© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 133-157



LA CHAINE ET LA TRAME (suite)

ACTE II

Femi OSOFISAN

Plus tard dans la soirée. Dans le salon dont s'échappent, particulièrement quand le vent fait battre la porte, des éclats de rire et le bruit des réjouissances, la fête bat son plein. Quelqu'un, qui se révélera plus tard être Leje, entre en tâtonnant dans l'obscurité. Puis, trouvant l'interrupteur, il allume brusquement la lumière. Nous sommes dans une petite pièce, attenante au salon : sur le sol, il y a des tonneaux dépareillés, des cartons, ainsi que tout un lot de bric-à-brac. Tout cela n'est pas souvent utilisé. Leje fouille un peu partout, jusqu'à ce qu'il trouve quelque chose sous une bûche : un tonneau en fer rempli jusqu'au bord de bouteilles et de blocs de glace. Sa face s'éclaire tandis qu'il enlève la bûche, se saisit dune bouteille qu'il décapsule avec les dents. Puis il se dirige vers la porte et appelle :

LEJE : Viens, Mokan. C'est ici la Terre Promise.

MOKAN (il entre et siffle quand il voit les bouteilles) : Tu les as trouvées ! (Les deux hommes doivent paraître, mais sans trop d'exagération, déjà légèrement éméchés.) [PAGE 134]

LEJE : Sers-toi.

MOKAN (en servant) : Je savais que tu réussirais. Tu entres dans une maison, et le premier endroit que tu découvres, c'est celui où on garde la bière; même s'il y a des murs de ciment tout autour !

LEJE : C'est grâce à mon sixième sens. Je n'y suis pour rien. J'ai acquis un sixième sens fort pieux, qui m'empêche de briser un des saints commandements de Dieu.

MOKAN : Que diable cela a-t-il à faire ici ?

LEJE : Le treizième commandement révélé à Moïse : Assoiffé jamais ne seras !

MOKAN : Tiens, je croyais que dans la Bible il n'y en avait que dix.

LEJE : Ça c'est de l'histoire ancienne. Quand Moïse savait à peine lire. Dans quel monde as-tu vécu depuis lors ?

MOKAN : Je n'étais pas encore né, je suppose. En tout cas, ton sixième sens me semble faire des heures supplémentaires : ce tonneau est plein jusqu'au bord.

LEJE : Ne t'ai-je pas annoncé que c'était la Terre Promise. Mais, pour l'atteindre, il faut avoir le cœur pur. Il y a encore bien du chemin à parcourir, mon vieux, et en attendant, bois, bois donc...

MOKAN (sifflant de nouveau) : Tu ne veux pas dire... ?

LEJE : Si. Ce devrait être passé en proverbe : que l'on donne à celui qui est ivre encore plus de gnole. Laissons-les danser tout leur saoul, là à l'intérieur. Nous avons des choses plus importantes à faire.

MOKAN : Tu as raison. C'est surprenant que ton cerveau commence à fonctionner dès qu'il y a de quoi picoler.

LEJE : Quant au tien, il ne travaille pas du tout, même avec de la gnole. (Volontairement malicieux) : C'est bien ta dulcinée qui demain convole en justes noces ? Et avec un autre homme !

MOKAN : Et alors ? Quand une maison s'écroule...

LEJE : On ne commence pas à peindre les murs. D'accord, mais ce n'est pas une raison pour te mêler à cette foule là-bas, en criant à tue-tête et en dansant grotesquement. On s'attendrait à ce que tu sois triste. [PAGE 135]

MOKAN : (doucement) : Le singe sue, Leje.

LEJE : Qu'est-ce que tu veux dire par-là ?

MOKAN : C'est seulement le poil sur son dos qui t'empêche de voir la sueur. Quelquefois, tu es si aveugle que tu ne vois même pas ce qui te crève les yeux.

LEJE : Tu as raison. La bouteille forme un écran.

MOKAN : Tu penses certainement qu'il serait plus digne de ma part de m'asseoir ici et de pleurer jusqu'à ce que le sommeil vienne.

LEJE : Qui parle de dormir ! Picole, mon vieux ! La seule manière de montrer ta colère vis-à-vis de ce qu'ils vont te faire demain, c'est de te soûler à mort à leurs frais. De cette façon, tu pèseras pour toujours sur leur conscience.

MOKAN : Ça, je ne sais pas trop. Et puis, rappelle-toi ce qu'elle a dit.

LEJE : Qui ?

MOKAN : Yajin.

LEJE : Et qu'est-ce que Yajin a dit ?

MOKAN : Elle a dit de ne pas...

LEJE (le coupant) : Je sais ce que Yajin a dit !

MOKAN : Alors, pourquoi...

LEJE : Laisse tomber.

