© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 60-65



UN EDITEUR AU-DELA DE TOUT SOUPÇON

(suite)

Monsieur Robert Gallimard, directeur des Editions Gallimard, a finalement condescendu à répondre à notre lettre du 30 janvier 1980 (reproduite dans le no 13 de Peuples Noirs-Peuples Africains). En voici le texte in-extenso.

Paris, le 7 février 1980

Monsieur,

Votre souci, en soi bien légitime, d'être attentif à tous les phénomènes de censure ne devrait pas pour autant vous conduire à émettre – sur un ton d'une telle agressivité que j'ai, je vous l'avoue, dans un premier temps été tenté de n'y pas répondre – des accusations aussi peu fondées que celles contenues dans votre lettre du 30 janvier dernier.

Il serait absurde d'avoir à nous justifier de pratiquer une quelconque censure alors que, depuis son origine, notre maison n'a cessé de la combattre. Les faits historiques et notre catalogue sont là pour en témoigner. Il vous aurait suffi pour en avoir conscience de vous informer avec un peu d'objectivité.

Mais pour en revenir à l'objet essentiel de votre lettre concernant la situation matérielle du livre d'André Gide [PAGE 61] « Voyage au Congo », je vous confirme que son édition courante est en effet actuellement épuisée et qu'une réimpression est en cours; cependant, je vous signale que ce même texte figure dans l'édition collective des Oeuvres d'André Gide dans la Bibliothèque de la Pléiade, pour être plus précis dans le volume portant pour titre général « Journal 1939-1949 : souvenirs » et que cette édition est disponible.

Bien d'autres livres de notre fonds se trouvent dans un cas similaire, c'est-à-dire provisoirement indisponibles. C'est malheureusement inévitable, car il faut bien, quand un tirage s'épuise, prendre le temps de procéder à un nouveau tirage et tout ne peut se faire en même temps.

J'ajouterai pour ce qui touche à André Gide que nous sommes particulièrement attentifs à son œuvre, car, permettez-moi de vous le rappeler ou de vous l'apprendre, il a été l'un des principaux fondateurs de cette maison.

Je vous prie de croire, Monsieur, à l'assurance de mes sentiments les meilleurs.

Robert GALLIMARD.

Bien de nos amis, ayant lu et relu cette lettre, ne manqueront pas de la trouver scandaleuse. Elle est scandaleuse. Elle est pourtant très exactement celle à laquelle nous nous attendions à la revue, c'est-à-dire celle que M. Gallimard, pris dans le piège où il s'est mis tout seul à force de fausseté, devait nécessairement écrire. Elle est issue tout droit de ce mépris du Noir, mélange de mesquinerie, de jobardise et de cynisme qui est une caractéristique de l'humanisme français.

M. Gallimard n'a pas douté un seul instant de jouer sur du velours. Quand on a affaire à des sujets supposés de gens capables, comme Bongo et Ahidjo, de donner pour rien leur pétrole, à une époque où il vaut de l'or, pourquoi se gêner ? Pourquoi s'astreindre à un effort de réflexion et chercher des arguments crédibles ? Qui ne sait qu'on peut servir n'importe quelles sornettes aux nègres; ils sont si naïfs !

Et si par impossible ils réussissent à percer le jeu subtil d'un aristocratique Tartufe du Faubourg Saint-Germain, qui prendra au sérieux leur indignation ? Dans un cas comme dans l'autre, c'était gagné d'avance. [PAGE 62]

Nous nous étions étonnés, dans le no 13 de Peuples Noirs-Peuples Africains, de n'avoir pu trouver sur le marché aucun exemplaire courant de « Voyage au Congo » d'André Gide – c'est-à-dire de la seule œuvre dans laquelle un des plus grands écrivains de toute l'Histoire de la littérature française dévoile et met en cause les mécanismes et la violence criminelle de l'oppression moderne des Noirs par la bourgeoisie capitaliste française. Nous croyions déceler dans cette absence la manifestation d'une stratégie permanente visant, ainsi qu'on a pu le voir en d'autres occasions, à soustraire l'Afrique et surtout l'Afrique noire à la curiosité de l'opinion française et de l'opinion internationale.

