© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 172-176



POÈME

LE CONTE DU PRESIDENT QUI EUT MAL A UNE DENT

Matondo Kubu Ture

          (lisapo)

Il était une fois une président
de quelle contrée africaine
est-ce loin de Mungali
patience un conte porte le passé
comme le manioc se fout de la tuberculose
est sot qui dit tout à la lettre

il y a très peu longtemps de cela
les poules possédaient leurs dents
les grenouilles leurs queues
les roussettes leurs yeux
les asticots leurs poils
Lwambo chantait lowanzo
quelque part à Matonge
sur les rives de l'Ubangi
un sacré colibri se couvrait de plumes d'empereur
Esiringila le 1000e bicot
de chez Montigny-les-petits-sous
mourait sur un pavé du faubourg Saint-Germain
l'incisive oblique la paupière verticale
il eut mal dis-je à une dent notre président
moi jura le président moi
l'emmitouflé de gorilles barbus
académiciens de la mitraillette
scientifiques jusqu'au-couper-les-gorges
une dent a osé souiller ma vigilance
c'est ce qu'on verra [PAGE 173]
et c'est ce qu'on vit...

le journal local qui s'appelait « la cagoule »
tira à des milliers de centaines d'exemplaires
tout en tirant sur la vérité
l'information doit informer et informe donc
des sauterelles des sauterelles... carnassières
déchirent nos murs de leurs crocs
dirigés sur nous par un ciel étranger
stérilisent nos greniers

le singe ruissela d'obéissance
l'épervier se soumit le chacal se domestiqua
la guêpe tournoya son aiguillon à la quête du vent
la tortue pensa que ce n'est point torture
que de se tailler des jambes à avaler des kilomètres par heure
le hibou pasteur paroissial
entraîna son bon troupeau à la défense nationale
beau geste biblique pour combler César... Dieu aussi
mais le rat palmiste intellectuel broussard
qui ne salive pas devant les diplômes
qui bourre son crâne des façons de savoir capter
les clins d'œil et les bégaiements
le rat palmiste se mit à prêcher du bout des lèvres
hé laisse frimer le serpent
sans épaules pourra-t-il porter quelque corbeille
fut dépêché le camarade Ulnikov des spécialités tropicales
quitta les barbelés de sa Sibérie natale
le nouvel internationalisme pro-léthargique paie gros
quand un président souffre d'une dent
attention attention mais attention
s'exclamèrent les conseillers esthétiques
anciens pontifes polémiqueurs
de la place Béranger-Paname
le maître du pays le maestro lui
connaît le secret de la foudre
ce sorcier-là pique des jalousies catastrophiques
alors on fit venir Dupond et Dupont
pour masser à tour de rôle
la tempe du président la joue du président
la mâchoire du président le menton du président
pour qu'il ne perdît guère [PAGE 174]
connaissance et conscience reconnaissance et aisance

le camarade Ulnikov, s'essouffla
la dent s'entêtait comme un fétiche
dans la loge d'un charlatan
Dupond et Dupont se brûlèrent les mains
la dent s'entêtait comme une puce
sur le derrière d'une hyène
le camarade Ulnikov devint rouge Dupond et Dupont de même
la dent s'entêtait comme les rides
autour du sexe de ma grand-mère

cinq jours durant cinq nuits durant
le camarade Ulnikov des spécialités expéditives
trouva enfin une idée géniale
cinq jours durant cinq nuits durant
Dupond se souvint de l'Algérie et de Kolwezi
Dupont revit le Viêt-nam et le Tchad o gué o gué
le camarade Ulnikov des spécialités gigantesques
fit affréter un char d'assaut
Dupond et Dupont apportèrent dans un alambic
un élixir anesthésique formule numéro un
que Piment-Gicq-d'Arvor journaliste
présenta comme infaillible civilisateur et tout

la bouche grande ouverte du président
fut bombardée à bout portant
et la dent qui s'entêtait comme les démangeaisons
sur le pubis d'une guenon
sauta enfin de sa résidence buccale
pour venir se planter zut dans les bras de Dupond
aussitôt Dupont infligea une anesthésie
mais (il y a un mais) coup de théâtre
l'élixir mal dosé provoqua la mort du président
le président qui eut mal à la dent
n'eut plus mal à sa dent

la mort d'un président ciel fallait réparer cela
et que faire de da dent la présidentielle dent
et... si et si... oui faut lui célébrer des funérailles nationales
une dent de président diable [PAGE 175]
dit-on qu'elle coûte cher en vérité
une dent de président deux fois diable
déjà de son vivant mangeait gros
pourquoi donc trois fois diable
à sa mort mangerait pas gros
une quête nationale s'organisa librement
pour l'immortelle dent du président
le chat-écureuil livre ses économies
la fourmi s'enfourmilla de fardeaux
l'abeille tricota des essaims de miel
le crocodile amassa ses larmes
le scorpion soldat sans peur ni reproches
fit péter des bombes matins levants
pour se rincer les oreilles justifia-t-on
et quand est-ce qu'on fabriquera
des bombes parfumées des bombes aromatisées
se demanda un enfant qui chiait dans un caniveau
le royaume entier sentirait la citronnelle
la mangue la papaye ou la goyave

les vieillards mirent leurs os craquants sur le dos
les bébés entrèrent en quarantaine la langue dehors
les filles de joie s'exercèrent à raboter leurs fesses
pour le travail productif
un deux un deux oye
le baobab se choisit plante rampante
le caméléon s'auto-fustigeait des couleurs à la commande
le canard d'eau et la pintade se fiancèrent à la radio
dans un brouhaha vertigineux
entonnèrent le rythme cérébral
d'une rengaine pour durs d'oreille :
« voici venu le temps où
les ventres de guenilles vont s'habiller
de la tête aux pieds d'une soie fine »

on fit la chasse à la chauve-souris
qui s'envole toujours la nuit tombée
on fit la chasse au physique en chemise africaine
paraît qu'il vient de Dakar ou de Lome
danger danger économique
mais le rat palmiste intellectuel broussard
qui ne dégueule pas les syllabes sur du papier-crème
renifla le sens du vent [PAGE 176]
pourquoi se laisser épouvanter
par une eau chaude à haute tension
brûlera-t-elle quelque linge
et si le palmier donne des noix chétives
quelle sève vrai de dieu
coule dans le palmier

un autre président imposé au suffrage universel
se la mit dans les gencives la dent
de l'ex-président qui désormais
rongeait la terre avec ses trente-une-dents

devant toute la faune réunie
le nouveau président fit le serment
de se brosser la bouche matin
avec un dentifrice plus vitaminé

un jour plus tard
dans son édition du soleil couchant
radio trottoir titra en première page
ayi ayi la dent a toujours mal
à sa nouvelle dimension
deux lignes plus loin
le nouveau président souffre déjà
dumal de la même dent...

(le diseur de ce conte s'arrêta là...
on lui coupa la langue ce soir-là.
parce qu'on lui coupa la langue ce soir-là
la légende dit que sa longévité traverse
les siècles.
et si vous le voyez de nos jours
accroupi dans la poussière quelque part à Mfwa
sachez lui tendre le mot
n'ayez point pitié de lui
depuis il parle mieux
avec ses mains avec ses yeux avec sa cervelle...)

LA RICHE avril 1979.
Tiré de : « Ces visages noirs du pays qui tue » Tome II, à paraître aux éditions Saint-Germain-des-Prés.

Matondo Kubu Turé