MOKAN : Elle a dit...

LEJE : Laisse tomber, te dis-je ! C'est de la folie : comment peut-on imaginer que nous ne boirons pas ! Quand on enterre une vie de garçon !

MOKAN : Elle pensait à la pièce.

LEJE : Et alors quoi, cette pièce ?

MOKAN : Sa pièce

LEJE : Allez, ne t'occupe plus de cela.

MOKAN : Elle a l'air de beaucoup y tenir.

LEJE : Et moi je te répète de ne plus t'en occuper. Au nom du Père et de la Sainte Bouteille !

MOKAN : A ton avis, pourquoi Yajin veut-elle que nous jouions cette pièce ? Qu'est-ce que cela cache ? Pourquoi y tient-elle tant ?

LEJE : Mais, elle nous l'a expliqué ! Elle a dit...

MOKAN : Allons donc ! Ecoute, si les poils du singe empêchent de voir la sueur, cela ne veut pas dire que nous ne le sentirons pas. Ces gestes d'expiation ne pourront jamais...

LEJE : Expiation ! Mais à cause de quoi? [PAGE 136]

MOKAN : Tu verras. Mais comme tu n'es pas son agent d'assurances, tu n'as pas à t'en faire. Mais laisse-moi te dire...

LEJE : En voilà assez, mon vieux. Tu fais tourner la boisson à l'aigre. (Il s'arrête un instant) : Et tu disais que tu étais triste !

MOKAN : Bien sûr que je le suis ! (jetant un regard vers la porte) Ou plutôt, je crois que je le suis. Tiens, regarde-la danser. Je ne l'ai jamais vue aussi épanouie. Il doit y avoir quelque chose derrière cela.

LEJE : Allez, vas-y, brode là-dessus ! (Il le tire en arrière et rabat la porte) : Ne sois pas ridicule. Bien sûr que tu es triste. (Introduisant le goulot d'une bouteille dans sa bouche) : Tiens, bois ! Bois pour chasser ton chagrin.

MOKAN (buvant) : Ce n'est pas du jeu. Tu me prends toujours par mon point faible. Tu sais que la seule chose à laquelle je ne peux pas résister, c'est la tentation. Qui es-tu en train de citer ? Tu veux nous faire croire que tu as été à l'école ? Assieds-toi.

MOKAN (s'asseyant) : Bon, Jésus a bien succombé

LEJE (sortant de sa poche un jeu de cartes Whot) : J'ai là quelque chose qui t'aidera à supporter le pieux fardeau de la boisson. Tu as quelque chose pour écrire ?

MOKAN (se fouillant) : J'avais un crayon, là, quelque part (il le sort de ses cheveux), han-han, quelle guigne, la mine est cassée.

LEJE : Passe-le moi, j'ai de bonnes dents et approche ce carton. (Mokan traîne le carton entre lui et Leje et y dépose les cartes.)

LEJE : A toi l'honneur. Je tiens à laisser toutes les chances de ton côté, comme cela, quand tu vas perdre, tu ne vas pas commencer à te plaindre.

MOKAN : Et qui dit que je vais perdre ?

LEJE : Mon sixième sens.

MOKAN : Tu me fais rire. Tu ne sais pas que moi aussi j'en ai un.

LEJE : Je sais. C'est pourquoi tu as perdu ta femme.
(Ils commencent à jouer.) [PAGE 137]

MOKAN : Je ne vois pas le rapport

LEJE : C'est pourtant limpide. Tu as bien un sixième sens, mais il ne fonctionne pas. C'est pourquoi tu as perdu Yajin. CQFD...

MOKAN : Est-ce que ce sont tes affaires ?

LEJE : Joue donc. Est-ce que j'ai dit que ce sont mes affaires ?

MOKAN : Chaque fois que tu bois, tu deviens bavard. comme un tisserin qui s'agite en jacassant.

LEJE : Joue.
(Le son de la musique venant du salon augmente et couvre momentanément leur conversation.)

LEJE : Qu'est-ce que tu as dit ?

MOKAN : J'ai demandé des cercles.

LEJE : Tu sais que je ne sais pas perdre.

MOKAN : Joue.

LEJE (avec lenteur) : Je n'arrive pas à me concentrer. Il y a trop de bruit là-bas.

MOKAN : Allons donc.

LEJE : Je te dis que le bruit est...

MOKAN : Des cercles ! J'ai demandé des cercles.

LEJE : Comment veux-tu que je me concentre quand ils font tant de tapage ?

MOKAN : Bon, d'accord. Le vent a dû rouvrir la porte, je vais la fermer.
(Aussitôt qu'il s'est éloigné, Leje manipule les cartes.)

