans la mesure où trop souvent ceux qui ont voulu traiter de ce problème l'ont fait de façon totalement abstraite en ne prenant pas en considération les données historiques. Il faut dire déjà à propos de la présence des étudiants noirs en France qu'elle découle d'une situation historique qui n'était nullement dominée par un souci de former des [PAGE 25] intellectuels noirs en tant que tels ou des cadres noirs mais qui a été imposée par les circonstances. Il y a à mon avis essentiellement trois étapes. D'abord la société internationale a été – comme nous le savons – dominée jusqu'à la veille des années 60 par une poignée d'Etats qui avaient le monopole sur toute la vie de la planète et avec la fin de la Deuxième Guerre mondiale donc, il y a eu des tentatives de réorganisation d'une véritable société de paix, de collaboration des peuples et tout.. qui a débouché sur la création des Nations Unies qui, bien qu'elle ait été l'œuvre de puissances victorieuses qui n'avaient d'autres objectifs que de sauvegarder leurs intérêts personnels, a néanmoins adopté le principe du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ce qui, par ricochet, a entraîné au sein des Nations Unies le vote de plusieurs résolutions réclamant l'indépendance des pays, des territoires qui étaient encore colonisés, administrés par les puissances occidentales. Dans le cas de la majorité des Etats africains qui étaient donc des colonies, il y a eu, en fonction des engagements pris aux Nations Unies, des politiques qui devaient conduire ces Etats, ces colonies, à s'administrer elles-mêmes, donc à devenir totalement indépendantes et, pour cela, il fallait former des cadres pour assurer la relève, ce qui posait un problème concret qui était celui d'abord de faire valoir auprès de l'organisation des Nations Unies et auprès de l'opinion internationale qu'on œuvrait réellement pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, à s'administrer. Cela a entraîné donc dans les années 50 jusqu'à 60 l'envoi de quelques jeunes Africains en France pour faire des études, pour se former, quitte à assurer donc cette relève; mais l'objectif de base n'a jamais été de former des gens qui puissent penser; il s'agissait, tout simplement, de fabriquer une nouvelle couche qui devait assurer un jour la relève dans la direction voulue par les puissances colonisatrices et, dans le cas de la France, c'est beaucoup plus éclatant. Alors il y a donc eu ce que moi j'appellerais le phénomène des années 50 dû à la création des Nations Unies et au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes avec l'envoi en France donc d'un certain nombre de jeunes Africains pour se former. Par la suite, l'année 60 a vu la consécration des indépendances purement formelles qui, elle, a posé un autre problème : s'agissant d'Etats indépendants il fallait nécessairement qu'ils [PAGE 26] aient une politique indépendante ce qui n'était pas le cas, ce qui n'était d'ailleurs pas dans l'objectif des puissances colonisatrices. La présence, comme vous dites en France, d'étudiants noirs, on peut la qualifier de libre à l'époque mais, à mon avis, elle n'était pas absolument libre parce qu'elle répondait à une certaine politique et la preuve réside dans le fait que d'ailleurs la majorité était destinée à suivre une formation très courte, un enseignement limité sans accès réel à de grandes informations de nature à leur permettre d'avoir une idée critique très poussée. Entre 60 et 70 ça a été à peu près la période d'éclosion, de floraison, qui a vu l'arrivée en France d'une façon massive d'un certain nombre d'étudiants noirs sous le couvert de ce qu'on a appelé la coopération, d'autant plus qu'il faut ajouter le fait que l'attrait qu'exerçait la métropole était absolument fantastique. L'année 70 sur le plan international en tant que tel – on peut d'ailleurs la qualifier de tournant historique – est la date à partir de laquelle on a commencé à s'interroger réellement sur la destination des intellectuels noirs, des cadres qui avaient été formés en France ou à l'étranger; il fallait bien qu'ils rentrent dans leur pays travailler et œuvrer à une politique dans le sens des études qu'ils avaient faites. Mais là, ce n'était pas le souci du colonisateur. Alors on se trouvait confronté à un problème précis au niveau de la métropole, compte tenu du fait que les Africains prenaient conscience qu'ils n'étaient pas indépendants réellement. Des critiques n'ont pas manqué d'apparaître et l'esprit nationaliste a gagné sûrement du terrain. Il y a eu au niveau de la métropole, donc au niveau des colonisateurs, une inquiétude qui allait croissant d'ailleurs avec les conséquences dues à l'émergence des pays tels que l'Algérie, aux relations internationales en tant que telles qui militaient pour une indépendance vraie et, au niveau de la France donc, on peur dire que l'année 70 marque la fin de cette politique tous azimuts qui voulait l'entrée massive des étudiants noirs en France. En 70 à peu près, on ébauche déjà une espèce de sélection, on fait un tout petit peu attention et entre 70 et 75, ce sera les années de la nouvelle vague marquée surtout sur le plan international en gros par ce que les pays occidentaux appellent complaisamment le coup d'état pétrolier qui en réalité n'était qu'une tentative et même une tentative sur laquelle les avis sont très partagés, des pays du tiers monde [PAGE 27] d'exercer des droits réels, une souveraineté parfaite sur leurs matières premières. C'était la crise du pétrole en 73 et 74-75 a été le prolongement de cette situation avec tout ce qu'elle a entraîné au niveau des économies occidentales. A l'échelle donc du tiers monde et des pays africains en tant que tels, il y a eu alors un problème précis : comment contrôler effectivement le flux des jeunes sortant pour faire des études à l'étranger ? comment éviter justement qu'ils ne reviennent avec des idées bien précises, une critique très développée pour essayer de susciter le changement à l'intérieur ? Au niveau de la France, il y a eu ce qu'on a appelé le coup de la ré-émigration, en réalité on sait que ça répondait davantage à un souci de frapper sélectivement les travailleurs émigrés que de trouver une solution à l'économie française. Les étudiants, dans cette situation, en réalité jouaient le rôle de bouc émissaire qu'il fallait à tout prix éliminer afin de sauvegarder des situations qu'on avait créées dans les pays africains, si l'on ne prend que le cas des pays africains. Entre 75 et 80 on ne peut plus parler de situation libre en tant que telle d'étudiants étrangers en France. Cette liberté commence à disparaître – elle disparaît même totalement – avec l'application de nouvelles mesures qui commencent à frapper les étudiants étrangers de façon effective, et 75 pour moi est à peu près le tournant.. on sent en 75 que, au niveau des régimes mis en place en Afrique, il y a une inquiétude croissante sur le problème des étudiants qui viennent en France, surtout du fait que certains échappent au contrôle de ces gouvernements; et un autre fait que je n'ai pas évoqué tout à l'heure dans le plan historique, c'est que la masse des étudiants noirs venus en France dans les années 60 n'étaient pas tous dupes, tous n'avaient pas répondu de façon hâtive à ce souci de relever les cadres coloniaux donc d'avoir une formation minimum, il y a eu des esprits assez clairvoyants qui ont mené loin leurs études, leurs investigations, qui ont adopté des positions nationalistes, qui compromettaient totalement les intérêts de la métropole, les intérêts des pays qui dominaient nos pays. Alors ils étaient donc à la fois une inquiétude croissante pour la métropole et une inquiétude croissante pour les régimes en place. [PAGE 28]

LE ROLE DE POMPIDOU

M.B. – Oui, la question que je voudrais poser ou plutôt la petite précision que j'aimerais apporter est la suivante : on constate, moi j'ai constaté en tant qu'observateur africain vivant en France, que les mesures qui tendaient à contrôler l'émigration africaine - tu as raison de dire que ces mesures visaient à la fois les travailleurs émigrés et les étudiants noirs, c'est vrai – ont commencé à se produire après la mort de De Gaulle et notamment après le voyage de Pompidou en Afrique noire et ce voyage s'est situé en 1971, au mois de février ou mars.. ou janvier (je ne me rappelle plus très bien) et Pompidou s'est trouvé, si nous en croyons la presse française, une fois ou deux (en tout cas c'est vrai pour la Côte d'Ivoire et le Cameroun) devant des dirigeants africains qui lui ont fait part de leurs inquiétudes concernant la présence de leurs étudiants en France. Ces inquiétudes, a-t-on dit officiellement, se sont formulées de la façon suivants : comment faire pour que ces étudiants rentrent? Comment faire pour que ces étudiants rentrent et viennent occuper les postes pour lesquels on a prévu leur scolarité ? Et la presse nous a fait part de ces inquiétudes en les attribuant aux dirigeants africains. Maintenant, évidemment, il s'agit de savoir ce qui s'est passé en réalité et qui, en réalité, a posé la question à l'autre. On nous dit que ce sont les dirigeants africains qui l'ont posée aux dirigeants français, c'est possible mais en tout cas c'est après ce voyage de Monsieur Pompidou en Afrique – lequel voyage s'est situé lui-même après le procès de Ouandié – c'est après ce voyage de Pompidou en Afrique marqué par un très long séjour, un relativement long séjour à Yaoundé, n'est-ce pas, que les étudiants noirs, les travailleurs émigrés ont commencé, je crois - si je me rappelle bien – à se trouver confrontés à des problèmes de contrôle, problèmes de papiers, cartes de séjour, qui n'existaient pas jusque-là, au moins pour les étudiants, Et alors, après le voyage de Pompidou, il y a eu aussi cette vague soi-disant de.. comment dit-on... de révisions des accords de coopération. Cette révision des accords de coopération nous était présentée ici comme une révision dans le sens libéral mais en fait, en douce, cela se faisait dans le sens [PAGE 29]du verrouillage, enfin de la restriction. Et dors, c'est là la petite précision que je voulais apporter : est-ce que Pompidou ne marque pas le tournant dans la mesure où il a me conception assez différente des rapports de la France avec l'Afrique, conception assez différente de celle du général de Gaulle, conception marquée notamment par le pragmatisme, le réalisme, c'est-à-dire qu'avec Pompidou l'économie des pays africains va se trouver assujettie davantage à l'économie française, en tout cas plus qu'elle ne l'était sous de Gaulle. Je pense qu'avec Pompidou c'est le grand business français qui arrive au pouvoir et donc ce grand business va façonner les rapports franco-africains dans un sens que ne leur donnait pas auparavant le général de Gaulle.. peut-être? enfin je ne sais pas...

