© Peuples Noirs Peuples Africains no. 16 (1980) 14-32



LA DORMEUSE ET LES FLIBUSTIERS:

CHRONIQUE

Dans notre numéro 15, Mongo Beti promettait pour la livraison suivante (c'est-à-dire celle-ci) et dans cette chronique une présentation de deux ouvrages dont Hervé Bourges, un personnage capital quoique peu connu de la « coopération franco-africaine », est l'auteur ou le co-auteur. Que les lecteurs nous excusent, une fois n'est pas coutume, de ne pas tenir notre promesse.

L'exposé de Mongo Beti était prêt, mais nous avons pensé qu'il n'était pas forcément souhaitable que cette chronique, depuis longtemps d'ailleurs réclamée par nos lecteurs, soit l'affaire d'un seul homme. Nous avons décidé que pourra la signer n'importe quelle personnalité, étudiant, chercheur, enseignant, journaliste, écrivain, sans considération de son âge, de son appartenance idéologique, de son origine ou de sa renommée. Deux conditions devront cependant être remplies.

Que l'étude qu'on nous propose soit substantielle (c'est-à-dire dépasse les dimensions et les ambitions d'un simple compte rendu de lecture) et d'une certaine qualité. Et surtout que l'ouvrage analysé ait réellement aidé, en quelque domaine, à l'avènement du néo-colonialisme ou contribue idéologiquement, politiquement ou économiquement à sa pérennisation. [PAGE 15]

Outre ses mérites intellectuels et idéologiques, l'étude que l'on va lire, œuvre d'un auteur qui n'en est pas à sa première contribution à la revue, se recommande surtout par une caractéristique plutôt rare : elle attire en effet l'attention sur un ouvrage dû à la plume d'un écrivain africain, elle dénonce ainsi, à notre sens, un phénomène qu'il nous faudra désormais observer de près, savoir une sorte de « vietnamisation » de la guerre totale idéologique menée en Afrique noire par les néo-colonialistes français.

Jusqu'ici, même parmi les confusionnistes de l'école senghorienne, aucun écrivain africain, s'il s'attendait à être lu au-delà des membres du parti unique local, n'avait encore osé prendre la défense d'un dictateur sanguinaire francophile, et plus particulièrement d'Ahmadou Ahidjo, l'homme qui, pour le compte des multinationales françaises, extermine l'extrême-gauche camerounaise depuis plus de vingt ans. Cette spécialité était laissée aux professionnels blancs de la propagande néo-colonialiste, tels les Philippe Decraene, Pierre Biarnès, et autres scribes vulgaires.

Avec la tentative de Jos-Blaise Alima, nous avons peut-être assisté à un tournant. Les idéologues blancs du néo-colonialisme ont peut-être pensé qu'ils pouvaient désormais se dissimuler derrière des pantins noirs, robots soigneusement programmés, qui peuvent parfaitement tenir une plume, sans que pour autant leurs maîtres cessent d'écrire. C'est là un genre d'exploits auquel nous sommes déjà habitués en d'autres domaines.

Quant à l'article de Mongo Beti, il paraîtra dans le no 17 (septembre-octobre) de la revue.

P.N.-P.A.

KAMERUN:
UN EXEMPLE PARFAIT
DE LA PROSTITUTION POLITIQUE
ET DE LA MALHONNETETE INTELLECTUELLE

Ndjel KUNDÉ

Devinant à peu près son contenu, il y a longtemps que je m'étais promis de faire un commentaire sur le livre de Jos-Blaise ALIMA, « Les Chemins de l'Unité », [PAGE 16] paru à Paris, aux éditions Afrique Biblio-Club, en 1977. Hélas, je n'ai pas eu plus tôt le temps de le lire avec l'attention qu'il mérite. Mais mes intentions sont restées intactes, malgré les trois années passées depuis sa parution.

Quoi qu'il en soit, M. Alima n'est pas quelqu'un de particulièrement inconnu pour ceux qui ont eu, de temps en temps, l'occasion de feuilleter la revue « Jeune Afrique ». Parfaitement adapté à l'esprit de cette publication au sein de laquelle il évolue comme un poisson dans l'eau, il y brille par des assertions de contre-vérités beaucoup plus proches des platitudes que des truquages qui, somme toute, exigent bien plus d'habileté. J'avoue cependant que, avant la lecture de son livre, il ne me serait jamais venu à l'idée qu'Alima se fût à ce point perfectionné dans cet art.

Après cette lecture ennuyeuse au comble pendant laquelle j'ai pu découvrir, en plus de sa félonie, les vraies dimensions de l'auteur, je me suis senti accaparé par une seule envie : celle d'oublier jusqu'à l'existence de ce que seule la générosité permet d'appeler « livre ». Ayant, non sans peine, réussi à vaincre cette répulsion, je me suis laissé entraîner du simple commentaire que je me proposais de faire, dans une certaine critique. Bien que celle-ci ne soit pas systématique, elle me semble tout de même aller au-delà du simple commentaire.

UN PIETRE DELATEUR DE L'HISTOIRE

La première chose qui frappe est que l'auteur donne le ton de ses délations dès l'introduction. Au fur et à mesure que se succèdent les pages, il semble plus s'acharner à se convaincre lui-même qu'à persuader ses éventuels lecteurs de la véracité de ses acrobaties littéraires, s'il en fut. Il est difficile au lecteur de ne pas remarquer la crainte qu'éprouve et exprime Alima de ne pas être pris au sérieux. En outre, conscient sans doute du parti pris et de la veine falsification sur lesquels il a érigé son château de cartes, Alima écrit à la fin de son introduction : « Le lecteur, nous en sommes persuadés, saura apprécier. Notre souhait est qu'il le fasse sans parti pris... ».