MOKAN (revenant) : Ça me dépasse toutefois : comment le bruit peut-il empêcher quelqu'un de jeter une simple carte ?

LEJE (savourant sa victoire certaine maintenant) : Si c'était un autre jeu, ça me serait égal. J'ai joué deux fois aux échecs, au stade, pendant un match de football. Notre club était opposé aux Lions, et j'étais ailier droit. Bon, en un rien de temps, les lions étaient devenus des lapins. Pendant qu'ils couraient en tous sens sur le terrain, en pleine panique, l'arbitre de touche m'a fait signe et nous avons commencé à jouer aux échecs sur le côté. Je me vois encore courant vite marquer un but contre les lapins, et revenant gagner la partie d'échecs. Voilà quel crac j'étais ! [PAGE 138]

MOKAN (pas du tout impressionné) : Des cercles. J'ai demandé des cercles !

LEJE : Ah, mince, je n'en ai pas !

MOKAN : Au marché alors, au lieu de raconter des histoires !

LEJE : Mais j'ai quelque chose de mieux. (Il jette une carte maîtresse.) Dernière carte. Et je veux des croix.

MOKAN : Tu as triché !

LEJE : Pas sur une croix. On ne peut pas tricher sur une croix.

MOKAN : Vraiment ?

LEJE : Non, les croix doivent toujours remplir leur fonction. Et leur unique fonction, c'est la crucifixion.

MOKAN : Il y a quelqu'un qui sera sûrement crucifié ce soir. Une autre partie ?

LEJE : Non, merci. Si tu vises le martyre, tu n'as pas choisi le bon bourreau. Je m'arrête toujours après une victoire, pour ne pas vexer mes amis.

MOKAN : Cette fois tu as peur que je ne me lève pas pour fermer la porte, hein?

LEJE : C'est à ta réputation que je pense. Tu peux te lever ou rester collé à ton siège; tu sais bien que je ne sais pas perdre.

MOKAN (battant les cartes) : Laisse-moi prendre le risque.

LEJE : D'accord, vas-y. A toi de faire. Ça va être ton enterrement. Mais ce ne sera pas faute de t'avoir prévenu.

MOKAN (donnant les cartes) : Merci bien. Seulement, dis-toi bien que ceux qui trichent, en fait, ignorent tout du jeu.

LEJE : Qui a triché ? Qu'est-ce que tu veux dire ?

MOKAN : Je veux dire qu'ils oublient toujours, qu'après la première, il y aura une seconde partie. Quel que soit le temps que ça prenne.

LEJE : Et alors ?

MOKAN : Alors rien. Idiot.

LEJE : La bravade évidemment ! Toujours cette tendance suicidaire et entêtée à vouloir te mesurer à tes supérieurs. le me demande pourquoi Yajin ne t'a pas choisi, au lieu de moi, pour tenir le rôle [PAGE 139] de Latoye. Je n'ai pas ta passion pour la mortification.

MOKAN : Mortification ?

LEJE : Ou pire encore. Latoye a payé de sa vie. Joue.

MOKAN : La mort peut être aussi une sorte d'apothéose. A toi.

LEJE : C'est cela que tu vises? Le déshonneur?

MOKAN : J'ai parlé d'apothéose. A toi de jouer. De plus, tu oublies que l'autre camp aussi peut perdre.

LEJE : Ah oui ? Une sacrée suffisance, voilà comment j'appelle ça. Joue. Latoye était... (Yajin pousse la porte brusquement et entre en appelant) :

YAJIN : Latoye ? Où est passé mon Latoye ?

LEJE (s'époussetant rapidement, en exagérant son air coupable) : Je suis là, je suis là, Madame le Metteur en scène !

YAJIN : Vous avez bu !

LEJE (jouant l'offensé) : Bu ! Tu entends cela, Mokan ?

MOKAN : Elle faisait allusion à ta réputation. Mais ne t'en fais pas, Yajin, nous étions seulement en train de répéter.

YAJIN : Répéter ?

MOKAN : Oui, nous étudions le texte...

LEJE : ...le rythme des mots...

MOKAN : l'envolée oratoire...

LEJE : ...la peinture des caractères...

MOKAN : ...la séduction des attitudes...

LEJE : ...le prestige des gestes...

MOKAN : ...Et la peste soit du metteur en scène !

YAJIN : Quoi ?

MOKAN : Rien, rien.

YAJIN : Vous aviez promis de rester sobres.

MOKAN : Nous avons tenu parole,

LEJE : Au nom du Père et de la Divine Bouteille !
(Entrent Sontri, Funlola, Bisi et Yetunde.)

SONTRI : Ah, tu les as trouvés.

YAJIN : Oui. Ils disent qu'ils étaient en train de répéter.

SONTRI : Apparemment, la mauvaise pièce, à en juger par le nombre des bouteilles.