S.T. – Oui, c'est pour ça que j'ai insisté tout à l'heure sur la période de 70 à 75. C'est très important parce qu'à mon avis la période 70-75 est marquée, et sur le plan international en gros, j'ai bien dit, par une effervescence à l'intérieur des pays du tiers-monde en tant que tels, et sur le plan des étudiants noirs en France par une crise de conscience beaucoup plus poussée et même exprimée dans la rue, dans le cadre des diverses organisations qu'ils avaient mises en place, par une contestation qui n'était autre que le refus d'une indépendance sous forme de coquille vide. On découvrait qu'on ne pouvait plus tenir, qu'on ne pouvait plus accepter cela. Des accords de coopération avaient été passés de façon abusive à la veille des indépendances ou immédiatement après les indépendances, des accords portant sur 99 ans; quelques exemples d'exploitation de façon exclusive : le port de Douala ou des aéroports de la plupart des Etats d'Afrique francophone cédés pour 99 ans à la France. Il y a cela, mais ce que je veux faire comprendre c'est que, en réalité, cette situation accouche également au niveau interne de la France et des pays africains d'une prise de conscience du danger que représentaient les étudiants noirs pour la survie de leurs régimes. C'est d'ailleurs un des points essentiels ou du moins une des raisons qui a motivé la recherche de la révision des accords; on ne peut même pas parler de révision des accords, cela a été un redéploiement – et là je suis d'accord avec vous – un redéploiement dans le sens de la fermeture, dans le sens totalement bloqué, [PAGE 30] c'est-à-dire que les Etats se retrouvaient sous le couvert justement d'un aménagement des accords qui étaient passés antérieurement; sous le couvert d'un tel aménagement ils se retrouvaient totalement condamnés, pincés, dominés de façon totale. Alors 70-75, et si j'insiste sur cet aspect des choses, il faut comprendre qu'en réalité la période Pompidou en France, oui en peut parler de reclassement de la politique africaine de la France en gros, les étudiants ayant été le mal, l'abcès qu'il fallait à tout prix éviter ou même, s'il s'était déjà formé, qu'il fallait éliminer; on sait que dans la plupart des cas il s'était déjà formé et la difficulté qu'ont connue – et ça, c'est assez révélateur – les diverses associations d'étudiants en France d'ailleurs se situent exactement après le voyage de Pompidou en Afrique, ça c'est tout à fait réel, c'est tout a fait normal, pour ne citer que le cas de l'U.N.E.K., Union Nationale des Etudiants du Cameroun, parce qu'entre 70 et 75 cela correspond à la période où l'on envisage déjà une révision d'une méthode d'admission dans la cité universitaire, des critères et tout... où au niveau des colonies tant du Cameroun que de la Côte d'Ivoire – parce que c'est l'exemple que je connais bien - la bourse n'est plus attribuée à tout bachelier qui manifeste l'intention d'aller étudier en France. La bourse commence à être attribuée a partir d'observations très concrètes, précises. Dans le cas du Cameroun, on essaiera de regarder, même de très près, si le requérant n'a pas eu un membre de sa famille qui était membre ou sympathisant de l'ancienne U.P.C., mouvement de libération qui a tant lutté pour le Cameroun; c'est très important, et dans le cas de la Côte d'Ivoire, entre 70 et 75 déjà, la vague qu'il y a en France est uniquement une vague plus ou moins affiliée aux mandarins qui gouvernent le pays et qu...

M.B. – C'est la bourgeoisie, comme nous disons, « bureaucratique ».

S.T. – Exactement, mais je pense que nous répondrons de façon beaucoup plus complète sur cette question quand nous allons avancer tout à l'heure et nous verrons comment on est arrivé plus tard a élaborer des mesures qui en réalité étaient des mesures exclusives qui étaient des mesures qui mettaient [PAGE 31] en place des critères sélectifs qui en réalité frappaient plutôt les opinions des gens et les opinions des étudiants noirs que leurs qualités intellectuelles ou leurs résultats scolaires.

LE COMPLOT DU CAPITALISME CONTRE L'INDEPENDANCE AFRICAINE

M.B. - Très bien. Eh bien nous en avons fini avec le thème de l'historique qui nous a révélé une certaine continuité, comme nous disions au début, mais il existe une autre continuité qu'on peut appeler d'ailleurs complémentarité. On s'aperçoit en effet que les mesures de plus en plus restrictives prises en France par le pouvoir français à l'encontre des étudiants noirs prolongent et complètent les réglementations et les dispositifs qui se mettent en place dans divers pays francophones et surtout on s'aperçoit que les unes et les autres sont en réalité le fait des mêmes hommes; ainsi Imbert, Jean Imbert, du décret Imbert, a sévi pendant quatre ans au Cameroun comme maître d'œuvre d'une réforme hypermalthusienne de l'enseignement avant de venir sévir en France comme grand inquisiteur de l'immigration universitaire mire. Peux-tu nous dire quelques mots sur Jean Imbert avant d'exposer à nos lecteurs quelles peuvent être les vraies intentions du gouvernement français et du capitalisme en général à l'égard de l'Afrique ?

S.T. – Oui, justement, je me réjouis qu'à la fin de cette question vous ayez laissé percevoir déjà le sens de la réalité, c'est-à-dire que vous parliez de complémentarité entre les mesures prises en France et celles mises en place dans les pays francophones par ces régimes-là; cela suppose au départ qu'on accorde un certain crédit, une certaine marge d'autonomie à ces régimes là, une certaine capacité concrète à élaborer, à mener une politique de l'éducation indépendante, ce qui n'est absolument pas le cas, comme nous le savons très bien. Le cas, par exemple, d'Imbert est éloquent, en ce qui concerne la vraie nature de ces régimes, sans qu'il faille spéculer, parce qu'à mon avis, c'est assez clair pour tout le monde, et si ce n'est pas clair, nous le disons, que ces régimes ne sont en réalité que des relais dirigés comme les départements d'Outre-Mer. On sait en réalité que [PAGE 32] l'ambassade de France présente au Cameroun ou en Centre-Afrique ou en Côte d'Ivoire joue un rôle très important si elle ne détient d'ailleurs pas la réalité du pouvoir. Comment ne pas penser que toute la politique conçue et mise en place dans ces pays n'est en réalité que la volonté de la France à partir d'observations faites sur l'évolution de la couche estudiantine du pays. Ça c'est très, très important à mon avis. Pour expliquer un tel état des choses, je pense qu'il faut revenir aux sources mêmes de la nature de ces régimes bien que j'aie dit tout à l'heure que cela ne vaut pas la peine de spéculer dessus, c'est-à-dire qu'il n'existe pas depuis ces indépendances formelles, ce serait d'ailleurs contraire à ce que sont ces pays, il n'existe pas de véritable politique d'éducation. Il existe plutôt un semblant de méthode d'administration des affaires culturelles du pays et de l'éducation en gros, qui se veut tout simplement être un frein à une croissance massive sur le plan éducatif dans l'intérêt du pays. Si l'on prend par exemple le cas du Cameroun, comme on dit, avant même de parler d'Imbert il faut bien se dire qu'en France on n'envoie pas n'importe qui en coopération et que monsieur Imbert est le prototype même du colon nanti de tous les préjugés, animé de toutes les idées folles de domination, qui a été envoyé au Cameroun justement pour essayer de consolider l'œuvre de création de l'université de Yaoundé et qui, comme on le sait, a écrit d'ailleurs un livre sur le Cameroun, a été conseiller des instances supérieures de l'Etat camerounais s'il n'a pas eu d'ailleurs un rôle beaucoup plus important que cela. Cela démontre réellement qu'avant de parler de réforme malthusienne au Cameroun, il faut à mon avis dès la base comprendre quelque chose qui est très important, c'est que la France n'a aucun intérêt en tant que telle, en tant que métropole, en tant que puissance dominante au Cameroun, à voir émerger une couche de nationaux assez éclairés, donc, par voie de conséquence, à voir se multiplier le nombre d'étudiants; alors, ainsi, dans le cadre du Cameroun, on en est arrivé à pratiquer une politique qu'on appelait une politique de planification du nombre de cadres formés mais qui, en réalité, débouchait sur l'arrêt massif du nombre d'étudiants qui entraient à l'université. On en est arrivé ainsi par exemple à dire que toute personne qui aurait 25 ans ne pourrait plus s'inscrire à l'université, ce qui est totalement aberrant [PAGE 33] dans la mesure ou nous savons qu'en France même on peut faire des études supérieures, on peut s'inscrire à l'université à 40 ans, à 50 ans, si certains hommes d'Etat même ne continuent pas leurs études dans les universités; et ainsi de suite... Cela démontre clairement une volonté d'empêcher l'augmentation scolaire qui risquerait d'être trop éveillée et de contrecarrer les intérêts de la France au Cameroun et le Cameroun n'est pas un cas unique..

