© Peuples Noirs Peuples Africains no. 17 (1980) 5-23



L'EDELWEISS AUX INDES NOIRES

Renée SAUREL

Cette étude a été publiée dans les « Temps Modernes », numéro de mars 1965. Nous la reproduisons avec l'autorisation de l'auteur, Renée Saurel.

« La sensibilité qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté m'est suspecte. »
(Robespierre, 5 nov. 1972)

« Offrons à la concorde, offrons les maux soufferts,
Ouvrons aux blancs amis nos bras libres de fer. »
(M. de Lamartine: « Toussaint-Louverture »)

« Pour te faire oublier que tu étais un homme
On t'apprit à chanter les louanges de Dieu
Et ces divers cantiques, en rythmant ton calvaire
Te donnaient l'espoir dans un monde meilleur
Mais en ton cœur de créature humaine tu ne demandais guère
Que ton droit à la vie et ta part de bonheur. »
(Patrice Lumumba, « Présence africaine » No 47)

Le Congo, comme Phèdre, pourrait dire : « Mon mal vient de plus loin... » et Jean Ziegler n'a pas tout à fait raison qui [PAGE 6] dit, dans un livre[1] d'ailleurs remarquable et dont la lecture s'impose, que l'Histoire ne s'est emparée du Congo qu'en 1955. Le 26 février 1885, dans un Berlin encore très hivernal, la Conférence africaine mettait un terme à ses travaux en proclamant l'Acte Général. C'était un bien beau document, un vrai morceau de roi, fruit de trois mois de discussions et de marchandages entre les Etats participants, la principale intéressée, l'Afrique, n'étant évidemment pas représentée au sein de l'auguste assemblée. L'Acte Général commençait par ces mots : « Au nom du Dieu tout-puissant » et rendait hommage à « l'esprit de bonne entente mutuelle » qui avait présidé aux travaux. Il se félicitait d'avoir tracé les destinées de plus de cinquante millions d'âmes et ajoutait qu'aucun aréopage européen n'avait eu à accomplir « plus haute et plus généreuse mission ». Cet esprit de bonne entente mutuelle avait en effet permis à la grande famille blanche d'organiser à son profit l'avenir d'un territoire de plus de 4.000.000 km2, le Congo, riche en cuivre, cobalt, diamant, uranium, zinc, manganèse, or, bauxite, pétrole, platine, charbon et wolfram. Quatre-vingts ans après la clôture de la Conférence de Berlin, le Congo sombre dans le chaos, et les mêmes appétits brutaux qui le mirent en coupe réglée sous le masque de la civilisation et de l'humanisme y font chaque jour des centaines de morts. C'est la Conférence africaine de 1885 qui a enfoui dans le sol congolais la graine qui donne aujourd'hui ce fruit de terreur et de sang,

Il existe un certain nombre d'ouvrages historiques, français, allemands et anglais consacrés à la Conférence de Berlin. Mais les traités d'histoire font preuve d'une grande discrétion à son égard et expédient en quelques lignes la somme de ses travaux. Aussi nous a-t-il paru intéressant de voir de près l'Acte Général lui-même et quelques documents diplomatiques s'y rapportant. Mais auparavant il est nécessaire d'évoquer grosso modo le contexte historique et économique européen aux alentours de 1885.

La ruée vers l'or de 1850, la mise en exploitation des gisements aurifères avaient entraîné une grande prospérité économique en Europe. Ce mouvement est en retrait à [PAGE 7]partir de 1873 et une baisse générale des prix s'amorce, qui atteindra jusqu'à 30 % entre 1873 et 1895. L'industrie, cependant, est en progrès constants et les techniques nouvelles, dans le domaine de la métallurgie, dans celui des colorants, nécessitent d'importants investissements de capitaux : à partir de 1882, la concentration des entreprises va donner naissance à une organisation existant déjà aux U.S.A., mais encore inconnue en Europe : le Cartel. Le premier naîtra dans la Ruhr. Pour cette intense production, il va falloir trouver des débouchés nouveaux. L'agriculture européenne, au contraire, se trouve menacée par les progrès des moyens de transports, et par la diminution du prix du fret. Venant des U.S.A., d'Amérique du Sud et même de Russie, les produits agricoles, et en premier les céréales, entraînent une baisse de 20 %. En France, le blé d'Ukraine menace celui de la Beauce, et le bœuf d'Argentine, acheminé en wagons frigorifiques à partir de 1880, notre charolais. A l'exception de l'Angleterre, qui, étant avant tout un pays industriel, entend rester fidèle au libre-échange, fût-ce en acceptant de voir péricliter son agriculture, les pays d'Europe opèrent un retour au protectionnisme; ils élèvent les droits douaniers sur les produits étrangers, et ce retour à une doctrine désuète attise les rivalités économiques, tout en entraînant une vive activité diplomatique, en vue de la négociation de traités économiques. D'une part on fourbit, avec les nouveaux tarifs douaniers, une « arme de combat », de l'autre on tente de négocier des modalités d'arrangement. Et quand la négociation échoue entre les deux pays, le ton monte, et le patriotisme aussi : le coq gaulois s'enroue, l'aigle autrichien bat des ailes. En 1879, le prince Orlof, qui ne manque pas d'humour, dit : « Les grandes puissances sont comme des voyageurs inconnus les uns aux autres et qui se trouvent par hasard dans un compartiment de chemin de fer : ils s'observent, et si l'un d'eux met la main à sa poche, le voisin vérifie son revolver pour pouvoir tirer le premier ».

