© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 133-162



COMMENT ON DEVIENT ECRIVAIN EN CENTRAFRIQUE

Cyriaque R. Yavoucko et Mongo Beti

Un grand roman: « Crépuscule et défi »,
par Cyriaque R. Yavoucko,
aux Editions L'Harmattan
18, rue des Quatre-Vents, Paris (6e).
160 pages

Voici un écrivain négro-africain dont il sera beaucoup question dans les années qui viennent. On peut parier qu'il publiera bien d'autres œuvres, de première qualité, après cet étonnant premier roman. Les nécessités de la vie le contraindront peut-être un jour à se taire, momentanément. Peut-être une fois retourné dans son pays, tombera-t-il dans quelque piège de la diabolique maffia foccartiste qui brûle de faire main basse sur la littérature africaine francophone. « Son président », comme dirait Cornevin le mandarin présomptueux, s'empressera de l'expédier dans quelque cul de basse fosse, par pure bonté paternelle, pour lui épargner de sombrer dans la dépression caractéristique des mal-pensants et qui débouche, comme chacun sait, sur le désespoir et le suicide.

Il est tant de façons de neutraliser un créateur africain au paradis du giscardo-senghorisme. Par exemple, « son président, n'a qu'à le réduire à la famine; ainsi en use Ahidjo avec le grand poète camerounais René Philombe. On peut aussi le confiner, de gré ou de force, dans les tâches [PAGE 134] subalternes, exténuantes jusqu'à la crétinisation, qui ne lui laisseront de répit que pour dormir ou embrasser les siens. L'essentiel est que l'écrivain se détourne de la feuille blanche, le peintre de sa toile, le chanteur de sa guitare. Et voilà l'ordre blanc capitaliste sauf, pour quelque temps encore.

Alors il se trouvera un griot éhonté du pouvoir néocolonial, quelque Meloné de service pour emboucher les trompettes de la démoralisation, déclarant à qui voudra l'entendre, que ce grand écrivain, cet ami dont il déplore l'évolution, n'a rien trouvé de mieux que de se saborder, en somme de s'auto-détruire.

N'en croyez rien. Yavoucko est du bois dont on fait des écrivains indomptables, irréductibles. En effet, comme il le dit lui-même avec fierté, c'est un paysan, le fils de cette Afrique profonde si souvent saignée par les invasions étrangères et les fléaux naturels, mais toujours renaissante, toujours vivace, toujours féconde, inépuisable, éternelle. C'est aussi un caractère, un rebelle né, un rêveur de justice bafoué, un lion élevé entre les barreaux d'une cage exiguë et qui s'en souvient.

Pour en venir au roman même, le cas de Yavoucko, sur un plan purement technique, pâtit d'un mal dont les jeunes écrivains noirs sont malheureusement trop souvent victimes. Ces clochards de la création sont réduits à mendier leur existence auprès de l'appareil culturel de l'ex-colonisateur. Imagine-t-on situation plus douteuse ? Entendons-nous bien. Il ne s'agit pas de dénigrer nos amis de L'Harmattan, qui sont ce qu'on peut imaginer de meilleur comme éditeur de Noirs en France. Ont-ils pourtant pleinement conscience de l'enjeu d'un livre comme celui-ci ? Le fait est que la présentation matérielle de l'œuvre souffre d'un échenillage insuffisant. Cela me rappelle le destin de « Ville Cruelle » dont l'éditeur aurait pu bénéficier d'un préjugé plus favorable. On n'a pas eu le courage ou le temps ou la sagesse d'insister auprès de l'auteur pour qu'il relise soigneusement son texte. Lui a-t-on soumis, aux fins de correction, les deux jeux d'épreuves traditionnels ? J'en doute personnellement, et m'en voudrais de ne pas attirer l'attention de nos camarades de L'Harmattan sur ce point. Les pages fourmillent parfois d'incorrections et de coquilles sans qu'on puisse toujours faire la part de l'auteur et de l'imprimeur dans ces défaillances dont certaines sont de nature à rebuter le lecteur exigeant. [PAGE 135]

Rassurons tout de suite le lecteur : ce défaut ôte heureusement fort peu aux qualités intrinsèques du roman et à l'idée que l'auteur donne déjà de sa puissance d'imagination et de son adresse de narrateur. Sur ce dernier point, par exemple, Yavoucko, sans le savoir comme il le reconnaît lui-même de bonne grâce, mais à n'en pas douter puissamment aidé par la tradition africaine, très féconde en ce domaine, apporte des solutions très originales, pour ainsi dire sabre au clair et à la hussarde, à des problèmes de technique narrative qui tourmentent les romanciers depuis toujours. Yavoucko adore les développements latéraux (digressions, parenthèses, retours en arrière, etc.) dont il fait un emploi si singulier que l'action de son roman semble procéder, non pas linéairement selon la tradition occidentale, mais pour ainsi dire par ondes concentriques. L'effet est extraordinairement frappant.

De même, pour donner l'impression concrète de la durée, Yavoucko recourt tantôt à un simple blanc, tantôt au retour en belle page, c'est-à-dire au changement de chapitre. Il y aurait toute une recherche à faire, avec la collaboration de l'auteur, sur les critères qui ont présidé à ce découpage que l'on devine très subtil dans ses mobiles, fussent-ils subconscients, et auxquels il nous semble que les traditions de l'oralité africaine en général et de l'épopée bantoue en particulier, ne sont pas étrangères.

Sur l'autre point, à savoir l'imagination du jeune romancier centrafricain, son intuition du passé de l'Afrique, sa familiarité avec l'âme collective de nos ancêtres, les situations, les types humains, les affrontements verbaux qu'il met en scène illustrent comme aucun de ses aînés ne l'avait fait auparavant une vérité terrible, mais irréductible que les idéologues du néo-colonialisme, professionnels du décervelage, ne se sont pas fait faute de tenter d'occulter toutes ces vingt dernières années, sans résultat bien entendu : il n'y a pas mille colonisations, ni deux, mais une seule, et qui procède toujours de la même façon – par la violence et la tartuferie alternativement. Dans cette fresque qui exalte la résistance inlassable, multiforme, anonyme ou héroïque d'un peuple noir de l'Afrique centrale à l'occupation brutale et cynique des Français et des Belges, Yavoucko excelle à démasquer les mille et un déguisements du colonisateur, acharné, après avoir massacré, à se donner pour le civilisateur, [PAGE 136] le pacificateur dépêché par la Providence. « Ma violence ? dit-il, ce n'est qu'une apparence. Rien à voir avec la concupiscence des brigands arabes que vous êtes payés pour connaître. Chez moi, pas le moindre calcul de rapine et de spoliation. Je suis l'innocence, la bienveillance même. J'ai tué quelques-uns des vôtres ? La fraternité est pareille au nouveau-né dont l'enfantement se fait dans le sang et la souffrance. Ah, je vous aime ! Aimons-nous toujours. Embrassons-nous... »

La répétition de cette situation, que n'altèrent guère des variantes pittoresques, et de telles tirades est à l'origine d'un burlesque irrésistible : après chaque massacre, le lecteur attend l'apparition du colonisateur (officier, administrateur, missionnaire, commerçant, évêque, archevêque, etc.) et ses péroraisons fraternisantes à l'adresse des Noirs pleurant encoreles cadavres fumants des leurs. Des passions amoureuses comme celle-là, il ne fait aucun doute que les Africains s'en passeraient volontiers.

La malice du destin a fait en sorte que le roman du Centrafricain Cyriaque Yavoucko paraisse à un moment où il semble voué à être, malgré lui, une paraphrase ricaneuse de l'actualité de son pays. En somme, à l'exemple de tel personnage blanc du roman de Yavoucko, Giscard, après les massacres d'enfants perpétrés par son ex-cousin de Bangui, ne s'efforce-t-il pas de persuader aux Centrafricains que, s'il leur a imposé si longtemps Bokassa l'ogre mangeur d'enfants noirs, ce fut pour mieux leur montrer, après l'éviction du soudard et par Dacko interposé, de quelle ardente passion il les aime ?

Le corollaire de la violence de l'envahisseur devenu occupant, c'est la violence légitime de l'Africain opprimé sur la terre ancestrale, spolié de son bien et de lui-même, avili, réduit au rang de la bête. A vrai dire et n'en déplaise à M. Albert Memmi, chevalier de la Légion d'honneur et mandarin à Nanterre, la violence de l'Africain opprimé n'est pas un choix, mais une fatalité. L'Africain est condamné à user de violence, à moins de se résigner éternellement à l'esclavage. Point n'est besoin d'être agrégé de philosophie pour comprendre que telle est la leçon, par exemple, qui se dégage de vingt ans d'application politique de la négritude senghorienne, en tant qu'idéologie de collaboration des bourgeoisies du Nord et du Sud sur le dos des misérables populations paysannes africaines. [PAGE 137]

On n'en finirait pas d'énumérer les raisons d'admirer ce très grand roman. Lisez-le donc vous-même pour ses qualités, mais aussi pour voir avec quelle noblesse et quelle efficacité un écrivain noir engagé (si l'expression n'est pas une horrible tautologie) peut servir l'Afrique et aussi, par contraste, de quel mépris sont dignes ceux qui, trop soucieux de complaire à M. Cornevin ' ainsi qu'aux rois nègres dont le moderne Chapelain est chargé de distribuer faveurs et pensions, prônent le désengagement de la littérature africaine francophone. Aussi longtemps que l'Afrique sera livrée aux Bokassa, Dacko, Mobutu Sese Machin, Ahidjo, Bongo, Vorster et les autres, notre littérature est vouée à l'engagement, c'est-à-dire à la réhabilitation prioritaire et à la défense véhémente de la dignité de l'homme noir.

