© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 115-128



A PROPOS DE L'EXCISION

Odile Tobner

De quoi prétend traiter l'ouvrage intitulé, de la façon la plus racoleuse, Le viol des viols[1] ? De l'excision. Dès le titre on sait que ce qui sera visé, en fait, c'est le portefeuille du cochon qui sommeille. Le sang des fillettes excisées n'est susceptible de se transformer en substantiels dividendes pour MM. Leulliette et Laffont que derrière cette affiche pour film porno. Qu'il soit bien compris, en effet, par tous ceux qu'a impressionnés et qu'impressionnera l'accent de vertueuse indignation, un peu trop tonitruant pour être vraiment convaincant, de cette grande âme de Leulliette, que ce livre n'est que l'exploitation du thème de l'excision à des fins commerciales et racistes, camouflée derrière le plus hypocrite des larmoiements. Qui ne connaît ces œuvres, souvent patronnées par des ligues de vertu, qui prétendent s'indigner de l'existence de la prostitution, et qui ne sont, en fait, qu'étalage complaisant du mal qu'on prétend combattre, prétexte pour le voyeur à se rincer l'œil, pour l'auteur à faire une bonne affaire ? Cette alliance de l'hypocrisie et de l'ignoble donne des produits d'une rare pestilence dans le nauséabond, proposé sous emballage de parfum de la [PAGE 116] vertu. C'est exactement à cette catégorie d'œuvres qu'appartient: Le viol des viols.

L'excision est le prétexte et non le sujet de ce livre. Il s'agit surtout de déverser les flots d'une haine raciste particulièrement ordurière (je pèse mes mots). Haine viscérale de l'Islam, des Noirs, qui a trouvé à se polariser, providentiellement, autour d'une très grossière et falsificatrice présentation d'un trait culturel dont le caractère odieux est utilisé, avec la plus grande malhonnêteté, d'une part contre des gens qui ne le pratiquent pas, d'autre part pour masquer d'autres scandales, en fait d'agression contre l'enfance[2], qui sont loin de faire la une des médias, et qui mériteraient cependant une larme au passage. En fait, P. Leulliette semble se soulager, dans tous les sens du terme, avec ce livre, de bien vicieuses démangeaisons. Que penser en effet quand on trouve, dans ce livre qui traite, théoriquement, de l'excision, un déchaînement hystérique contre l'Ayatollah Khomeiny et sa politique[3] ? L'Iran chi'ite ne pratique pas l'excision mais, de l'excision, pratiquée par certains pays musulmans, on a pu passer au procès de l'Islam dans son ensemble. Un anti-islamisme haineux et sommaire, et non, bien sûr, une critique rationnelle du cléricalisme et de la superstition. De même, à travers nombre de remarques, percent le racisme anti-Noir et la défense de l'Afrique du Sud. Après l'amalgame excision-Khomeiny, on a l'amalgame excision-Bokassa. Imaginez-vous, insinue Leulliette, un Bokassa gouvernant l'Afrique du Sud[4] On voit dans quelles eaux on navigue et la [PAGE 117] grossièreté d'une telle propagande. Pourtant ce livre a paru après la chute de Bokassa, quand il a été de notoriété publique que ce genre de potentat ne pouvait survivre au lâchage de son manipulateur blanc. Une majorité vraiment africaine se dote de leaders comme Mugabe, ou comme ceux qui, au Mozambique, combattent vigoureusement les survivances de rites cruels. Par ailleurs nombre d'Africaines et d'Africains interrogés par Leulliette lui ont suggéré de s'intéresser également, lui la grande âme, à la mortalité des enfants noirs en Afrique du Sud. Il n'a qu'injures pour eux. Les Blancs d'Afrique du Sud n'auront donc pas le privilège d'être traités de « chiens », entre autres appellations flatteuses adressées en bloc aux Arabes et aux Noirs.

