© Peuples Noirs Peuples Africains no. 15 (1980) 1-9



LES OPPOSITIONS AFRICAINES ET NOUS...

P.N.-P.A.

Nous avons toujours envisagé sans complaisance l'éventualité d'avoir à détourner notre énergie du combat anti-impérialiste et de la réhabilitation de l'homme noir pour nous enliser dans le marécage des chamailleries intestines où semblent s'être spécialisées certaines coteries africaines, plus férues de verbiage psittaciste simili-marxiste que de réalisation. Mais il va de soi que, quand nous devenons la cible des cracheurs de boue, nous nous devons de leur répondre, ne serait-ce que pour informer exactement les jeunes intellectuels et militants africains trop vulnérables à un certain discours, leur révéler la personnalité réelle et les intentions de ceux qui les abusent sans vergogne, et procéder à une formulation renouvelée de notre propre éthique.

Comme nous l'avons expliqué dans le no 1 de Peuples Noirs-Peuples africains, un manifeste de 32 pages, ce qui nous a persuadés de créer cette revue, c'est le spectacle de triomphalisme idéologique qu'offrait quotidiennement le néocolonialisme, maître unique et incontesté du terrain africain, dispensant avec une autorité impérieuse des analyses truquées, des commentaires tendancieux, des mots d'ordre qui ne rencontraient aucune réplique. Quelle situation plus humiliante que celle-là pour une intelligentsia se disant le porte-parole [PAGE 2] de peuples qui, à grand fracas, venaient, croyait-on, d'accéder à la souveraineté politique. Pourtant, les intellectuels noirs, qui auraient eu les moyens de se rebeller, s'en étaient apparemment accommodés. On peut en dire autant des leaders et des partis progressistes.

Quel intellectuel noir influent, quel parti ou leader progressiste a jamais solennellement condamné la scandaleuse propension des médias français à calomnier les Africains ?

Qui avez-vous vu interpeller le grand journal français « Le Monde », ce temple de la tartuferie, quand il s'est acharné pendant une semaine de mensonges révoltants, fin 1970 début 1971, à déformer le procès intenté par le tyran francophile Ahmadou Ahidjo à Ernest Ouandié et à Mgr Ndongmo ? Qui n'a été stupéfié par le vide absolu de nos troupes, l'absence de nos généraux sur un front pourtant déterminant de la grande bataille que nous prétendions mener pour l'émancipation de l'Afrique ? Si dérisoires que soient nos moyens, comment espérer favoriser notre victoire en renonçant à exercer sur l'opinion la pression incessante d'une information progressiste africaine, en abandonnant délibérément à l'ennemi le monopole d'une arme aussi décisive ?

A la base seule, c'est-à-dire parmi les travailleurs syndiqués demeurés sur place ou émigrés en Occident, parmi les jeunes lycéens des villes, parmi les étudiants des universités africaines ou étrangères, les poings et les mâchoires se crispaient de colère, de honte et de dégoût devant la marée de déjections précipitées sur notre continent et nos peuples par le plus vil troupeau de scribes corrompus qui ait jamais existé, les journalistes européens spécialistes de l'Afrique.

Combien ont amèrement regretté de ne pouvoir disposer des colonnes d'une publication pour exposer les vraies raisons et les premiers responsables de la mort d'un Patrice Lumumba, d'un Amilcar Cabral ou d'un Mehdi Ben Barka ? Combien auraient souhaité avoir la parole pour dire la misère de leur village pressuré sans scrupule par les agents d'une dictature implacable là-bas, mais encensée ici par la presse de gauche ?

Nous nous sommes donc peu à peu convaincus que les générations futures jugeraient leurs aînés avec la dernière sévérité si, à défaut de mener victorieusement la révolution qui aurait débarrassé l'Afrique de tous ses Bokassas, nous [PAGE 3] nous révélions même incapables de créer une publication combative.

D'autres avaient plus d'expérience que nous; d'autres plus d'argent; d'autres plus de prestige; d'autres des positions sociales plus inexpugnables. C'est cependant nous qui nous somme sacrifiés dans l'aventure d'une revue bimestrielle, africaine et indépendante, aujourd'hui notre calvaire quotidien, mais aussi un pari exaltant, que nous sommes assurés maintenant de tenir de longues années encore, à moins d'un accident brutal qu'il ne faut jamais exclure, quand on a déclaré la guerre à l'injustice alliée à l'hypocrisie.