Voilà qui fait penser à un curé qui, à la fin de son homélie, dit à son auditoire : « Faites ce que je vous dis, mais ne faites pas [PAGE 17] ce que je fais. » Eh bien, puisque Alima interdit à tout autre que lui la passion et le parti pris, je vais essayer de rester sur le terrain qui est censé être celui du commun, c'est-à-dire celui de l'objectivité qu'il fuit, lui, comme la peste.

D'après notre propagateur de la « bonne parole », l'unification du Kamerun serait un de ces mystères sorti comme par enchantement de la tête du Messie Ahidjo, qui a dû l'imposer aux Kamerunais qui, eux, n'en connaissaient pas encore, et probablement n'en connaissent toujours pas la portée. Et ceci pour leur grand bien.

Mais se trouvant à cours d'arguments pour justifier historiquement son délire, c'est au curé Mveng qu'il a été faire appel, un curé qui se veut « historien », et duquel il rapporte la citation suivante à propos de la formation du peuple kamerunais : « Rien dans le passé ne semble avoir préparé ces peuples à devenir un peuple... »

A la lecture de cette citation, on résiste mal à la tentation de demander à Alima et à son maître à penser, l'« historien » Mveng, s'ils connaissaient quelque part au monde, et à travers tout le processus historique, une société où un ensemble de peuples serait naturellement destiné « à devenir un peuple ». En attendant, Alima semble si émerveillé par l'esthétique de la formule qu'il attribue à son auteur des « accents patriotiques d'un historien doublé d'un poète ». Décidément, le patriotisme semble faire de grasses recettes, surtout chez ceux qui en manquent le plus.

Quand on a lu ce livre, on comprend d'autant plus que chaque fois que, en dehors des citations, il se donne des ailes pour aborder l'histoire, il n'excelle que par ses inexactitudes. De telle sorte qu'on se demande parfois si celles-ci découlent de la méconnaissance des faits ou d'un effort de les détourner pour alimenter son parti pris. S'il est difficile de faire la part des choses, il n'en demeure pas moins curieux de lire sous la plume de quelqu'un – un Africain de surcroît – qui se prétend écrivain que la célèbre école William-Ponty de Dakar est située à l'île de Gorée, et que l'Acte de Berlin date du 25 décembre 1885. A cette allure, il est à craindre que la thèse de la méconnaissance ne devienne plus attractive, malgré l'extrême indulgence du lecteur.

L'avis de notre prestigieux collaborateur de « Jeune Afrique » doit certainement être tout autre. Mais les faits sont si têtus que, lorsqu'ils s'imposent, il devient impossible [PAGE 18] de détourner, et moins encore de fuir l'évidence. Ce qui n'empêche pas Alima de persister à prétendre entre autres avec la tranquillité de celui qui sait tout, que, sous l'esclavage comme sous la colonisation, l'Africain ne s'était jamais aperçu qu'il était opprimé.

Il aura donc fallu, selon notre illustre prédicateur, l'intervention compatissante d'un grand Blanc, en l'occurrence le général de Gaulle, pour lui donner le goût de la liberté. C'est donc celui-ci qui, si nous nous référons à Alima, aurait appris à l'Africain qu'il était enchaîné; c'est encore lui qui, par ses exhortations, aurait fait comprendre à l'Africain qu'il était plus que temps de s'activer pour rompre ses chaînes.

En ce qui est du profit qu'en aurait tiré le Kamerun, voici ce qu'écrit Alima sans pudeur aucune : « Ainsi le pays allait-il bénéficier du mouvement déclenché par le général de Gaulle à la Conférence de Brazzaville en janvier 1944 et qui fut à l'origine de l'indépendance des anciennes colonies françaises. » A entendre notre grand chroniqueur, on aurait tendance à conclure que, sans l'avènement providentiel du général de Gaulle, l'Africain n'aurait jamais songé un seul instant que la colonisation pût comporter autre chose que la suavité bienfaisante dans laquelle il se complaisait. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il s'agit du genre d'affabulations qui se rencontrent rarement, même chez les apologistes occidentaux les plus réactionnaires.

Et comme pour ne rien oublier, Alima s'attèle à faire l'éloge du colon-aventurier qui initia Ahidjo à la politique. Il s'agit, bien sûr, de Louis-Paul Aujoulat, fondateur du B.D.C. (Bloc Démocratique Camerounais), mouvement monté de toutes pièces avec pour seul but de contrecarrer la montée désormais irréversible du nationalisme kamerunais dont l'U.P.C. (Union des Populations du Cameroun) était incontestablement, et de l'avis de tous, sinon l'unique, au moins la principale expression dans le pays.

Pris dans l'engrenage de la délation, Alima devait arriver fatalement au point de ne pouvoir ménager aucun terme pour chanter les bienfaits des entreprises coloniales. Aussi le lecteur ne s'étonnera-t-il pas de savoir qu'il estime le recrutement d'Ahidjo par Aujoulat comme étant une « acquisition heureuse ». Heureuse bien entendu pour le régime colonial qui venait de trouver, grâce à Aujoulat, la marionnette appelée à prendre la relève du colonialisme désormais [PAGE 19] condamné par l'Histoire. L'avenir, tout le monde le sait aujourd'hui, montrera que l'appareil colonial ne s'était pas trompé dans son choix. Il s'était d'autant moins trompé que le régime qu'il engendrera sécrétera les griots du genre Alima.