Mille mercis à Cyriaque Yavoucko d'avoir mis son vigoureux talent à nous le rappeler.

Mongo BETI

Entretien de Cyriaque R. Yavoucko et de Mongo Beti

M.B. – La première question que je voudrais vous poser est la suivante : L'action de votre roman semble s'arrêter à l'avant-veille, disons, des indépendances, au moment où le peuple dont vous présentez une fresque – saisissante d'ailleurs – décide d'engager la lutte finale contre l'occupant étranger qui est le colonisateur français. C'est à ce moment-là que l'action est brutalement interrompue. On a l'impression que vous allez écrire la suite; le lecteur a l'impression qu'il a droit à une suite. Alors, question : Avez-vous déjà conçu cette suite et comptez-vous la publier bientôt ?

C.R.Y. – Je commencerai par dire que pour la première partie – parce que cette œuvre, j'ai pensé l'écrire en une seule partie qui aurait comporté beaucoup plus de pages que ce, que nous connaissons maintenant, et, à ma connaissance, il s'est avéré que les maisons d'éditions ont leur canevas bien précis, avec le nombre de pages, de critères conformes pour reconnaître que ça c'est un roman. Personnellement je me suis dit que je présenterai ce que j'ai à présenter donc en deux ouvrages distincts : le premier – qui est maintenant sur le marché et que vous connaissez – allant de la période pré-coloniale à la période de la rencontre – la rencontre malheureuse pour le peuple que j'ai [PAGE 138] présenté – c'est-à-dire la prise de contact avec le colonisateur, cette prise de contact qui, loin d'être bénéfique, a toujours été un terrain de conflits, de luttes, de brutalités au détriment de ceux que j'ai présentés parce que sur le plan militaire, technique, ils étaient carrément, disons inférieurs, par rapport à l'occupant, et j'ai arrêté la première partie vers les années 55-56, c'est-à-dire la loi cadre Houphouët-Boigny Defferre, et j'ai bien l'intention en quelque sorte, comme vous l'avez bien souligné, de publier la deuxième partie à laquelle le lecteur a droit parce qu'il est resté sur sa faim mais ce n'est pas si simple... Il faut voir le contexte africain dans lequel j'évolue parce que je ne suis ici que temporairement – j'aurai à retourner – mais il y a encore bien des problèmes, bien des choses à voir.

M.B. – Oui, c'est-à-dire que c'est là que, je pense, le lecteur de « Peuples Noirs » serait certainement très intéressé, je veux dire : quel est le lien qui existe entre le fait d'écrire une suite à votre roman et la situation politique qui prévaut en ce moment en Centre-Afrique, car vous êtes centre-africain? Je le dirai ailleurs, je le dirai dans un article qui doit accompagner l'interview que nous faisons en ce moment, mais déjà vous pouvez dire pourquoi il semblerait qu'il y ait une contradiction entre votre situation d'écrivain et le fait que vous êtes citoyen centre-africain. Est-ce que vous pouvez nous dire un petit peu là-dessus quelque chose qui nous satisfasse ? En tout cas vous êtes libre de développer votre point de vue... aussi librement que vous voudrez.

C.R.Y. – Bien volontiers. Vous n'êtes pas sans savoir que, à l'heure actuelle, le verbe est mortel, je ne dirai pas en Centre-Afrique mais sur toute l'étendue de notre mère-patrie l'Afrique, parce que moi personnellement je ne me considère pas comme un citoyen de tel ou tel pays – en sachant très bien que c'est là l'effet de la balkanisation – je me sens pleinement dans ma peau en tant que négro-africain. C'est pour dire qu'en ce moment le verbe est mortel aussi bien en Afrique du Sud qu'en Centre-Afrique, au Cameroun, au Sénégal, au Mali. Le verbe est actuellement mortel. Et, ce premier roman, pour le publier, après des hésitations, il a fallu que certains copains me disent : « Non, au fait, nous n'allons pas quand même baisser les bras et nous laisser étouffer. » J'ai publié ce premier roman en sachant que les problèmes seraient moindres, en ce sens que là, en quelque sorte, la contradiction oppose Blancs et Noirs. La contradiction [PAGE 139] est entre les Noirs et l'envahisseur blanc. En ce sens-là, il y a unanimité en Afrique comme il y avait unanimité pour combattre le colonialisme. Que l'on fût d'extrême-droite, d'extrême-gauche, selon le canevas moderne, qu'on fût féodal ou que l'on appartînt à la classe progressiste, tout le monde était d'accord sur le fait qu'il y a une contradiction, qu'il y a une domination à renverser mais, au lendemain des indépendances, cette contradiction naturellement a disparu parce que le colonisateur, le maître, qu'on a combattu hier à l'unanimité, s'est choisi des complices, des collaborateurs qui n'ont de noire que la peau et qui sont là et qui prétendent symboliser, développer, actualiser et en quelque sorte assouvir les aspirations des gens alors qu'en réalité ce ne sont que des chiens de garde qui sont là pour maintenir le statu quo et permettre à l'ancien patron qui se retranche calmement de continuer à amasser les richesses, les matières premières du pays – la preuve en est que, quelle que soit la région d'Afrique, les matières premières, ça se termine forcément dans les manufactures d'Europe comme au bon vieux temps. Et c'est pourquoi en tant qu'individu, parce que personne ne veut mourir mais tout le monde a en tête quelque idéal qu'il aimerait voir se réaliser, j'ai des hésitations pour faire paraître la deuxième partie que l'on pourrait appeler peut-être tome 2 parce que, elle, cette partie – là, couvrirait la période allant des indépendances que j'appelle des indépendances fictives et dans le cas de Centre-Afrique jusqu'au mois d'avril 1979 où la contradiction a atteint son apogée en ce sens que le chef que l'on avait mis là pour garder les intérêts s'est laissé aller à ses fantasmes et aussi pour défendre sa position et la position de ses maîtres, et il a fait ce que tout le monde connaît aujourd'hui, c'est-à-dire le massacre des êtres les plus chers de la société africaine, c'est-à-dire des enfants si bien que j'ai bien peur personnellement – je me pose des questions : faut-il publier cette deuxième partie ? – parce que bientôt je vais retourner au pays. Quelles sont les garanties ? Dans quelle mesure considérera-t-on que c'est de la fiction ?

Et là, maintenant, on aborde de plain-pied le problème de l'écrivain africain face à la réalité politique de son milieu.

M.B. – Et notamment le problème de l'écrivain africain francophone – il faut bien préciser, je crois. Je ne sais pas si vous êtes d'accord avec moi parce que dans le système anglophone... et prenons l'exemple du Nigéria qui est un pays qui [PAGE 140] n'estpas loin de nos pays puisque vous êtes centre-africain et que moi je suis camerounais – nous avons l'exemple du Nigéria où des écrivains opposants comme Wole Soyinka, comme Chinua Achebé continuent pourtant à vivre à peu près librement et à s'exprimer à peu près librement dans leur pays.

La question que je veux vous poser maintenant est la suivante : Quel est en fait le statut de l'écrivain africain francophone ? En général d'ailleurs, on peut bien faire quelques exceptions mais enfin, d'une manière générale, l'écrivain africain francophone a des problèmes dans son pays avec son pouvoir qui est souvent de type dictatorial. Cette question est importante, étant donné qu'un fameux critique ,et professeur français qui a une influence dans les media et dans les universités, qui s'appelle M. Chevrier, prétend que bien sûr la censure du pouvoir – c'est-à-dire la menace qui pèse sur l'écrivain – joue un petit rôle dans l'inflexion, enfin dans l'orientation actuelle de la littérature africaine, mais il dit que ce rôle est mineur, que si les écrivains africains à l'heure actuelle, les jeunes, préfèrent écrire des œuvres qui ne sont pas engagées contrairement à leurs aînés qui étaient souvent engagés, c'est un choix... comment dirais-je... spontané, libre, et donc là, il faut vraiment qu'un jeune, quelqu'un qui vient d'Afrique et qui va retourner en Afrique nous dise ce qu'il en pense. Est-ce que, par exemple, au Cameroun, le fait que les gens évitent de parler de politique et en R.C.A. le fait que les gens évitent de parler de politique, est-ce que c'est vraiment parce qu'ils ont décidé tout seuls de ne pas s'engager ? Ou bien est-ce que c'est parce qu'ils ont peur de la répression du pouvoir ? Voilà la question que je voudrais vous poser.

