© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 23-30



LA VOIE VERS L'INDÉPENDANCE DU ZIMBABWE

I - QUELQUES RAPPELS HISTORIQUES

Niyi Osundare

Avec la victoire récente et stupéfiante de Robert Mugabe aux élections au Zimbabwe la voie vers l'indépendance de la dernière et de la plus intraitable colonie anglaise est maintenant dégagée. C'est un chemin toutefois qui, au long des années, a été jalonné de trahisons, de promesses rompues et d'intransigeance aveugle. C'est une route au sol imprégné de sang, au fur et à mesure que les protestations des Noirs se sont muées en lutte armée et où les balles ont cherché à arracher de force ce que les bulletins de vote ne permettaient pas d'obtenir. C'est une voie qui a commencé avec les visions étroites et impérialistes de John Cecil Rhodes pour s'achever avec la naissance légitime du Zimbabwe.

Qui était cependant ce Rhodes dont le nom et l'héritage ont tenu tant de place dans l'histoire de l'Afrique coloniale ? Cecil Rhodes naquit en Angleterre, en 1853, à Bishops Stortford, dans le Hertfordshire. Etudiant falot, qui eut souvent à lutter avec une santé chancelante, il croyait fermement en la supériorité de la race anglo-saxonne, et tous ses efforts tendirent à favoriser ce qu'il regardait comme la domination innée de cette race sur lie reste du monde. Son premier séjour en Afrique remonte à 1869, quand il y vint pour se remettre d'une attaque de tuberculose. Il s'établit au Natal et [PAGE 24] commença à s'intéresser à l'exploitation minière; peu après, il fonda la Société Sud Africaine Rhodes qui, dans un premier temps, était surtout concernée par les mines (en particulier les mines de diamant de Kimberley). Sa société devint de plus en plus puissante, assimilant d'autres firmes de moindre importance, et, en 1889, obtint de la Grande-Bretagne un privilège royal.

Comme c'est fréquemment le cas pour ces compagnies à charte (les opérations de la Compagnie Royale du Niger en sont la preuve au Nigéria de nos jours), Cecil Rhodes sentit son autorité renforcée par le privilège qui lui était accordé et devint avide d'acquérir plus de territoires. Sa compagnie s'assura la contrôle de la zone qui devint plus tard, en 1893, la Rhodésie du Sud et étendit son occupation vers le nord, au-delà du Zambèze. Son ambition était de réunir par une voie ferroviaire Le Cap au Caire, apportant ainsi à la Grande-Bretagne une part substantielle de territoires au cœur de l'Afrique. Cette ambition de Rhodes ne représentait qu'un aspect des vastes desseins des pays européens vis-à-vis de l'Afrique, dans ces années de lutte acharnée, quand des monarques et des politiciens européens, ayant sous les yeux une carte de l'Afrique aux vagues contours, découpèrent un continent entier en sphères d'intérêts, sans aucune considération pour ses habitants.

Rhodes croyait fortement à la toute-puissance de l'argent comme piédestal vers le pouvoir politique. Il était convaincu que la Grande-Bretagne devait conquérir et piller d'autres parties du monde, particulièrement l'Afrique, pour garantir la stabilité de son gouvernement et l'enrichissement de son peuple. Sa croyance dans le pouvoir impressionnant de l'argent porta ses fruits. En raison principalement de l'influence économique de sa compagnie, Rhodes s'affirma comme une force politique déterminante en Afrique du Sud, dont il devint le Premier ministre en 1890. Ayant perdu ce poste en 1896, il gagna alors la Rhodésie du Sud. Ses tentatives pour subjuguer les Africains de cette région engendrèrent, contre les envahisseurs blancs, une série de guerres menées par les Ndebele et les Shona. Comme dans d'autres régions de l'Afrique, la résistance africaine fut brisée par la supériorité de l'armement utilisé par Rhodes, et ce dernier inaugura un système brutal de répression qu'il faudra la plus grande partie d'un demi-siècle pour démanteler, un système qui progressivement a dépossédé les Africains de leurs [PAGE 25] terres et de leur dignité, et qui les a réduits à vendre leur force de travail pour la culture du tabac et l'exploitation des richesses du sous-sol rhodésien.

A la suite de Rhodes, les colons blancs consolidèrent leur emprise sur la Rhodésie. En 1923, la Grande-Bretagne leur accorda l'autonomie interne, leur permettant ainsi d'avoir leur propre gouvernement, avec un Premier ministre à la tête d'un Conseil des ministres, et d'organiser leur propre défense. Un parlement de 30 membres, tous blancs, fut formé. En 1930, un décret sur le Partage des Terres fut adopté par le parlement rhodésien avec l'approbation du gouvernement britannique; ce décret privait les Africains de la plus grande partie de leurs terres. Toutes les zones fertiles furent attribuées aux Blancs, tandis que les Africains se trouvaient littéralement exilés sur les bordures arides de leur propre pays.