Il est malheureusement difficile de savoir si la race des Alima est en extension ou en stagnation. Ce qui est certain, c'est que son extinction ne semble pas être pour demain. En tout cas, que nous nous limitions dans le cadre africain ou simplement kamerunais, ou que nous nous étendions au domaine international ou mondial, Alima est loin d'être le premier, ou le dernier à se mettre résolument dans le camp des ennemis de son pays. Il suffirait, pour s'en convaincre, de tourner par exemple un regard rétrospectif vers le régime de Vichy qui comptait parmi ses défenseurs les hommes d'une valeur intellectuelle incontestable, et que le général de Gaulle – si par hasard Alima l'ignorait – combattit en utilisant les Africains comme chair à canon pour protéger les Français. Mais ce qui singularise Alima dans la confrérie des transfuges, c'est sa piétrerie hors du commun. Manifestement, son rêve est de plaire, à défaut de pouvoir ressembler à ses contemporains tels Mveng, le curé « historien » kamerunais, les « africanistes » occidentaux du genre Le Vine, Chaffard, Decraene, Cornevin et j'en passe parmi les meilleurs.

Quoi qu'il en soit, il me semble difficile pour un lecteur qui connaît tant soit peu le Kamerun de ne pas s'étonner de lire de longs passages que ce pasteur du régime de Yaoundé consacre à la combativité d'Ahidjo dans le processus de la lutte pour l'indépendance du Kamerun. Dans ses débordements, il va même jusqu'à situer le dictateur kamerunais parmi les « ténors » de la politique nationale, qualificatif qui, sans doute, a dû produire l'effet d'une découverte pour beaucoup. Hélas, il laisse le lecteur sur sa faim en se gardant de mentionner la moindre référence permettant de juger sur pièce. Bien entendu, pour donner ne fût-ce qu'une vague vraisemblance à ses allégations, son unique recours consiste à les accompagner d'un monument de dénigrements à l'encontre des vrais patriotes et organisations patriotiques, dont l'UPC et l'UNEK (Union Nationale des Etudiants du Kamerun) au premier chef.

A l'inverse des niaiseries d'Alima, voici ce qu'un patriote kamerunais, un véritable écrivain cette fois-ci, rapporte au [PAGE 20] sujet de l'attitude d'Ahidjo pendant la période de la lutte pour l'indépendance du pays : « Au cours des années qui précédèrent sa venue au pouvoir, Ahmadou Ahidjo siège simultanément dans deux assemblées qui toutes deux sont des institutions dépourvues de toute prérogative, quasi folkloriques. Il est membre du Conseil de l'Union Française, établie à Versailles, mais vous chercherez en vain, dans les procès-verbaux des séances de cette auguste assemblée, la trace d'une intervention du conseiller Ahmadou Ahidjo. Le futur Premier ministre est aussi membre de l'Assemblée Territoriale de Yaoundé, à ce moment sorte de conseil général; mais même dans ce très modeste décor, personne ne se souvient d'avoir jamais entendu la voix d'Ahmadou Ahidjo. De même, si notre homme participe au premier gouvernement de l'histoire du Cameroun, comme vice-Premier ministre et ministre de l'Intérieur, chacun sait à Yaoundé qu'il se montrera un subordonné étonnamment muet, étonnamment effacé, étonnamment respectueux de son chef, le Premier ministre André-Marie Mbida... »[1].

A travers un tel portrait de celui qu'Alima présente comme « l'homme qui incarna l'unification du Cameroun », celui-ci n'estime-t-il pas qu'il doit au lecteur sinon une explication, au moins quelques références convaincantes sur la fameuse combativité du dictateur kamerunais ? Sachant qu'une opinion comme celle exprimée dans cette modeste critique ne saurait avoir droit de cité dans les colonnes de « Jeune Afrique », j'invite Alima à le faire dans celles de la présente revue qui, sans exclusive, reçoit tous les points de vue qu'elle soumet à l'appréciation de l'opinion en général, et au jugement de ses lecteurs en particulier. [PAGE 21]

UN RAMASSIS DE RECITS BATIS SUR L'INVENTION ET L'INCOHERENCE

Il est hélas à craindre que notre célèbre chroniqueur ne réponde jamais à cette invitation. Je suis cependant certain que s'il se décidait à y donner suite, beaucoup, sinon tous les lecteurs en prendraient connaissance avec intérêt.

En attendant, revenons à l'ouvrage d'Alima. Mais nous y revenons pour constater cette fois-ci que, comme toute personne nageant dans la magouille, notre maniaque de la délation soit n'a pas conscience, soit n'a pas l'absolu contrôle de ses propos; ce qui en fait revient au même. En mots à peine voilés, il dévoile avec une impertinence peu commune ce que les milieux perfides de Yaoundé tiennent pour un secret inviolable. Emporté par l'incohérence de ses récits, il lâche par-ci par-là, en plus de ses balivernes habituelles, ce qu'il croit être des envolées sibyllines, mais qui en fait ne sont que des lapsus malsains et sadiques, dont la signification n'échappe pas à grand monde, en tout cas pas aux gens informés sur le Kamerun.

C'est le cas, par exemple, de celui-ci qui me paraît être parmi les plus caractéristiques : « L'un des premiers succès du Premier ministre concerne l'UPC. Son secrétaire général, Ruben Um Nyobé, a trouvé la mort le 13 septembre 1958 au cours d'un engagement avec les forces de l'ordre... »

En clair, cela signifie que Um Nyobé l'avait, ce que personne ne saurait nier, la confiance de tout le peuple kamerunais pour sa libération; qu'en tant que tel, le colonialisme le considérait, de son vivant, comme étant une entrave insurmontable à l'installation au Kamerun d'un Etat néocolonial avec Ahidjo pour principale marionnette; que, par conséquent, son élimination physique – pensait l'impérialisme français – ferait tomber cet obstacle; et que, enfin, le général de Gaulle avait réussi ce que la IVe République n'avait pu réaliser, à savoir l'assassinat de Ruben Um Nyobé. Voici ce qu'Alima appelle « succès du Premier ministre ».