Le moins qu'on puisse dire est qu'une telle façon d'aborder le problème ne peut qu'aboutir à un renforcement réactionnel de ces traditions plutôt qu'à leur élimination. Mais il y a belle lurette qu'on s'est aperçu que Leulliette ne se bat pas pour les fillettes excisées mais contre les peuples du tiers-monde. Ce livre haineux et provocateur, derrière ses trémolos larmoyants, n'offre bien évidemment aucune solution au problème, même pas un commencement de solution, à part, assez comiquement, une suppression de l'aide occidentale aux pays qui continueraient à pratiquer l'excision... Mais il faudrait alors que l'Occident renonce à l'uranium, aux diamants, au pétrole. Jusqu'où n'ira pas la vertu ? On attend Leulliette, s'il ne s'agit pas, bien sûr, de paroles verbales, à son action et à la pression qu'il ne va pas manquer d'exercer, en journaliste influent d'un pays libre, sur son gouvernement, pour obtenir la suppression de l'aide aux pays qui tolèrent l'excision. Encore que, ne nous affolons pas, cela n'irait peut-être pas bien loin. Leulliette, avec la rigueur scientifique qui, on s'en doutait, marque ses affirmations, désigne tantôt « presque toute l'Afrique », tantôt « un bon tiers », comme pratiquant l'excision. La carte schématique qu'il reproduit est très largement inexacte. En la matière – qui est grave, ô combien ! –, l'inexactitude, le flou et l'imprécision ne sont pas de mise. Là aussi la légèreté du travail de l'auteur vient fâcheusement contraster avec sa rhétorique convulsive.

Comment faire, sans grand mal et à peu de frais, un livre sur une question dont on ignore tout ? Admirons comment Leulliette procède. La fabrication de ce livre de 348 pages ne lui a pas coûté un très gros effort intellectuel. Il a découpé dans les journaux tout ce qu'il a trouvé sur le sujet. La [PAGE 118] plupart de ses enquêtes, sauf quelques interviews à Paris, sont de seconde main, ce qui n'apparaît pas toujours avec évidence, car l'honnêteté n'est pas le trait dominant de ce livre vertueux. Les citations forment les trois-quarts du livre, le dernier quart étant constitué d'un monotone déchaînement verbal, lassant à force de pauvreté répétitive dans l'imprécation, l'indignation, la lamentation. Dans l'analyse d'un phénomène, c'est un peu court. Tout l'intérêt du livre vient donc de ce qui n'est pas de Leulliette. Il puise la substance de son livre à quatre sources principales.

Il y a d'abord celles dont il se sert et qu'il loue. Cette louange n'apportera rien à des travaux sérieux, déjà connus, et que Leulliette se contente de répéter, en y ajoutant, en commentaire, son sel raciste. Il s'agit du livre de Benoîte Groult, Ainsi soit-elle, qui souleva la première émotion sur cette question; des travaux de l'organisation Terre des hommes, qui précisèrent l'actualité du problème, des articles des journaux F Magazine, à Paris, et Women International News, à New York. Bref rien que de très confortable : une organisation humanitaire pleine de bonne conscience et un féminisme propret, aseptisé, bien-pensant, dénonçant les excès du machisme dans l'histoire du passé et dans les pays sous-développés.

Il y a les perles du machisme, empruntées aux autorités des pays en question. La tâche, pour Leulliette, est ici extrêmement facile, et il s'en donne à cœur joie, mais il faut bien voir qu'il tape non sur le machiste, en quoi il aurait raison, mais sur l'Arabe ou le Noir, en quoi il se laisse aller à sa passion dominante et empoisonne le sujet. On voit l'équivoque, grossière certes, mais capable cependant de tromper sur les véritables intentions de l'auteur.

Ce qui n'est pas équivoque mais surprenant à première vue, et très éloquent à la réflexion, ce sont les attaques venimeuses de Leulliette contre certaines déclarations de certaines féministes. Gisèle Halimi semble provoquer infailliblement son animosité dès qu'elle ouvre la bouche. En réalité une contestation du machisme, dès qu'elle est radicale et conséquente dans son raisonnement, le rend fou. Ce qu'il y a de plus aberrant dans son livre, en même temps que de plus significatif c'est la hargne qu'il montre contre les femmes noires, dont il s'acharne à railler les moindres propos, attitudes ou initiatives, quelles qu'elles soient. Il poursuit notamment de sa vindicte Awa Thiam, coupable probablement [PAGE 119] d'avoir écrit un livre efficace, courageux et bien informé contre l'excision[5] Ces attaques sont à la fois ce qu'il y a de plus ridicule dans le livre de Leulliette et ce qui permet le mieux de faire la lumière sur ses hypocrites trémolos.