Pour faciliter le contrôle sur ses colonies, le gouvernement britannique encouragea, en 1953, ses trois protectorats, la Rhodésie du Sud, la Rhodésie du Nord et le Nyassaland à former une fédération qui prit alors le nom de Fédération de l'Afrique Centrale; celle-ci éclata en 1963, quand la Rhodésie du Nord (actuellement la Zambie) et le Nyassaland (actuellement le Malawi) devinrent indépendants en 1964. La Rhodésie du Sud restait ainsi le seul dominion britannique en Afrique. Soutenue sur le plan économique par l'Afrique du Sud, bastion de l'apartheid, et encouragée sur le plan idéologique par le régime fasciste portugais qui régnait alors sur le Mozambique et l'Angola, la Rhodésie se distingua comme un paradis aux multiples privilèges pour les Blancs et un enfer pavé de souffrances pour les Noirs.

Comme nous le disions précédemment, la plus grande partie des terres fertiles était sous le contrôle des Blancs, dans un pays où l'agriculture représente un cinquième du revenu national. Les mines, autre pilier de l'économie, étaient aux mains des industriels rhodésiens et des multinationales Occidentales. Sur le plan social, la Rhodésie instaura une sorte de ségrégation : les Blancs accaparèrent toutes les zones résidentielles agréables où furent érigés des appartements confortables, entourés de pelouses spacieuses; quant aux Noirs, ils durent s'entasser dans des bidonvilles insalubres dans des zones réservées. Les enfants blancs fréquentèrent les meilleures écoles et reçurent la meilleure éducation. accroissant ainsi leurs chances d'accéder à une meilleure [PAGE 26] qualification professionnelle. Sur le plan politique, le Parlement était dominé par la minorité blanche qui fabriqua de toutes pièces des lois répressives contre la majorité noire.

C'est dans le but de résister à ces mesures oppressives et d'obtenir gain de cause par des voies légales, que les Noirs commencèrent à former des partis politiques. Le premier fut celui de Joshua Nkomo : l'African National Congress (ANC) créé en 1957; deux ans plus tard, l'ANC fut interdit et ses dirigeants arrêtés (Nkomo évita la prison, car il se trouvait à l'extérieur au moment des arrestations). Un nouveau parti politique, le National Democratic Party (NDP) vit le jour en 1960, et, en octobre de cette même année, Nkomo en devint le président. De nouveau, en 1961, l'interdiction frappa le NDP. En l'espace d'une semaine après cette interdiction, les dirigeants noirs organisèrent un autre parti, le Zimbabwe African People's Union (ZAPU) dont Nkomo fut élu président.

Pendant ce temps, les réactions des Blancs face aux activités politiques des Noirs, se firent de plus en plus hostiles. En proie à la peur d'une mobilisation des Noirs qui menaçait leurs privilèges, les Rhodésiens blancs redéfinirent leur stratégie politique. En 1962, d'anciens membres du Parti du Dominion, parti politique ultra-conservateur composé de Blancs et partisan de la suprématie blanche, formèrent le Front Rhodésien avec à sa tête Winston Field. Le but principal de ce parti était de maintenir la domination blanche et de saper les aspirations des Noirs.

Mais c'était oublier, de la part des Blancs, que l'étincelle politique surgie au sein des Noirs ne pouvait être éteinte par des mesures répressives. Août 1963 vit la création du Zimbabwe African National Union (ZANU) dont le révérend Ndabaningi Sithole fut élu président et Robert Mugabe secrétaire général.

C'est en 1964 cependant que se produisit un tournant important dans l'histoire politique du Zimbabwe. En avril de cette même année, Ian Smith (qui avait précédemment succédé à Wiston Field à la tête du Front Rhodésien) devint Premier ministre. Smith, un homme retors et un raciste né, jura de tout faire pour assurer la domination blanche en Rhodésie. Quatre mois après sa prise de fonction, il interdit le ZAPU et le ZANU, et en novembre 1965, il se libéra de la Grande-Bretagne en lançant à la face du monde sa [PAGE 27] Déclaration Unilatérale d'Indépendance (Unilateral Declaration of Independance – UDI).

L'UDI engendra une série de discussions, de conférences et de négociations, dont aucune ne réussit à ramener à l'ordre la colonie rebelle. En 1967, Harold Wilson, alors Premier ministre anglais, rencontra Smith à bord du croiseur « Sans Peur » mais la négociation, tout comme celle qui avait pris place deux ans plus tôt à bord du « Tigre », échoua, car Smith ne put être persuadé d'accepter le principe d'un gouvernement fondé sur la majorité. Ces négociations turent suivies en 1971 par l'accord constitutionnel mis au point par Alec Douglas Home, et par la Commission Royale présidée par Mr. Pearce, chargée de superviser la mise en pratique des propositions formulées dans cet accord. Toutes ces négociations échouèrent lamentablement.