C'est le moment que choisissent pour baver sur nous certains groupuscules africains, professionnels de la calomnie sournoise et de l'agitation stérile, et apparemment plus aptes aux assauts fratricides, cancer des mouvements révolutionnaires noirs, qu'aux hostilités contre les oppresseurs

Il devrait être clair pour tous les hommes de bonne volonté que, à la revue, nous ne sommes pas des ratés cherchant à tout prix une compensation dans l'exercice du pouvoir, contrairement à tant de phraseurs professionnels, mais d'authentiques autant que modestes militants, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui sacrifient jusqu'à l'équilibre de leur vie de famille, sans même parler de leur profession, au service d'une cause dont ils n'attendent rien, ayant épuisé pour leur part les satisfactions de l'orgueil et, dans une certaine mesure, de la réussite bourgeoise.

En ce moment, des chuchotements venus de certaines factions « progressistes » africaines en exil, prétextant notre participation à la Fête de Lutte Ouvrière les 24, 25 et 26 mai à Mériel-Villiers-Adam, nous accusent d'être l'otage de l'extrême-gauche française. Ce n'est là qu'un très petit exemple de la déloyauté et de la malveillance systématique de certains groupuscules évidemment résolus à faire flèche de tout bois pour discréditer, si faire se peut, quiconque leur est désigné comme un rival virtuel par leurs fantasmes.

Nous déclarons donc fermement et solennellement que nous demeurons un périodique indépendant au service exclusif des peuples africains, qui n'est l'otage de personne, parce qu'il n'est financé et ne sera jamais financé que par nous-mêmes, c'est-à-dire par les deux éditeurs dont les apports constituent l'unique capital de l'entreprise, comme nous sommes à même de le prouver à tout moment, documents comptables à l'appui. [PAGE 4]

Précisons encore que nous participons à la Fête de Lutte Ouvrière depuis 1978, c'est-à-dire depuis notre naissance, et que nous n'entretenons aucun lien particulier avec l'organisation trotskiste, comme d'ailleurs à peu près 99 % des groupes et organisations qui se rendent chaque année à Mériel-Villiers-Adam.

Quant à notre directeur, c'est en 1977 que, rendu célèbre comme auteur brutalement censuré par le pouvoir giscardien, il fut pour la première fois invité à la Fête de Lutte Ouvrière pour animer un forum ayant pour thème les luttes progressistes en Afrique noire. A cette occasion, et pour la première et unique fois, il put serrer la main à Arlette Laguiller, militante internationaliste pour laquelle il éprouve une admiration personnelle, certes, mais justifiée à tous égards.

Mais voici qui est particulièrement utile à savoir, nous estimons, contrairement à certaines factions africaines dont la réserve n'est certainement pas spontanée, qu'il n'y a rigoureusement aucune raison, hors une dépendance honteuse à l'égard des diverses Mecques du « socialisme », pour que les militants africains s'abstiennent de nouer des liens de camaraderie fraternelle avec les mouvements d'extrême-gauche français.

Pour ce qui nous concerne en tout cas, nos échanges avec nos camarades de l'extrême-gauche française, au demeurant trop rares à notre gré, se sont toujours faits sur un pied de stricte égalité, pour cette raison très simple que nous n'attendons d'eux ni une leçon de marxisme ni un soutien financier.

On ne saurait en dire autant de tel groupuscule africain qui n'a cessé, depuis une dizaine d'années, de mendier la reconnaissance d'un important parti des travailleurs français. Sans aucun résultat, comme chacun devine. Il ne s'agit pas seulement d'une rumeur; nous sommes en mesure, et pour cause ! d'indiquer le rythme des visites du groupuscule au siège du parti de gauche français et même le numéro du bureau où il est régulièrement reçu, ainsi que le nom du responsable, chargé des relations avec les progressistes africains, qui l'accueille. Nous n'en dirons pas davantage cette fois; nous ne souhaitons pas la mort du pécheur, mais son repentir.

Mais si tel minable quarteron de staliniens tropicaux [PAGE 5] cherche la bagarre avec nous, il doit savoir sans équivoque qu'il l'aura[1].

Ni en matière de marxisme ni en quelque autre domaine que ce soit, personne ne peut légitimement prétendre détenir la vérité absolue et définitive : c'est un truisme qu'on ne répète jamais trop. S'il est vrai que les hommes sont condamnés à une marche tâtonnante et solidaire vers cette vague lueur qui brouille l'horizon, mais qui ne blanchira jamais au point d'être aussi aveuglante que l'éclat du jour, nous n'accepterons pas que l'on impose des interprétations toutes faites ou un discours venu d'ailleurs à Peuples Noirs-Peuples Africains.

Bénéficiant pour une fois du rare privilège d'une expérience unique de l'oppression et de la déshumanisation, les Noirs nous semblent parfaitement fondés à vouloir participer au commentaire, à l'exégèse et à la paraphrase des grands systèmes philosophiques qui se donnent pour des idéologies [PAGE 6] libératrices – sans préjudice de leur propre créativité en ce domaine.