C'est aussi l'époque où un apôtre du pacifisme, James Lorimer, fort de son titre de maître du droit international, tente (1878) de lancer l'idée d'une fédération européenne; où le juriste d'origine suisse, Kaspar Blüntschli, en fait autant, sans trouver le moindre écho, si ce n'est dans les cénacles déjà acquis à l'idée du pacifisme. L'Histoire se fait [PAGE 8]sans le peuple, et sans les intellectuels. Victor Hugo et Garibaldi, qui s'étaient unis en 1867 pour fonder la revue « Etats-Unis d'Europe » ont vu leur publication végéter avec trois cents abonnés, et le rédacteur en chef Charles Lemonnier renoncera en 1888 en disant : « La Fédération des peuples et l'institution d'un Tribunal international ne me paraissent pas, à l'heure où j'écris, réalisables en Europe ». Bismarck, lui, avait dit dans sa grosse moustache, dès 1876: « Qui parle Europe a tort. Fiction insoutenable ». S'ils étaient mûrs pour un pacifisme actif, militant, et en mesure d'imposer la création d'un tribunal international, les peuples d'Europe ne se laisseraient pas abuser par la vaste opération impérialiste qui se prépare. Ils sauraient déceler les motifs véritables sous les grands mots de la propagande officielle. Mais Bismarck a raison : il est trop tôt.

En surveillant le voisin du coin de l'œil, et le doigt toujours sur la gâchette, chaque nation du gang européen va donc s'efforcer de trouver hors d'Europe les marchés pour l'écoulement des produits industriels. Ce n'est qu'une face – la plus avouable – de l'opération, l'autre étant la recherche des matières premières. Cette dernière nécessité obsède Léopold II, roi de Belgique, et c'est lui qui va mener de main de maître l'opération congolaise. Les Belges en rient encore, parait-il. Il y a de quoi. Mais, ainsi que le fait très justement remarquer M. Pierre Renouvin dans son chapitre « L'expansion européenne »[2], cette idée de la recherche des matières premières « est pourtant moins fréquemment invoquée par les promoteurs de l'expansion coloniale que ne l'est la recherche des débouchés, peut-être simplement parce que ce programme de mise en valeur est difficilement conciliable avec les doctrines humanitaires et qu'il peut paraître inopportun de l'annoncer ». Voilà qui souligne, avec une modération qui n'exclut pas l'ironie, la prodigieuse hypocrisie européenne. Non seulement on gardera aussi longtemps que possible le silence sur la recherche des matières premières, mais encore dans chaque pays on fera emboucher aux chantres officiels, stipendiés ou simplement naïfs, les trompettes de la Grandeur nationale, du Prestige, de la Mission civilisatrice à accomplir dans le monde. En Angleterre, l'expansion coloniale sera présentée [PAGE 9] comme la forme moderne du « struggle for life » c'est le peuple le plus apte, physiquement et intellectuellement. qui doit triompher dans ces entreprises. Et Gladstone lui-même, qui, beaucoup moins impérialiste que Disraeli, avait compris dès 1871 que toutes les grandes colonies étaient appelées à évoluer « à l'amiable vers la sécession », dut céder au fort courant colonialiste et s'aligner sur la politique de son prédécesseur. « Le commerce, dira-t-il, suit le drapeau. » Cinq ans après la clôture de la Conférence de Berlin Rudyard Kipling composera sa fameuse « Chanson des Anglais », passablement fasciste. Aucun pays ne dira froidement : « Nos capitaux ne trouvent plus sur place d'emploi assez rémunérateur ». En France, jusqu'en 1873, M. Thiers a deux objectifs. Le premier: travailler, travailler toujours plus pour payer à l'Allemagne les cinq milliards de la défaite. Les trois derniers seront versés avec six mois d'avance sur la date prévue. Le second objectif : maintenir l'ordre à l'intérieur. Donc, prudence, modération, pas d'action hors d'Europe. Gambetta, plus jeune que Thiers (il a 41 ans en 1871) est partagé entre le désir de revanche et la résignation. C'est en 1885 que Paul Déroulède devient président de la Ligue des Patriotes. C'est aussi l'année où la France républicaine (mais une république fragile acceptée par 353 voix contre 352) exécute la « démonstration navale » de Tamatave, c'est l'année du semi-échec de Lang-Son en Extrême-Orient et celle de la paix de Tien-Tsin, qui laisse le Tonkin à la France. Suivi – hélas – par une bonne partie de l'Ecole publique et de la Ligue de l'Enseignement, Jules Ferry renoncera aux « utopies périlleuses et décevantes » qui furent l'honneur des républicains pour donner à son tour dans le nationalisme. Constatant que la consommation européenne est saturée, Jules Ferry en vient à voir dans la politique coloniale la « soupape de sûreté » qui peut seule éviter aux Etats industriels un « cataclysme » économique et social. Il chante un air que nous connaissons bien : renoncer à tout « rayonnement » hors d'Europe, c'est abdiquer le rang de grande puissance. Il y voit aussi, sans doute, l'occasion de réaliser des ambitions personnelles qui vont croissant. Avant sa chute (1885), il aura, comme disent les manuels de nos enfants, « jeté » en Afrique occidentale, en Tunisie, à Madagascar, en Indochine « les jalons d'un nouvel empire colonial ». Il force [PAGE 10] la main au Parlement, le met devant le fait accompli. Et face à l'opinion publique il allègue la défaite de 1870, la France ne peut pas s'absorber « dans la contemplation d'une blessure qui saignera toujours, elle doit regarder vers le monde entier».