M.B. – Oui mais Imbert est arrivé au Cameroun en quelle année ?

S.T. – Monsieur Imbert est arrivé au Cameroun en 70. L'université de Yaoundé avait donc été créée il y a six ans et Imbert a joué un rôle très important à l'université de Yaoundé, d'autant plus que quand l'université de Yaoundé a été créée, il y a eu des doutes sur la réussite de l'expérience d'autant plus qu'il faut préciser que le Cameroun est gouverné à partir d'éléments que la France a su exploiter, à partir de critères tribaux qui ne répondent en rien aux objectifs de la population ni même à un éventuel souci de mener le pays vers un bien-être en tant que tel. Alors Imbert est arrivé au Cameroun juste pour consolider l'université de Yaoundé et il est allé au Cameroun avec une mission précise dans le cadre de l'université : mettre sur place une politique beaucoup plus rigoureuse, une gestion conçue à l'avance..

M.B. – Et alors, une fois sur place, je pense qu'il a été l'auteur d'une sorte de réforme de l'enseignement.

S.T. – Absolument.

M.B. – Comment est-ce que cette réforme s'est concrétisée?

S.T. – 0ui, voilà. Alors quand Imbert est arrivé au Cameroun, ce n'est même pas une fois sur place qu'il a été l'auteur d'une réforme. Imbert est parti de France avec une réforme dans sa valise. Il fallait mettre en place une réforme de l'enseignement [PAGE 34] au Cameroun qui devait contrôler, canaliser totalement la formation et l'éducation, donc faire sortir des diplômés au compte-gouttes et veiller à ce que naturellement il n'y ait pas dans la formation qui devait être donnée des éléments de nature à perturber l'ordre néo-colonial qui avait été instauré au Cameroun.

M.B. – C'est bien ce qu'il me semblait.

S.T. – Alors une réforme malthusienne, oui, mais une réforme multhusienne, ce serait, à mon avis, peut-être un peu trop intellectuel, dans la mesure où l'on ne saisirait pas très exactement le sens parce que lorsqu'on parle généralement de Malthus, on sait que c'est un critère d'évolution fondé sur le contrôle de la population, c'est tout. Or, dans le cas du Cameroun, l'application réelle d'une réforme malthusienne – comme vous dites – supposait qu'on mettait en avant le fait que le pays ne serait pas capable de contenir toute la masse d'étudiants ou bien d'intellectuels, de cadres qui seraient formés; en fait, on a essayé de faire des tranches dans toute la politique de l'Education nationale qui arrivait en réalité à éliminer une bonne couche de la population et il y a un chiffre très très concret qui est d'ailleurs une source très officielle du ministère de l'Education du Cameroun, qui montre qu'entre 75 et 80, un million d'enfants à peu près ont abandonné l'école.

M.B. – Tant que ça !

S.T. – Oui, entre 75 et 80, un million d'enfants, à peu près, ont abandonné l'école; pas « abandonné » en tant que tel, ont été mis en marge de l'enseignement et on sait également qu'en 78, au Cameroun, le B.E.P.C. a connu des résultats très catastrophiques dont on a attribué justement la responsabilité au ministre de l'Education nationale, monsieur Ndjoya dont on sait qu'il occupe son poste en vertu des services rendus par son père au régime. Alors, dans une ville comme Douala, une ville de six cent mille habitants qui a présenté près de cinq mille candidats au B.E.P.C., on a eu soixante-quinze admis, ce qui était un scandale, ce qui était un résultat pratiquement inexplicable [PAGE 35] à moins que tous les élèves de troisième du pays n'aient jamais assisté aux cours pendant toute l'année.

M.B. – Et d'une manière générale, je voudrais demander une précision – il ne faut pas oublier que le Cameroun est un pays de huit millions d'habitants, je voudrais savoir quel est en moyenne le nombre de bacheliers sortis des lycées chaque année, depuis qu'Imbert est allé an Cameroun. C'est important parce que je pense que ce nombre est extrêmement réduit.

MALTHUSIANISME AU BACCALAUREAT

S.T. – Oui, c'est très important. Il faut déjà dire que les structures universitaires au Cameroun sont faites, ou du moins étaient faites, jusqu'en 78, pour accueillir six mille étudiants (à l'époque, pas plus que ça), et cette limitation au niveau de l'université dénotait déjà que l'on ne pouvait pas accueillir plus de deux mille en première année d'université, par an. Ça, c'est très très important. Et une ville comme Douala, par exemple, compte moins de dix classes de Terminales dans l'ensemble de ses lycées, ce qui est absolument un scandale quand on sait par exemple que Douala a six cent mille habitants. Si je m'en réfère à l'année 75 le Cameroun produisait encore à peu près trois cents bacheliers par an, sur à peu près quinze cents candidats, ce qui est un chiffre très très minime compte tenu des objectifs du développement du pays et puis des opportunités. Si on peut parler d'une projection sur l'avenir, trois cents bacheliers par an, c'était, à mon avis, quelque chose d'assez insuffisant. Or, des lycées tels que le lycée Manengoumba ou bien le lycée Joss à Douala, le lycée technique, ont plutôt évolué dans le sens de la régression, c'est-à-dire qu'il y a une politique systématique de démantèlement; parallèlement pendant que l'accès devenait totalement impossible, toute une couche de la population se trouvait éliminée, marginalisée, ne pouvait pas accéder à l'enseignement, ne pouvait pas entrer dans les lycées d'autant plus que le lycée au Cameroun, de façon générale, et le lycée Leclerc de Yaoundé est un exemple très très concret, est d'abord la sanction d'une autorité sociale : il faut être le fils ou bien proche d'un des ténors du régime pour entrer dans les lycées, c'est comme cela. [PAGE 36] Les concours ne sont que des simulacres macabres d'examens qu'en réalité, ne débouchent sur aucun résultat si les résultats ne sont pas d'ailleurs connus à l'avance. C'est comme cela ! je veux donc dire qu'on assistait naturellement ces dernières années, dans le cas précis du Cameroun, à une espèce de réforme dans ce sens-là, c'est-à-dire qu'il y a eu dans un premier temps une limitation dans le taux de la scolarité, dans les pensions scolaires, dans les établissements privés, ce qui en réalité, on le sait, était dû davantage à une inquiétude du régime en place, compte tenu du nombre d'enfants qui traînaient dans les rues à ne rien faire. On a dû donc limiter le taux des pensions pour répondre à cette inquiétude et ça n'a résolu, à mon avis, aucun problème, dans la mesure où la politique d'éducation au Cameroun reste encore profondément du domaine de la réforme conçue et mise en place par la France et qui, au niveau de l'université, a été consacrée par cette espèce de bouclage que Monsieur Imbert a introduit dès son arrivée en 70 au Cameroun et qui s'est terminé.. qui a surtout été parachevé avec son départ en 73.

M.B. – Donc, en somme, le grand souci de Paris et du capitalisme français semble dire en effet de freiner l'arrivée des Africains – et des Camerounais en particulier – à un niveau de connaissances tel que les Camerounais puissent prendre conscience de leur oppression, disons le mot.