Gallimard publie ses plus grands écrivains français contemporains (qui se trouvent presque toujours être aussi tout simplement les plus grands écrivains français de notre époque) dans deux collections que nous appellerons accessibles. L'une, obligée et d'ailleurs très connue, est la collection dite blanche; c'est une collection courante, c'est- à-dire celle dont le prix est ajusté au plus près du pouvoir d'achat du lecteur français ordinaire, bourgeois ou petit- bourgeois : le prix d'un volume de dimensions moyennes de cette collection tourne aujourd'hui autour de quarante francs. C'est peut-être encore cher, aux yeux de certains lecteurs de notre revue, mais c'est le prix courant du livre en France.

C'est dans la collection dite blanche que nous nous attendions à trouver « Voyage au Congo ». Ce ne fut pas le cas. Et le plus grave, c'est que l'ouvrage est annoncé au catalogue 1979 dans cette collection. Et, n'en déplaise à M. Gallimard, sa maison a répondu à notre libraire en indiquant simplement et en contradiction avec le catalogue : « ouvrage non disponible », sans aucune précision supplémentaire, en tout cas sans aucune promesse d'un tirage prochain.

Nous signalons, encore une fois, à nos lecteurs que tous les grands écrivains français contemporains du fonds Gallimard figurent obligatoirement dans cette fameuse collection blanche pour toutes leurs œuvres. Il en est ainsi des Malraux, Sartre, Giono, Claude Roy, Marcel Aymé, Ionesco, Anouilh, Céline, Simone de Beauvoir, etc. Les tirages sont renouvelés régulièrement, au fur et à mesure qu'ils s'épuisent; car, dans cette catégorie de célébrités littéraires et compte tenu de la qualité de leurs œuvres, même mineures, la vente est quasi automatique. [PAGE 63]

Quand une œuvre de cette catégorie manque au catalogue de la collection blanche, c'est qu'elle a été éditée dans la collection bon marché, soit Folio, né de la rupture des accords liant Hachette à Gallimard, et qui permettaient aux deux éditeurs de publier leurs œuvres de leurs fonds respectifs dans le Livre de Poche, soit collection Idées.

Seul « Voyage au Congo » d'André Gide s'est trouvé manquant aussi bien à la collection blanche qu'aux collections bon marché. Pourquoi ? Voilà l'énigme que nous voulions résoudre en écrivant à M. Gallimard (et à vrai dire, nous l'avions déjà résolue avant de lui écrire).

Qui croira, pour peu qu'il s'y connaisse, que la demande était insuffisante pour ce livre, l'un des plus célèbres sans doute de l'histoire du XXe siècle, et, qui plus est, le plus instructif, le plus révélateur, le plus éducatif pour nos jeunes générations, blanches et noires, africaines et européennes, constamment mystifiées par les media et le discours confusionniste du pouvoir, et toujours en quête, à propos de l'Afrique, des valeurs essentielles ?

La vérité, que tous les professionnels connaissent, est que, le plus souvent, les gens achètent le livre qu'ils voient. Sinon pourquoi les grands éditeurs et les grands directeurs de journaux tiendraient-ils tant à figurer dans les vitrines, les kiosques, les étalages ? Corollairement, les gens n'achètent pas un ouvrage que le marché se garde bien de mettre sous leurs yeux.

Nous sommes formels : si les Français ne connaissent pas « Voyage au Congo » (et ils ne le connaissent pas, comme le montre un témoignage qu'on lira un peu plus bas), c'est parce que « Voyage au Congo » ne leur est offert nulle part; c'est parce que le livre de Gide est introuvable... Et s'il est introuvable, ce n'est pas un hasard. Signalons le seul fait suivant : la plus importante société coloniale prise à partie par Gide dans son livre a toujours pignon sur rue à Paris, après avoir changé de nom; et elle a pour dirigeant important un membre connu de la famille de l'actuel président de la République française.

D'autre part, Gallimard a réédité il y a quelque temps dans la collection bon marché Idées le « Retour d'U.R.S.S. » du même Gide, en justifiant la réédition dans le texte de la couverture par la mention : « témoignage capital ».