Bismarck, leader de la politique européenne, n'a pas l'intention de lancer son pays dans une aventure coloniale. Non par scrupule, bien sûr, mais parce que l'Allemagne n'a pratiquement pas de marine. Pressé par son entourage de s'emparer de quelques colonies françaises après Sedan, Bismarck avait répondu : « Je ne veux pas de colonies. Toute cette politique coloniale serait exactement pour nous comme la pelisse de soie d'un noble Polonais qui n'a pas de chemise ». Mais, convaincu que la France voudra un jour ou l'autre reprendre l'Alsace-Lorraine (il le dit à Gabriac, le chargé d'affaires français), il voit d'un bon œil ces « querelles coloniales» dans la mesure où elles lui fournissent l'occasion de consolider son système continental. Il ne s'y engagera qu'avec réticence, à partir de 1884, cédant à la forte pression des milieux commerciaux et bancaires de Brême et de Hambourg. C'est ainsi que l'Allemagne va s'implanter au Togo, au Cameroun, et, un peu plus tard, dans le Sud-Ouest africain ainsi qu'en Afrique orientale.

De même, Bismarck ne s'était pas opposé aux ambitions de la France en Afrique du Nord. Non par magnanimité à l'égard de la France vaincue, mais par crainte de voir les Anglais s'implanter trop avant en Afrique. On garde une main sur le revolver, et de l'autre on tend la pince à sucre. Dès 1878, c'est-à-dire après le Traité de San-Stefano, la France avait chargé Waddington de poser la question tunisienne au Congrès de Berlin où se négociaient les arrangements turco-helléniques. Et dans les coulisses, le Secrétaire d'Etat au Foreign Office, Salisbury, avait répondu: « Prenez Tunis si vous voulez, l'Angleterre ne s'y opposera pas ». On améliorait ainsi, à peu de frais (quelques centaines de morts, bien sûr, mais qui n'étaient pas des diplomates) les relations franco-anglaises, très endommagées par l'affaire d'Egypte. Témoin amusé et consentant de cet arrangement amiable, Bismarck dit à notre ambassadeur Saint-Vallier: « Je crois que la poire tunisienne est mûre et qu'il est temps pour vous de la cueillir. Le fruit africain pourrait bien maintenant se gâter ou être volé par un autre si vous [PAGE 11] le laissiez trop longtemps sur l'arbre ». Après la « poire tunisienne », ce « volé par un autre » ne manque pas de sel. Tout le langage officiel et diplomatique de l'époque oscille ainsi entre l'hypocrisie et le cynisme. Un peu plus tard, à partir d'août 1884, à propos du Congo et de la guerre franco-chinoise, Bismarck va plus loin : il fait des avances à Jules Ferry, par l'intermédiaire du baron de Courcel à qui il dit: « Renoncez à la question du Rhin et je vous aiderai à conquérir sur tous les autres points les satisfactions que vous pouvez désirer ». Et Jules Ferry accepte d'envisager une « collaboration occasionnelle » avec Bismarck, mais sans aller trop loin de peur d'irriter l'Angleterre. Alors Bismarck dit en parlant de la France : « Je continuerai à taire la cour à cette dame capricieuse, mais je n'ai plus beaucoup d'espoir ».

L'Italie, elle aussi, voulait sa part du « gâteau africain ». Pendant que Jules Ferry, chez nous, parlait de « rayonnement », Crispi, dans Rome devenue capitale, vantait la « force » et la « grandeur » qui doivent suivre l'unité nationale. Débarrassée de la France, mais encore partiellement livrée à l'Autriche-Hongrie, l'Italie, qui comptait 26.800M habitants en 1871, avait un grand retard économique à rattraper et manquait surtout de charbon. Aussi devait-elle mettre à profit les trois années d'hésitations françaises, après que Salisbury eut fait savoir à Waddington que l'Angleterre ne gênerait pas la France en Tunisie, pour créer des écoles, des journaux, faire une intense propagande et racheter à ... l'Angleterre, business is business, le domaine de l'Enfida (90.000 hectares), ainsi que le Chemin de fer de Tunis-la-Goulette.

Riposte de la France : En 1880, Jules Ferry songe à une « démonstration » (c'est le gracieux euphémisme à la mode) navale qui imposerait au Bey le protectorat français. C'est le baron de Courcel, directeur des Affaires politiques au Quai d'Orsay, qui décide d'agir. Une incursion des Kroumirs[3] tunisiens en territoire algérien sert de prétexte. En 1881, la France envoie le corps expéditionnaire, et le Bey [PAGE 12] signe le traité de Bardo qui place la Régence sous contrôle français. Deux ans plus tard, le traité de la Marsa institue le protectorat pur et simple. C'est le premier « succès » français depuis la défaite. Mais la France n'est pas seule à vivre de rapines. En 1877, l'Angleterre a tenté d'annexer le Transvaal, puis a dû reconnaître l'indépendance de ce dernier après la révolte des Boers en 1880. Un an après, elle a pris pied, comme on dit, dans le Bas-Niger, et, en 1885, en Afrique orientale. En 1884, l'Italie, qui avait déjà occupé la baie d'Assab en 1880, prend le port de Massaouah, qui sera le noyau de sa colonie de l'Erythrée. Bon appétit, Messieurs, dit Ruy-Blas. Le big business suit tout cela de près, prompt à venir au secours des ministres intègres quand ils sont dans l'embarras. Déjà, au moment de l'affaire de Suez, c'était la banque Rothschild anglaise qui avait avancé les cent millions à verser au Khédive Ismail en échange des 'actions de la Compagnie de Suez. En France, c'était la Société Générale qui avait de gros intérêts à Suez, et devait -se résigner de mauvaise grâce à la prépondérance de la Grande-Bretagne dans le régime du « Condominium franco-anglais ». De cette « compréhension » résignée, l'Angleterre devait, nous l'avons vu, remercier la France en la laissant cueillir la « poire tunisienne ». Auprès de nos distingués diplomates et de nos grands financiers, les gangsters et les tueurs de Chicago font figure d'enfants de chœur. Mais les peuples d'Europe sont trop colonisés eux-mêmes pour empêcher la colonisation des autres.