MOKAN : Défends-toi, Leje ! Ta réputation est mise en cause.

FUNLOLA Et la vôtre ! [PAGE 140]

MOKAN : Leje peut en témoigner. Demandez-lui, il sait que j'ai résisté à la tentation.

FUNLOLA : Assez fortement pour y succomber

YAJIN : Tu peux toujours chercher des échappatoires, Mokan. Tous les deux, vous avez été pris la main dans le sac.

MOKAN : Nous protestons. Nous sommes en train d'être jugés par le sexe faible.

LEJE : C'est presque aussi grave que de la discrimination raciale.

SONTRI : Alors c'est moi qui serai votre juge.

MOKAN : Leje, nous sommes perdus !

FUNLOLA : Tu les vois se mettre à plat ventre ! Ayons pitié d'eux, Yajin.

YAJIN : Ils ne le méritent pas.

FUNLOLA : Donne-leur une dernière chance de se faire pardonner; demande-leur de réciter leur texte.

YAJIN : Bonne idée ! A présent, voyons le résultat de votre laborieuse répétition.

LEJE : A toi l'honneur, Mokan.

MOKAN : Jamais de la vie ! C'est toi qui es Latoye. C'est autour de toi que tourne toute la pièce.

LEJE : Bon mais je ne peux pas me mettre à parler en l'air comme cela, tout de même ? Il faut me donner la réplique.

FUNLOLA : Quel malin ! Bon, donnons-lui la réplique. Sontri, commençons.

SONTRI : Très bien, puisqu'il faut lui céder. Allons-y.

YAJIN : Une minute. Laissez-moi amener quelques musiciens.

FUNLOLA : Et aussi les costumes.

MOKAN : Les costumes ?

YAJIN : Mais oui, Funlola les a tirés du magasin aux accessoires de l'ancienne troupe de Sontri. Je vais les apporter pour que nous puissions les essayer. Pendant ce temps, Funlola, si tu fixais le décor.

FUNLOLA : D'accord. (Elle se met à le faire, pendant que Yajin sort.)

SONTRI : J'espère que vous n'avez pas oublié ma couronne.

FUNLOLA : Pourquoi faire? [PAGE 141]

SONTRI : Avez-vous jamais entendu parler d'un Alafin d'Oyo sans couronne ?

MOKAN : Non. Ni sans harem non plus...

LEJE : Et les calebasses? N'oubliez pas les calebasses !

MOKAN : Des formes rebondies ! Est-ce que nous ne ferons pas appel au bordel le plus proche?

SONTRI : Il me faut une couronne.

FUNLOLA : J'ai trouvé une solution ! (Elle prend une calebasse et l'apporte à Sontri.) Est-ce que ça fera l'affaire ?

SONTRI (Il époussète la calebasse et s'en coiffe.) : Pourquoi pas ? (A Mokan et Leje) : Allez-y, moquez-vous. Rira bien qui rira le dernier. (A Funlola, avec un respect exagéré) : Oleri, ma reine ?

FUNLOLA (riant) : Excellent, Kabiyesi. Je ne peux pas imaginer une couronne plus appropriée.

SONTRI : (cérémonieux) : Dans ce cas, Sa Majesté est prête ! (Yajin entre, suivie des musiciens et commence à distribuer les costumes.)

YAJIN : Voilà une magnifique couronne, Majesté. C'est presque dommage de la gâcher avec d'autres ornements. (Elle l'aide à enfiler ses robes, puis lui passe le collier autour du cou. Elle l'embrasse et recule pour jeter un regard circulaire.) Ton œil d'artiste est encore vif, Funlola, bravo pour les costumes. (Murmures d'approbation. Elle frappe dans ses mains) : Bon, chacun à sa place. (Yajin tire Mokan et Leje de côté, pendant que Sontri et Funlola les remplacent au jeu de Whot et commencent à jouer. Bisi et Yetunde se sont assises tout près et éventent l'Alafin à tour de rôle. Venant des gardes (musiciens), au fond de la scène, s'élèvent des chants de louanges au roi. Le jeu est une forme plus ancienne du jeu de cartes, et consiste apparemment, chacun à son tour, à tirer des cartes, puis à les jeter. Il doit paraître évident, par l'atmosphère solennelle, que les rôles des acteurs ont changé. Au fur et à mesure que la partie progresse, nous constatons que l'Alafin est de plus en plus adroit. Il gagne sans arrêt jusqu'à ce que, dégoûté, il rejette les cartes avec un geste de colère.) [PAGE 142]

ABIODON : Encore gagnant ! Je me demande souvent ce que, vous les femmes, faites de votre tête. (Il boit à la bouteille, puis rote bruyamment)... A condition qu'il y ait quelque chose dedans, bien sûr !