C.R.Y. – Je commencerai par vous répondre par un passage de « Mission terminée » quand M. Kritikos a été pris à partie par Medza du fait que selon M. Kritikos les routes étaient mauvaises au Cameroun et qu'au Congo belge il y a des stations d'essence à chaque cent kilomètres et que Medza lui a dit : « Mais pourquoi n'êtes-vous pas resté au Congo ? »; après le narrateur a repris pour dire : « Non, ce n'est pas que je veuille défendre la colonisation française en quoi que ce soit parce que la colonisation française ou anglaise, c'est de la même trique. » C'est pour en revenir à la question et dire que je ne défends pas ici la colonisation britannique ou la colonisation française en Afrique. Mais la réalité est [PAGE 141] que, oui, relativement dans les pays anglophones, il y a cette marge... ce consensus qui fait que et l'opposant et l'homme au pouvoir se supportent tant bien que mal dans un même territoire géographique. Il me vient ici à l'esprit les noms que vous avez cités, c'est-à-dire Soyinka et Achebé qu'on avait pris pour un comploteur parce qu'il avait écrit noir sur blanc qu'un coup d'état allait avoir lieu et quelques mois après le premier coup d'état au Nigéria s'est déroulé ce qui, en Afrique francophone, l'aurait envoyé tout droit à la potence ou devant un peloton d'exécution. C'est le même cas de l'écrivain kénian qui combat et qui, malgré tout, est dans son pays, ce qui n'est pas le cas dans les pays dits francophones, C'est dire que dans les pays dits francophones j'abonderai dans le même sens que vous pour reconnaître que la vis est serrée à un cran de plus que dans les pays anglophones. L'écrivain africain ou ne serait-ce que le simple chansonnier dans la rue qui oserait se produire, exprimer son sentiment, son émoi ou sa joie en remettant en cause d'une manière ou d'une autre le pouvoir, mais c'est systématique, et ça je suis prêt à le défendre devant qui que ce soit, c'est systématique du Sénégal au Congo, il finit dans une quelconque geôle. Dire que les écrivains dans les pays dit francophones se rabattent sur des thèmes disons éculés tels que le mariage, la polygamie... en quelque sorte des sujets désamorcés, dire qu'ils en viennent là volontairement, je dis que non, parce que l'homme est le produit de son milieu; il ne peut que refléter l'ambiance, l'environnement, les niveaux de langage, en quelque sorte il ne peut que traduire la maturité ou la capacité, le degré d'évolution, le degré de langage de ces gens-là. Si on a déjà atteint un niveau où les gens s'expriment librement sur les affaires publiques, l'écrivain ne pourra que refléter ce qu'il entend dans les cars ou au bord du marigot ou étant surpris par la nuit quelque part dans un village. C'est dire qu'en Afrique dite francophone l'écrivain africain est en quelque sorte un mort en sursis; c'est un condamné en sursis et il ne peut en aucun aller à l'encontre de l'ordre établi et rester disons vivant, cohabiter dans un même espace géographique que le pouvoir. En ce sens, c'est certain que nous sommes en train de perdre des talents, de perdre des œuvres de valeur qu'on aurait dû produire mais que malheureusement le contexte étant ce qu'il est passera vraiment sous silence.

M.B. – Vous venez en somme de confirmer – brillamment [PAGE 142] d'ailleurs – ce que j'ai toujours pensé et ce que j'ai toujours dit, à savoir que la littérature africaine francophone n'est pas libre. Et vouloir juger cette littérature, vouloir faire une critique de cette littérature en n'intégrant pas, en ne prenant pas en considération le fait qu'elle est une littérature qui n'est pas libre, donc qui est dominée, j'ai toujours dit que c'est passer à côté de la plaque et donc vous venez – brillamment absolument – de confirmer ce point de vue; je vous en remercie.

Mais si la littérature africaine francophone n'est pas libre, croyez-vous qu'un écrivain africain puisse ne pas s'engager ? C'est un problème important qui se pose parce qu'il y a beaucoup de gens qui écrivent des livres, il y a beaucoup de jeunes en ce moment qui ne sont pas libres à mon avis, dont le choix n'est pas libre, dont le choix est plus ou moins manipulé par le pouvoir, par la coopération. Par exemple, je pense à un type comme Yambo Ouologem, il est difficile de penser que Ouologem écrivait des livres qui n'étaient pas inspirés plus ou moins par le ministère de la Coopération ou par les pouvoirs qui en sont proches comme M. Senghor. Est-ce qu'on peut écrire honnêtement en ce moment en Afrique – et même depuis toujours – des livres qui ne soient pas engagés ? Voilà la question que je vous pose. Qu'est-ce que vous en pensez ?

C.R.Y. – C'est plutôt à moi à vous remercier parce que c'est à travers vos œuvres que je me suis rendu compte que... à travers vos œuvres et puis ma vie personnelle, mon évolution dans mon milieu négro-africain et ma transplantation ici que je me suis rendu compte que... franchement on ne peut pas en Afrique, à l'heure actuelle, dire qu'il y a deux camps : il y a des gens qui sont engagés et il y a des gens qui ne sont pas engagés. Parce que dire que l'on peut avoir des gens qui peuvent dire qu'ils ne sont pas engagés, cela sous-entend qu'on a atteint un niveau d'indépendance tel que la contradiction est interne aux Africains. C'est un premier pas pour dire que je m'engage ou je ne m'engage pas. Or, dans le contexte actuel, peut-être par ignorance, je dis bien par ignorance, l'on peut défendre des thèses contraires à l'engagement politique en Afrique; que ce soit dans le domaine de la littérature, que ce soit dans le domaine de l'artisanat, que ce soit dans le domaine de la peinture et n'importe quel domaine de la vie, l'Afrique pour le moment est condamnée à la lutte, à l'engagement et je ne sais pas si [PAGE 143] elle en sortira parce que là où il y a une société, il y a toujours une lutte, mais dans le contexte présent, la contradiction initiale qui est en cours depuis cinq siècles – c'est-à-dire la domination de l'Afrique par des forces extérieures – physiquement n'est pas encore terminée parce que dans le cas de l'Afrique francophone, on peut dire que de Gaulle avait bien vu – il a désamorcé, on a donné des indépendances fictives, des drapeaux, l'hymne national chanté au fin fond des brousses... – mais le Zimbabwé ne vient que de sortir de cette contradiction. Le dernier bastion, l'Afrique du Sud, que moi j'appellerai Azanie,est encore sous les bottes de la minorité blanche de dominateurs. L'Azanie vit encore cette contradiction. Dans quelle mesure un Africain ira dire, qu'il soit à Dakar, qu'il soit à Maputo, qu'il soit à Luanda, que lui n'est pas engagé, que lui n'est pas destiné à la lutte parce que lui n'y voit aucun intérêt ? A partir du moment où son continent est dominé – l'Afrique du Sud est dominée – et les indépendances fictives qui ne sont pas des indépendances du tout, je ne vois pas une issue autre que la lutte pour l'avènement d'une indépendance véritable. Mais le non-engagement, la littérature de salon pour plaire à des maîtres, des patrons de thèses et tout, d'accord ça aura cours mais cela ne fera pas long feu parce que les peuples sont à même de voir où résident leurs intérêts et quels sont les éléments qu'il faut retenir de leur histoire. Ceux-là, les soi-disant non-engagés, je suis certain qu'une fois qu'ils disparaîtront, leurs romans, leurs œuvres et tout ça disparaîtront aussi de nos bibliothèques, des bibliothèques des lycées et collèges de l'Afrique, c'est certain. C'est l'avenir que je prédis à Senghor et autre compagnie.

M.B. – Bon, nous pouvons maintenant passer à un autre thème puisque vous vous êtes expliqué, je crois, d'une façon exhaustive sur le premier thème. Alors le voici : Comment expliquez-vous le retard relatif de votre – puisque pays il y a, n'est-ce pas, je suis bien d'accord avec vous que les intellectuels et surtout les créateurs africains n'ont pas à tenir compte de cette balkanisation qui n'est pas notre fait; nous sommes des Africains et même je dirais des Noirs avant tout.

C.R.Y. – C'est pourquoi j'avais employé le terme négro-africain.

M.B. – Exactement. Disons, comment expliquez-vous donc le retard relatif de la République Centre-africaine dans le [PAGE 144] grand débat mené en Afrique depuis assez longtemps quand même, disons depuis les années 50, par le biais de la littérature ?

C.R-Y. – Je compléterai votre question, par la littérature écrite parce que là où il y a une société il y a une littérature.

M.B. – Vous avez raison.