Il restait encore à se partager un beau morceau du gâteau africain: le Congo. A vrai dire, on y songeait depuis longtemps, en tout cas depuis qu'un devin, extra-lucide ou sourcier, en avait, raconte-t-on en Belgique, dévoilé à Léopold II les fabuleuses richesses. Je ne garantis pas l'authenticité de ce détail, mais quoi qu'il en soit, Léopold II, lui, allait se révéler un fameux prestidigitateur. Et le Congo, c'était un beau morceau, avec ce fleuve dont le cours est de 4.650 km, une superbe voie d'accès au cœur de l'Afrique. Un pays que l'on n'eût pas tellement tenu à civiliser, à arracher à ses idoles païennes, s'il n'eût offert, en plus des richesses du sous-sol promises, celles de la surface : forêts, force hydraulique inépuisable, vanille, canne à sucre, coton, sorgho, tabac, cacao, ivoire, etc. Un continent qui valait bien une messe, celui que Stanley, qui n'était pas un rêveur, avait surnommé [PAGE 13] « Les Indes Noires » et qu'il avait commencé d'explorer en 1876 pour le compte de Léopold II.

En 1876, année du couronnement de Victoria Impératrice des Indes, Léopold Il créa à Bruxelles une Association internationale de géographie, dont l'objectif avoué est la coordination des informations sur l'Afrique. Sous l'impulsion de Léopold, cette Association entreprend de créer dans le bassin du Congo un organisme politique appelé à devenir une dépendance de l'Europe et elle constitue un Comité d'Etude qui charge l'américain Stanley de la prospection. Mais tandis que Stanley surnommé « le briseur de roches » remonte lentement l'escalier des « Monts de Cristal » au long du Congo, les Français, partis du Gabon, plus au nord, et conduits par Savorgnan de Brazza, progressent, cependant que les Portugais[4] partis de l'Angola, plus au sud, empiètent sur le domaine fluvial du Congo et prennent possession des pays « découverts » par eux, ce qui donne de vives inquiétudes à Léopold. D'autre part, des négociations s'étaient poursuivies entre le Portugal et l'Angleterre. Le 26 février 1884, ces deux nations signaient à Londres un traité qui reconnaissait les droits de souveraineté revendiqués par le Cabinet de Lisbonne sur les territoires de la côte occidentale de l'Afrique. Ce traité stipulait aussi l'établissement dans cette zone de taxes de diverses natures, ainsi que l'exercice, au profit exclusif des parties contractantes, d'un droit de police et de contrôle sur le cours inférieur du Congo. Le gouvernement français saisit sans délai le Portugal des réserves formelles que lui imposait cet arrangement, en déclarant qu'il « entendait maintenir intactes pour ses nationaux les franchises que leur assurait le Traité du Pardo conclu le 30 janvier 1786. Bientôt la grande famille toute entière s'émut : l'Allemagne, l'Espagne, les Etats-Unis, les Pays-Bas exprimèrent à leur tour l'inquiétude que leur inspirait l'éventualité des mesures fiscales prévues par le traité anglo-portugais. L'Allemagne, en particulier, manifesta le désir de se concerter avec la France. On parvint à un accord sur les bases suivantes : application du régime [PAGE 14] de la liberté commerciale, avec extension à la navigation du Congo et à celle du Niger (d'après les textes du Congrès de Vienne de 1815) et adoption de règles destinées à prévenir l'abus des « annexions fictives » sur la côte occidentale du Continent africain.

Il semble que ce soit le Portugal qui ait pris l'initiative d'une conférence internationale. Quelques historiens, pourtant, l'attribuent à l'Allemagne. La Conférence africaine de Berlin devait s'ouvrir le 15 novembre 1884. Mais auparavant, Léopold II avait réussi, très habilement, à transformer l'association à but géographique, fondée en 1876, en « Association Internationale du Congo « et à faire reconnaître cette dernière comme « Etat ami » par les U.S.A. C'est une date importante dans l'histoire du droit international. On accordait ainsi la souveraineté et le titre d'Etat à une entreprise privée qui, mue ou plutôt camouflée à l'origine sous des mobiles géographiques, scientifiques et humanitaires, allait rapidement devenir une entreprise de conquête pure et simple. L'Allemagne fut la première – après les U.S.A. – à reconnaître l'Association internationale du Congo, et cette dernière ne fut pas représentée à la Conférence de Berlin, les reconnaissances n'intervenant que successivement, après l'ouverture de la Conférence. C'est le prince de Bismarck qui présidait, assisté de M. Busch, du comte de Hatzfeldt et de M. de Küsserow. Chronologiquement, les reconnaissances eurent lieu dans l'ordre suivant, après l'Allemagne et les U.S.A. (représentés par M. John Kasson, seul roturier de cette belle famille) : Angleterre (Sir Edward Malet), Italie (comte de Launay), Autriche-Hongrie (Son Exc. le comte de Széchényi), Pays-Bas (M. Le Jonkhcer Van der Hoeven), l'Espagne (comte de Benomar), Russie (comte Kapnist), France (baron de Courcel), Suède-Norvège (général-baron de Bildt), Portugal (marquis de Penafiel), Danemark (M. de Vind), Belgique (comte van der Straten-Ponthoz), Turquie (Son Exc. Saïd Pacha). Une bien belle affiche pour une bonne farce ! On forma différentes commissions de travail, le baron de Courcel, représentant la France, présidant la commission chargée de « délimiter le Bassin du Congo ».