En effet, tout le monde sait que, jusque-là, Um Nyobé avait échappé à plusieurs attentats; que jusque-là, également, la France n'avait jamais voulu entendre parler du principe [PAGE 22] de l'indépendance du Kamerun; que pendant que se perpétrait cet ignoble assassinat, le haut-commissaire de la République française, Xavier Torre, successeur du représentant de la IVe République, J. Ramadier, était à Paris; et que c'est à son retour, le 19 octobre 1958, c'est-à-dire plus d'un mois à peine après l'assassinat de Ruben Um Nyobé, qu'il « annonce au micro de Radio-Yaoundé que la France est prête à accorder l'indépendance du Cameroun »[2].

Mais ce n'est pas tout. Car, en plus de ses affirmations sans fondements pour la plupart, la multitude de citations dont est cousu le monument de radotages d'Alima ne résistent pas à un examen sérieux. Ainsi que nous le constaterons le long de cet article, elles ne sont pas plus cohérentes que les élucubrations de celui qui les emprunte.

Citant, par exemple, le discours d'investiture d'Ahidjo après sa nomination comme Premier ministre en 1958, Alima rapporte le passage suivant au sujet de la démocratie : « Le sens de la démocratie, à notre époque, réside plus dans le respect de la valeur humaine et dans une possibilité offerte à chacun de subvenir à ses besoins essentiels, que dans des formules juridiques plus ou moins habilement élaborées et qui s'effondrent au premier souffle de la nécessité politique... »

Voilà qui est joliment dit. L'on y sent le coup de plume d'un de ces « conseillers techniques » spécialisés en formules creuses qui, tout en s'adressant à l'opinion du pays concerné, en l'occurrence le Kamerun, s'imaginent, quand ils écrivent, disserter pour un auditoire français.

Il est d'autant plus improbable qu'un tel lyrisme démagogique ait pu sortir des fibres mentales d'Ahidjo qu'on peut lire, par exemple, à propos de ses aptitudes intellectuelle : « Sans être exactement ce qu'on appelle un illettré, Ahmadou Ahidjo n'a pas fait d'études à proprement parler. Au Cameroun, jusqu'à la dernière guerre mondiale, il n'existait [PAGE 23] pas d'établissement d'enseignement secondaire ni, à plus forte raison, d'enseignement supérieur, exception faite des séminaires catholiques où un très petit nombre de jeunes se préparaient au sacerdoce ( ... ). Ceux (les indigènes) qui étaient scolarisés devaient borner leur instruction au certificat d'études primaires ( ... ). Toutefois, un nombre infime de privilégiés étaient ensuite admis dans un établissement de Yaoundé appelé « Ecole primaire supérieure »[3] ( ... ). On n'y apprenait ni mathématique, ni langue étrangère, ni histoire. De l'orthographe, de la narration, un peu d'arithmétique, voilà le menu dont était jugé digne un futur fonctionnaire indigène »[4].

Il importe toutefois de faire remarquer que le contenu de cette citation est moins un reproche qu'une constatation. En tout cas, l'impression que j'ai sur l'ouverture d'esprit et le sens critique de l'auteur, me permet de croire qu'il ne saurait reprocher à quelqu'un de n'avoir pu étudier, faute de moyens, surtout dans des conditions coloniales qu'il connaît bien. Mais, parallèlement, ceux qui en ont été victimes devraient limiter leurs ambitions à leurs possibilités.

Quoi qu'il en soit, pour le lecteur quelque peu renseigné sur le Kamerun, le passage du discours d'Ahidjo, prononcé il y a vingt-deux ans, se révèle être parmi les textes les plus dénonciateurs de son propre régime. Il suffit en effet, compte tenu de l'état dans lequel se trouve le pays aujourd'hui, pour lui donner son sens véritable de remplacer les mots « démocratie » par « dictature fasciste », « respect de la valeur humaine » par « outrage cynique et permanent » de cette valeur, « possibilité offerte à chacun de subvenir à ses besoins » par « condamnation à perpétuité du peuple kamerunais à l'exploitation, à l'oppression et à la misère ».

Est-ce une preuve de démocratie, serait-on tenté de demander à Alima, que d'étouffer un peuple sous les baïonnettes d'une armée étrangère après vingt ans d'indépendance ? Est-ce faire preuve de respect de la valeur humaine que de priver un peuple de liberté en le maintenant sous l'empire des lois coloniales après vingt-deux ans de pouvoir sans partage ? Est-ce offrir à chacun la possibilité de subvenir [PAGE 24] à ses besoins que de condamner tout un peuple au chômage et à la faim, de laisser arracher les maigres récoltes des paysans par les étrangers, de reléguer les cadres nationaux à l'exil forcé pendant qu'on gonfle l'appareil d'Etat d'« assistants et conseillers techniques » à coup de rémunérations outrancières ? C'est pourtant ça la politique d'Ahidjo depuis qu'il est au pouvoir, c'est-à-dire plus de vingt-deux ans.