Le témoignage de Gide est en effet capital quand le grand écrivain dénonce le dérapage du « socialisme » russe; le [PAGE 64] même témoignage semble n'avoir plus d'intérêt quand le même Gide s'en prend avec son courage habituel au colonialisme français. Erreur en deçà...

Il est tout simplement ridicule de faire mine de nous renvoyer à la Pléiade, dont chacun sait que c'est une collection présentant deux graves inconvénients qui la rendent inaccessible au lecteur populaire et même au lecteur moyen. D'une part, chaque volume contient plusieurs œuvres qui peuvent être de très inégal intérêt pour un même lecteur : par-là il peut se sentir peu ou prou contraint. Pourquoi, désirant lire « Voyage au Congo », faut-il que je m'encombre du « Journal 1939-1949 : souvenirs » ?[1]

D'autre part, le prix du livre se trouve ainsi élevé à des niveaux qui le font sortir de la catégorie « culture », denrée de première nécessité en principe, pour le faire entrer dans une autre catégorie dont il est inutile de parler davantage ici.

Quant au culte particulier voué à Gide et à son œuvre par les éditions Gallimard, sous prétexte que le célèbre écrivain en a été un des principaux fondateurs, nous sommes positivement émerveillés par cette révélation. Mais l'argument ne nous impressionne pas. Jésus aussi à fondé le christianisme, et tout seul encore !

P.N.-P.A.

Voici le témoignage d'une enseignante française de plus de trente ans, où l'on découvre les ravages d'une censure insidieuse mais efficace.

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*  *

Le 7 mars 1980

Cher Monsieur,
Chère Madame,

J'ai trouvé hier soir, en rentrant chez moi, votre revue de janvier-février 80.

Je l'ai aussitôt parcourue avidement. Et voilà que je [PAGE 65] tombe sur vos démêlés avec Gallimard au sujet de « Voyage au Congo » d'André Gide, ouvrage qui ne doit pas être vide de contenu, vu que vous le réclamez à grands cris.

Au moins, vous, vous étiez miraculeusement au courant que l'ouvrage existait. Mais vous êtes l'exception.

Je n'en avais jamais entendu parler, ni au lycée, ni en Khâgne, ni en Sorbonne, pas plus que je ne l'ai jamais vu sur aucun rayonnage, en flânant dans les librairies. Il doit donc y avoir belle lurette que l'ouvrage se cache.

Je pense que mes maîtres, du Secondaire et du Supérieur, subissant la conspiration du silence, demeuraient tout aussi ignares que moi-même jusqu'à hier soir sur ce sujet.

Hé bien ! puisqu'il paraît que cet ouvrage de valeur est absent de la surface de la planète, pour une raison qui n'est pas donnée, je vais me permettre d'écrire à Gallimard en personne (en recommandé, avec accusé de réception) pour lui dire qu'à défaut de pouvoir acheter en librairie cet ouvrage capital pour l'un de mes prochains cours, il veuille me le faire adresser directement chez moi contre remboursement.

En effet, si les librairies se sont vidées de cette œuvre, les caves de Gallimard, elles, par un système de vases communicants, ont dû s'en remplir par récupération tous azimuts.

On ne me fera pas croire, même si les employés de cette maison continuent à mentir, que les caves ou les arrière-rayons de Gallimard, n'en contiennent pas des exemplaires qui se cachent.

Mais pour quelle raison Gallimard, qui n'a qu'un intérêt, celui de vendre, participe-t-il à la censure ?...

Si j'ai une réponse de Gallimard, je vous le dirai.

Si je n'en ai pas, je ré-attaquerai le bonhomme. Car, enfin, je veux lire « Voyage au Congo ». La réclame que vous faites de cet ouvrage, au travers de vos démêlés, met l'eau à la bouche, et j'ai hâte de me plonger là-dedans.

Mme PRIVAT


[1] Une note nous vient tout à coup à l'esprit : est-ce bien conforme à la déontologie éditoriale d'escamoter ainsi derrière une appellation banalisante un titre percutant en son temps et qui est resté un symbole sinon tout un programme?