Quand on lit les documents diplomatiques se rapportant à la Conférence africaine de Berlin, on s'étonne que cette dernière ait duré trois mois. L'examen du protocole montre que, du 15 novembre 1884 à la clôture, le 26 février 1885, la [PAGE 15] Conférence, à laquelle participaient quatorze nations (autrement dit, tous les Etats d'Europe, sauf la Suisse et les trois royaumes orientaux) ne s'est réunie que dix fois. Pourquoi cette lenteur ? Berlin offrait-il tant d'attraits aux distingués congressistes ? Le rapport destiné à notre Quai d'Orsay, et rédigé par M. Engerhardt nous en fournit l'explication : « La négociation finale de Berlin a dépassé de beaucoup le terme qu'on lui assignait à ses débuts. Ce n'est pas qu'elle ait été plus laborieuse que les précédentes; on en a volontairement ralenti la marche pour laisser à la France, à l'Association internationale du Congo et éventuellement au Portugal le temps de conduire à bonne fin leurs arrangements territoriaux dans l'Ouest africain. » Et M. Engelhardt d'ajouter : « Pour la France en particulier, ce délai unanimement consenti équivalait à une reconnaissance indirecte de ses nouveaux droits dans la région du Congo, bénéfice qui lui était d'ailleurs déjà acquis par les préliminaires mêmes de la Conférence, comme par le rôle ostensible qu'elle a pris lors des discussions relatives à la liberté du commerce et de la navigation de la zone équatoriale. ». La lecture du rapport de M. Engelhardt est d'ailleurs toujours savoureuse : naïveté, cynisme, ingénuité, habileté dans l'emploi de l'euphémisme et de la litote, il y aurait une analyse sémantique à faire. En voici un autre échantillon: « On évita de se prononcer sur la légitimité des prises de possession en pays sauvages, comme si l'on pensait que l'examen des titres en vertu desquels un Etat civilisé pourra à l'avenir se déclarer maître d'une partie du sol africain dût rester étranger au contrôle mutuel que l'on avait en vue... ».

Le discours d'ouverture du prince de Bismarck est lui aussi un morceau d'anthologie. J'ai déjà dit que les tout premiers mots invoquaient le Dieu tout-puissant. La suite est à la hauteur : « En conviant à la Conférence, le gouvernement impérial a été guidé par la conviction que tous les gouvernements invités partagent le désir d'associer les indigènes d'Afrique à la civilisation, en ouvrant l'intérieur de ce continent au commerce, en fournissant à ses habitants les moyens de s'instruire[5], en encourageant les missions et [PAGE 16] les entreprises de nature à propager les connaissances utiles, et en préparant la suppression de l'esclavage, surtout de la traite des Noirs, dont l'abolition graduelle fut déjà proclamée au Congrès de Vienne de 1815 comme un devoir sacré de toutes les Puissances. ». Mêmes nobles préoccupations humanitaires dans le discours de M. Kasson, représentant les U.S.A.: « Le Président des Etats-Unis considère l'existence de ce gouvernement local ou de celui qui lui succéderait, établi sur les mêmes bases et reposant sur les mêmes principes, comme une garantie contre des dangers de violence internationale et comme destinée à amener la suppression du trafic odieux des esclaves et comme moyen de faire comprendre aux Noirs que la civilisation et le gouvernement de la race blanche signifient pour eux paix et liberté, en même temps que le développement du commerce libre pour tout le monde ».

Parmi tous les problèmes abordés, celui de l'esclavage met en lumière, mieux encore que les autres, la formidable hypocrisie des beaux messieurs titrés de la Conférence. Ce fut Sir Edward Malet, plénipotentiaire anglais qui donna le « la » en rappelant que les Congrès de Vienne, de Vérone, d'Aix-la-Chapelle avaient proscrit l'esclavage en tant que trafic maritime tout en négligeant de le proscrire sur terre. Et il invita l'auguste assemblée à se pencher sur ce douloureux problème. Notre rapporteur, l'ineffable M. Engelhardt, souligne que « de tout temps le sentiment public s'est soulevé à la pensée des maux qui accompagnent la traite, cette dernière ayant un caractère plus odieux que la pratique même de l'esclavage ». L'esclavage, il fallait bien en parler puisqu'on se réclamait de la charité chrétienne, du progrès et de la liberté pour tous. Il fallait le proscrire, tout en le conservant. On décréta donc que: « l'esclavage a des racines trop profondes dans les mœurs des sociétés indigènes pour qu'il disparaisse sans transition des pays africains que les Puissances civilisées commencent à créer à leur profit ». (A qui se rapporte ce « leur » ?!) Il fut donc déclaré que ces [PAGE 17] beaux principes ne valaient que pour les « côtes africaines », qu'ils ne visaient en outre que les acquisitions à faire dans l'avenir. Et enfin – ô merveille de tartuferie – que le « protectorat » n'exigeait pas l'accomplissement des mêmes conditions. Par contre, la traite des esclaves, fréquemment pratiquée, fut dénoncée et punie. Pourquoi ? Tout simplement parce qu'elle privait de leur main-d'œuvre les admirables apôtres de la Civilisation ... Il restait aux esclaves noirs la promesse du Ciel. Voici un échantillon de la littérature pieuse et pro-colonialiste qui fit florès dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le livre a pour auteur l'Abbé J. Hardy, ancien missionnaire apostolique, directeur du Séminaire du Saint-Esprit. Il est dédié à Mgr Smith et a pour titre : « Le Trésor des Noirs, ou Le livre de prières, d'instruction et de consolation des populations noires des colonies françaises et du Nouveau-Monde, avec un choix d'exemples de vertu donnés par des nègres et un recueil de cantiques. Ouvrage utile à tous les fidèles. » On verra que la prière varie selon qu'il s'agit des biens que possède le maître ou de ceux que pourrait convoiter l'esclave.