S.T. – Oui, parce que là, il ne faut pas oublier que dans le cas du Cameroun... et c'est beaucoup plus éclatant en Côte d'Ivoire, pays que j'ai très bien visité et que je connais, même au Sénégal... Pour ne donner qu'un exemple, au Sénégal le président Senghor a décidé que n'importe comment il y aurait toujours 25 % de coopérants même s'il y avait 100 % de Sénégalais techniciens hautement qualifiés. Alors il a dit dans un discours – il ne s'est pas démenti – il l'a redit encore dernièrement, que les coopérants, c'était indispensable, ce qui, par juste retour des choses, apporte de l'eau au moulin de ceux qui ont toujours pensé que nous étions des grands enfants incapables de nous administrer nous-mêmes, quelle que soit notre formation. Alors dans le cas du Cameroun, justement, je disais qu'il ne faut pas [PAGE 37] oublier que le danger pour un pays comme le Cameroun serait l'existence d'une masse de cadres moyens formés sur place à partir des réalités nationales. Ça pose un problème très sérieux d'autant plus que depuis 60 donc date dite de l'indépendance – que nous savons bien, comme nous l'avons dit tout à l'heure, être une coquille vide – toutes les sociétés installées au Cameroun travaillent avec des coopérants qui, généralement, la plupart du temps, ne peuvent occuper aucun poste en France et qui, au Cameroun, occupent des postes mirobolants, des postes à responsabilités très très élevés. Or l'accélération d'une formation à l'intérieur du pays supposerait qu'on envisage de remplacer ces coopérants, à long terme, ce qui justement, encore par juste retour des choses – d'autant plus que cela déboucherait sur une moyenne bureaucratie administrative qui ne manquerait pas un jour de réclamer des droits effectifs et un regard sur la gestion des affaires – ce qui supposerait donc une mise à mort de toute la population coloniale. La France n'a donc aucunement intérêt à ce que, à l'intérieur du Cameroun par exemple, ou des pays francophones en général, il y ait une politique d'éducation assez suivie qui soit effectivement mise à la disposition de la population, qui soit fondée sur des objectifs de réel développement à long terme.

POURQUOI LE DECRET IMBERT ?

M.B. – Alors, concrètement, en quoi le décret Imbert a-t-il aggravé la situation de l'émigration universitaire noire en France ?

S.T. – Le décret Imbert, c'est sûrement le grand problème Le décret Imbert, nous savons qu'il a agité beaucoup d'esprits ces derniers temps, et nous savons également que tout le monde ne perçoit pas ce décret dans sa totalité, dans sa globalité. Déjà disons qu'en France 80 % des étudiants étrangers sont originaires du tiers-monde. Sur 108 000 étudiants étrangers en France, 56 866 exactement sont originaires des pays d'Afrique. Ce décret Imbert, c'est dû à quoi ? Le décret Imbert est dû à un souci de freiner, de boucler, si vous voulez, tour un processus qu'on a jugé là un peu trop libéral et de nature trop dangereuse. Il fallait [PAGE 38] trouver un moyen de parer à une situation qui, à leurs yeux, devenait déjà un peu incontrôlable et.. je ne veux pas continuer, je veux d'abord vous dire précisément, avant de développer exactement le contenu de ce décret, comment est-ce que cela s'est articulé. D'abord sur Monsieur Imbert, nous savons que là il n'y a pas de secret; comme nous l'avons dit tout à l'heure, Monsieur Imbert est un monsieur qui a une expérience colonialiste notoire, qui est passé par le Cameroun et qui est revenu en France occuper des responsabilités justement dans le sens d'une révision déchirante de la politique qui était menée jusqu'ici. Alors, le décret Imbert n'est pas une mesure solitaire en tant que telle, elle s'inscrit dans une politique beaucoup plus générale, d'autant plus qu'il y a avec elle la loi Bonnet. L'essentiel des mesures qu'on est en train de mettre en place à partir du décret Imbert, il s'agit ni plus ni moins que de dire : « Eh bien voila, il y a une catégorie d'étudiants dont nous n'avons plus besoin et une catégorie d'autres que nous recherchons particulièrement. » Donc il y a une catégorie d'étudiants dangereux, il y a une autre catégorie d'étudiants qu'on peut accepter. le décret Imbert est du 31-12-79. Pour ce qui concerne le décret Imbert donc, il s'agit de ne plus laisser entrer en France dorénavant que les gens originaires des bourgeoisies locales du tiers-monde, et plus particulièrement des pays d'Afrique. D'ailleurs sur place, si l'on prend un exemple très très simple qu'on connaît. c'est, je reviens dessus, le cas du Cameroun : pour sortir du Cameroun en ce moment, il faut disposer d'un minimum d'un million de francs anciens. Comment est-ce que cette somme est entièrement répartie ? Dans un premier temps, l'étudiant qui désire venir poursuivre des études en France doit faire une demande de pré-inscription auprès du consulat de France lequel lui remet donc des formulaires qu'il remplit et remet au consulat. Le consulat transmet ce formulaire de pré-inscription en France, qui est examiné à son tour par le Conseil National mis en place et patronné par Monsieur Imbert. Ce Conseil National maintenant, à la suite de ces investigations, transmet un avis à l'université sollicitée par l'étudiant. L'université n'est pas tenue de donner une suite favorable, après avis du Conseil National, mais, dans tous les cas, l'université informe le Conseil National qui lui, à son tour, informe le consulat de France et le consulat de France informe [PAGE 39] l'étudiant qu'il peut commencer à remplir les autres formalités. Plus précisément, quelles sont les autres formalités? D'abord déposer dans une banque au Cameroun – et naturellement on sait, que ce soit au Cameroun ou en Côte d'Ivoire, que la majorité des banques sont en réalité des succursales de grandes banques françaises – alors il faut déposer justement une garantie de financement de son séjour en France qui équivaut à peu près à mille cinq cents francs nouveaux multipliés par neuf, donc pour une année scolaire. Il faut le consigner dans une banque qui va procéder par des mandats successifs, tous les mois, pendant le séjour de l'étudiant en France. Après cela, il faut déposer une caution qui équivaut à trois cent mille francs C.F.A. donc, à peu près, six mille francs nouveaux, auprès des autorités camerounaises, et puis on obtient un passeport pour entrer en France. D'abord, au niveau de cette procédure, il y a une remarque à faire, c'est que le décret Imbert n'a jamais eu, ni dans son esprit ni dans son texte, l'objectif de faciliter l'entrée en France d'étudiants de toutes catégories. Il s'agit en réalité de réduire l'inscription d'étudiants étrangers et plus particulièrement d'étudiants d'Afrique noire dans les universités françaises à de simples mesures de courtoisie entre bourgeoisies locales des pays d'Afrique et du gouvernement français qui en réalité, est la puissance dominante. On se trouve dans une situation où des étudiants comme moi, par exemple, ne pourraient plus entrer en France. Et si on examine de très près – à supposer que l'on remplisse ces conditions – il y a un autre point d'achoppement qui est celui justement qui relève de la loi du 10 janvier 1980, dite loi Bonnet. L'inscription en France, l'inscription dans l'université française d'un étudiant étranger passera dorénavant par plusieurs procédures. On examinera également... on essaiera de jeter un coup d'œil sur ce que l'on appelle le fichier d'opposition. Vous savez comme moi que justement cette mesure n'est que le prolongement de ce que nous avons vu tout à l'heure, c'est-à-dire la mise sur place depuis les années 70 d'une politique de contrôle systématique tendant davantage à sanctionner des opinions critiques et des attitudes nationalistes des étudiants africains. Alors, comment est-ce que cela se traduit ?.. [PAGE 40]

M.B. – Qu'est-ce que c'est que ce fichier d'opposition ? C'est le fichier français, le fichier du gouvernement d'origine ?

S.T. – Alors le fichier d'opposition est d'abord le fichier du gouvernement d'origine et aussi le fichier du gouvernement français. Je m'explique : au niveau du gouvernement d'origine, vous savez que tous les enfants issus de familles qui ont eu, à un moment ou à un autre, des attitudes très nationalistes et très indépendantes à l'intérieur du pays, ne peuvent pas bénéficier des moindres faveurs dam ce régime-là et, à plus forte raison, disposer d'un passeport pour sortir, parce qu'ils représentent un danger potentiel. Au niveau de la France, comment se traduit le fichier d'opposition ? Eh bien, il est très simple. je vous citerai un cas que nous avons en ce moment, c'est le cas d'un étudiant marocain inscrit en maîtrise de mécanique à l'université de Marseille III, qui s'appelle Miloud, qui est marié à une Française - ou tout du moins qui va se marier avec une Française – et qui a d'ailleurs déjà un enfant et qui en attend un deuxième, et qui se trouve menacé d'expulsion pour le simple fait qu'on l'a trouvé porteur de tracts qu'en réalité, étaient des tracts qui réclamaient la libéralisation des conditions de vie des étudiants marocains en France. Alors le fichier d'opposition se réduit à cela, il se réduit à une espèce de journal des comportements permanents des étudiants qui vivent, qui évoluent en France : les moindres attitudes, les moindres réclamations, les moindres incartades sont consignées dans des instruments qui sont détenus par le ministère de l'Intérieur en dernier ressort. Alors l'étudiant qui vient s'installer en France, qui mène des études depuis, par exemple, trois ans, à son niveau, pour renouveler sa carte de séjour dorénavant, il faudra qu'on soit convaincu qu'il n'a jamais eu d'activités militantes, même pas militantes : qu'il n'a jamais participé à un comité de résidents, à une manifestation, qu'il n'a jamais rien contesté, qu'il a toujours été un béni oui-oui, un homme droit, un homme dans la suite de ce qu'on veut alors il faudra que cet étudiant ait été un homme totalement... je dirai, métaphysique, dans la mesure où ce qui lui est réclamé est absolument impossible, c'est-à-dire qu'il faudra qu'il ait fait ses études sans jamais connaître d'échecs, il faudra que cet étudiant dispose d'un compte bancaire régulièrement approvisionné – et crime source étrangère; [PAGE 41] il faudra, en plus, que cet étudiant puisse justifier d'un domicile d'un tiers ou quelque chose comme cela. Alors, sur l'ensemble de ces mesures-là en tant que telles, nous avons eu ces derniers temps plusieurs étudiants qui sont tombés sous le coup de ces mesures. Et, il faut bien noter que la circulaire dite Bonnet, qui est de juillet 77, n'a pas été appliquée jusqu'ici en totalité, et que c'est à la rentrée de septembre 80 qu'elle va être entièrement appliquée. Il faut qu'on s'attende, dans les mois qui vont suivre et pendant peut-être tout l'été, à ce qu'il y ait un certain nombre très très élevé de refus de cartes de séjour. Vous savez également que beaucoup d'étudiants qui vivent en France, quand bien même ils ont une bourse, ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Pour ne prendre tout simplement que le cas d'étudiants centre-africains, voltaïques ou tchadiens dont les bourses mettent parfois trois mois à venir, ils sont donc obligés de se livret à un minimum d'activités professionnelles. Or la nouvelle réglementation du ministère de l'Intérieur débouche donc sur l'interdiction totale de la moindre activité professionnelle en France. Cela aurait été une attitude compréhensible dans la mesure où l'on estimait au départ que l'étudiant qui entre en France signe un contrat de demeurer dans le statut d'étudiant. Mais il y a une ambiguïté, ambiguïté d'autant plus grave que, quand les frontières françaises ont été fermées en 74 à toute émigration, il y a eu comme une espèce d'entente entre le patronat français et puis le ministère de l'Intérieur pour laisser travailler les étudiants, ce qui pouvait constituer une masse potentielle de salariés fluctuante que l'on pouvait attraper à tout moment et que l'on pouvait utiliser...