L'actualité kamerunaise nous apprend, hélas, que notre pays n'est pas près de sortir de cet enfer néocolonial; Ahidjo vient en effet, suite à l'annonce de sa candidature unique lors du fameux congrès de l'UNC (Union Nationale Camerounaise) à Bafoussam en février dernier, de s'arroger un nouveau mandat présidentiel de cinq ans consacré par la parodie électorale du 6 avril dernier. Et comme il fallait s'y attendre, ainsi que le veut la tradition à l'occasion de semblables « fêtes africaines » comme dirait Ewandé, les Alima n'ont pas manqué d'y trouver une nouvelle source d'inspiration pour glorifier le régime néocolonial de Yaoundé.

Mais, après tout, comment eût-on voulu qu'il en fût autrement ? Au profit de quelle nouvelle religion aurait-on voulu qu'Alima change de credo ? Et puis, avec le sérieux qui est sien, n'y a-t-il pas des arguments économiques à faire valoir, arguments auxquels le scepticisme le plus coriace ne pèse même pas le poids d'une plume ? « A l'heure actuelle, écrit-il, le Cameroun vient au troisième rang des pays industrialisés d'Afrique noire francophone (Zaïre exclu), après la Côte-d'Ivoire et le Sénégal... Ce n'est pas par hasard. Le pays est gouverné. Il est passé du parlementarisme le plus anarchique au régime présidentiel le plus stable, à une « démocratie gouvernante ».... garante d'un progrès sans heurts. »

Il est malheureusement difficile de savoir à quelle industrialisation se réfère Alima. Les quelques entreprises dites industrielles qu'il y a en Afrique, dont celles ivoiriennes, sénégalaises ou kamerunaises auraient-elles cessé, comme disent les mauvaises langues, d'appartenir aux étrangers, les Français en particulier ?

Une de ces mauvaises langues, Sally Ndongo[5], parmi beaucoup d'autres, en a pourtant fait dans le cas du Sénégal, une implacable démonstration. Il a démontré le plus limpidement [PAGE 25] du monde que l'économie du Sénégal reposait essentiellement dans quelques mains d'Européens qui en font ce qu'ils veulent. Les plus importants de ceux-ci sont : Henri Charles Gallenca, qui contrôle 44 sociétés en Afrique occidentale, puis Pierre Delmas qui en dirige 19, etc.

En ce qui concerne le Kamerun, Philippe Hugon[6] dont l'ouvrage figure dans la bibliographie d'Alima, mais que celui-ci s'est complètement gardé de citer, nous apprend à la page 110 que « la totalité des capitaux investis dans l'industrie sont d'origine étrangère... ». Dans la préface du même ouvrage, André Philippe fait état de la part insignifiante des salaires distribués par Alucam, l'industrie la plus importante du Kamerun, par rapport à son chiffre d'affaires.

Prenant 1965 comme année de référence, il rapporte la réalité suivante qui ne pouvait naturellement pas convenir au prophète Alima : « La grande industrie, représentée par l'entreprise Alucam, est techniquement remarquable; mais elle ne distribue en salaires que 5 % de son chiffre d'affaires...

Les bénéfices, en grande partie exonérés d'impôts, sont rapatriés. L'entreprise apparaît comme une enclave d'une économie extérieure sur le territoire camerounais... »

A la page 121 de cet ouvrage, il ressort que l'électricité qu'utilise Alucam provient d'un barrage financé par le budget de l'Etat kamerunais, électricité qu'il paie à 0,50 F CFA le kilowatt-heure pour un prix de revient de 11 F CFA à la charge de l'Etat. Philippe Hugon, qui a enseigné à la Faculté de Droit et des Sciences Economiques de l'Université de Yaoundé, affirme dans son avant-propos que toutes les politiques de développement conçues par les Occidentaux au Kamerun ont échoué. Est-il besoin de préciser que ce qui est vrai pour le Kamerun l'est également pour toute l'Afrique dite francophone, la Côte-d'Ivoire et le Sénégal particulièrement ?

Il suffit, pour toucher du doigt ce que M. Alima appelle « démocratie gouvernante, garante du progrès sans heurts » de rappeler les conséquences qu'entraîne la situation que P. Hugon décrit dans son ouvrage. A défaut de pouvoir les énumérer toutes, on peut parler de la famine de plus [PAGE 26] en plus dévastatrice, le chômage plus envahissant que jamais, la misère dont la chronicité n'est plus à démontrer, la régression constante de la scolarité l'enseignement chaque année plus défectueux que la précédente, l'exil forcé des cadres nationaux, auquel s'ajoute l'exode massif des Kamerunais de tous âges vers l'étranger à cause de la situation intenable dans le pays, etc.

UN VIL CALOMNIATEUR

Mais Alima ne voit pas tout ça. Ce qui fait que, au lieu de procéder à une analyse lucide et objective de la politique antinationale d'Ahidjo, il se livre plutôt aux attaques en règle contre tous ceux qui s'opposent à ce que le destin du Kamerun se décide ailleurs qu'au Kamerun et par les Kamerunais. En revanche, les éloges se bousculent au bout de sa plume pour louanger le dictateur kamerunais.

Ses anathèmes n'ont ni restriction ni discernement. Il les lance pêle-mêle contre tous ceux qui s'opposent à la politique d'Ahidjo, quelles que soient leurs convictions philosophiques et orientations politiques. Comme un bulldozer, il balaye avec sa plume tout ce qui se trouve sur le passage d'Ahidjo et qui entrave le néocolonialisme français; il le croit tout au moins. Ce monsieur dont la nature est littéralement allergique à tout ce qui est tant soit peu proche de la pudeur, se fait purement et simplement calomnieux lorsqu'il invective des organisations progressistes du pays, telle l'U.P.C. ou l'U.N.E.K., et des personnalités connues pour leurs sentiments anticolonialistes et anti-impérialistes.