    LES FRUITS DU SAINT-ESPRIT

    « Esprit Saint, que le fruit de longanimité demeure toujours en moi, afin que supportant patiemment les injustices et les torts du prochain, je ne cherche point à me venger en lui rendant le mal pour le mal.

    [...]

    Je dois donc travailler toujours avec plus de zèle à vaincre mes passions, à réprimer mes mauvais penchants. Je dois donc détacher entièrement mon cœur des biens fragiles et périssables tout à fait incapables de le contenter parce qu'il est fait pour Dieu. Je dois donc mépriser mon corps qui est un peu de boue et non pas mon âme qui est toute spirituelle et immortelle ».

    PRIERE DU MATIN POUR SES MAITRES

    « C'est de tout mon cœur, ô mon Dieu ! – que je vous prie pour mon Maître; daignez exaucer ma prière. Je vous en conjure répandez Seigneur vos bienfaits sur [PAGE 18] mon Maître et toute sa famille; daignez aussi bénir les biens qu'il possède. »

    PRIERE AVANT LE TRAVAlL

    « O mon Dieu, auteur et arbitre de ma destinée, je vous offre mon travail. Je veux le faire le mieux qu'il me sera possible... Daignez le bénir ! Dieu Tout-Puissant ! Créateur et maître absolu de toutes choses, fortifiez-moi, animez-moi de votre grâce, afin qu'en travaillant avec ardeur aux biens de la terre, je puisse aussi travailler avec fruit au salut de mon âme. »

    PATIENCE ET COURAGE D'UNE NEGRESSE DANS LES SOUFFRANCES:

    « Une négresse avait un mal considérable à la jambe. On en voyait sortir les vers. Elle souffrait cruellement, sans être soutenue ni fortifiée par les secours et les consolations si pures de la religion : elle n'avait point encore fait sa première communion. Mais Dieu, le meilleur et le plus compatissant des pères, qui veille avec tant de soin et d'amour sur tous ceux qui souffrent, lui envoya un missionnaire qui fut véritablement pour elle un ange consolateur. Elle se disposa, par une bonne confession, à faire dignement sa première communion. Le Père lui apporta la divine Eucharistie, qu'elle reçut avec les plus grands sentiments de piété. Dès ce jour, elle fit paraître au milieu de ses maux une patience vraiment admirable et un courage invincible. Elle-même nettoyait ses plaies et en retirait les vers qui semblaient s'y multiplier. Elle ne murmurait point contre la Providence, elle ne faisait entendre aucune plainte. « C'est pour l'amour de Dieu, disait-elle souvent, et pour expier tous mes péchés que je souffre. Oui, mon Père, je veux bien souffrir puisque Dieu le veut ! Oh !, que je suis contente, parce que j'espère que Dieu me fera miséricorde et qu'après cette vie, je serait éternellement heureuse dans le Ciel. »

Revenons-en aux travaux de la « noble » assemblée. [PAGE 19] Après les discours d'ouverture, tous empreints du plus bel humanisme, on en vint à un projet de déclaration relative à la liberté du commerce dans le bassin du Congo et ses embouchures. Aux séances suivantes, les 19 et 27 novembre 1884, on entendit le rapport de la commission chargée par la Conférence de fixer la délimitation du bassin du Congo et de ses affluents. Ainsi que je l'ai déjà dit, cette commission était présidée par le représentant de la France, le baron de Courcel. On crée alors de façon arbitraire une vaste zone à laquelle on donne le nom de « Bassin conventionnel du Congo », et qui est beaucoup plus étendue que le bassin géographique, puisqu'elle englobe le littoral atlantique de l'Afrique centrale depuis l'embouchure de la Logé, au sud du Congo, jusqu'à l'embouchure de l'Ogoué et le littoral de l'Océan Indien depuis le Zambèze jusqu'aux frontières méridionales de l'Ethiopie, soit au total une superficie de plus de 4.000.000 de km2. L'Acte général précise que cette liberté du commerce implique la liberté de navigation sur le Congo et ses affluents pour les navires de toutes nationalités, l'entrée en franchise des marchandises importées pendant vingt ans et l'égalité des droits, au point de vue économique, pour tous les Européens qui viendront exercer leur activité dans ces régions. Il fut stipulé en outre que toutes les Puissances « qui exercent ou exerceront des droits de souveraineté dans le bassin conventionnel du Congo prêteront aide et assistance à toutes les institutions et entreprises religieuses, scientifiques ou charitables créées ou organisées en vue de l'amélioration des conditions sociales des Noirs et elles assureront toute sécurité aux missionnaires de chaque culte et de chaque nationalité ainsi qu'aux savants et explorateurs, à leurs escortes, avoirs et collections ».