OLORI : J'ai fait de mon mieux, Monseigneur. Mais le fait est que vous êtes un joueur très fort. (Cela semble un bon début, et Yajin approuve de la tête. Au fur et à mesure du déroulement de cette « pièce », nous devons nous rendre compte que les acteurs – spécialement Sontri – qui, au début, cherchaient leurs mots et hésitaient sur leurs attitudes, s'identifiant graduellement, même si c'est inconsciemment, aux personnages qu'ils sont censés représenter. Une manière possible de faire percevoir cela est le changement de rythme dans l'élocution et les modifications du ton. Ensuite, pendant que l'interprétation prend de l'aisance et s'accélère, Funlola commence à modifier la disposition des objets sur la scène, pour les placer à des endroits plus appropriés, changeant même les lumières, jusqu'à ce que le réel emplacement du drame soit à peu près reconstitué : une salle dans un ancien palais Yoruba aux alentours de 1885. Bien sûr, ces transformations doivent se faire sans constituer une gêne. Les autres acteurs restant sur scène, mais dans la pénombre, d'où ils émergent au moment voulu.)

ABIODON : Tu as fait de ton mieux ! C'est un plaisir d'entendre cela. Qu'est-ce que ç'aurait été dans le cas contraire ? Ça suffit pour aujourd'hui.

OLORI (se levant) : Merci, Monseigneur.

ABIODON :( la retenant) : Non, reste. On doit amener un homme pour être jugé. Un agitateur, d'après ce qu'on m'a dit. Peut-être déciderons-nous de ne pas le faire pendre, s'il se montre suffisamment repentant. Tâche de faire en sorte qu'il fasse preuve de repentir.

OLORI : Excusez-moi, mais comment...?

ABIODON : On nous a rapporté que c'est un exalté et qu'il est possible qu'il nous fasse sortir de nos gonds. Tu veilleras à ce que nous ne nous emportions [PAGE 143] pas, en trouvant les mots justes pour éteindre les flammes.

OLORI : Est-ce donc que vous voulez l'épargner ?

ABIODON : En effet, pourquoi pas ?

OLORI : Cela ne s'est jamais produit auparavant.

ABIODON : Eh bien ça se produira maintenant.

OLORI : Me permettez-vous de vous demander pour quelle raison ?

ABIODON : Non, nous ne te le permettons pas. (haussant les épaules) : Je ferai donc de mon mieux pour lui.

ABIODON (presque dans un murmure) : Peut-être n'est-ce pas lui que je désire épargner, peut-être est-ce moi.

OLORI : Je ne comprends pas.

ABIODON : Tu n'es pas supposée comprendre.

OLORI : Veuillez me pardonner, Kabiyesi.

ABIODON : Nous sommes fatigués de tuer des gens. Cela devient monotone. (Il boit, puis frappe dans ses mains) : Aresa ! Fais entrer l'homme ! (A Olori) : Rappelle-moi de demander à nos chercheurs de trouver un nouveau moyen pour me débarrasser des éléments indésirables, sans avoir à les pendre, ou à les empoisonner, ou à leur faire éclater le crâne.

OLORI : Vous pouvez les donner en pâture aux animaux.

ABIODON : Tu n'es pas un chercheur. Tu n'es donc pas compétente pour donner un avis. (Mokan, portant l'habit d'Aresa, le chef des gardes du roi, entre en poussant Latoye devant lui. Ce dernier n'est autre évidemment que Leje, qui a été « chargé de chaînes ». Aresa l'oblige à se jeter à plat-ventre, et salue.)

ABIODON : De quoi est-il coupable ?

ARESA : C'est un agitateur, Votre Majesté. Depuis des mois, il n'a cessé d'écrire des articles subversifs. Sous un faux nom, bien sûr. Mais, hier, nous avons enfin mis la main sur lui, alors qu'il était en train d'inciter les femmes du marché à se révolter au sujet de l'augmentation du sel.

ABIODON : Est-ce tout ?

ARESA : Oui, Kabiyesi, je veux dire : Non ! Nous l'avons fait examiner par un docteur qui l'a trouvé en [PAGE 144] parfaite santé. En particulier, il est entièrement sain d'esprit.

ABIODON : C'est bien, attends dehors jusqu'à ce que nous décidions de son sort. (Aresa se retire.) (Au prisonnier) : Comment t'appelles-tu ?
(Silence) : Tu ne veux pas répondre ?

LATOYE (Relevant la tête) : Devinez ! (L'Alafin et la reine sursautent.)

ABIODON (bouleversé) : C'est toi le fils de Gaha !

LATOYE (avec insolence) : Compliments, bon travail ! Maintenant, applaudissez en votre honneur.