D'autant plus que, dernière et très importante source de ses informations, il utilise sans vergogne, et sans en citer l'origine, les travaux et les publications de ces féministes qu'il hait. Par exemple, p. 115 de son livre, il reprend textuellement le témoignage d'une Malienne, recueilli par Awa Thiam dans « La parole aux négresses », sans citer l'origine de son information. De même il a copié le compte rendu d'un témoignage, lu à Bruxelles aux Etats généraux des femmes, p. 131 de son livre, dans le numéro de décembre 77-janvier 78 de la revue mensuelle Des Femmes en mouvements, revue dont le nom n'est jamais mentionné en 300 pages, alors qu'en deux ans c'est cette revue qui a publié le plus de témoignages sur la question. Sur l'Islam et sur l'excision, il utilise la très riche documentation qui se trouve dans la série d'articles de René Saurel, publiée sous le titre de L'Enterrée vive, dans les numéros 395 à 404 (mars 1980) des Temps modernes, mais jamais il n'est fait mention de la source, au cas où le lecteur curieux voudrait se référer à ces études, et mesurer alors la différence qui sépare le sensationnel de l'information.

Mais citer ses sources reviendrait à détruire d'un seul coup la thèse majeure qu'il échafaude, à savoir le silence des milieux progressistes sur les cruautés perpétrées dans le Tiers-Monde par les peuples qu'on dit « opprimés ». Il est dommage que, parmi les journaux qui ont abordé la question, il ne puisse guère, en dehors des féministes progressistes qu'il ne cite pas, citer que Charlie-Hebdo, Libération, qui ne sont pas spécialement à l'extrême-droite. Ces journaux ont cependant l'« honneur » d'être cités élogieusement par Leulliette, probablement parce que leur style, la grosse caisse de l'indignation, est plus bruyant qu'efficace dans l'analyse de ce sujet précis. Ils ont pourtant, bien sûr, été dépassés dans ce registre par les vociférations de l'élite intellectuelle [PAGE 120] qui traite l'information à Paris Match, à la famille spirituelle duquel appartient Leulliette, paladin de la civilisation, dont cet hebdomadaire illustre si bien les principales « valeurs » : le saignant, le cul et le fric. Avec de l'excision servie sur fond de racisme on tape en plein dans les trois registres, avec, en prime, le sentiment, si noblement réconfortant, de parler « au nom de la civilisation ».

Tout cela est bien grossier et l'imposture intellectuelle d'un esprit aussi limité que celui de Leulliette ne devrait faire illusion que dans certains milieux habités par les mêmes fantasmes racistes. On s'étonne donc – mais est-ce vraiment étonnant ? –, que le Canard enchaîné[6] fasse chorus et serve à Leulliette, sous la plume de Jeanne Lacane, un brevet de grand maître ès dénonciation de l'excision. La lecture du prospectus de l'éditeur suffisait cependant pour subodorer de peu ragoûtants relents dans cette mixture. Que dire si on pousse l'honnêteté journalistique jusqu'à se plonger dans le bric-à-brac que constitue l'œuvre elle-même ? Vraiment Jeanne Lacane, spécialiste du « féminisme » – il est vrai en bon porte-pénis trempé dans l'encre de la gaudriole –, n'a-t-« elle » jamais entendu parler d'excision avant les accents vertueux de Leulliette ? Bien des voix plus honnêtes et plus compétentes en avaient pourtant traité avant qu'il ne se saisisse de leur parole en la détournant à des fins vicieuses. Mais il n'est pire sourd que celui qui ne veut entendre. Entre machistes on se comprend quand il s'agit de dénoncer vertueusement... le machisme des autres.