Ces dispositions satisfaisaient tout particulièrement Bismarck, qui voyait là le début d'un nouveau système colonial avantageux pour l'Allemagne dépourvue de marine et de colonies, et qui, ainsi, « récolterait sans avoir semé ». Ces problèmes de la liberté du commerce et de la navigation occupèrent la Conférence jusqu'au 22 décembre, c'est- à-dire jusqu'à la sixième réunion. Après les fêtes de Noël, nouvelle séance, le 7 janvier. Il s'agit cette fois de déterminer les formalités à observer pour que des occupations nouvelles sur les côtes d'Afrique soient considérées comme effectives. On discutera âprement au cours de deux séances, celles du 7 et [PAGE 20]du31 janvier 1885. Le protocole no 8 fait état d'une intervention de M. Kasson, représentant des Etats-Unis, dans laquelle il déclare que « le droit international suit "fermement" une voie qui mène à la reconnaissance du droit des races indigènes à disposer librement d'elles-mêmes et de leur sol héréditaire. Il ajoute: « Conformément à ce principe mon gouvernement se rallierait volontiers à une règle plus étendue et basée sur un principe qui viserait le consentement volontaire des indigènes dont le pays est pris en possession, dans tous les cas où ils n'auraient pas provoqué d'actes agressifs ». Voilà encore un texte sublime, dont la seconde partie détruit le petit germe de justice contenu dans la première. Et qui n'en est pas moins le texte le plus libéral que l'on trouve dans l'Acte Général. M. Kasson précisait ainsi sa pensée: « Il est toujours possible qu'une occupation soit rendue effective par des actes de violence, qui sont en dehors des principes de la justice, du droit national et même international. Par conséquent, il doit être bien entendu qu'il est réservé aux puissances signataires respectives d'apprécier toutes les autres conditions, au point de vue du droit aussi bien que du fait, qui doivent être remplies avant qu'une occupation puisse être reconnue comme valable. » L'Acte Général stipulera donc que pour prendre possession de territoires en Afrique centrale, toute puissance européenne devra désormais adresser une « notification » aux autres puissances et procéder aussitôt à l'occupation effective de la région. C'est la réglementation de la foire d'empoigne, la loi du Milieu.

Il y avait pourtant un point noir : qu'adviendrait-il de tous ces arrangements en cas de conflit armé entre nations signataires ? Le pire n'est pas toujours sûr, mais il faut l'envisager. Comment sauvegarder les intérêts communs et le commerce ? Eh bien, les Etats qui s'établiraient dans le bassin conventionnel du Congo pourraient demander la neutralité. Cette faculté étant « destinée à permettre le développement pacifique de l'Afrique, où, à l'abri des conflits internationaux, l'œuvre civilisatrice pourrait ainsi s'accomplir en toute indépendance et en toute sécurité. Il fut précisé qu'en cas de guerre, le Congo resterait ouvert à tous, y compris les belligérants dont les biens privés seraient insaisissables, « sous quelque pavillon qu'ils naviguassent, le fleuve étant administré par une commission internationale. [PAGE 21] Comme dit Brecht, la guerre c'est fait pour le commerce, au lieu de beurre, on vend du plomb.

La séance du 23 février fut consacrée à la copie des différents traités concernant la reconnaissance de l'Association internationale du Congo par les gouvernements, reconnaissances qui intervinrent dans l'ordre que j'ai déjà indiqué. Le Congrès reconnaissait solennellement le nouvel Etat et organisait une « manifestation de sympathie et d'admiration » (il y avait de quoi) pour Léopold, fondateur de l'Empire.

Le 26 février, jour de la clôture, L'Acte Général fut proclamé et Bismarck, dans son discours final, félicita la Conférence d'être parvenue à ces résultats très satisfaisants, tout cela, bien entendu, « avec la plus grande sollicitude pour le bien-être moral et matériel des populations indigènes ». Il rendit également hommage aux « nobles efforts » de S.M. Léopold Il roi des Belges. Au nouvel Etat, il ne manquait plus qu'un drapeau. On décida que celui de l'Association internationale du Congo serait bleu avec une étoile d'or au centre.

Deux mois plus tard, le 28 avril 1885, Léopold fut autorisé par la Chambre belge, à titre exclusivement personnel (?!), à se proclamer souverain de l'Etat indépendant du Congo. La constitution de cet Etat fut proclamée à Banana le 19 juillet. Aucune convention internationale n'ayant fixé les limites du nouvel Etat, Léopold fit aussitôt la déclaration de neutralité prévue à l'Acte Général et élargit les limites de l'Etat, de façon à englober le bassin méridional du Kasaï, l'Urué, le bassin de la Ruzizi et surtout le Katanga. Aucune puissance ne protesta. Léopold nomma M. Janssens gouverneur général, assisté de trois administrateurs généraux : le colonel Strauch pour l'Intérieur (évidemment ... ), Van Neuss pour les Finances et Van Fetvelde pour les Affaires étrangères. Le territoire fut divisé en 11 districts, les « indigènes» relevant de la coutume locale, et des Tribunaux de l'Etat lorsque « l'ordre ou l'intérêt public » étaient en jeu.

Quelques années plus tard, après qu'une vague d'explorateurs de nationalités diverses ont parcouru le Congo en tous sens, Léopold commence à mener une politique économique qui va à l'encontre de la liberté proclamée par l'Acte Général de 1885. De plus, les Belges entrent en conflit armé avec les Arabes qu'ils accusent de pratiquer le trafic des esclaves [PAGE 22] et celui de l'ivoire entre le Loualaba et le lac de Tanganyika. La lutte dure de 1892 à 1898 pour se terminer par la victoire des Belges, et non sans que se soient indignés les philanthropes, à l'idée des souffrances que les Arabes infligeaient aux Noirs... Une fois les Arabes éliminés, les Belges fondent Albertville sur le Tanganyika, puis Elisabethville au Katanga. Et la reine, qui donne son nom à cette dernière ville, crée avec les dames de l'aristocratie – noblesse oblige – « L'Edelweiss de la Reine Elisabeth », œuvre philantropique destinée à secourir les victimes... de la mouche tsé-tsé.