ABIODON : Latoye, le fils de Gaha. Nous avons épargné ta vie, par pitié. Mais n'était-il pas dit que le petit serpent aurait du venin dans sa gueule ?

LATOYE : Vous êtes un roi. Vous avez le privilège de poser des questions. Même si elles sont stupides.

ABIODON (furieux) : Tu... tu...

OLORI (intervenant) : Kabiyesi, oha alaleyuwa

ABIODON : Tu as du cran, jeune homme, comme un coq qui se pavane. Mais cependant, jamais on n'a vu celui-ci, aussi flamboyante que soi sa crête, contester ma supériorité au feu. Ne nous énerve pas.

LATOYE : Quand vous enchaînez un homme, Kabiyesi, c'est pour mieux libérer sa parole ! (Un court silence, pendant que l'Alafin prend un décision.)

ABIODON : Aresa ! (Aresa accourt.) Délie ses mains.

ARESA (alarmé) : Kabiyesi, cet homme peut être dangereux

ABIODON : Donner un ordre, ce n'est pas demander une opinion.

ARESA : Pardonnez-moi, Kabiyesi, je ne voulais que...

ABIODON :(durement) : On ne te demande rien ! (Aresa délie rapidement les mains de Latoye et sort.)

LATOYE :.(Il se relève) : Aresa a raison, vous savez. Je vous hais et je n'ai pas peur de vous. Je passe des nuits entières à imaginer comment vous attaquer et vous couper la gorge. [PAGE 145]

ABIODON : Je ne pense pas que tu le feras.

LATOYE (d'un ton agressif) : Vraiment ?

ABIODON : De toute façon, tu ne le pourrais pas. Même un chien enragé se rappelle encore qu'il a un maître; et que ce maître a un fouet.

LATOYE : Le fouet est dans mes mains maintenant, Abiodon.

ABIODON : Ah oui ? Voyons un peu.

LATOYE : Je viens juste de commencer. Bientôt ce trône sur lequel vous êtes assis va trembler sur ses bases. Et vous ne pourrez vous cacher nulle part.

ABIODON : Et qui viendra après nous ? Toi ?

LATOYE : Je vais crier si fort que même Shango me prêtera sa foudre. Je soulèverai la terre contre vous.

ABIODON : Tu parles au futur. Or, ton futur est dans mes mains.

LATOYE : Demain...

ABIODON : Demain, tu seras mort.

LATOYE : Je sais, vous allez me tuer. Mais mes mains ne peuvent pas déterrer les graines que j'ai semées sur un sol fertile. Bientôt, plus tôt que vous ne pensez, elles vont s'épanouir en fleurs, et leur seul parfum va vous suffoquer.

ABIODON (amusé et sûr de lui) : Tu es un agitateur, à ce qu'on dit. Mais tu n'en es même pas un bon. Tu te bats avec de simples métaphores. Un conquérant lutte avec des armes un peu plus concrètes.

LATOYE : Riez toujours. Demain, vous serez en fuite.

ABIODON : Demain ! Demain ! Je t'ai déjà dit qu'il n'y aura pas de demain pour toi !

LATOYE : Demain est bien au-delà, même de vous, Kabiyesi.

ABIODON : Qu'est-ce qui te pousse à faire cela? Est-ce à cause de ton père ?

LATOYE : Mon père n'a rien à voir dans cette affaire.

ABIODON : Parce que si c'est le cas, tu es seulement stupide. Crois-tu vraiment que celui qui a dompté un lion peut craindre la faible griffure de son petit ? Ton père était un lion qui...

LATOYE : Que vous avez dompté.

ABIODON : Oui, que j'ai dompté !

LATOYE (l'imitant) : « Que j'ai dompté » ! Félicitations !

ABIODON : J'ai l'impression que tu tiens à mourir.

OLORI : Latoye, pourquoi ne contrôles-tu pas ta langue ? [PAGE 146]

LATOYE : Je la contrôle, madame... La preuve, je la garde à la même vitesse que la sienne.

ABIODON (en colère maintenant) : Aresa ! Gardes !

OLORI (intercédant de nouveau) : S'il vous plaît, Monseigneur. Epargnez-le encore. Tenez compte de sa jeunesse.

ABIODON : Je sais bien qu'il est jeune. Mais je constate aussi qu'il ne fait preuve d'aucun respect.

LATOYE : Je vous respecte autant que vous avez respecté mon père.