Confrontés aux atermoiements britanniques et à l'intransigeance de Smith, les nationalistes noirs n'avaient d'autre choix que le recours à la lutte armée. Dès 1966, la ZANU s'était déjà engagée dans une lutte ouverte avec les forces armées de Smith, mais au fur et à mesure que les tentatives de résolution pacifique du conflit échouèrent, les combats s'intensifièrent et débordèrent les frontières rhodésiennes. Cette lutte armée reçut l'aide volontaire des Etats de première ligne tels que la Zambie, la Tanzanie, le Mozambique et le Botswana qui fournirent leur assistance, en dépit des dommages que cet engagement causa à leurs économies respectives.

La victoire sur l'impérialisme portugais du Mozambique et de l'Angola en 1975, non seulement élargit le cercle des amis des nationalistes zimbabwéens, mais aussi donna une impulsion morale inégalée à la lutte des Noirs, tout en constituant une défaite psychologique sévère pour les forces d'oppression raciste en Afrique du Sud. Peu après avoir rejeté le joug portugais, le FRELIMO, sous la direction de Samora Machel, ouvrit les frontières du Mozambique à l'Armée Africaine de Libération Nationale du Zimbabwé (ZAMLA) de Robert Mugabe – branche armée de la ZANU. Pendant une longue période, la ZANU mena une guérilla intensive et bien organisée contre les forces rhodésiennes. Et quand, en 1976, à la suite de la Déclaration de Maputo, la ZANU de Mugabe s'allia à la ZAPU de J. Nkomo (basé en Zambie) pour former le Front Patriotique, la ZANU promarxiste et la ZAPU plus modérée purent alors livrer des [PAGE 28] combats communs jusqu'aux portes des racistes rhodésiens. Au fur et à mesure que le temps passait, la guérilla s'ntensifiait et, en dépit du soutien financier et militaire de l'Afrique du Sud, le régime de Salisbury commença à trembler sur ses bases. Pour la première fois, le moral des Rhodésiens blancs s'effrita, et même une brèche fut faite à l'intransigeance caractérisée de Ian Smith. Devant le spectacle de leur sécurité, jadis considérée comme inviolable, menacée, les Blancs commencèrent à émigrer par milliers. Pour soutenir l'effort de guerre, les jeunes Rhodésiens furent incorporés dans l'armée, pendant que les réservistes étaient rappelés pour reprendre du service. Malgré tout cela, les guérilleros semblaient marquer des points : ils étaient habités d'une forte conviction morale, et partout où ils passaient, ils étaient les messagers de la majorité noire dépossédée du Zimbabwé. Ils devinrent maîtres de l'intérieur du pays, et de là firent de constantes incursions dans les principales villes de Rhodésie. Face à cette situation, la minorité blanche de Smith parut décidée une fois de plus à négocier.

La Conférence de Genève de 1976, sous l'égide des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, offrit une nouvelle chance d'une solution pacifique. Les propositions anglo-américaines issues de cette conférence suggéraient, entre autres, des élections générales sur la base de » une voix par personne »; c'était une mesure destinée à conduire la Rhodésie, à brève échéance, vers un régime qui serait l'expression de la majorité.

Evidemment, Ian Smith et sa clique n'étaient pas en faveur du projet anglo-américain, et ils recoururent à une manœuvre qui leur avait été suggérée peu auparavant par le secrétaire d'Etat américain, Henry Kissinger : il s'agissait pour Ian Smith de passer un marché avec les leaders noirs «modérés», pour prévenir une victoire des nationalistes « radicaux ». Smith trouva des complices dociles en la personne d'Abel Muzorewa, un pasteur méthodiste devenu politicien, et leader de l'United African National Council; il eut aussi recours à Ndabaninigi Sithole autrefois dirigeant progressiste de la ZANU, et à Jeremiah Chirau, un outsider politique destiné à donner une coloration « tribale » à l'échiquier de Smith. Tous les quatre se succédèrent dans l'élaboration de ce qu'ils appelèrent le Règlement Interne de la crise rhodésienne. Ils mirent au point une constitution prévoyant un parlement de 100 sièges, dont 28 étaient réservés aux Blancs, [PAGE 29] bien qu'ils ne constituent qu'un septième de la population. Pour comble, la constitution donnait aux Blancs un droit de « veto », ce qui signifiait en clair que seuls les projets approuvés par les Blancs seraient acceptés. De plus, les Blancs conservaient tous leurs privilèges antérieurs, leurs positions imprenables dans les hautes sphères du pouvoir militaire, de la justice, de l'administration et de la vie économique. C'est dans ce contexte que Muzorewa devint Premier ministre en février 1979.