Cet empressement bizarre à se faire l'écho de l'indignation, aux relents si suspects, de Leulliette, quand on n'a rien dit des travaux sérieux, documentés, solides que des femmes, disposant pourtant d'une surface éditoriale ou journalistique bien moindre, ont réussi à produire, est un phénomène plein de signification. Il vaut mieux, en effet, que la question de l'excision soit noyée dans les clameurs confusionnistes de Leulliette, qu'analysée en toute lucidité par les femmes elles-mêmes. Se scandaliser de façon tapageuse à propos d'un crime est, bien souvent, le meilleur moyen de [PAGE 121] couper court à toute enquête approfondie et aux mises en cause qui en découleraient.

C'est à travers un ensemble d'attitudes qu'on comprendra mieux ce qui est en cause dans le discours de Leulliette. Il a écrit précédemment un livre sur les enfants martyrs, livre dont il rappelle complaisamment les principales prises de position. Pour lui une seule solution à ce problème : exécuter les bourreaux d'enfants, un point c'est tout. Pour le viol, même chose : punir exemplairement le violeur. Pour l'excision : supprimer les cultures, sinon les peuples, qui les pratiquent. Le médecin Leulliette triomphe radicalement de tous les maux, il supprime le malade, et par-là même, croit-il, la maladie. C'est de l'eugénisme, pratiqué de la façon la plus primitive. Pourquoi cette sévérité féroce ? Parce que le bourreau d'enfants et le violeur attirent l'attention sur un système qui a besoin, pour se perpétuer, de mieux dissimuler ses mécanismes. De même aucun crime n'est réprimé plus que le vol, quand la société tout entière est fondée sur l'extorsion. On ne supprime donc le voleur, le bourreau d'enfant, le violeur que pour mieux protéger le vol, le patriarcat, le viol dans leurs formes légalisées. L'excision n'est qu'une forme, insupportable parce que limpide dans sa violence significative, d'un statut imposé, en fait, à toutes les femmes, dans toutes les sociétés. La culture exciseuse est mise au ban des cultures, pas parce qu'elle excise, mais parce qu'elle le fait de cette façon-là. Il n'est, pour se convaincre de ce fait, que de voir comment Leulliette proclame naïvement qu'il défend la famille. Or l'excision est à la famille exactement ce que le vol est à la propriété, son fondement même, maudit comme l'aveu d'une origine infamante.

On comprend mieux, maintenant, en effet, la haine de Leulliette pour les féministes conséquentes, c'est-à-dire celles qui luttent contre le viol et non seulement contre le violeur, contre le martyre des enfants et non seulement contre leurs misérables bourreaux, contre l'excision et non seulement contre les peuples qui la pratiquent. Position difficile, dont on voit comment elle peut facilement être tournée en dérision par un esprit peu subtil ou de mauvaise foi, tandis que Leulliette se donne tout le luxe du discours noble pour couvrir l'assouvissement de sa haine contre ceux qui lui renvoient une image grimaçante de lui-même. Ces deux attitudes. aux antipodes l'une de l'autre, se rencontrent sur [PAGE 122] le terrain de la lutte contre l'excision. Il ne faudrait surtout pas les confondre, car leurs buts ne sont pas du tout les mêmes, même si le vocabulaire des uns se calque sur celui des autres pour mieux le détourner.