Contrairement à ses contemporains, tel V.T. Le Vine qui, dans son ouvrage intitulé « Le Cameroun », ne faisait pas mystère de son scepticisme sur le choix de la France d'un personnage aussi obscur et taiseux qu'Ahidjo, Alima, lui, fait de celui-ci une sommité politique dont la principale caractéristique serait, dans son esprit, l'infaillibilité. « L'important, écrit-il, est de traduire en actes les aspirations du peuple et d'œuvrer à les satisfaire. Dans cette optique, précise-t-il, Ahidjo sera constant dans la voie choisie dès son accession au pouvoir. »

Rappelons que c'est le 18 février 1958 que le gouvernement français fit d'Ahidjo le chef du gouvernement de l'Etat autonome du Kamerun au détriment d'André-Marie Mbida qui [PAGE 27] jusque-là occupa ces fonctions. Or, dix-neuf mois plus tard, le 9 septembre 1959, en plein Conseil des ministres, voici ce que déclara Ahidjo contre l'intervention de Michel Njiné qui, inquiet de faire partie d'un gouvernement aussi impopulaire, osa proposer à son chef de prendre contact avec l'U.P.C. afin de réinstaurer une atmosphère de confiance au sein de la population : « Ceux d'entre vous, fit-il dans un terrible accès de colère à l'adresse des ministres présents, qui veulent suivre M. Njiné Michel n'ont plus qu'à poser leur démission. Je suis décidé à défendre la politique française au Cameroun et ceux qui ne le veulent pas sont contre moi. »[7] Avec une telle réplique, il devient facile de deviner que M. Njiné fut immédiatement démis de ses fonctions.

Malheureusement, tous ces événements ne semblent pas assez dissuasifs pour Alima dans sa propagation de contre-vérités. Bien au contraire, on dirait plutôt que le vrai portrait d'Ahidjo l'incite à se livrer à des diatribes de plus en plus violentes contre l'U.P.C. et les organisations progressistes du pays. Il s'acharne tout particulièrement à présenter Ruben Um Nyobé, Secrétaire Général de l'U.P.C., Félix Roland Moumié, son Président, tous les cadres et militants de ce parti comme autant de diables n'aspirant qu'à faire du Kamerun un enfer, à l'opposé de Dieu-le-Père Ahidjo qui en a fait un paradis, comme tout le monde peut en juger.

Les prétentions d'Alima d'imposer Ahidjo comme le sauveur du Kamerun n'ont pas de bornes. Comme toutes créatures de son espèces, il utilise sans mesure le précepte psychologique selon lequel « plus c'est grossier, mieux ça s'avale ». C'est ainsi que toujours égal à lui-même, il écrit notamment : « Cependant, la position du nouveau Premier ministre n'était pas des plus confortable. L'ambition du jeune politicien était de ramener la paix civile, d'obtenir l'indépendance du pays et de le réunifier dans ses frontières allemandes... »

Décidément, il est difficile d'être méprisant à l'égard d'un peuple autant qu'Alima l'est à l'endroit du peuple kamerunais. Il pousse ce sentiment jusqu'à présenter la sanglante instauration de l'U.N.C., parti unique d'Ahidjo, comme étant l'une des étapes indispensables et salutaires [PAGE 28] pour l'unification du Kamerun. « Dans ce combat, écrit-il imperturbablement, il (Ahidjo) fera preuve de lucidité, de l'intelligence et du courage politique qui sont la marque d'un grand chef d'Etat. Aujourd'hui, les passions retombées, Poursuit-il toujours aussi effrontément, nul ne peut prétendre sérieusement qu'il ait été manipulé par les Français... »

Avec ça, comment ne pas croire que le ridicule ne tue pas ? Mais mon propos n'étant pas présentement d'analyser systématiquement la politique du maître de Yaoundé, je me contenterai de renvoyer le lecteur à sa déclaration mentionnée ci-dessus, au Conseil des ministres du 9 septembre 1959. Et si l'on ajoute à cela le fait que, lors de sa visite en France en 1967, Ahidjo se déclarait toujours « gaulliste non français », tout doute sur le rôle servil du dictateur Kamerunais, comme sur celui du rôle mystificateur d'Alima, fond comme du beurre au soleil.

En ce qui concerne le « courage politique » d'Ahidjo, on pourrait demander à Alima s'il en faut tellement pour quelqu'un qui se sait protégé par une puissante armée étrangère. Il devient par conséquent évident que, pour notre brave Alima, « les chemins de l'unité » passent par une dictature fasciste, soutenue par les baïonnettes et les troupes étrangères, en l'occurrence celles de la France.

Si notre Alima national ne comprend pas que le fait de soumettre un peuple à un état d'exception permanent n'est pas une preuve de démocratie; que, parti sur de telles bases, l'unité est d'autant moins probable que l'on se sert des pouvoirs spéciaux que l'on s'est attribués par l'état d'exception pour écraser toutes les oppositions à coups d'assassinats, d'emprisonnements massifs des leaders des partis politiques, afin d'intégrer arbitrairement leurs effectifs dans un parti unique en formation; si Alima continue à considérer comme intelligent le fait de remplir des prisons-cercueils; et comme courageux celui de recourir à des procédés pour le moins nazis contre tout un peuple dont le seul crime est celui d'avoir osé réclamer un peu de démocratie, alors je ne puis m'empêcher de me demander l'acception que notre griot donne aux mots « démocratie » et « dictature ». Les confondrait-il peut-être par le fait que tous deux commencent par un « D » ? Eh bien, si c'était le cas, il ne resterait plus qu'à le plaindre.