M.B. – C'est ce eue l'on appelle un volant de sécurité!

S.T. – Un volant de sécurité, soit pour combattre les syndicats, soit pour renouveler les postes de travail, ainsi de suite. Alors sur l'essentiel du décret Imbert, il est regrettable que toute la polémique engagée tant au niveau de la France où l'on a trouvé d'ardents défenseurs des Noirs dans les milieux de gauche, il est regrettable, comme je l'ai dit, que tout ce décret ait été ramené à une banale querelle de connaissance du français, ce qui est absolument vide de sens, d'autant plus qu'on peut [PAGE 42] dire que s'il n'y avait que cela, ce serait déjà un moindre mal mais le problème, c'est que le décret Imbert, en réalité, n'est que le maillon d'une grande chaîne qui débouche sur une répression inimaginable, qui débouche sur une sélection, qui arrive tout simplement à ne laisser entrer en France – comme je l'ai dit tout à l'heure – que des éléments sûrs, des éléments susceptibles de reproduire exactement le même schéma social de soumission, d'arriération et de domination qui existe dans les pays du tiers-monde et en particulier dans les pays africains, car tout l'essentiel de la politique française en France et à l'étranger et toute sa notoriété internationale est d'abord fondée sur la maîtrise de sa politique africaine, sur la disposition de l'ensemble des pays francophones sur lesquels la France dispose d'un pouvoir de vie ou de mort. On l'a encore vu récemment avec le cas de Centre-Afrique et du scandale des diamants de Bokassa où la France a confirmé son rôle de maître de jeu, de puissance administrative du pays, ainsi de suite... Il y a un autre point qu'il faut, à mon avis, préciser, c'est que le décret Imbert et la circulaire Bonnet, en réalité, et s'il faut revenir sur la complémentarité dont on a fait cas tout à l'heure, eh bien ces mesures, en réalité, peuvent a priori surprendre dans la mesure où on sait qu'il existe entre la France et les Etats dits francophones des accords de coopération qui prennent la forme de conventions internationales; il est dit – je me souviens bien – dans la convention culturelle franco-camerounaise, franco-sénégalaise, franco-ivoirienne, franco-gabonaise et franco-centre-africaine que les étudiants originaires de ces pays sont assimilés en France à leurs collègues nationaux, donc assimilation qui équivaut à leur donner les mêmes droits, ce qui par ricochet fait que l'institution d'une carte de séjour, d'un nombre de places contingenté dans la résidence universitaire est absolument arbitraire et viole totalement ces conventions.

M.B. – Oui, c'est exact... à condition que les accords n'aient pas été révisés dans un sens restrictif depuis 1960.

S.T. – Justement, c'est là où je veux en venir parce qu'on peut s'étonner qu'il n'y ait pas eu de protestations de la part de ces pays-là, pour des pays qui sont dits en voie de développement et qui ont un besoin ardent de cadres. [PAGE 43]

M.B. – c'est très curieux !

S.T. – Voilà, c'est très curieux ! Alors je prends un exemple très simple : en 74, lors de la révision des accords de coopération franco-camerounais, je ne peux pas confirmer cette information mais toujours est-il qu'elle s'est vérifiée dans les faits, c'est-à-dire qu'il y a eu une entente entre gouvernement camerounais et gouvernement français pour invalider l'automaticité de l'équivalence du bac camerounais. Le baccalauréat camerounais n'obtient plus en France une équivalence automatique. Il y a eu d'un autre côté le serment du gouvernement gabonais qui a demandé à la France d'expulser tous les étudiants gabonais qui avaient déjà au moins trois années d'études en France. Cela a débouché sur une suppression massive des bourses aux étudiants gabonais et, à l'heure où je parle, les étudiants gabonais en France n'atteignent pas le chiffre de trois cents. Tous les autres sont rentrés. Alors, il y a donc, comme nous le constatons bien, une demande pressante de ces pays-là à la France : » Eh bien voilà, nous entendons bien continuer à œuvrer dans le sens des accords qui nous lient mais seulement si vous vous montrez assez complaisants vis-à-vis de ce que vous appelez étudiants là-bas en France, cela ne pourra plus marcher. » Et le Premier ministre français, Raymond Barre, a déclaré dernièrement - je m'en souviens bien : « Le gouvernement français ne peut pas tolérer, ne peut pas permettre que des gens viennent s'installer en France sous couvert de faire des études et s'occuper en réalité de problèmes politiques. » Et il a ajouté que « les chefs d'Etats étrangers sont inquiets que leurs ressortissants attrapent en France la vérole politique », ce qui voulait en réalité tout dire, ce qui voulait tout simplement dire que le souci majeur était d'abord d'empêcher une catégorie d'étudiants bien précise de faire leurs études dans le sens le plus positif qu'ils souhaiteraient, d'acquérir une certaine méthode d'observation, de perception du monde et de leur société tout à fait critique, qui débouche sur une autre orientation, sur un autre organisation, autre que celle conçue et mise en place par la France et appliquée par ces marionnettes qui, en réalité ne jouissent ni de la légitimité interne ni du respect extérieur. [PAGE 44]

M.B. – Alors crois-tu que le capitalisme français ait quelque chance de succès dans ses efforts répétés Pour juguler le dynamisme des intellectuels et de la jeunesse progressiste de nos Pays ? Par exemple, comment les jeunes réussissent-ils quand même à tourner tous ces dispositifs de verrouillage pour accéder à l'enseignement supérieur ?