L'éternité divine leur étant garantie par les missionnaires, les indigènes devaient être délivrés de tout souci des biens terrestres. C'est à quoi s'employèrent ceux que Léopold chargea de la fixation du régime foncier. On distingua trois catégories de propriétés :

    1o Les terres exploitées par les indigènes. Elles étaient situées autour des villages et constituaient la propriété collective des habitants (ce qui revient à dire que sur leur propre sol, les indigènes ne possédaient rien).

    2o Les terres exploitées par les Européens.

    3o Les terres domaniales. Les mines et les forêts étaient la propriété exclusive de l'Etat, et aucune mine ne pouvait être exploitée sans l'autorisation de Léopold. En aucun cas la propriété du sol ne conférait le droit d'exploiter le sous-sol.

Toujours mue par sa sollicitude à l'égard des Noirs, la Conférence de Berlin avait discuté du problème de l'alcool et le plénipotentiaire belge avait eu un beau mouvement oratoire: « Les races indigènes de la zone franche seront sobres ou bientôt ne seront plus... Le nègre ne succombe pas physiquement à l'ivrognerie : il succombe moralement. Si les Puissances ne le sauvent pas de ce vice, on fera de lui un monstre qui dévorera l'œuvre de la Conférence ». Mais, comme le disait M. Leenhardt, il fallait bien « concilier les intérêts légitimes du commerce et ceux de l'humanité ». On adopta donc une motion qui dénonçait le danger de l'alcoolisme tout en favorisant le commerce des spiritueux. Et on mit au point un texte sévère pour les délits d'ivresse commis par les Noirs et de nature à troubler « l'ordre [PAGE 23] public ». L'éléphant lui-même, ce tracteur infatigable, ne fut pas oublié : on discuta longtemps et gravement de son dressage et de son utilisation.

Cependant, l'idée de « reprise » de l'Etat indépendant du Congo par la Belgique progressait, soutenue par les adversaires du système fiscal et commercial. En 1906, Léopold Il ajoute au Domaine de l'Etat un Domaine de la Couronne et fait cession à la Belgique de ce qu'il considère comme « sa propre œuvre », « le fruit de son labeur ». Il passe avec la Belgique, en qualité de roi-souverain de l'Etat indépendant du Congo, le traité du 28 novembre 1907 qui fait de ce pays une colonie belge. Le tour est joué, et bien joué. Au Panthéon des prestidigitateurs, Léopold mérite la première place, et l'on ose espérer que les actionnaires de l'Union minière du Katanga ont longtemps fleuri sa statue. Le Parlement belge ne se fait pas prier pour voter ce traité et il en fait la loi du 18 octobre 1908, date officielle de la naissance de la colonie.

Au cours des années qui suivirent la proclamation de l'Acte Général, les puissances autres que la Belgique avaient négocié entre elles des « arrangements ». En 1891, l'Angleterre et la France établissent leurs frontières respectives au Nord et à l'Est de la Sierre-Leone et sur la Côte d'Ivoire. L'année suivante, la France traite avec le Libéria, puis de nouveau, en 1895, 1897 et 1898, avec la Grande-Bretagne. C'est Delcassé qui discute pour la France des affaires du Haut-Nil et du Bahr-el-Ghazal. En 1897, l'Allemagne règle à son tour avec Paris les problèmes concernant la délimitation des possessions du Dahomey, du Soudan et du Togo. Le Congo français, qui allait devenir Afrique Équatoriale française en 1910, comprenait le Gabon, le Moyen-Congo, l'Oubangui-Chari-Tchad. Il avait pour résidence générale Brazzaville et sa superficie était le triple de celle de la France.

Trente-quatre ans après que la Conférence africaine de Berlin a donné le feu vert, il ne reste plus en Afrique un seul pays qui ne soit colonie, protectorat ou mandat. Les Indes Noires sont entièrement aux mains des Blancs qui résistent mieux au climat depuis l'invention de la quinine. Comme l'avait prévu Gladstone, le commerce a suivi le drapeau bleu étoilé d'or.

Renée SAUREL


[1] Sociologie de la nouvelle Afrique. Collection « Idées », Gallimard.

[2] Histoire des Relations Internationales Tome VI, Hachette.

[3] Quand j'étais jeune, en Provence, et que j'allais acheter le gâteau dominical, je voyais dans un coin, affichés à un prix modique des gâteaux noirâtres que l'on disait fabriqués avec tous les gâteaux au rebut de la semaine précédente. Ils étaient vendus aux pauvres et on les appelait des « kroumirs ».

[4] On sait que les Portugais étaient en Angola, à l'Ouest, et au Mozambique, à l'Est de l'Afrique, depuis le XVe siècle. Et que le génocide perpétré par eux au nom de la civilisation du Christ y atteint presque celui des Espagnols en Amérique du Sud. C'est le Portugais Diego Cam qui avait donné au Congo le nom de Zaïre.

[5] Voici quelques chiffres pris dans le livre de Jean Ziegler : en 1960, sur 13.864.000 habitants le Congo comptait plus de 4.000.000 de catholiques et environ 800.000 protestants. Les missionnaires catholiques étaient au nombre de 6.700 et les missionnaires protestants 2.300. Au moment de l'indépendance, il y avait 1.500 « évolués », c'est-à-dire des Noirs assimilés à la « civilisation » belge et qui recevaient une carte d'identité leur conférant quelques avantages : par exemple, celui de pénétrer dans la ville européenne après 8 heures du soir. Le commun des Blancs, dit Ziegler, méprisait les évolués qui, à leur tour, méprisaient les Congolais ordinaires.