La nature hybride de la combinaison politique Smith-Muzorewa saute aux yeux, si l'on se réfère au nom qu'ils donnèrent au pays : Zimbabwé-Rhodésie. Dans le monde entier, les pays progressistes dénoncèrent la parodie d'élections qui avaient imposé une marionnette au peuple du Zimbabwé. Mais dans le monde occidental, particulièrement aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, les opinions divergeaient : les conservateurs étaient en faveur des élections et demandaient aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne de lever les sanctions contre la Rhodésie. Smith et Muzorewa entreprirent une tournée des Etats-Unis pour recueillir des voix en faveur de leur accord politique, mais ils ne réussirent pas à gagner le soutien général qu'ils escomptaient.

La victoire du gouvernement conservateur en Grande-Bretagne, avec Mme Margaret Thatcher comme Premier ministre, engendra des espoirs brillants à Salisbury. Mme Thatcher, bien connue pour ses positions de droite, avait mené sa campagne en promettant la reconnaissance du gouvernement de Salisbury et la levée des sanctions. Mais cette fanfaronnade fit fiasco en août 1979, à la Conférence du Commonwealth à Lusaka, quand les pays membres condamnèrent unanimement le régime de Muzorewa comme une imposture, et invitèrent la Grande-Bretagne à réunir une conférence regroupant toutes les parties intéressées, pour mettre au point de nouvelles propositions plus justes pour un régime fondé sur la majorité au Zimbabwé. La pression exercée sur la Grande-Bretagne par les pays membres du Commonwealth se trouva renforcée par la nationalisation par le gouvernement nigérian de la British Petroleum, décision qui causa beaucoup de problèmes et d'inquiétudes à la Grande-Bretagne.

La Conférence du Commonwealth à Lusaka fut ainsi à l'origine de la Conférence de Lancaster House où, pour la Première fois dans l'histoire, toutes les parties concernées [PAGE 30] par le conflit rhodésien furent mises en présence. Après des semaines de négociations serrées, entrecoupées de nombreuses menaces de ruptures, tous les participants aboutirent à l'élaboration d'une constitution dont l'objet était d'amener un véritable régime fondé sur la majorité au Zimbabwé. Un parlement de 100 sièges fut proposé, dont 20 seraient réservés aux Blancs. Les deux partis constituant le Front Patriotique reçurent l'assurance que la réinsertion de leurs troupes pourrait se faire (celles-ci devaient quitter leurs bases pour se réinstaller au Zimbabwé). Un gouverneur britannique devait être envoyé en Rhodésie pour assurer le contrôle des élections pour un gouvernement démocratique.

Peu après la Conférence de Lancaster, Lord Soames fut désigné comme gouverneur. Malgré sa tendance à favoriser Abel Muzorewa et le statu quo, tendance qui entraîna de vigoureuses protestations de la part de gouvernements africains, il parvint tout de même à assurer le contrôle d'élections regardées comme justes, même par les vaincus.

C'est sur une Afrique réjouie, mais surprise, que se leva l'aube du 4 mars : heureuse parce que le Front Patriotique avait gagné les élections, surprise par l'ampleur de cette victoire. Sur les 80 sièges réservés aux Noirs, la ZANU de R. Mugabe en remportait 57, 20 revenaient à la ZAPU de J. Nkomo, tandis que 3 malheureux sièges revenaient à Abel Muzorewa, l'homme qui, six mois auparavant, se présentait fièrement comme le Premier Ministre d'un gouvernement à majorité noire à Salisbury.

Le chemin à été long depuis la « Rhodésie » jusqu'au Zimbabwé, en passant par la « Rhodésie-Zimbabwé ». La lutte pour l'indépendance du Zimbabwé a été ardente, inflexible et sanglante. Mais, grâce à elle, c'est un autre bastion de l'impérialisme, du fanatisme raciste et de l'oppression qui vient d'être abattu en Afrique. La leçon à tirer de la lutte du Zimbabwé, c'est que l'aspiration des hommes à la liberté et et à la justice ne saurait être supprimée : vous pouvez la faire taire pour un moment, mais vous ne pouvez pas l'étouffer; vous pouvez la dévoyer pour quelque temps, mais elle renaîtra, car elle ne peut être brisée.

Après le Zimbabwé, l'heure n'a-t-elle pas sonné pour la Namibie et l'Azanie ?

Niyi OSUNDARE,
Université d'Ibadan.
(traduit de l'anglais)