C.R.Y. – Dans le cas précis de la littérature écrite négro-africaine, vous n'êtes pas sans savoir que... bon mais pour ne pas aller plus loin dans le passé, pour dire que l'écriture est née chez nous avec la civilisation égypto-nubienne mais la littérature moderne et culture moderne n'a été connue chez nous et vulgarisée, je dirais plutôt vulgarisée parce que même à l'époque de la civilisation égypto-nubienne, c'était limité à une minorité bien précise qui gardait ses secrets jalousement parce que cela faisait sa force et ses intérêts aussi, bon la vulgarisation – si vulgarisation il y a – n'a eu lieu qu'avec disons la création des écoles coloniales chez nous et la prise de conscience des intellectuels, des Africains qui ont utilisé ce biais non pas comme le prévoyait le colonisateur : mieux servir, mais pour défendre, dénoncer, contester. Dans le cas précis de la République Centre-africaine, le retard frappe et saute aux yeux par le simple fait que la littérature naît de la connaissance de l'écriture, naît de la connaissance de savoir lire, savoir écrire. Or, en République Centrafricaine, la pénétration a eu lieu vers la fin du XIXe siècle et le premier collège n'a été inauguré qu'en 1954, c'est-à-dire six ans avant l'indépendance fictive qui a été proclamée le 13 août 1960. Le premier collège en République Centrafricaine qu'on a appelé dans le temps Collège Emile-Gentil et qui a été rebaptisé et qui est devenu aujourd'hui le lycée Barthelémy-Boganda a été inauguré en novembre 1954. Alors, dans ce contexte, il est évident qu'on ne peut pas assimiler la langue de l'autre en six ans (et encore c'était la classe de sixième qu'on ouvrait), pour pouvoir s'exprimer et exprimer ses émotions, son mécontentement, participer à la lutte des libérations. Et, c'est voulu; le problème du retard de la République Centre-africaine, dans le domaine précis de la littérature africaine, reflète l'état général de la colonisation en Afrique qui impliquait qu'on privilégiait les matières premières, les ressources minières et tout et tout... et non les hommes. On n'avait rien à voir avec les hommes, que ce soit dans leur santé, dans leur éducation, dans leurs communications, [PAGE 145] c'est-à-dire la création des routes et tout. C'était simple : les gens étaient abandonnés à eux-mêmes. Ils n'étaient bons que pour les champs de coton, la cueillette du caoutchouc, la plantation du café et tout ce qui pouvait servir les industries ici... à ce point, vous voyez, qu'on peut déceler aisément pourquoi la littérature écrite n'a jamais existé en Centre-Afrique dans les années que vous avez citées, c'est-à-dire pratiquement de 1950 jusqu'aux indépendances nominales. Mais, néanmoins, la littérature orale traditionnelle a toujours continué son cours normal comme elle a toujours été pendant des millénaires.

M.B. – Est-ce qu'on peut dire que la littérature orale a participé à la lutte pour l'indépendance ? Moi, je ne connais pas du tout la littérature orale, ni celle du Cameroun ni celle de chez vous. Mais parlez-nous-en un petit peu. Dans quelle mesure cette littérature a-t-elle été dynamique, en intégrant par exemple la lutte ?...

C.R.Y. – Justement la littérature orale a joué un rôle très très très très importante dans la prise de conscience des Noirs qu'ils sont dominés. Ainsi, tout petit, j'ai entendu de mes propres oreilles – et ceux-là, ils vivent encore – j'ai entendu de mes propres oreilles des hommes souffrir sous la rame des pagaies ou sous les tipoyes où le patron, qui était blanc, était assis confortablement sur les épaules des gens qui le transportaient et, dans leurs chants, ils exprimaient leur répulsion pour ce genre de rapports, leur mécontentement, leurs désirs; il y a certaines chansons qu'ils chantaient pour alléger leurs tâches et où ils disaient clairement : « A quand la fin de cette situation ? D'où est venu celui-là ? Pourquoi sommes-nous condamnés à être comme ça ?... »

M.B. – Et dans une très grande indépendance puisque le maître ne comprenait pas cette langue.

C.R.Y. – Si bien que la littérature africaine tout comme les langues africaines étaient en quelque sorte des maquis inexpugnable, c'est-à-dire que c'était un lieu où le Noir se sentait à l'aise pour évoluer ou contester. Disons qu'il n'était pas armé physiquement mais armé spirituellement, moralement, et cette forme de lutte était la plus... sophistiquée et la plus dévastatrice parce que à travers des chansons, à travers des poèmes, à travers des récits, on galvanisait des individus, on leur faisait voir leur état présent vis-à-vis de ce qu'ils ont été dans le passé et, ma parole, cela formait [PAGE 146] des héros énormes. Une fois qu'il y avait une rébellion quelque part dans un champ de café ou sur les routes ou sur les bateaux et tout, ça faisait des héros.

M.B. – Et disons que c'était quand même plus efficace dans la mesure où cela touchait la grande masse, les masses populaires, alors que finalement notre littérature – il faut être modeste, il faut être loyal aussi, disons la chose comme elle doit être dite – ne concerne qu'une petite minorité de gens.

C.R.Y – La littérature écrite, vous voulez dire ?

M.B. – Oui, écrite; celle que nous faisons ne concerne que les gens qui ont été à l'école et qui sont quand même chez nous une très petite minorité.

C.R.Y. – La littérature écrite ne peut pas être valorisée à un degré tel qu'on pourra la faire passer pour le seul moyen d'expression de l'Afrique. Cela, c'est faux. Parce que la grande majorité des négro-africains continuent de vivre leur littérature à eux suivant des canevas propres à eux, des modes critiques et tout propres à eux et je suis même convaincu, moi personnellement, que tant que les langues africaines ne rentreront pas dans les lycées et collèges et les universités des Africains, on ne pourra jamais parler de littérature africaine épanouie et d'une littérature populaire généralisée que chantent toutes les couches de la société (j'entends par-là les sociétés négro-africaines). C'est mon sentiment personnel.

M.B. – C'est très vrai. Ecoutez, passons maintenant à votre œuvre proprement dite peut-être. Evidemment on peut revenir à des thèmes plus généraux plus tard, mais, pour l'instant, quand même, nous allons pouvoir parler de votre très beau livre dont je parle ailleurs puisque je vais faire un article sur ce livre mais déjà je peux vous dire que j'interprète votre roman comme une sorte de traduction mythique du destin de l'Afrique sous la colonisation française. C'est un très bon raccourci; c'est, comment dirais-je... une fresque – bien sûr, comme vous dites vous-même, c'est le mot qui convient d'ailleurs – qui, en moins de deux cents pages, donne une vue, une vision de l'Afrique colonisée qui est une vision totale, et pas seulement de l'Afrique francophone mais de toute l'Afrique en général. C'est pour cela que je parlais d'une traduction mythique du destin de l'Afrique. Alors, pouvez-vous me dire ce que vous avez voulu exprimer, car ce que je viens de dire, c'est mon interprétation de votre livre. [PAGE 147] Et vous, quand vous avez commencé ce livre, pendant les longues nuits, les longues journées où vous l'avez rédigé, comment le voyiez-vous ? Qu'est-ce que vous vouliez dire exactement ? Est-ce que vous pouvez nous le confier ?

C.R.Y. – Ecoutez, Beti, pour vous faire une confidence, je dirai que ce que j'ai voulu faire ressortir dans ce livre, c'est la conclusion de « Mission terminée » que j'ai voulu faire... je ne dirai pas « faire triompher », ce serait trop exagéré et puis trop hautain, mais c'est la conclusion de « Mission terminée » que j'ai voulu en quelque sorte prolonger, réactualiser, en quelque sorte insuffler un sang neuf parce que à la fin de « Mission terminée », le héros – s'il faut l'appeler héros – Medza que j'admire personnellement parce que je le prends en pitié je l'admire, je sympathise avec son acculturation qui lui a fait penser qu'en allant à Kala, il allait taper sur la table comme le vieux Bikokolo le lui a dit pour faire peur aux gens, mais c'est là-bas qu'il s'est mis à apprendre et qu'il a découvert qu'il avait beaucoup plus à apprendre d'eux qu'à enseigner à ces gens-là. Voilà. Et Medza, à la fin de son périple à Kala, à tête reposée, s'est dit : « Mais, ma parole, entre moi et l'époux Niam (je ne vous raconterai pas le récit parce que cela vient de vous), c'est à moi à le remercier parce qu'il m'a permis de venir à Kala et de vivre l'aventure que j'ai vécue. » Et Medza de conclure : « Ma venue à Kala m'a permis de voir cette catégorie de caricatures d'Africains colonisés », et de continuer en disant que cette caricature, cette image d'Africains colonisés résume en gros le problème de l'Afrique. « Notre problème – c'est Medza qui parle – c'est celui d'un peuple abandonné, d'un homme abandonné à lui- même dans un monde qu'il ne comprend pas, un monde qu'il n'a pas fait, un monde auquel il ne comprend rien. » « Ce drame, c'est celui d'un homme – c'est Medza toujours que je cite – ce drame, c'est celui d'un homme abandonné à lui-même dans un quelconque New York hostile. Qui lui apprendra à ne traverser la 5e avenue qu'aux passages cloutés ? Qui lui apprendra à lire : Piétons, attendez ? Qui lui apprendra à lire les cartes de métro et à prendre les correspondances ? » C'est cette tragédie de l'Afrique que j'ai voulu en quelque sorte présenter pour dire que voilà la situation dans laquelle on nous a mis.