Lutter contre ceux qui excisent, c'est lutter contre ceux qui, en Afrique, se servent de l'apologie des traditions pour soutenir des régimes dépendants de l'étranger. L'excision ne résiste pas aux progrès de l'instruction véritable, celle qui s'accompagne du progrès de l'esprit critique et de la pensée consciente, qui suppose la liberté de circulation des idées, c'est-à-dire des livres, des journaux. On voit assez quels intérêts s'opposent, en Afrique, à cette émancipation intellectuelle. Ceux qui parlent le plus violemment contre l'excision, en Europe, ne sont pas ceux qui œuvrent contre elle, bien au contraire. On ne peut pas vouloir l'abolition de l'excision et faire la chasse, par dictateurs africains interposés, à toute manifestation de pensée libre. Le rêve, on le discerne assez bien, serait d'imposer la suppression de l'excision, en dehors de toute réflexion critique, par une pure intimidation. Qui ne voit que c'est le meilleur moyen de perpétuer durablement l'excision, qui deviendra un clownesque terrain d'affrontement entre machistes ennemis : Leulliette contre Tevoedjre. L'un jetant à la face de l'autre ses crimes contre la femme, pour mieux cacher ses propres crimes contre l'humanité. l'autre défendant l'excision faute de pouvoir défendre son indépendance. Ce genre d'affrontement ne serait que méprisable s'il n'était de nature à induire en erreur certaines consciences en leur faisant croire à une réelle opposition entre ces farceurs, qui ne sont là que pour amuser le parterre, et à la nécessité de se ranger aux côtés de l'un ou de l'autre.

Parlons à présent de l'excision, Et, de tout ce qui précède, on jugera facilement que nous n'en parlons pas comme les tribunes des grandes consciences qui y consacrent des enquêtes moralisatrices, mais qui attendent toujours qu'un tyran africain soit renversé pour découvrir des informations sur ses crimes. L'excision, ou ablation d'un organe sexuel féminin, le clitoris, semble une pratique culturelle issue d'une civilisation localisée dans la vallée du Nil. Les trois directions vers lesquelles elle s'est propagée, l'Afrique sub-saharienne, l'Afrique des grands lacs et de la côte de l'océan Indien, et l'Asie mineure, partent toutes de ce point. Cette pratique qui, pour être cruelle, n'en est pas moins hautement culturelle, [PAGE 123] coïncide donc avec un des plus riches et des plus anciens foyers de civilisation, cette région de la haute Egypte dont la culture a contribué à former, par l'intermédiaire des Hébreux et des Grecs, ce qu'il est convenu d'appeler la civilisation occidentale.

La signification de cette mutilation, qui va de pair avec la circoncision chez les hommes[7] a été bien souvent exposée. Il s'agit de parachever en quelque sorte l'œuvre de la nature, trop généreuse, ou trop prudente, qui a laissé un peu de femme dans l'homme et un peu d'homme dans la femme, en imposant à chacun sa catégorie. Admettons cette interprétation. L'admettre ne revient pas à l'approuver. Ces mutilations anatomiques ne parviennent d'ailleurs que symboliquement à leur but, car, on le sait, le fonctionnement hormonal de chacun des deux sexes se fait avec des composantes de l'un et de l'autre, le sexe apparent ne constituant, tout au plus, qu'une dominante. Mais si, heureusement pour l'espèce, ce fonctionnement s'est trouvé jusqu'ici à l'abri des « améliorations » que la culture aurait décidé de lui imposer, l'anatomie s'est trouvée la première victime des efforts de la culture pour répartir, à des fins exclusivement de hiérarchie et de domination, les différents êtres humains en catégories nettement délimitées. Démarche primitive de la culture, cette obsession du conditionnement semble animer les cauchemars futuristes que sont Le meilleur des mondes d'Aldous Huxley et 1984 de Georges Orwell. On commence par mutiler le sexe, on finit par mutiler le cerveau.

Si cette inscription de la culture se fait d'abord dans l'anatomie, c'est que le corps est le premier livre sur lequel s'inscrit la loi. Le corps est le porteur, nécessaire et suffisant, de tous les signes. Instrument de mesure du monde, par son pas, son pied, sa coudée, son pouce, il est estampillé par les autorités et porte sa carte d'identité gravée dans sa chair. Si nous avions renoncé à la carte d'identité, nous aurions le droit de renier sans hypocrisie ces pratiques originelles qui n'ont fait que changer de forme sans changer [PAGE 124] de signification. La culture a inventé depuis, en effet, bien des processus de substitution, pour parvenir au même résultat, par des moyens plus « doux », et maintenir chacun à la place qui lui a été assignée. Ce que l'excision parle, brutalement, comme langage, traduit exactement ce qui est universellement pratiqué par la culture sur les femmes, la réduction, en elles, de la nature à sa fonction productive, domestiquée au profit d'autrui, mutilées comme êtres humains et à la disposition de leur légitime propriétaire.