ECHEC DU NEO-COLONIALISME

S.T. – Oui je pense que l'expérience historique nous montre -qu'on ne peut pas bloquer l'évolution don peuple par décret On ne peut pas comme cela, du jour au lendemain, arrêter l'expansion d'un homme, d'un individu, même d'un enfant. Quand vous avez un chien et que vous lui tapez trop dessus, il finit par vous mordre, ça c'est la moindre des choses et, en réalité, toute la politique qui est pratiquée à l'intérieur des colonies africaines de la France en ce moment crée plutôt une espèce de stimulant, si vous voulez, à aller de l'avant, à découvrir de nouveaux horizons. Si l'on prend par exemple le cas du Cameroun où l'obtention d'un passeport relève d'une acrobatie pratiquement infranchissable, les enfants, des jeunes hommes fortement décidés arrivent quand même à sortir, à faire autre chose que ce que le régime voudrait. Cela ne tient d'ailleurs, à mon avis, qu'à la volonté de réussite qui anime ces jeunes et surtout à la conscience qu'ils se font très tôt de l'impossibilité d'évoluer dans ce système, voire même de réaliser un minimum d'objectifs pour s'épanouir, pour améliorer leurs conditions d'existence à l'avenir. Alors je ne pense pas que toute la cohorte de mesures répressives, d'interdits, de refus de voyager qui est pratiquement une atteinte grave à la liberté d'aller et de venir, une violation flagrante de ce que l'on appelle couramment les droits de l'homme, je ne pense pas que toute cette cohorte d'interdictions soit aussi efficace qu'on veut le faire croire de tout temps. je connais suffisamment de camarades qui ont pu mener des études de façon totalement indépendante, en se débrouillant tout à fait seuls, soit dans les pays limitrophes du Cameroun, soit beaucoup plus loin que cela. Là encore je dis que le système en place, en réalité, est un ensemble d'incohérences, que ce soit au Sénégal, au Cameroun ou en Côte d'Ivoire. Comment [PAGE 45] pensez-vous que dans un système miné par la corruption, miné par l'indécision, un système qui fonctionne en réalité sur la base d'aucune politique précise, où même les gens malhonnêtes qui sont censés appliquer une politique conçue par la France, sont incapables de l'appliquer et de la mener jusqu'au bout, comment pensez-vous qu'ils puissent être tellement efficaces, tellement imaginatifs pour penser à autre chose qu'à acquérir un peu, beaucoup d'argent et ainsi de suite ? Alors là, sur ce plan, c'est là où je dis qu'on peut jouer sur les contradictions du système et le capitalisme français, en réalité, en Afrique, a beaucoup de faiblesses et ses faiblesses tiennent à la qualité des hommes qui sont mis en place pour appliquer leur politique, et si je le dis, c'est parce que j'ai des preuves que le système comporte des failles qui ont permis jusqu'ici à des gens qui pouvaient les exploiter de mettre certains de leurs plans en valeur - exemple : sortir du Cameroun – soit en pratiquant une corruption à une échelle très développée, soit, tout simplement, en se débrouillant pour sortir par les frontières du pays qui étaient les moins surveillées moyennant souvent un certain pécule au fonctionnaire, au garde-frontière, ou moyennant rien du tout, absolument. On sait, par exemple, qu'au Sénégal, à un moment donné, des passeports pour l'émigration se sont vendus comme des bouts de pain. On sait qu'au Mali, par exemple, l'exploitation des travailleurs émigrés en France, à un moment donné, a pris la tournure d'un véritable marché d'esclaves. Alors là, comme je l'ai dit tout au début, je dis que de tout temps les peuples ont lutté, les peuples ont essayé de se défaire d'une situation qu'on leur avait faite et quand je dis bien « des peuples ont essayé», c'est tout d'abord l'expression de la jeunesse d'un pays qui encore – ne l'oublions pas – est sûrement le fer de lance de tout changement a l'avenir. Si l'on prend, par exemple, le cas du Cameroun, il y a en dans le système du Cameroun, j'en ai parlé tout à l'heure, l'exemple du B.E.P.C. qui en 78 n'avait que soixante-quinze admis dans une ville d'au moins six cent mille habitants, et sur près de trois mille candidats. Alors Prenons l'exemple du baccalauréat au Cameroun : pour accéder dans une classe Terminale, au Cameroun, il faut passer un examen probatoire, lequel examen probatoire est un stade de sélection extrêmement difficile. Or on sait que les lycées ne représentent [PAGE 46] même pas le tiers de places souhaitables dans le système d'enseignement secondaire au Cameroun. Et beaucoup de familles sont obligées de faire des efforts énormes, voire même de contrarier totalement leur survie, leur alimentation quotidienne, pour envoyer un enfant à l'école. Or, quand ce dernier arrive, par exemple, en classe de première et qu'il ne peut pas entrer en classe de Terminale parce qu'il a échoué à un examen dit probatoire, il n'y a plus qu'une solution : puisque la famille ne peut plus payer l'année suivante et que l'enfant, la plupart du temps, a la capacité, a les compétences nécessaires pour préparer le baccalauréat, il ne lui reste plus qu'à sortir. C'est ainsi qu'on a vu, entre les années 70 et 75, beaucoup de jeunes Camerounais aller passer le baccalauréat en République centrafricaine ou au Gabon ou encore au Tchad, et là encore ils ont joué sur les failles et les contradictions du système, d'autant plus qu'à Yaoundé on ne délivre aucun passeport à des gens qui ne sont pas originaires de la couche privilégiée de la société, des mandarins du régime. Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? Il reste justement à sortir dans une espèce d'illégalité qui, là encore, suppose l'engagement dans une voie très très très risquée. Toujours est-il que beaucoup de jeunes Camerounais ont pu sortir, passer leur baccalauréat en République Centre-Afrique, au Tchad ou au Gabon et revenir au Cameroun entamer des études universitaires, ou alors persister dans une aventure qui les a menés, pour certains cas, jusqu'à très loin, dans les pays éloignés. Alors, il est évident que l'on ne peut pas sous-estimer l'ampleur des mesures qui sont prises à l'intérieur pour décourager la population, pour décourager tout esprit inventif, mais cependant il est à reconnaître que ce serait exagéré que de penser que l'existence d'une telle situation est de nature à compromettre toute chance de réussite et toute évolution à l'extérieur.

M.B. - Donc, c'est un échec en perspective, en somme?

S.T. – Absolument !

M.B. – Le gouvernement français a beau faire, il va connaître l'échec. [PAGE 47]

S.T. – Absolument, d'autant plus que, si l'on prend le cas de la France en ce moment, une petite enquête menée en 77 à la résidence universitaire d'Antony montrait très très bien que sur cent étudiants à peu près, il y avait une bonne trentaine d'étudiants qui étaient là par leurs moyens, qui vivaient par leurs moyens et qui s'arrangeaient tant bien que mal pour poursuivre leurs études. Et l'expérience a d'ailleurs démontré que ces étudiants, la plupart du temps, connaissaient des résultats pour le moins satisfaisants.

M.B. – Alors là nous arrivons maintenant à un problème un petit peu délicat. On peut dire que tu es l'exemple type de cette résistance victorieuse des jeunes au verrouillage du néo-colonialisme; peux-tu nous dire comment tu as dû déployer des miracles d'ingéniosité, d'obstination et de courage pour arriver à taire des études, à commencer par les études secondaires? Et d'abord, dis-nous ton âge et ta nationalité – si tu le veux, naturellement – si tu ne veux pas... c'est une question indiscrète...

L'ODYSSEE D'UN JEUNE CAMEROUNAIS EXEMPLAIRE

S.T. – Là, aucun problème... La référence au Cameroun suppose que je connais parfaitement bien ce pays bien que je connaisse autant d'autres ! Alors, mon cas précis, bien que je n'aime pas trop l'évoquer dans la mesure où... quand on essaie de voir le stade par lequel je suis parvenu à mes études qui restent relativement modestes, on peut s'imaginer que j'appartiens à une couche dominante de nos sociétés elles-mêmes dominées, ce qui est très très faux. C'est sûrement avec beaucoup d'émotion mais d'autosatisfaction, je dirai, que je parle sur moi-même, dans la mesure où sans être l'exemple à prendre en compte pour argent comptant, c'est tout de même un exemple qui traduit assez bien la réalité, la situation sociale chez nous et les difficultés qu'on rencontre, voire les solutions qu'on peut y apporter de façon personnelle, pour peu que l'on ait une ébauche de prise de conscience de ce qu'aurait du être notre société sans cette domination étrangère. Alors, j'appartiens à la génération des années 54, c'est-à-dire que j'ai donc vingt-six ans; je suis naturellement camerounais mais je ne me définis pas comme [PAGE 48] tel d'autant plus, qu'à mon avis, ce serait un cadeau trop beau à faire à la conférence de Berlin que de parler toujours par référence ou bien par attache à une parcelle de territoire parce que l'impérialisme et la colonisation l'ont voulu ainsi. Puisqu'il faut tout de même prendre certains faits pour des réalités qu'on ne peut plus déformer, je puis donc dire que je suis camerounais. Alors mon évolution est assez tourmentée à cause des étapes qu'on pourrait dire dramatiques; elles ont souvent frisé le drame, c'est vrai. Alors, j'appartiens au prototype même d'une famille africaine polygame : 22 enfants, sans aucune ressource réelle, situation qui répond à un mode d'organisation des familles africaines, à une certaine idée de la famille en Afrique, à une certaine idée de nos mœurs et de nos valeurs séculaires. Alors je suis donc le sixième enfant d'une famille polygame de vingt-deux enfants – au risque de me répéter – j'ai commencé mes études de façon relativement ambiguë, c'est-à-dire qu'en réalité on allait a l'école pour satisfaire les désirs d'évasion, sans aucune projection sur les bienfaits que l'on pourrait retirer à l'avenir; c'était comme cela. Quand les Blancs sont arrivés, c'est le terme qu'on emploie, ils ont expliqué l'école, ils ont dit qu'il fallait aller à l'école; on était indépendants, on allait se gouverner nous-mêmes. Dans le cas du Cameroun particulièrement, c'est un pays qui a été assez agité, qui a eu une ébauche... non pas une ébauche mais une expérience des luttes de libération nationale qui, hélas, compte tenu des circonstances historiques et de la conjoncture internationale de l'époque, a débouché sur la situation que l'on sait, sur une répression systématique, je ne dirai pas échec parce que c'était un concours de circonstances, et non le fait d'une absence d'organisation ni le fait des hommes qui dirigeaient le mouvement. Alors je suis donc allé à l'école, comme tout jeune Camerounais de ma génération; j'ai évolué de façon relativement simple avant l'âge de dix ans. J'allais à l'école primaire, dans les ghettos de la ville de Douala avec tout son aspect concentrationnaire et inorganisé. Alors je me retrouve en classe de quatrième dans un collège d'enseignement privé. Il faut déjà noter que j'avais tenté un concours d'entrée en classe de sixième, j'ai passé mon concours mais... on m'a déclaré finalement non admis pour les raisons que j'ai citées tout à l'heure. Les lycées au Cameroun sont réservées à une élite [PAGE 49]sociale qui appartient à la classe dominante, c'est-à-dire qu'on. ne va pas au lycée comme ça.. Au lycée, il faut être le fils de quelqu'un, le fils de celui-là qui dirige. Alors je me suis retrouvé avec les petits moyens que mes parents avaient collectionnés, parce qu'il faut noter qu'à l'époque, passer le certificat d'études primaires c'était déjà quelque chose, c'était un pied dans l'avenir, on voyait en l'enfant le futur secrétaire de mairie qui va délivrer beaucoup plus rapidement la copie d'actes de naissance, compte tenu du fait que, la corruption généralisée aidant, la moindre pièce officielle passe par un marchandage énorme qui vide tous les revenus des familles. Alors mes parents ont donc déployé tous les moyens qu'ils avaient pour m'envoyer dans un collège catholique, le collège Saint-Michel, où j'ai fait la classe de sixième, à Douala. Alors il s'est trouvé que j'étais un élément particulièrement turbulent mais qui remplissait les conditions sur le plan du travail scolaire. Turbulent parce qu'à l'époque je me suis permis de demander en plein cours de catéchisme au professeur comment cela se faisait que le diable était toujours représenté en noir avec des cornes et c'était ce qui figurait dam notre livre de catéchisme. Ça avait été une remarque qui m'avait été faite. et surtout pendant les séances de messe qui étaient généralement le mardi – je n'assistais jamais à la messe – Je jouais au spirou. Alors, à la fin de l'année, j'ai été déclaré admis avec douze de moyenne, mais non réadmis au collège Saint-Michel. A l'époque, ça ne signifiait rien pour moi, et pour mes parents cela signifiait tout simplement que j'étais un turbulent. Mon père eut conscience que je pouvais faire mieux que l'appréciation que l'on m'avait donnée à l'école. Il m'a donc fait passer un concours au collège Alfred-Saquer qui est un collège protestant, à Douala. J'ai passé le concours de l'entrée en classe de cinquième, je suis entré en cinquième au collège Alfred-Saquer. J'ai passé l'entrée en classe de quatrième; la pension coûtait 38 000 francs C.F.A.