Votre interprétation, à partir du moment où une œuvre sort, on peut la voir sous plusieurs angles et je n'irai pas [PAGE 148] dire que c'est la bonne ou c'est la mauvaise mais, dans mon esprit, c'est cette image de Medza réfléchissant sur sa société, après ce qu'il a vu, ce qu'il a traversé, ce qu'il a touché du doigt – en quelque sorte mon propre cheminement – que j'ai voulu exposer pour dire : « Voilà où on nous a amenés. Voilà ce que nous avons fait pour nous défendre. Voilà, nous n'étions pas une table rase sur laquelle on pouvait écrire n'importe quoi. » Mais de là à savoir, d'accord, et après, c'est la grande question.

M.B. – Oui, votre livre est une très bonne démystification. J'ai été très frappé par l'aspect démystification de la colonisation. J'ai été très frappé qu'un roman d'un auteur natif de la République Centre-africaine montre si bien une chose qui est très difficile à montrer et que moi, par exemple, dans le roman, je pense ne pas avoir réussi à démontrer, à savoir que la colonisation est toujours vécue – je dis bien toujours vécue – par les populations comme une violence. On peut parler de pacification, on peut parler d'adhésion des populations à.. je ne sais quoi... à la culture française, à M. de Gaulle, à M. Giscard dEstaing. C'est faux. Il y a toujours chez le colonisé un besoin de revanche, c'est-à-dire un besoin de se libérer, et c'est ça que votre roman m'a paru vraiment traduire de la façon la plus heureuse, et j'avoue que j'avais le souffle coupé en voyant avec quel bonheur vous avez exprimé cette chose, ce refus de l'oppression. Parce qu'il faut dire que même dans l'esprit des Africains, même dans l'esprit des peuples qui sont voisins du vôtre, comme le mien, eh bien, nous pouvions penser, à un moment donné, que bien sûr les Centre-africains étaient bien tranquilles, eux; ils ne faisaient pas d'histoires, surtout dans les années où les Camerounais se battaient, se faisaient massacrer; ils avaient l'impression qu'ils étaient seuls, ils avaient l'impression que les autres... bon, eh bien ils acceptaient ! ils étaient résignés à la colonisation et vous avez bien montré que même à cette époque là, il y avait dans le village le plus reculé, dans la famille la plus modeste un refus de la colonisation qui peut-être n'allait pas jusqu'au maquis, jusqu'à la révolte, mais qui était là et que le colonisateur devait compter avec ces sentiments constamment. Qu'est-ce que vous en pensez ?

C.R.Y. – Là, je suis tout à fait d'accord avec vous en ce sens que les tragiques événements, péripéties, qu'a connus l'U.P.C., avec le recul du temps, eh bien, ma parole, les [PAGE 149] Africains voient clairement leur faiblesse, à une époque donnée. Mais que les militants de l'U.P.C., à cette époque, puissent se sentir seuls, c'est à la fois vrai et faux. Vrai dans la mesure où, physiquement, matériellement, dans le feu de l'action, l'on se retrouve seul sans un quelconque soutien, ne serait-ce que moral. Armé, on peut se sentir seul. Faux dans la mesure où, à cette époque, l'U.P.C. portait à son point disons final les aspirations des masses africaines présentes à savoir la libération par le moyen le plus approprié – et je suis convaincu que c'est le seul moyen qui reste aux Africains – : la lutte armée, pour en finir une fois pour toutes; et, pour évoquer un élément d'actualité, c'est la situation que nos voisins – nos voisins à moi et à vous également – les Tchadiens, sont en train de vivre et l'issue, si elle est heureuse, si elle peut permettre une vraie libération et la restauration de l'homme dans sa dignité mais, ma parole, on érigera un monument à la gloire de ceux qui sont tombés. La société continuera et, cette fois-ci, sur un bon pied. Et, en ce sens, l'Afrique n'a jamais accepté – c'est sur ce point-là que je voudrais revenir – l'Afrique n'a jamais accepté, à n'importe quel moment que ce soit, et sous n'importe quel régime que ce soit, la domination extérieure. Cela a commencé avec les Arabes, les Occidentaux sont venus dedans, et dans l'Afrique francophone les Français, et même, ils sont bien placés pour le savoir : les mémoires, les thèses, les voyages de leurs journalistes et tout, les rapports des gouverneurs attestent qu'il y a toujours eu une forme d'opposition, qu'elle soit armée, passive, comme ils le disent, qu'il y a toujours eu en Afrique la dynamique de contestation, de rejet qui a toujours existé.

M.B. – Très bien. Maintenant, parlez-moi un petit peu d'une chose qui va sûrement passionner beaucoup nos lecteurs. Dites-moi comment se concrétise, comment se réalise une vocation de romancier en République Centrafricaine. Je veux dire, pensez-vous que vous avez été privilégié par le fait que vous appartenez à une ethnie peut-être, ou par le lait que vous appartenez à une famille où il y a des ministres, des gens qui vont à l'école depuis longtemps, des gens qui ont des facilités, ou bien est-ce que vous pensez que votre vocation était si forte, si irrésistible qu'il a fallu que, finalement, elle s'exprime, car nous savons qu'il y a beaucoup de vocations chez nous, dans nos pays, mais que très peu de ces vocations arrivent à se réaliser du fait que. nous [PAGE 150] vivons dans des sociétés qui sont handicapées comme vous venez de très bien nous le montrer. Alors, comment avez-vous eu la chance finalement de passer du rêve d'être écrivain, du rêve de créer, à la réalité c'est-à-dire d'abord à l'écriture ? Vous avez écrit votre roman – votre très beau roman – pendant un certain laps de temps, vous avez vaincu certains obstacles... et puis, finalement, vous l'avez publié; c'est formidable, comment cela s'est-il fait ? Est-ce que vous pouvez nous le raconter ? Est-ce que c'est indiscret de vous poser la question ?

C.R.Y. – Non, non parce que quand on en arrive au stade de l'engagement, au stade où l'on veut non seulement paraître mais être ce que l'on veut être, il ne doit pas y avoir de tache, donc de trou, et votre passé, aussi bien que votre présent ou le devenir tombe immédiatement dans le domaine public. La question est très très intéressante; je ne pourrai peut-être pas y répondre en un mot, c'est pour dire que je serai un peu obligé de faire une sorte de briefing, une sorte de condensé de ce que moi, en tant qu'individu, je suis.

Eh bien, je sors d'une famille qui est à l'image de la majorité des familles en Afrique, c'est-à-dire de la famille paysanne. Je suis né au village, à l'est de la République Centre-africaine. Vers l'âge de cinq-six ans, j'ai été amené à Bangui, c'est-à-dire la capitale, par la petite sœur de ma mère qui se trouvait bien isolée parce qu'elle venait d'être mariée. Bangui, pour elle, c'est un univers tout à fait inconnu et, comme j'étais déjà assez grand, elle m'a pris avec elle pour l'aider dans les petites tâches domestiques. Et là, j'ai été à l'école, à l'époque, c'est-à-dire quelque chose comme un an après l'indépendance... j'étais parti à l'école mais les missionnaires étaient encore tout-puissants, ils avaient le monopole de l'enseignement de la République Centre-africaine. On m'a mis dans une école missionnaire et... pour ne pas anticiper, déjà au village je baignais dans la tradition orale, la vie du pays. Et puis, j'appartiens à une famille de riverains où très tôt les gens sont habitués au fleuve, où un enfant, déjà à partir de sept ans doit savoir tout seul traverser le grand fleuve avec une pirogue, à sept-huit ans. Et le soir tout le monde se réunissait : les contes, les veillées... il fallait très bien que, à ton tour, quel que soit ton âge, tu puisses être à même de raconter une histoire si bien que j'étais venu à Bangui nanti vraiment d'un grand bagage, je dirai [PAGE 151] intellectuel – parce que l'intellectualisme ne s'acquiert pas seulement sur les bancs de l'école officielle – j'étais venu à Bangui je dirai même cultivé et je faisais l'admiration des gens quand on se réunissait parce que déjà Bangui c'est une ville cosmopolite et on se retrouve entre soi pour les contes et tout mais... j'étais en quelque sorte le Persan à Paris. Je faisais l'admiration de tout le monde pendant les veillées avant que je n'aille à l'école. Les contes, les proverbes, franchement j'en avais accumulés, ce que j'ai tout de suite perdu en entrant à l'école et puis en grandissant dans un milieu qui ne favorisait pas ce genre de culture. Donc, en gros, je peux dire qu'il y a eu une phase décisive qui s'est faite dans ma vie au pays, jusqu'à six ans, quand on m'a emmené à Bangui. Je n'étais pas tellement dépaysé parce à Bangui, à cette époque-là, les quartiers étaient plutôt des entités ethniques transposées dans ce qu'ils appelaient la ville des Blancs. On se retrouvait là par affinités claniques, ethniques et tout, si bien que la culture je la continuais là, mais disons à un niveau déjà appauvri. Je suis rentré à l'école et à partir de... quand j'étais déjà au CMl-CM2, il y a eu une réforme – un semblant de réforme – qui voulait qu'on enseigne quand même des réalités concrètes de l'Afrique, et là, on avait fait sortir les livres de lecture « Voix d'Afrique, écho du monde » c'est là où j'ai été en contact avec « Mission terminée », avec le car embourbé qui racontait la phase où Medza étant en vacances devait se rendre de la grande ville à sa ville natale Ongola. Cette phase-là, nous l'avons étudiée, c'était presque devenu une récitation pour nous.