Quelle que soit la répugnance qu'on peut avoir à tomber dans des développements sexologiques par trop à la mode, on est obligé ici de préciser que les effets de la circoncision et de l'excision sont loin d'être analogues. La circoncision, quoi qu'en pensent ses partisans, atténue probablement la jouissance, mais lui laisse toute liberté et toute autonomie. L'excision soumet radicalement la sexualité féminine à celle de l'homme. C'est d'ailleurs là son but exclusif. Mais, et c'est là un point essentiel, l'excision n'est pas le seul moyen pour parvenir à ce but. La magistrale description, due à Freud, du statut féminin dans la culture, le montre bien. Son erreur, aussi magistrale, est seulement de confondre le descriptif et le normatif. Voici quelques extraits de la Cinquième conférence sur la psychanalyse, consacrée à la féminité, prononcée à Vienne, pour l'édification du monde savant, en 1916.

« En mettant en parallèle les développements du garçonnet et de la fillette, nous trouvons que cette dernière doit, pour devenir une femme normale, subir une évolution plus pénible et plus compliquée et surmonter deux difficultés qui n'ont pas leurs équivalents chez le garçon. » Suit tout un développement qui montre chez la petite fille la même agressivité, la même intelligence, le même désir de jouissance, et Freud de conclure : « Nous devons admettre que la petite fille est alors un petit homme. Parvenu à ce stade, on le sait, le garçonnet apprend à se procurer, grâce à son petit pénis, de voluptueuses sensations ( ... ). La fillette se sert, dans le même but, de son clitoris plus petit encore ( ... ). Mais cet état n'est pas stationnaire : à mesure que se forme la féminité, le clitoris doit céder tout ou partie de sa sensibilité, et par-là de son importance, au vagin[8] » [PAGE 125]

On n'a pas fini de commenter ce texte qu'on regrette de ne pouvoir citer in extenso. Admirons comment cet être qui, au départ, est un être humain, avec ses prérogatives d'être humain, doit se trouver expulsé de ce statut et conditionné pour devenir une femme. L'ablation du clitoris est une étape essentielle de ce processus de mutilation, qu'il soit effectif ou totalement symbolique. Il suffit que le conditionnement soit efficace. La clitoridectomie, dénoncée à grands cris comme une barbarie, est remplacée, dans l'évolution de la société, par l'interdit ou le discrédit, porté sur la sexualité clitoridienne. Quelques faits permettent d'en juger. Au XXe siècle, des psychiatres, répondant à la demande des familles bourgeoises, traitent par la cautérisation du clitoris des cas de masturbation tenace, qui ne cèdent pas à l'intimidation, chez des petites filles. Dans ce cas l'intervention mutilante se présente dans toute son horreur. Mais aujourd'hui encore l'examen d'un ouvrage de grande diffusion[9], destiné aux femmes, et rédigé par un gynécologue, réserve bien des surprises pour qui veut faire l'analyse de l'idéologie dominante. Dans le premier chapitre, qui traite de l'anatomie des organes sexuels féminins, avec un grand luxe de détails puisque cette description occupe les pages 11 à 26, deux lignes mentionnent le clitoris comme étant « un minuscule organe sexuel érectile, équivalent de la verge chez l'homme. » – De plus, sur sept planches détaillées, on n'en trouve aucune représentation. – Cette « minuscule » définition est particulièrement réjouissante par la place qui tient la comparaison « écrasante » avec la verge, dont on ne sait vraiment ce qu'elle vient faire ici. Notons qu'au chapitre mamelles, il ne sera fait aucune allusion aux minables « équivalents » masculins... Mais ne tombons pas dans le mauvais goût. S'il n'y a pas dans cette démarche « scientifique » quelque chose qui ressemble à de l'excision, les mots n'ont plus de sens. Mais comme cet ouvrage « scientifique » donne aussi dans la psychologie, on ne vous épargnera pas le délayage idéologique :