Dans ces conditions, on pourrait aussi conclure, [PAGE 29] sans aucune crainte de se tromper, que c'est cette confusion qui est à l'origine de la méconnaissance qu'a notre unique intellectuel – après Ahidjo bien entendu – de nos valeurs nationales, parmi lesquelles celles culturelles occupent une place très importante. Toujours est-il que mettant en mouvement son esprit fertile en insanités et projetant son inculture sur toute une nation, il trouve tout à fait normal de faire croire que c'est par manque de cadres qu'Ahidjo confia la planification de l'économie du Kamerun à une société française. Voici ce qu'il écrit exactement à ce sujet sans même se sentir le souffle coupé : « Dès le mois de septembre 1959, le gouvernement camerounais avait chargé une société française, la Société Générale d'Etudes et de Planification (SOGEP) de procéder aux études globales nécessaires à la préparation d'un plan de développement économique et social s'étendant sur 20 ans (1960-1980), l'objet étant de doubler le niveau de vie des Camerounais » (niveau de vie qui, depuis lors, entre nous soit dit, a baissé de plus de moitié).

Toujours avec la même assurance et sans doute pour rendre hommage à Ahidjo, le plus grand intellectuel du pays, il écrit encore au sujet des cadres nationaux : « Malgré l'insuffisance des cadres compétents[8], la diplomatie camerounaise, pour l'essentiel, va sauvegarder une souveraineté contestée à peine acquise... »

Eh oui ! C'est sans doute « la marque d'un grand chef d'Etat » que d'incarner « une souveraineté contestée à peine acquise ». Toujours est-il que venant d'un Alima, l'aveu est de taille. Par cette seule phrase, ne reconnaît-il pas que, de même qu'un corps impur greffé sur un organisme sain, le régime avait été rejeté dès sa naissance ?

En ce qui est de « l'insuffisance des cadres compétents », est-ce la faute de l'intelligentsia kamerunaise si les aptitudes intellectuelles d'Ahidjo sont pour le moins douteuses, et s'il s'était fait entourer essentiellement d'éléments connus pour leur médiocrité intellectuelle et politique ? De là à généraliser cette incompétence sur tous les intellectuels kamerunais, surtout en ce qui est du domaine politique et diplomatique, il y a un abîme qu'Alima franchit un peu trop allègrement, il me semble.

Qu'il qualifie d'incompétente l'administration néocoloniale du Kamerun, celle de ce moment-là surtout, ce sera peut être [PAGE 30] la seule vérité qui lui aura échappé. Qu'il se reconnaisse, lui, comme faisant partie de cette médiocrité, nul ne saurait le lui contester. Bien au contraire, bien des gens applaudiraient une telle confession comme étant un acte de courage. Mais cette reconnaissance ne saurait en aucune façon altérer le fait que, en Afrique dite francophone, le Kamerun est – depuis la période de référence d'Alima jusqu'à ce jour – l'un des pays les mieux dotés en matière de cadres, autant en quantité qu'en qualité. Notre grandissime Alima ignorerait-il peut-être que, plus que jamais, la majorité de ceux-ci, les 85 % au moins, continuent, pour survivre, à vendre leur savoir à vil prix à l'étranger, quand ils ne sombrent pas littéralement dans la misère, alors que le pays en a tant besoin ?

Et lorsque, comme il l'écrit si bien, Ahidjo confia l'économie du Kamerun à une société privée française, ne sait-il pas – pour ne citer que ce cas – qu'il existait de prestigieux intellectuels nationaux comme Osendé Afana, économiste kamerunais de grande renommée ? Il n'empêche que quand il parle de ce patriote, c'est pour le présenter comme un vulgaire « terroriste » lâchement abattu par le pouvoir néocolonial de Yaoundé. Mais la vérité – faut-il le rappeler ? – est que la France, étant donné ses énormes intérêts qu'elle tenait à protéger, n'avait pas besoin de l'intervention d'Ahidjo pour confier l'économie du Kamerun à l'une de ses sociétés.

Sur ce plan, comme sur bien d'autres, il serait vain de demander à Alima de se doter ne fût-ce que d'une particule d'honnêteté. C'est ainsi qu'embourbé dans des contradictions qui ne semblent pas du tout l'incommoder, il ne se rappelle du patriotisme kamerunais que pour dénigrer l'U.P.C. Voici ce qu'il écrit par exemple à ce sujet : « s'il est incontestable que l'U.P.C. a été la première organisation à dimension vraiment nationale, le patriotisme camerounais n'a pas attendu la création de ce parti pour se manifester ». Cela va sans dire, puisque, d'après notre historiographe, le général de Gaulle insuffla déjà en 1944, à Brazzaville, les sentiments patriotiques aux Africains des colonies françaises. C'est sans doute cette intervention providentielle qui, véhiculant les germes du patriotisme jusqu'au Kamerun, aboutit à la création de I'U.P.C. en 1948, parti que le même de Gaulle combattit avec une férocité pour le moins bestiale.

Mais les délires d'Alima ne s'arrêtent pas là. Appliquant [PAGE 31] à outrance la maxime « qui n'est pas avec moi est contre moi », il s'en prend à tous ceux qui, quel que soit leur horizon politique, se refusent toute compromission avec le néocolonialisme dont Ahidjo est le principal agent au Kamerun. Spécialisé dans l'art du dénigrement, Alima ne se donne même pas la peine de dissimuler son allergie à tout ce qui est honorable, juste, honnête. C'est ainsi que, après ses violentes attaques contre tous les patriotes sans distinction, il s'en prend à Mgr. Ndongmo, une des victimes des trop fameux et célèbres « procès de Yaoundé » de décembre 1970 et janvier 1971. Emporté par le tourbillon de ses jacasseries, il n'éprouve même pas de gêne de présenter celui-ci comme ayant été un « agent de liaison entre Ernest Ouandié et les puissants réseaux de l'U.P.C. en Europe occidentale et en Amérique du Nord ».