Bon, c'est comme ça que... à Bangui, une fois que je suis rentré en sixième – sixième-cinquième – eh bien, il faut le dire, le centre culturel français, à cette époque, était bien pourvu.

M.B. – Ah oui ?

C.R.Y. – C'était bien pourvu. Il y avait presque tous les ouvrages sur la littérature africaine, à cette époque. C'était pas mal; c'était pas mal, il faut le reconnaître. J'étais abonné à ce centre. De temps en temps, ils organisaient des concours mais... sur les auteurs français – je me souviens d'avoir gagné un prix sur Balzac – nullement d'écrivains africains. Personnellement, je lisais à côté.

M.B. – Ah oui !

C.R.Y. – Parce que je ne lisais pas pour comprendre les [PAGE 152] interférences politiques et tout mais seulement le cadre africain, le milieu, les relations.

M.B.– Et là, ils ne favorisaient pas la diffusion des auteurs africains, non ?

C.R.Y. – Disons qu'ils ne favorisaient pas mais ils avaient leur bibliothèque à eux...

M.B. – Dans laquelle il y avait quand même des auteurs...

C.R.Y. – Il y avait ces ouvrages-là, oui, mais il n'y avait pas de colloques sur tel ou tel écrivain africain comme il y en avait sur Montesquieu, sur Balzac, sur Voltaire, et des concours et tout ça sur ces auteurs français. Il n'y en avait pas mais ces ouvrages on les avait à l'exception de « Le pauvre Christ de Bomba »...

M.B. – Ah bon ?

C.R.Y. – ... Qui était proscrit, proscrit, proscrit, et que...

M.B. – Et pourquoi ? Ils ne vous ont pas expliqué pourquoi ?

C.R.Y. – Non, ils n'ont pas expliqué. « Le pauvre Christ de Bomba » : proscrit; « Batouala » : proscrit. Il y avait encore un autre ouvrage qui était proscrit : « Discours sur le colonialisme » mais après le « Discours sur le colonialisme » est venu. Oui, oui.

M.B. – Ce sont les Français qui faisaient cette censure, il faut le préciser.

C.R.Y. – Mais oui. Mais oui, c'était une censure voulue et je me souviens très bien que, quand j'étais en seconde, on a monté une pièce de théâtre qui était écrite par un élève du lycée Boganda, qui était à cette époque-là en terminale. Il a fait une pièce de théâtre sur le colonialisme, condamnant le colonialisme, exaltant la lutte des gens et puis le moment où l'on annonçait que les travaux forcés étaient terminés, les revendications des gens. Le centre culturel français, qui pourtant organisait des activités culturelles, parrainait des montages des pièces de théâtre de Corneille et tout, nous a refusé le montage de cette pièce.

M.B. – C'était en quelle année ça ?

C.R.Y. – Bon, ben disons que j'étais en seconde; j'ai fait la seconde en 70-71. Donc, disons que c'est comme ça que j'en suis venu à la littérature africaine, je dirai par moi-même, parce que ce n'était pas enseigné dans les lycées et collèges.

M.B. – C'est ça.

C.R.Y. – J'y étais venu par moi-même. Et, à partir de la seconde, il y avait déjà un journal. Je militais. Il y avait un [PAGE 153] mouvement que l'on appelle la J.E.C. : Jeunesse Etudiante Chrétienne. Moi j'étais à l'école missionnaire et puis il y avait ce mouvement ouvert aux lycéens et tout ça. Je suis intervenu et d'abord, en cinquième déjà, je faisais des articles pour ce journal, des poèmes et tout, et tout, et puis après j'ai continué à collaborer avec le journal. Et en seconde j'ai été élu responsable de ce journal. Donc je recevais des articles venant des quatre coins du pays et puis on en choisissait pour constituer des numéros à paraître. Et là, je pourrais dire que ma participation à ce journal m'a permis d'avoir le goût d'écrire. Et puis la plupart des points que j'ai développés dans les livres, c'étaient des articles que j'avais déjà publiés.

M.B. – Ah oui.

C.R.Y. – Et c'est une fois à l'université que je me suis dit : « Tiens, mais avec la synthèse de tout ce que j'ai lu ... et puis des articles... » Je voyais déjà... inconsciemment ... j'avais déjà fait les grands traits de mon roman, sans le savoir, entre la cinquième et la Terminale, par des articles comme ça. Des articles qui m'ont valu bien des reproches, bien des critiques, de la part du corps professoral du lycée Boganda où j'étais.

M.B. – C'étaient des professeurs quoi, africains ?

C.R.Y – Français.

M.B. – Ah ! français

C.R.Y. – Français. Français.

M.B. – Ah bon ! Et ils vous reprochaient quoi précisément ?

C.R.Y. – Bon, parce qu'il y avait des articles... en quelque sorte j'étais catalogué comme l'anti-Blancs.

M.B. – Ah bon !

C.R.Y. – Bon mais, ma parole, je ne vois pas en quoi parce que... il y a des articles que j'écrivais pour dire qu'en Afrique on assistait à des massacres de civilisation, des massacres de dieux. Certains de mes profs venaient me dire : « Non mais, ma parole, il ne faut pas dire des choses comme ça. Bon, mais vous savez, hein... les moyennes... hein, attention ! » Et tout, et tout.

M.B. – Ah bon. Et ça, c'était après l'indépendance ?

C.R.Y. – C'est après l'indépendance.

M.B. – Vous étiez en seconde en 70-71.

C.R.Y. – Et quand j'étais devenu responsable du journal en 1re, c'est-à-dire en 71-72 – j'étais responsable du [PAGE 154] journal Tambola – bon, chaque fois que Tambola paraissait, j'avais des problèmes avec le corps professoral. Bon, je ne sais pas trop comment, j'écrivais; pour moi, c'était naturel, ces choses qu'ils trouvaient explosives, scandaleuses et tout. Dans ma naïveté, je ne sais pas, peut-être que... bon, ben c'est comme ça... Ils ne pouvaient pas non plus aussi me caler parce que, modestement parlant, j'étais l'un des meilleurs éléments de ma classe. Je m'arrangeais toujours pour être le premier ou le second en français ou en anglais; donc, ils ne pouvaient pas de ce côté-là m'avoir. Ils ont voulu utiliser le Proviseur qui était un Centre-africain à cette époque. Cela a boité parce que le type ne voyait pas dans quelle mesure il pourrait s'expliquer parce que, après tout, il faudrait s'expliquer... et le prolongement dans les quartiers africains était à craindre.

M.B. – Il y a quand même une opinion publique.

C.R.Y. – Mais oui, il y a une opinion publique.

M.B. – Si impuissante qu'elle soit, elle est quand même encore forte...

C.R.Y. – Oui, oui. On ira quand même voir le Proviseur ou bien sa tante ou son oncle pour dire : « Mais on a mis l'enfant dehors et pourtant les papiers là-bas lisent qu'il a telle moyenne. » Il y a cette opinion. Bon, mais là j'ai pu continuer. C'est comme ça que j'en suis venu à la littérature, au goût d'écrire, et puis, eu égard à tout ce que j'ai lu aussi, je me suis dit : « Bon, bien ma parole, je peux, je peux tenter de faire quelque chose. » Bon, c'est là que j'ai amorcé d'écrire ce roman.

M.B. – Etant au pays ?

C.R.Y. – Etant au pays. Déjà en Terminale, et même avant; c'est-à-dire que de la 3e à la Terminale, je me suis dit : « Je vais faire mon autobiographie, tout ce que j'ai vécu. » J'ai fait un truc qui doit faire quelque chose comme cent soixante-dix pages mais que je n'ai jamais publié, que je garde encore, que je considère personnellement comme mon premier roman, c'est-à-dire retraçant ma vie avec tout ce que j'ai vécu à Bangui et tout, et tout, depuis le village, que je n'ai jamais publié.

M.B. – Ça doit être très bon ça. Ça, je ne l'ai pas lu mais je suis sûr que c'est très bon.

C.R.Y. – Mais, moi-même, je ne l'apprécie pas parce que le français... je dis que bon, c'est écrit dans un langage de [PAGE 155] lycée, de 5e et tout, c'est des images enfantines et tout. Enfin, je l'ai, je l'ai...