ABIODON : Ton père était un être malfaisant pour ce pays. C'était un rebelle et un usurpateur. Avec l'aide de sa sorcellerie, lui, simple Bashorun, il a fait plier mes ancêtres sous sa volonté et s'est emparé du pouvoir pour lui seul. Puis, il a transformé ce pays en un champ de bataille, une terre de maladies, de famine et de mort. Moi, Obiodun, je suis celui qui ai mis fin à tout cela. J'ai balayé fermement l'anarchie et j'y ai substitué l'ordre. J'ai apporté de quoi manger aux familles affamées, j'ai remplacé la peur et l'incertitude par des promesses de progrès et d'espérance. La paix a couvert le pays comme un vaste parasol... Pour atteindre ces résultats, j'ai dû d'abord exterminer le fléau. Moi, Abiodon, j'ai bravé les pouvoirs magiques de ton père et j'ai planté mon sabre dans ses côtes. Je l'ai tué et, ce faisant, j'ai tué le Chaos...

LATOYE : Je ne doute pas que vous soyez fier de votre exploit. Mais je vous ai déjà dit que mon père n'a rien à voir avec mes actions présentes.

AB1ODON : Alors, pourquoi ?

LATOYE : Pourquoi ? Pourquoi ? Parce que ! Vous êtes un bâtisseur. Vous avez tué mon père, parce que vous aviez besoin de son sang pour façonner vos murs.

OLORI : Latoye ! Ne vois-tu pas qu'il est en train de t'épargner ?

ABIODON : C'est un insolent, mais nous l'épargnerons tout de même... Demain, le Crieur Publie portera à tous les échos tes paroles de repentir et tes excuses au roi; et on n'en parlera plus. Tu reviendras à une vie normale. [PAGE 147]

LATOYE : Pour devenir comme vous ? Merci bien.

ABIODON : Qu'as-tu dit ?

LATOYE : J'ai dit que je ne veux pas devenir une larve pleine de graisse, à votre image !

ABIODON : Gardes !

OLORI : Kabiyesi ! Kabiyesi !

LATOYE (criant) : Mon père était un fléau, et vous l'avez tué. Mais vous, Abiodon, vous êtes le nouveau fléau ! La nouvelle tare à extirper !

ABIODON (exaspéré) : J'ai appelé l'orage sur des rois, et la pluie est tombée à torrents et elle les a noyés ! J'ai appelé le feu sur des hommes portant des perles de corail et des colliers d'ivoire, et de véritables éclairs les ont réduits en cendres et chassés de l'Histoire ! Et pourtant toi, misérable fourmi, tu oses me défier !

LATOYE : Fanfaronnez toujours ! C'est encore là un de vos privilèges royaux. Si cet Aresa ne...

OLORI : :Kabiyesi, attendez, attendez, s'il vous plaît ! (Elle renvoie de la main vers les coulisses les gardes indécis.) Laissez-lui encore une chance ! Ce n'est qu'un jeune garçon...

ABIODON : Le scorpion qui pique quelqu'un invoque-t-il sa jeunesse comme excuse ? Puisqu'il veut mourir, qu'il meure !

OLORI : Es-tu devenu fou, Latoye ? Qui as-tu vu le premier en te réveillant, quel porteur de mauvais sort ? Un roi te parle et tu lui réponds par des insultes ! Es-tu sous le poids d'une malédiction dont tu ne peux te débarrasser ? Pourquoi n'écoutes-tu pas la voix de la raison ? Tu tiens vraiment à mourir ?

LATOYE : Mourir, madame ? Regardez mes muscles pleins de vie. Le sang bat dans mes veines, fiévreux comme des oiseaux dans une volière. Mais votre heure est venue. La mort qui s'annonce est la vôtre. Oui ! Parce que la terre entière, contaminée par vous, exige d'être purifiée ! Vos fesses volumineuses, c'est le poids pourri du fléau étouffant la nation, et de vos lèvres prétentieuses s'échappe une haleine pleine de microbes et de pestilence. Bientôt ce sera la dernière carte, et la [PAGE 148] clameur vous frappera, là où vous vous cachez, dans votre repaire le plus sûr. La dernière carte ! La dernière carte ! Et vous frémirez de tous vos membres, parce que l'orage va vous submerger et vous réduire à néant ! La dernière carte ! La dernière... ! (Dans sa fureur, il a agrippé le roi qui, surpris, l'a laissé faire. La calebasse-couronne tombe de la tête du roi, mais celui-ci se ressaisit et jette le jeune homme à terre brutalement. En cherchant une épée, sa main rencontre un morceau de bois ou de fer, et il se précipite sur Latoye.)

OLORI (s'interposant) : Kabiyesi ! Majesté ! Majesté ! Que faites-vous ? Maîtrisez votre colère, ne la laissez pas...

ABIODON (hurlant) : Hors de mon chemin ! Est-ce que, dans notre royaume, nous tolérerons des hommes qui prônent le chaos et irritent nos oreilles par des paroles insultantes ? Hors de mon chemin !