Il prend ainsi à son compte une accusation à laquelle nul n'a jamais pu apporter la moindre preuve. Il n'ignore pourtant pas que, à l'opposé de ses allégations, il a été prouvé très amplement que l'objet de cette inculpation consistait tout simplement, mais vainement, à noircir le nationalisme d'un prélat dont le seul crime était d'avoir refusé sa caution au gouvernement néocolonial installé à Yaoundé.

Il est hélas impossible de relever toutes les bassesses d'Alima. L'essentiel à retenir est qu'il n'épargne personne. Irrémédiablement pris dans l'engrenage de la prostitution politique, il se fait hargneux contre tous ceux qui ne veulent pas faire partie de l'univers des margoulins; à ceci près qu'il fait de Um Nyobé sa cible favorite, et pour cause ! Le patriotisme du Secrétaire Général de l'U.P.C. et sa contribution à la lutte pour l'indépendance nationale sont diamétralement opposés à la politique de soumission au néocolonialisme du dictateur de Yaoundé.

La présente critique n'ayant pas pour prétention de procéder à une étude comparative des deux hommes, je me suis contenté, à titre d'exemple, de rapporter ci-dessous une citation tirée des écrits de Um Nyobé, malgré la difficulté qu'il y a à puiser dans ses enseignements. Le lecteur aura le loisir de la comparer à la réaction d'Ahidjo, mentionnée plus haut, contre la proposition de son ministre Njiné en 1959. En 1957, en tout cas, à une époque où Ahidjo était d'un mutisme qui ne pouvait donner lieu à aucune référence autre que sa docilité au néocolonialisme, Um Nyobé écrivait notamment : [PAGE 32] « Les peuples coloniaux ne peuvent faire ni la politique d'un parti, ni celle d'un Etat, ni, à plus forte raison, celle d'un homme. Les peuples coloniaux font leur propre politique, qui est la politique de libération du joug colonial; dans leur lutte pour cet objectif si noble, les peuples coloniaux observent et jugent. Ils observent les gouvernements, les partis, les personnes, les organes de presse, non pour leur idéologie ou leur programme, mais sur leur attitude à l'égard des revendications des populations de nos pays. Voici la position de l'U.P.C. au service du peuple kamerunais »[9].

La différence qu'il y a dans ces deux attitudes n'incite même pas Alima à réfléchir un peu. Bien au contraire, il s'arme plutôt d'audace pour conclure péremptoirement : « L'honnêteté intellectuelle nous oblige de constater qu'il n'y avait vraiment d'autre voie que celle empruntée par Ahmadou Ahidjo vers le rendez-vous de l'universel. C'était la seule conforme, persiste-t-il, aux vœux d'un peuple camerounais qui aspire à la paix et au progrès. »

Que dire d'une telle conclusion, sinon que Alima précise lui-même les traits hideux de son portrait. Avec l'esprit diabolique qui est sien, il estime que l'infernale oppression qu'endure le peuple kamerunais est un comble à ses aspirations à la « paix », pendant qu'il s'évertue à peindre sa déchéance avec les couleurs du « progrès ». Mais qu'il ne se fasse pas trop d'illusions. Car, on a beau le museler, le peuple kamerunais – de même que tous les peuples d'Afrique – saura, le moment venu, faire la distinction entre les vrais porte-parole (officiels ou non) de ses aspirations et les prostitués politiques et autres malhonnêtes intellectuels que secrète l'impérialisme et qui, de façon occulte ou ouverte, participent à son oppression.

Ndjel KUNDÉ


[1] Mongo Béti, Main Basse sur le Cameroun, Maspéro, Paris, 1972. p. 39. Il est à souligner que, contrairement au livre d'Alima en faveur duquel tous les moyens sont mis en œuvre, malgré son extrême médiocrité, pour la plus large diffusion possible, le livre de Mongo Béti fut interdit en France par le gouvernement français.

[2] G. Chaffard, Les carnets secrets de la décolonisation, Calmann-Lévy, Paris, 1967, t. Il, p. 387. Il importe de faire remarquer qu'Alima a dû mal lire, ou peut-être n'aurait pas lu du tout cet ouvrage qui figure pourtant dans sa bibliographie. Cela ne veut pas pour autant dire que l'auteur est un example d'objectivité. Cependant il semble être mieux au courant des faits qu'Alima et déploie plus de subtilités et d'intelligence pour les détourner au profit du néocolonialisine.

[3] Tous les guillemets qu'il y a dans les citations font partie des textes cités.

[4] Mongo Beti, op. cit., pp. 35-36.

[5] La « coopération » franco-africaine, Maspéro, Paris, 1972.

[6] Analyse du sous-développement en Afrique noire, exemple du Cameroun, P.U.F., Paris, 1968.

[7] David Kom, LE CAMEROUN, Editions Sociales, Paris, 1971, p. 76. Cet ouvrage est le fruit d'un travail scientifique ardu dont de longues recherches ont abouti à l'élaboration d'une brillante thèse de doctorat en économie politique.

[8] Souligné par N. Kundé.

[9] Alerte à l'opinion kamerounaise et mondiale, 27 août 1957.