M.B. – L'année?

S.T. – Oui. Mais, à la fin du premier trimestre de la classe de quatrième, mon père n'a pas pu payer la scolarité du second trimestre. J'ai été obligé de sortir de l'école. je me suis inscrit à [PAGE 50] des cours du soir dans un établissement privé et je prenais des cours du soir. Et, dans la journée, compte tenu de la situation de ma famille, je vendais des sucettes portées sur un vélo à travers la ville. Cela me permettait de payer mes cours du soir. je suis ainsi entré en classe de troisième que j'ai faite également en cours du soir au collège Libermann et, de là, j'ai donc passé le brevet d'études du premier cycle. Mais la situation de ma famille était devenue catastrophique, alors je ne pouvais même plus rester à Douala. C'est ainsi que mon père a rencontré un transporteur... il faut noter aussi que ma sœur avait épousé un Camerounais, qui tenait un petit commerce en République Centre-Africaine, à Bangui, et mon père a donc pensé que vraiment il était peut-être mieux pour moi si je voulais continuer mes études d'aller... de sortir. Mais comment sortir ? Ce n'était Pas possible; j'ai contacté mon père plusieurs fois, on en a discuté, je lui ai dit que j'étais vraiment décidé a partir. D'autant plus qu'à l'époque, il faut noter qu'aucun de mes frères, aucun de mes aînés, les cinq qui sont devant moi, n'était plus à l'école; il n'y avait pas d'argent pour payer et pour ceux qui étaient derrière moi, la cause était pratiquement déjà entendue. Alors, c'est comme cela, compte tenu du fait que j'ai signalé tout à l'heure, je ne pouvais ni obtenir une autorisation de sortie du Cameroun ni un passeport. je ne pouvais donc pas rejoindre ma sœur a Bangui pour essayer de faire mes études là-bas. je me suis donc arrangé en prenant contact avec un camionneur – vous savez que la République Centre-Africaine est un pays enclavé et que c'est le port de Douala qui lui sert pratiquement de relais pour le transit de marchandises et que, de ce fait, le transport du port de Douala à Bangui est effectué par des camions. C'est donc un de ces chauffeurs que j'ai contactés et qui a accepté de me prendre à bord de sa voiture comme « aide motoboy » dans le langage camerounais et parce que ces derniers, les aides moto-boys du chauffeur passaient librement la frontière, pourvu que le chauffeur présente tout simplement une pièce de la voiture et puis leur carte d'identité nationale. J'ai donc pu comme cela traverser la frontière du Cameroun et arriver à Bangui. A Bangui, j'ai fait la classe de seconde et j'ai été renvoyé du lycée parce que Bokassa, a l'époque, ayant piqué une de ses nombreuses crises de folie, avait décidé, à partir du cas [PAGE 51] d'un Camerounais qui avait passé le bac à Bangui et qui n'était pas resté..

M.B. – Ah bon?

S.T. – Oui, Bisséni qui est actuellement naturalisé français, qui a d'ailleurs joué dans l'équipe nationale françaises de basket-ball, Bokassa avait décidé que si les étrangers, et les Camerounais particulièrement venaient à Bangui tout simplement pour basset le bac et repartir et non pas travailler pour la Centre-Afrique, dans ce cas-là, il fallait qu'ils paient la scolarité. Il fallait donc payer quatre-vingt mille francs.

M.B. – Par an ?

S.T. – Oui. Il faut bien noter au départ que cette mesure totalement bête traduit assez bien le contexte de l'Afrique et des régimes qui l'animent, quand on sait qu'il existe une union douanière économique entre le Cameroun et la République Centre-Africaine, qui prône la libre circulation des hommes et des marchandises. Bien, alors j'ai donc terminé ma classe de seconde a Bangui, de façon totalement autodidacte, à la maison, et à la fin de l'année je me suis arrangé avec le surveillant général d'un lycée (le lycée Bokassa, à l'époque, je me souviens) qui n'était nullement fortuné compte tenu des conditions de salaires là-bas, qui a accepté dix mille francs C.F.A. pour me fournir tout ce qu'il me fallait comme attestations scolaires pour la classe de seconde. je me suis donc retourné vers l'ambassadeur du Cameroun, qui devait, a l'époque, s'appeler Monsieur Seck. je me suis donc retourné vers lui. Et la situation qu'avait créée Bokassa donc avait amené le chargé d'affaires du Cameroun à délivrer des autorisations, des petits mots aux Camerounais qui repartaient pour leur permettre d'entrer plus facilement dans l'Enseignement Supérieur du Cameroun. Alors, j'y suis donc allé, j'ai obtenu une telle recommandation. je suis retourné au Cameroun voir mes parents, à leur grande surprise, parce que pour eux, moi à l'étranger, c'était déjà un abcès de moins. Et je suis allé au mois de juillet voir le Proviseur, Monsieur Legoff, qui était un colonel de l'armée française en retraite... [PAGE 52]

MB. – Quel lycée?

S.T. – Le lycée Joss de Douala. J'ai demandé à voir le Proviseur avec tout le climat qu'il y a là-bas; on m'a fait comprendre que le Proviseur ne reçoit pas : « C'est fini, les réceptions. »

DES COLONELS FRANÇAIS PROVISEURS DE LYCEES!

M.B. – Nous sommes en quelle année là ?