« L'orgasme clitoridien est souvent décevant, discordant, [PAGE 126] ambigu. La satisfaction psychique obtenue reste bien inférieure à celle de l'orgasme vaginal[10] Elle s'enferme dans son univers sexuel restreint et univoque. En effet, comme je l'ai dit, l'idéal de la maturité sexuelle est l'orgasme vaginal. Pour que cet orgasme ait lieu il faut que le clitoris laisse la place au vagin afin qu'il devienne la zone érogène principale et apprenne à devenir sensible. La masturbation clitoridienne trop fréquente, en conservant au clitoris la première place empêche le vagin de prendre la relève. »

On comprend alors que dans les sociétés où les moyens de diffusion du discours étaient plus limités on ait préféré exciser purement et simplement le clitoris. Mais qu'est-ce qui est donc en cause pour provoquer des interdits qui se perpétuent avec une telle continuité et une telle constance ? S'agit-il simplement d'un « droit à la jouissance », dont Leulliette nous rebat les oreilles, et qui nous paraît une assez sinistre plaisanterie, revendiqué au nom de femmes africaines qui meurent de misère et qui n'accéderont même pas à un minimum d'instruction ? Leulliette s'est trop abîmé dans la lecture de F-Magazine et il est contaminé par les revendications de ces lionnes que sont les « nouvelles femmes », produites par un Occident qui n'en finit pas de donner aumonde le ton en matière de style d'existence. Dans le genre Leulliette, La Médecin au féminin se surpasse :

« Or il est indiscutable que nous assistons de nos jours à une ascension sociale de la femme et il est extrêmement intéressant de remarquer que c'est au moment où apparaît la possibilité d'une libération économique et intellectuelle de la femme que sa liberté sexuelle explose avec le plus de force et de virulence. Il suffit de parcourir les hebdos féminins pour comprendre que les problèmes d'harmonie conjugale, de frigidité, de plaisir physique, sont à l'ordre du jour. »

Comme tout cela est « intéressant » en effet, et par quel miracle les hebdos comme F-Magazine prônent-ils, en priorité, la libération sexuelle ? Dans l'économie symbolique, le clitoris n'a été excisé, banni, que parce qu'il était le signe de la liberté féminine, identique en tous points à la liberté masculine, car s'il y a différentes sortes d'êtres humains, il n'y a qu'une seule sorte de liberté... mais elle est loin d'être exclusivement sexuelle. Avec quel intérêt le machisme ne [PAGE 127] se contente-t-il pas, non seulement d'observer, mais encore d'encourager, voire de susciter cette « explosion virulente de la liberté sexuelle » chez les femmes ! Tout sera fait, en effet, pour reculer « la possibilité d'une libération économique », et surtout « intellectuelle ». On assiste alors à un habile retournement du dispositif d'encadrement culturel. Après l'orgasme interdit on a l'orgasme obligatoire. Et le dispositif ne vaut pas seulement pour les femmes, dans une société où l'apologie du sexe est poussée au niveau d'une stratégie de l'aliénation.

Ce n'est donc pas cet appel au « droit à la jouissance », ultime trémolo de Leulliette, qui va nous émouvoir, sans compter qu'il est de nature, lui aussi, à provoquer le scandale et le rejet de la part des hypocrites tenants de l'ordre moral, comme signe de la contamination par la « corruption capitaliste ». Pour juger du manque de pudeur des uns et des autres, il suffit d'apprécier quelle plaisanterie est cette revendication de Leulliette, au nom des femmes africaines, d'un « droit à la jouissance », quand on connaît la loi d'airain des échanges néo-coloniaux, et la misère à laquelle elle réduit des millions d'êtres humains. Quant à conserver l'excision pour se préserver de la « corruption capitaliste », les pitres qui tiennent ce langage s'affublent peut-être d'oripeaux traditionnels, mais ils roulent en Mercedes, se gorgent de whisky, et engraissent les trafiquants d'armes par leurs mirifiques commandes et commissions.