M.B. – Il faut le publier tôt ou tard. Quelle que soit là version que vous retiendrez – si cette version-là vous paraît puérile, moi je ne l'ai jamais lue mais je suis sceptique – parce que cela doit être très significatif, la langue que vous employiez à ce moment-là. Mais, enfin, si cette version-là vous paraît un petit peu puérile du fait de la langue, refaites une autre version...

C.R.Y. – Parce que là j'ai décrit comment l'U.A.M. se passait chez nous (l'Union Africaine et Malgache). On nous enrôlait pour défiler devant les chefs d'Etats qui s'étaient réunis. Nous, on était convaincus qu'on était indépendants, on avait le drapeau des douze pays et tout. Il y avait le président Ahidjo, Tovoedjere secrétaire général. On chantait ça dans les rues et tout. Bon mais je l'ai, je l'ai, de toute façon, je l'ai. C'est de là que j'en suis venu à concevoir ce bouquin. Mais je ne suis nullement privilégié parce que... disons que la classe privilégiée que l'on a commencé à fabriquer de longue date en Centre-Afrique, bon, eh bien elle a commencé à s'affirmer sous Bokassa, disons vers les années 70 environ. Là, il y a eu une nette classe qui se distinguait : ministres, personnalités avec villas, hauts fonctionnaires qui peuvent se construire des villas aux frais de l'Etat et tout. C'est un système disons... Cela a commencé dans le temps mais cela s'est affirmé sous Bokassa. Donc, en ce qui concerne mes études et tout, c'est ma plume qui m'a donné ma bourse et tout. La littérature africaine, j'y suis venu par ma lecture, ma formation, un désir de répondre à ce que...

M.B. – C'est ça, vous avez passé le baccalauréat et vous avez eu une bourse pour aller faire des études d'abord en Côte-d'Ivoire.

C.R.Y. – Oui, oui. C'est-à-dire que dans le système centrafricain – qui se dégrade maintenant – dès que vous entrez en sixième, vous avez une bourse d'études,

M.B. – Ah oui ?

C.R.Y. – Oui, L'Etat prend en charge celui qui a eu le, concours d'entrée en sixième. Il a 6000 francs C.F.A. par trimestre. Cela permettait d'aider pas mal de gosses, de gens qui venaient... par exemple, vous connaissez très bien le cas en Afrique, les collèges et tout, ça se situait dans les chefs-lieux de préfecture ou de département. On fait venir les [PAGE 156] gens de province, de bourgs, de villages et tout, dans la grande ville... des gens désarmés et tout; donc l'Etat était tenu à leur venir en aide. Si bien que, dès la sixième, j'étais boursier et ça s'est continué comme ça et puis j'ai eu le bac et dans le système centre-africain qui se dégrade actuellement, une fois que vous êtes bachelier, automatiquement vous avez la bourse de l'enseignement supérieur. C'est sur cette lancée-là que je suis parti. J'y suis encore.

M.B. – Donc, votre roman, vous l'avez achevé où ? Vous l'avez commencé au pays mais vous l'avez achevé où ?

C.R.Y. – Disons que je l'ai achevé en partie à Abidjan et les dernières touches à Aix-en-Provence.

M.B. – Ah oui !

C.R.Y. – C'est à Aix-en-Provence que je l'ai terminé et que le problème de la publication se posait. Je me demandais s'il valait la peine de le publier, si cela n'allait pas m'attirer des ennuis.

M.B. – Ah oui.

C.R.Y. – C'est en 77 que je l'ai terminé, à Aix-en-Provence.

M.B. – Très bien. Très bien.

Bien, eh bien écoutez, je sens que cette question que je viens de vous poser, on pourrait la compléter – cela nous prendrait peut-être une journée entière – c'est une question vraiment passionnante mais il faut quand même passer à autre chose. Alors, quels sont donc les auteurs qui vous ont marqué ? C'est une question rituelle, que l'on pose toujours aux jeunes romanciers comme vous.

C.R.Y. – J'ai déjà affronté cette question-là!

M.B. – Allez-y !

C.R.Y. – Disons que c'est très très difficile à déterminer honnêtement. Parce que je me dis que par exemple un individu, s'il lui arrive dans la journée... je donne un exemple : je suis aujourd'hui à Rouen, on a mangé à midi, supposons que le soir on termine par exemple dans un restaurant, eh bien après, tout ce que j'ai mangé, cela va dans mon système sanguin et tout mais quand on va couper ma peau, d'accord c'est du sang qui va sortir, mais comment savoir si cela provient du poulet ou de la tomate ou de la pomme que j'ai mangés, c'est quand même un peu difficile... mais, posément, un individu est à même de savoir les grands courants, les grandes tendances, suivant ses propres penchants, de [PAGE 157] dire où il a le plus lu, qui il a le plus lu et là, faire la part des choses, mais, je l'avoue, ce n'est pas facile.

Personnellement je crois que le gros de mon inspiration vient du milieu traditionnel, c'est-à-dire c'est à l'actif... c'est l'Afrique en quelque sorte mon grand écrivain que j'ai admiré à travers sa culture, à travers ses gestes, à travers son histoire, son langage, son verbe. Mais dans le domaine disons de la littérature écrite, d'aucuns pensent : « Mais il a dit ceci ou cela parce que c'est tel ou untel ou untel. » Mais, honnêtement parlant, j'ai pris connaissance avec la littérature africaine, ça m'a surpris, je me suis retrouvé dans ma peau de Noir et tout. A partir du moment où il y a eu une réforme dans le système de l'enseignement en Afrique et qu'en Centre-Afrique on a commencé à avoir les manuels où figuraient enfin des textes africains, j'ai eu immédiatement de la sympathie pour Medza. Son auteur, je ne le connaissais pas. Et puis ça a continué comme ça. Et une fois au lycée, enfin disons quand j'étais au lycée, j'ai eu à lire « Mission terminée » dans son entier et « L'enfant noir », de Camara Laye, et comme ça j'ai lu tout un tas de romans, disons la plupart des œuvres africaines de cette époque mais, je ne sais pas... le choix s'est fait intuitivement... et mon amour pour « Mission terminée » et les autres œuvres afférentes « Le pauvre Christ de Bomba », « Ville cruelle » que j'ai particulièrement admiré parce que c'est déjà des situations que j'ai vécues au pays avant de venir, quand déjà on brûlait intentionnellement le coton et le café pour ne pas aller se faire rouler et que déjà on commençait à séquestrer des commerçants qui venaient au village (des commerçants grecs ou portugais). Cela me remettait dans le bain. Disons que cela contribuait par le fait à orienter ma lecture, « Mission terminée » et « Le pauvre Christ de Bomba » à tel point que je pourrais dire qu'en gros j'ai été influencé par les écrivains que l'on pourrait appeler progressistes ou révolutionnaires...

M.B. – Oui, ici, je voudrais vous poser une question subsidiaire, si l'on peut dire : comment expliquer – car ce que nous allons présenter, c'est quand même votre roman – comment expliquer votre culture... catholique, si l'on peut dire. Vous connaissez très bien le sens des cérémonies, du rite et même de la liturgie catholique. Est-ce que vous avez été élevé par des missionnaires catholiques, car, moi, c'est mon cas : pendant quelque temps, quelques années, j'ai été en [PAGE 158] effet élevé par des missionnaires catholiques. Or, vous me donnez l'impression de connaître encore mieux que moi la liturgie catholique et même d'avoir mieux lu la Bible que je ne l'ai fait..

C.R.Y. – Oui, bon, disons que comme j'avais déjà expliqué avant, quand j'étais venu, la plupart des écoles étaient tenues par des missionnaires et j'étais inscrit dans une école missionnaire où les règles étaient que l'enfant qui entre au CP 1, il faudra d'abord... on n'admet pas n'importe qui... il faudra que l'un des parents soit au moins catholique. Et quand j'étais venu, mon tuteur, c'est-à-dire le mari de ma tante maternelle, était non seulement chrétien mais était ce que l'on appelait les dignitaires de l'Eglise catholique, ces Noirs là qui étaient dans les quartiers, chez qui on se réunissait pour faire des réunions et qui constituaient en quelque sorte les pôles où les prêtres venaient pour réunir des gens et quand il y avait des histoires...

M.B. – Est-ce que c'est ça que vous appelez le Sacré Chœur ?

C.R.Y. – Voilà.

M.B. – Sacré-Chœur avec C.H.O.E.U.R.

C.R.Y. – Oui, oui c'était en quelque sorte le Sacré-Chœur. Oui, oui.

M.B. – Ah ! D'accord ! C'est un mot que je n'avais pas très bien compris.

C.R.Y. – Voilà. C'est le Sacré-Chœur. C'est eux qui constituaient en quelque sorte le lien direct entre le prêtre et ses ouailles.

M.B. – C'est ça.