S.T. – Nous sommes en 73. Oui, c'est ça justement l'ambiguïté de notre patrie prétendue indépendante du Cameroun ! les lycées d'enseignement secondaire, je dirai gouvernés par des colonels de l'armée française de réserve dont on aurait à redire sur leurs visions pédagogiques !... bien, j'ai exploité totalement le contenu de la lettre que je portais et surtout sur son origine J'ai fait comprendre au planton qui m'a reçu.. « Ecoutez, monsieur, je suis envoyé par l'ambassade du Cameroun en République Centre-Africaine. » Alors, autorité bienveillante dans nos sociétés on le mythe de la personnalité, compte tenu de tout le stratagème entretenu par la bourgeoisie administrative sur place, est créé dans l'esprit de la population, il a sauté sur ses deux jambes et, au lieu de dire « Il y a quelqu'un qui est envoyé par l'ambassadeur du Cameroun», il a dit «L'ambassadeur du Cameroun en République Centre-Africaine est là et c'est lui qui veut vous voir. » Alors le Proviseur est venu jusqu'à sa porte me recevoir. Disons que je m'étais arrangé physiquement pour présenter l'image d'un enfant de bonne famille. Et il m'a reçu. Naturellement, j'ai sorti tous mes papiers que j'avais acquis à peu de frais. je lui ai sorti mes papiers, il les a pris, il a pris la note de l'ambassadeur et il m'a dit : « Revenez en septembre. » En septembre, à la grande stupeur de tout le monde, je reviens, je trouve mon nom. je rentre dans ma famille et je dis : « Alors je suis inscrit au lycée Joss. » C'était la grande stupeur dans ma famille, ils savent qu'à l'heure où je parle personne de ma famille n'a jamais été au lycée Joss, c'est quelque chose de tout à fait [PAGE 53] impossible. Le lycée Joss à Douala était d'abord un lycée réservé aux fils de coopérants. A peu près 50 % d'élèves étaient des petits Blancs. J'ai donc fait ma classe de Première au lycée Joss, avec une anecdote très particulière : au cours de l'année scolaire on est venu me voir pour me remettre ma carte de scolarité et le Censeur est venu en classe demander : « Quel est l'élève qui a été envoyé par l'ambassadeur du Cameroun en République Centre-Africaine ? » ce qui a naturellement laissé dans l'esprit de tous mes collègues de classe que mon père était ambassadeur. je n'ai pas démenti parce qu'à l'époque, compte tenu du lycée dans lequel je me trouvais, ça me conférait un certain prestige. J'ai donc passé l'année de Première au Cameroun. J'ai échoué à mon examen probatoire. Comme je l'ai dit tout à l'heure, l'examen probatoire au Cameroun est une limitation tout simplement du nombre d'enfants à entrer... et encore, une limitation, une mesure d'empêcher les enfants d'avancer plus rapidement vers l'enseignement supérieur. J'ai revu mes parents. Il faut dire que la plupart de mes midis je les passais au lycée : je ne pouvais pas rentrer à la maison, il n'y avait rien à manger. Ou alors je rentrais et je faisais une espèce de messe macabre, cruelle qui consistait à s'étaler sur le ciment à midi avec tous mes petits frères, et tout le monde ventre creux tendu en l'air. je passais mes journées au lycée et le soir je rentrais à la maison. A la fin de l'année de Première donc, fort de ma carte de consulat obtenue à Bangui, je suis allé de façon très officielle demander un laisser-passer pour aller à Bangui, ce qui m'a été accordé. je suis donc reparti à Bangui après avoir travaillé pendant toutes les vacances à collectionner l'argent du transport. Le camionneur demandait dix mille francs. J'ai donc fait le triporteur dans les gares.

M.B. – A Bangui?

S.T. – Non, au Cameroun, pour réunir les frais de transport. Puis, je suis parti, je suis arrivé à Bangui et il était clair que je ne pouvais pas m'inscrire parce que la mesure de Bokassa restait il fallait payer quatre-vingt mille francs. Ma grande sœur a dit « Bon, tu vas nous aider dans notre petit commerce. » c'est ce que je faisais toute la journée et je travaillais essentiellement [PAGE 54] la nuit. Alors je me suis documenté, j'ai acheté tous les livres du baccalauréat A, à l'époque, et je me suis pointé comme candidat libre. Et, pour bien expliquer ce que je disais tout à l'heure, c'est-à-dire que ce courage et cette espèce de solution de remplacement, cette espèce d'esprit d'initiative que beaucoup de jeunes camerounais avaient de ne pas se laisser meurtrir, bloquer par les mesures en place au Cameroun, d'aller passer le baccalauréat à l'extérieur, faisait que nous nous trouvions à Bangui au nombre de 35 Camerounais préparant le baccalauréat, et tous comme candidats libres. Nous nous réunissions le soir et on discutait, on travaillait en groupes, on était assis... et puis, on avait largement le niveau. A la fin de l'année, sur les 35 Camerounais, nous avons été 3 à passer le bac. Et toute l'année que j'avais passée – puisque j'avais aidé ma sœur dans son commerce – j'avais mis de l'argent de côté. Cela me faisait cinquante mille francs C.F.A. je suis donc reparti sur le Cameroun. A l'époque, nous étions nombreux, on était d'ailleurs partagés, certains étaient partisans de continuer leur aventure. Et, comme je disais tout à l'heure, le verrouillage scolaire pratiqué au Cameroun nous amenait à solliciter notre imagination en permanence. Nous passions notre temps à faire des correspondances avec l'étranger; quand on tombait par exemple sur le journal « Le Figaro » ou « L'Aurore » que nous avions à l'époque, sur les annonces nécrologiques, on essayait d'entrer en contact avec des familles pour en faire des correspondants, des tas de trucs... et, corrélativement, nous passions notre temps à essayer de voir les cartes de l'Afrique et les divers moyens de sortir de l'Afrique pour rejoindre l'Europe ou un autre pays à l'intérieur de l'Afrique. C'était ça, d'autant plus que beaucoup d'autres Camerounais qui avaient préparé en candidats libres avant nous étaient partis et avaient soit réussi leur aventure, soit étaient sur la route. Alors nous passions notre temps comme ça dans la réflexion continue, à regarder la carte d'Afrique, à essayer d'inventer les divers itinéraires possibles. Beaucoup de voies s'offraient à nous à l'époque : il y avait notamment la voie du Soudan, maintenant, Bangui-Khartoum-Le Caire. Au Caire, on se débrouillait -parce que la dénationalisation en Egypte en réalité n'a pas été si rapide que ça; même après que Nasser soit mort, il y avait encore une espèce d'affection à l'égard des Africains en Egypte, ce qui créait une [PAGE 55] certaine solidarité. On avait une autre route qui était celle de Bangui-Congo, par la chaloupe et puis, de là, un bateau pour l'Europe clandestinement. On avait une troisième voie qui supposait Bangui-Moundou au Tchad, Moundou-Njdamena, à Ndjamena on traversait le désert pour le Niger, le Niger pour l'Algérie. On avait une autre voie, cette voie-là supposait qu'il fallait retourner entièrement au Cameroun pour passer par le Nigéria, essayer de sortir et repartir. Or, sortir du Cameroun supposait qu'on ait des papiers. On ne peut pas sortir comme cela, c'est très important. Ce qui fait donc que moi, ce qui s'est passé, on avait plein de camarades qui avaient commencé par partir par le Tchad, je suis donc retourné au Cameroun puisque ma mère était une éternelle maladie, elle était encore malade. je suis retourné au Cameroun rassurer mes parents. Les conditions de vie à Yaoundé et l'étude à l'université de Yaoundé où la bourse n'était pas généralisée, bien que très faible, faisaient déjà que quelqu'un comme moi, totalement démuni et n'ayant aucun secours, ne pouvait vivre à Yaoundé ni donc par conséquent faire des études d'autant plus que je ne pouvais pas compter sur une bourse. De là j'ai donc dit à ma famille que moi, j'étais décidé a partir. je suis allé voir ma mère sur un lit d'hôpital, à l'hôpital de Bafang au Cameroun. je lui ai dit au revoir. J'ai dit au revoir à mon père, lui qui, compte tenu de la situation en place au Cameroun, ne souhaitait que de me voir partir le plus loin possible pour échapper à ce cercle infernal. Alors, avec mes cinquante mâle francs C.F.A. j'ai entrepris mon voyage avec un petit sac et une petite valise. J'ai pris Douala-Yaoundé, Yaoundé jusqu'au nord du Cameroun, ce qui m'a permis de visiter le nord du pays.

M.B. – Par le train?

S.T. – Oui, par le train transcamerounais. Il faut noter qu'avant de partir de Bangui, j'avais demandé un laissez-passer à l'ambassade du Cameroun puisque le système de laissez-passer instauré au Cameroun dans le but d'aggraver la répression existait dans toutes les ambassades du Cameroun. Tout Camerounais résidant à l'étranger, en l'Afrique, pour retourner au Cameroun devait demander un laissez-passer. J'avais demandé [PAGE 56] un laisser-passer pour rentrer au Cameroun et dans mon laisser-passer j'avais dit que je devais aussi me rendre au Tchad. Alors j'ai donc pris mon train transcamerounais à Yaoundé jusqu'à NGaoundéré. Et là, donc, je suis arrivé à Maroua. J'ai traversé la frontière avec mon laisser-passer, normalement je suis entré au Tchad. Là, il faut préciser que j'avais pris des dispositions à l'époque à Bangui, compte tenu de la corruption généralisée J'avais rencontré un secrétaire de mairie qui, lui, connaissait un frère qui était au consulat de la République Centre-Africaine à Yaoundé, qui m'avait mis en contact avec lui. J'étais allé voir ce dernier et il m'avait délivré des papiers entièrement centrafricains. Il m'avait délivré une carte consulaire et un laisser-passer dans lequel il avait mis : « laisser-passer pour Paris – Objet : études ». Alors je suis donc arrivé au Tchad nanti de tous ces papiers-là. J'ai rencontré un camarade avec qui on était à Bangui et qui aurait dû nous rejoindre au Tchad pour partir. je lui ai demandé si l'on pouvait partir maintenant Il m'a dit non. Lui y renonçait. Il dit : « L'opération est trop risquée. » Il ne pouvait pas partir. Alors, qu'ai-je fait? je réfléchis suffisamment; je me suis dit que c'était trop bête de renoncer d'autant plus que, si on retournait au Cameroun, c'était sans issue, je ne pouvais rien faire, ce n'était pas possible. J'ai réfléchi abondamment et je me suis décidé à mener l'aventure tout seul.

(A suivre.)

Shanda TOMNE et Mongo BETI