Mais on ne fait de véritable théorie qu'avec les matériaux de son propre vécu, à moins de se condamner à construire dans le vide et, en définitive, à répéter niaisement ce que d'autres ont dit, attitude confortable où se réfugient trop souvent malheureusement les militants et les intellectuels africains, épouvantés à l'idée de penser par eux-mêmes et trop heureux de se défaire de ce fardeau en s'installant dans la paresse de la reproduction routinière.

C'est pourquoi Peuples Noirs-Peuples Africains persiste à juger que toutes les voix africaines méritent de se faire entendre, à condition qu'elles soient authentiques, c'est-à-dire qu'elles ne se bornent pas à être l'écho de paroles de maîtres extérieurs.

On nous dira : « Quel est donc le critère ? »

Il est on ne peut plus simple : si un Noir dit ou laisse entendre d'une façon ou d'une autre qu'il ne souhaite pas sa libération ou qu'il s'en désintéresse – cela existe – eh bien, c'est un homme aliéné dont la voix ne saurait être authentique. Un esclave heureux est un débile, un pervers ou un mort. Ne disposant pas de son libre arbitre, il n'est pas maître de sa parole. C'est un zombie, une mécanique sans âme.

On nous dira encore : « Et la négritude senghorienne que vous récusez, n'exalte-t-elle pas la libération du nègre ? »

C'est ce qu'elle proclame dans ses incantations, c'est-à-dire dans la théorie, dans la pratique, elle fait le jeu des oppresseurs et s'abandonne aux caresses du néo-colonialisme.

L'exaltation de traditions réactionnaires, le culte morbide des valeurs passéistes débouchent fatalement, en Afrique comme ailleurs, sur l'alliance avec l'oppression des multinationales pour exclure les masses noires du champ de l'initiative et de la participation au pouvoir en les rejetant dans la famine, la misère et le silence.

Sans la voix des masses paysannes, où est l'authenticité de la parole africaine ?

Le pluralisme dans une perspective progressiste (nous n'osons dire révolutionnaire, le mot n'ayant été que trop galvaudé), voilà la seule philosophie que Peuples Noirs-Peuples Africains propose à ceux de nos amis qui se plaignent [PAGE 7] que la lecture de nos articles ne leur permette pas de saisir le projet collectif de la revue.

En fait, nous nous refusons la commodité des professions de foi de chapelle : marxisme-léninisme, maoïsme, trotskisme, socialisme « africain », car de telles proclamations dispensent habituellement d'examiner le contenu réel d'une publication et davantage la pratique de ceux qui la font au jour le jour.

Il n'existe pas d'autorité ayant mission d'authentifier les étiquettes idéologiques. Alors comment l'auto-étiquetage d'une publication ne serait-il par trop tentant pour les auteurs dont il encourage le verbalisme creux, puisqu'il n'y aurait plus besoin de faire un effort pour se faire comprendre ? Comment ne serait-il pas trop rassurant pour le lecteur paresseux, enfin justifié dans son abdication ?

Si le lecteur s'est donné la peine de suivre l'orientation de notre travail, numéro après numéro, notre projet doit lui paraître clair et sans ambiguïté. Nous nous battons pour que tous les êtres humains, et les Noirs en particulier, puissent prendre possession du seul instrument donné à l'homme pour conquérir et entretenir sa liberté, à savoir penser sa vie, penser le monde en se débarrassant chaque jour, à nouveau, de tout ce qui vient inciter perpétuellement à ne pas penser : les conditionnements des catéchismes, des propagandes, des corruptions, des tyrannies charismatiques...

Puisqu'on aime les étiquettes, nous appellerions volontiers cela la révolution permanente, c'est-à-dire le refus absolu de sacraliser quoi que ce soit ou qui que ce soit, Dieu, culture, nation, parti, classe, individu, art, etc. Nous n'avons pas la naïveté de croire que nous pouvons nous débarrasser, le temps de le dire, de ces catégories, mais nous pouvons mettre à distance tous ces mots au nom desquels on tue la pensée.

Comme la revue l'a souvent dit, si nous autres, Noirs, en sommes là aujourd'hui, ce n'est nullement faute de nous être laissé embrigader sous des étiquettes. Observez bien la planète : vous ne voyez que Noirs chrétiens, Noirs marxistes scientifiques, Noirs libéraux, Noirs capitalistes, Noirs socialistes africains. Et pourtant ces étiquettes ont-elle jamais fait obstacle à la poursuite de l'exploitation et, dans certains pays, de l'esclavage des Noirs ?