Bien au contraire, l'excision chez les uns, la course à la jouissance chez les autres, ne sont que les deux faces d'une même tyrannie, dont l'unique méthode de gouvernement repose sur la mutilation. On ne mutile que pour supprimer les parties pourries, gangrenées ou malades d'un corps. Quelle haine et quel mépris du corps et de l'esprit de la femme ont conduit à cette double mutilation qui consiste à lui enlever son sexe, et, en même temps, à la réduire à n'être qu'un sexe. De ce néant où il ne lui reste que la souffrance, la femme aura bien du mal à sortir et à faire respecter son existence.

Virginia Woolf, dans son œuvre Trois guinées[11], accueille ironiquement un représentant dûment patenté de la civilisation, qui vient lui demander son aide et son obole, pour soutenir la dite civilisation, menacée par un ultime et terrifiant [PAGE 128] conflit, un de ces conflits que, seule, la civilisation, d'ailleurs, a pu amener à ce point de férocité. Elle lui répond, en substance : « Je n'ai que faire de votre civilisation, je n'y suis pour rien. Adressez-vous, pour la sauver, à ces notabilités dont les noms se lisent sur les rayons des bibliothèques ou les plaques des rues, puisqu'ils en sont les auteurs. » Les femmes n'ont vraiment aucun respect, en effet, à avoir pour des traditions et des cultures, toutes les traditions, toutes les cultures, qui les ont toujours niées, mutilées, domestiquées, exploitées à outrance. Leur seule vengeance est de voir toutes ces cultures, les unes après les autres, et les unes les autres, se détruire elles-mêmes ou mutuellement. Leur espoir est que quelques esclaves puissent survivre à la folie des maîtres pour vivre une autre vie.

Odile TOBNER


[1] Pierre Leulliette : Le viol des viols. Paris, Laffont, 1980.

[2] En particulier le scandale de la mortalité infantile dans les Bantoustans d'Afrique du Sud, tel qu'il est décrit dans le film La dernière tombe à Dimbaza, qu'il faut absolument voir.

[3] Politique qui, quel hasard, se trouve priver l'Afrique du Sud, particulièrement vulnérable en ce domaine, de la source d'énergie qu'était le pétrole du shah, dont les livraisons ont cessé depuis un an.

[4] Concernant le délire de Leulliette dans la propagande pour l'Afrique du Sud on peut citer, p. 290 de son livre, un texte présenté comme étant « d'un africain (du sud, blanc ? ... ) de passage en France et reproduit, paraît-il, dans le courrier du Nouvel Observateur (sans autre précision de numéro ou de date), texte qui mériterait à lui seul tout un développement pour analyser son niveau de haine de l'Afrique noire, texte qui n'a, bien entendu, rien à voir avec l'excision, mais beaucoup à voir avec le but principal du livre de Leulliette.

[5] Awa Thiam : La parole aux négresses. Paris, Denoël-Gonthier, 1978. Ce livre a été présenté dans P.N.-P.A.no5, sept.-oct. 78, p. 65 à 70.

[6] Le Canard enchaîné, numérodu 13-2-80, article de Jeanne Lacane : Cadavres excis. Cette chronique féminine antiféministe croit Leulliette sur parole et écrit : « Les mouvements féministes se taisent. » Sur ce que vaut cette affirmation, cf. supra.

[7] L'usage de la circoncision semble naître de la même façon et au même endroit que l'excision, mais il s'est répandu et maintenu beaucoup plus largement, probablement parce que la circoncision, sans être, loin s'en faut, un bien, est considérablement plus anodine dans ses conséquences physiques.

[8] Freud : Nouvelles conférences sur la psychanalyse. Paris, Gallimard, Idées, 1974. Voir également le remarquable commentaire critique de la 5e conférence Sur la féminité, dans Luce Irigaray : Speculum de l'autre femme. 1er chap. Paris, éd. de Minuit, 1974.

[9] Dr Bernard Séguy : La médecine au féminin. Paris, Maloine, 1976.

[10] On se demande bien ce que l'auteur peut en savoir.

[11] Virginia Woolf : Trois guinées. Des femmes, Paris, 1978.