C.R.Y. – Oui, s'il y a un problème qui n'allait pas dans tel lieu donné, le Sacré-Chœur, s'il ne pouvait pas le résoudre, s'en remettait au prêtre qui venait chez lui convoquer les protagonistes et tout ça et réglait.

Donc, pratiquement, j'ai été admis à l'école missionnaire à cause de mon tuteur et là, à l'école missionnaire, les règles étaient qu'avant le CP 2 il faudrait que l'on soit baptisé et, au plus tard avant le CE 2, il faut que l'on ait reçu la confirmation, autrement on se retrouvait dehors.

M.B. – Oui, oui.

C.R.Y. – A tel point que j'ai été baptisé pendant les vacances... oui, oui... j'ai fini le CP 2... L'année d'après, je devais faire le CE 1, donc j'ai été baptisé pendant les vacances, j'étais donc en règle et la confirmation, je l'ai eue quand [PAGE 159] je passais pour le CM 1. Le catéchisme était obligatoire; la première heure de cours à l'école était consacrée au catéchisme. On priait, on chantait des hymnes. Le maître nous disait une partie de la Bible et tout, et parmi nous, on recrutait des servants, des enfants de chœur, pour servir la messe, lire les épîtres et tout. Les épîtres, c'était déjà ceux qui étaient vers le CM 1-CM 2. Quand je suis arrivé au CM 2, j'avais aussi la lecture facile si bien que j'étais tout le temps sollicité pour lire les épîtres; et il ne fallait pas s'absenter parce qu'on était tenu d'assister à la messe chaque dimanche. Supposons que l'on allait assister à la messe en dehors de là où l'on en a l'habitude – de sa paroisse – il fallait prouver, aller trouver un maître là-bas de l'école du coin, avoir une attestation comme quoi tel élève de l'école Saint-Jean était bien à la messe à l'église de Fatima; il faut prouver cela le lundi. C'est dans cette situation-là que j'ai évolué pratiquement si bien que j'ai été disons en contact avec les prêtres, les messes et tout. On venait très tôt avec les fleurs orner l'autel avant que l'office ne commence. Donc, c'est dans ce cadre-là que j'ai évolué. Mais, après les indépendances, l'Etat a repris les écoles missionnaires.

M.B. – Ah bon ! Toutes les écoles missionnaires?

C.R.Y. – Toutes les écoles missionnaires ont été reprises. Il paraît que maintenant ils négocient pour...

M.B. – Rendre... Au contraire, au Cameroun, les écoles missionnaires se sont multipliées. Enfin religieuses : elles ne sont plus tout à fait missionnaires en ce sens qu'elles sont souvent sous la responsabilité de prêtres camerounais. Mais, au contraire, le domaine de l'Eglise, en matière d'enseignement, s'est élargi.

C.R.Y. – En Centre-Afrique, cela a été le contraire. Cela s'est rétréci avec les indépendances. Toutes les écoles étaient reprises par l'Etat, les maîtres et tout ça. C'est dans ce contexte-là que j'ai connu...

M.B. – C'est très passionnant, c'est vraiment passionnant. Et autre question maintenant qui concerne de plus en plus votre art, puisque vous êtes romancier, il ne faut pas quand même l'oublier : j'ai été frappé en lisant votre roman – je vais en parler dans mon article – par votre façon de construire une action. J'ai trouvé très original par exemple disons que l'action effectivement n'ait pas pour support une personne, elle a plutôt pour support l'histoire, c'est-à-dire la durée historique, c'est- à-dire les événements qui s'y succèdent, [PAGE 160] les transformations. C'est plutôt en cela que consiste l'action de votre roman et non dans le devenir d'un héros, voyez-vous... Et puis, par exemple, la progression est très très originale en ce sens que vous aimez beaucoup les digressions et alors vous accrochez souvent une digression à un épisode. Vous passez d'un épisode à une digression et puis parfois d'une digression à une autre digression, ce qui tait un petit peu une construction en cercles concentriques. Cela m'a paru très très intéressant à observer. Et, d'un autre côté, évidemment, il y a le problème des épisodes et des rebondissements. Parfois vous ne laissez qu'un blanc entre deux épisodes; parfois, pour séparer deux épisodes, vous revenez en « belle-page » comme on dit, c'est-à-dire que vous faites un chapitre nouveau. C'est une construction que l'on ne voit pas, que l'on n'observe pas chez les romanciers blancs ou chez les romanciers qui sont très marqués par la façon traditionnelle blanche de construire un roman. Je dois dire que moi, étant donné mes antécédents, étant donné que je suis licencié puis agrégé de Lettres classiques, je suis un petit peu trop marqué par la manière traditionnelle blanche de construire un roman et j'ai observé que vous, au contraire, vous avez quelque chose qui me paraît vraiment relever là de la littérature orale au contraire. Est-ce que vous pouvez un petit peu nous expliquer comment vous procédez ? Est-ce que vous vous êtes posé la question au moment où vous écriviez votre livre ? Ou bien est-ce que vous ne vous êtes pas posé la question ? Ou est-ce que vous découvrez maintenant ce problème, après coup ? Enfin, dites-nous quelque chose là-dessus.

C.R.Y. – Eh bien, franchement, je ne me suis jamais posé ce problème-là. pour dire : « Comment vais-je construire le roman ? Comment vais-je le mener ? C'est-à-dire que la plupart du temps, j'écris quand je sens que j'ai quelque chose à dire. S'il va falloir ouvrir une parenthèse pour faire une digression, j'y vais, quitte à reprendre et puis à ouvrir sur une scène nouvelle mais, honnêtement parlant, je n'ai jamais fait de plan et je suis sûr que la structure de la seconde œuvre sera la même, sinon que moi-même je me suis dit : « Est-ce que je serai accepté par une maison d'édition, vu cette forme de présentation ? » Parce que je ne peux pas personnellement concevoir un roman avec un personnage central. Je ne sais pas... mais maintenant, je me rends compte... peut-être est-ce dû à mon milieu où l'individu est durement [PAGE 161] réprimé et où c'est tout le monde qui a la parole , sur la place publique, c'est tout le monde qui parle – C'est une démocratie directe et non une démocratie représentative, Je suis, honnêtement parlant, je suis même mal placé pour parler de la structure du roman. Je l'ai conçu, d'accord, mais il serait difficile pour moi de le défendre, de montrer ce que cela a donné, quelle est cette structure, pourquoi ce plan, pourquoi on revient en belle-page, comme vous l'avez dit... franchement, je suis désarmé. Je suis désarmé, honnêtement parlant. Mais ce sera la même structure qu'il faudra observer pour le prochain.

M.B. – Est-ce que vous souhaiteriez que l'on aborde un thème nouveau ? Est-ce que vous avez un problème sur lequel vous aimeriez vous exprimer à l'adresse, à l'intention, à l'usage des lecteurs de la revue ? Allez-y !

C.R.Y. – Disons que le seul message que j'ai à transmettre aux lecteurs de la revue – que j'ai découverte avec plaisir – c'est qu'une lutte, comme le disait Mao, en quelque sorte, ce n'est pas un dîner de gala. C'est le seul point sur lequel je suis d'accord avec lui... C'est pour dire que quand on s'est engagé – et je lui répliquerai par un proverbe de chez moi qui dit que, à partir du moment où un homme prend son coupe-coupe et rentre dans la brousse, il oublie ce que c'est que l'eau parce que c'est sûr qu'il trouve ou bien qu'il n'en trouve pas, mais il sait qu'il y a un idéal s'il est rentré en course. Il a mis de côté l'eau pour ne pas retourner et dire : « Non, je suis assoiffé » ou ceci ou cela – donc une lutte, on ne peut pas dire que c'est à telle époque, à tel moment qu'on va la finir, voilà ce qu'on va escompter. C'est une base qu'on pose perpétuellement, une sorte de réflexion, de dynamisme que l'on redonne à un problème qui est vieux, un problème de domination d'une société par une autre; ce n'est pas d'aujourd'hui, même au sein de la société négro-africaine il y a des contradictions et cette réalité-là, nous voulons faire que le monde reste tel quel mais soit plus juste, équitable, plus humain et plus universel; et la revue – notre revue en question – son but, c'est de faire prendre conscience aux Noirs que non seulement sur le plan racial on est dominé, mais sur le plan de la lutte des classes, sur le plan en tant qu'homme, individu parce qu'il n'y a pas de raison qu'on puisse dire que non, c'est Brest ou Dunkerque qui est mieux placé pour la construction [PAGE 162] navale et pas par exemple Douala ou Pointe-Noire. Qui a dit cela ? C'est tombé d'où ?

Voilà. Donc, à l'intention des lecteurs, c'est un travail disons difficile, éprouvant certes, mais qui doit être entrepris parce qu'il faut assumer l'Histoire. Autrement dit elle s'assume et toujours contre ceux qui veulent aller à contre-courant de son cheminement. C'est tout ce que j'ai à dire sur le message à laisser à nos lecteurs.

M.B. – Très bien! Je vous remercie infiniment.

Cyriaque R. Yavoucko et Mongo Beti