En revanche, dès que les Noirs ont eu le courage, comme récemment au Zimbabwé, d'élaborer eux-mêmes la théorie de leur libération, loin des étiquettes mais sans pourtant dédaigner [PAGE 8] l'appoint de l'expérience d'autres peuples, elle n'a pas tardé à se traduire concrètement par une victoire retentissante.

Un dernier point : nous ne pouvons accepter de servir de caisse de résonance à la propagande des mouvements politiques africains en exil ou demeurés sur place, fussent-ils de masse ou progressistes. Chacun peut aisément imaginer au moins une de nos raisons : la revue serait bien vite réduite en tableau d'affichage.

Certes, il nous est arrivé et il nous arrivera encore de publier la déclaration d'un leader ou d'un mouvement d'opposition révolutionnaire d'un pays africain en proie à une crise dramatique : ce fut le cas récemment du Centrafrique d'abord, puis du Mali. Notre souci était alors, en alertant l'opinion internationale, de soustraire des leaders, des militants et même des catégories entières de la population à la rage répressive d'une dictature aux abois, parfois même à la menace d'une extermination physique.

Mais il n'est pas question de publier des prises de position tonitruantes sans rapport avec le cours des événements sur place ni avec la situation sur le terrain.

En revanche, que des leaders ou des militants, collectivement ou individuellement, nous adressent, après les avoir signés de leurs noms ou de leurs pseudonymes accompagnés ou non de leurs titres, des études, des récits, des témoignages vécus, nous ne demandons pas mieux, comme c'est notre fonction au demeurant, que de les offrir à nos lecteurs.

Nous offrons plus loin à nos amis et lecteurs, comme bilan de nos trente mois de parution, la série chronologique des sommaires des quatorze numéros publiés jusqu'ici par Peuples Noirs-Peuples Africains.

Nous sommes surtout fiers de l'évidence de régularité et de verdeur prometteuse de longévité qui se dégage spontanément d'un tel tableau. C'est une performance dont ne s'était jamais approchée jusqu'ici aucune autre publication noire francophone de même combativité et surtout de même indépendance idéologique, au milieu d'un environnement politico-culturel qui ne fut jamais aussi hostile aux Noirs.

Répétons que tout cela s'est accompli sans aucune subvention d'aucune sorte, sans autre source de financement que les modestes ressources d'un couple qui sacrifie à la revue une fraction considérable de son revenu. Combien de gens [PAGE 9] peuvent fournir un témoignage aussi concret (et non pas seulement verbal) d'engagement aux côtés des opprimés ?

Aussi nos amis doivent-ils se persuader qu'il est temps que la viabilité de la publication repose enfin sur des bases plus assurées, moins personnelles, et plus particulièrement sur leur concours de plus en plus actif, lequel doit se concrétiser d'abord par un afflux d'abonnements plus conséquent.

P.N.-P.A.


[1] Ainsi Mongo Beti tient à signaler que, s'il s'est séparé du C.D.A.P.P.C. (Comité pour Défendre et Assister les Prisonniers Politiques au Cameroun), dont il était le président ce n'est pas de façon brusque et incompréhensible comme le chuchotent de bouche à oreille les dirigeants de cette organisation, mais bien au terme d'un long conflit avec l'ex-secrétaire général, aujourd'hui président du C.D.A.P.P.C. Un élément au moins de ce conflit concernait la revue Peuples Noirs-Peuples Africains nous pouvons donc l'exposer ici afin que l'affaire soit bien claire. En préparant le numéro double 7-8 (janvier-février/mars-avril 1979) centré sur les silences d'Amesty International sur l'Afrique francophone, nous avons eu besoin de documents, propriété du C.D.A.P.P.C. mais entreposés chez le secrétaire général. Or ce dernier, pour des raisons que nous ignorons, se refusa obstinément à nous communiquer ces documents sur lesquels Mongo Beti, qui n'avait ménagé ni son temps ni son argent au service du C.D.A.P.P.C., estimait avoir des droits légitimes.

En fallait-il davantage pour être fondé à quitter une organisation qui voulait bien utiliser le nom de Mongo Beti, mais refusait ses initiatives ? Aux hommes de l'appareil le droit de décider, le plus souvent arbitrairement, aux autres l'obéissance aveugle, telle est la tare incurable de nos mouvements « révolutionnaires ». Mongo Beti n'a pas voulu jouer les potiches plus longtemps. Ce n'est qu'un aspect d'une affaire mineure, certes, mais dont la version répandue insidieusement par les dirigeants du C.D.A.P.P.C. en dit long sur leurs méthodes.