OLORI (désespérée) : Gardes ! Gardes ! Venez vite ! Ne laissez pas le roi profaner sa personne. Si jamais il trempe ses mains dans le sang... ! (Les gardes entrent précipitamment.)

OLORI (montrant Latoye) : Saisissez-vous de lui ! Tuez-le !

LATOYE : Halte ! Restez où vous êtes ! Et écoutez-moi ! L'Alafin vous appelle comme il siffle ses chiens. Aboyez, vous ordonne-t-il ! Mordez ! Et vous bondissez en avant, les crocs découverts ! Mais, regardez-moi, je suis l'un des vôtres, les chiens ne se dévorent pas entre eux...

OLORI : Qu'est-ce que vous attendez ? Tuez-le !

LATOYE (à la reine) : Olori, vous aussi, vous me rejetez, vous qui êtes sortie de la fange, mais dont la peau garde la couleur de vos origines ? En arrière, gardes ! C'est moi Latoye, mon nom vous est connu ! Aux jours de guerre, j'ai été votre compagnon dans les tranchées. L'auriez-vous déjà oublié ? (On n'entend aucun bruit, si ce n'est la lente approche des gardes.) Ai-je cessé d'être un camarade, aux temps de paix? Ne suis-je pas l'un de vous, vous pour qui la paix a signifié trahison ? Mes amis, nous sommes toujours unis... ! [PAGE 149]

ABIODON : Faut-il que je continue à entendre ces insanités Personne ne le fera-t-il taire ?

ARESA : En... avant ! (Les gardes lancent un cri de guerre.)

LATOYE : Halte ! L'Alafin dit « psitt » et, aussitôt, vous battez des ailes et prenez votre vol. Comme des tisserins ! Mais arrêtez-vous donc et réfléchissez ! (De nouveau s'élève le cri de guerre.) Je suis Latoye ! Que je fasse semblant d'aller à droite...

LES GARDES : A mort !

LATOYE : Allons donc ! Quand le vent change de direction, toutes les branches plient dans le même sens ! (Il se précipite en avant soudainement, et tous les hommes tombent à la renverse.) Ah ! Ah ! Alafin, voilà ce que vous oubliez, je suis la pierre à aiguiser, sur laquelle beaucoup de vos hommes ont affûté leurs glaives de bravoure. Que je fasse semblant d'aller à gauche...

LES GARDES : A mort !

LATOYE : Quelle folie ! L'arbrisseau qui se met en travers du chemin de l'éléphant sera déterré jusqu'aux racines ! (De nouveau les hommes reculent.) Toutes les fois qu'éclate l'orage, ce ne sont pas tous les arbres dans la forêt qui peuvent s'opposer à lui ! La colline, qui ne cède pas le terrain à l'écoulement des eaux du fleuve, sera attaquée de plein fouet par l'érosion ! Et à présent, je dis : VENT ! Et je suis le vent ! Je dis : FLEUVE ! Je dis : ELEPHANT ! Que toutes vos forces réunies se dissolvent devant moi ! Galez ! (Les gardes se figent.)

ABIODON : Ah ! La grenouille gonfle son ventre et se targue d'être devenue plus grosse ! Est-ce qu'Edun peut se leurrer en masquant la plaie suppurante de son cul? Latoye, espèce de taupe, tu as provoqué en combat le roi des forêts, à présent, regarde le lion qui dévore sa proie ! (Lentement, l'Alafin commence à danser, en marmottant des incantations.)

LATOYE : Alafin, quand vous brandissiez un gourdin contre moi, je m'en suis moqué. Comment pouvez-vous [PAGE 150] me menacer avec un fouet ! (Se faisant pressant) : Soldats, écoutez-moi ! Je vais vous relâcher, mais seulement après que vos esprits aient été délivrés. Personne ne peut le faire à votre place. Réfléchissez ! Réfléchissez ! En même temps que moi ! C'est à ce prix que vous serez libérés de vos fers. (Au fur et à mesure que la malédiction de l'Alafin fait son effet, les corps de Latoye et des gardes sont agités de spasmes d'une fréquence croissante tout au long de son discours, comme en réponse à des coups.) Regardez autour de vous. Plongez dans votre passé, scrutez votre avenir. Que voyez-vous ? Toujours la même histoire sans fin d'oppression. De pauvreté, de famine, de misère et de maladies ! Et tout cela pourquoi ? Oui, votre peuple et vous, vous êtes le terrain dont l'arbre de l'Alafin se nourrit, déployant ses branches jusqu'à ce qu'elles soient surchargées de fruits ! Et pourtant, quand vous tendez les mains, il n'y a pas de fruits pour vous ! Pourquoi ? Vos membres, à vous, sont décharnés par le travail et le besoin, vos visages sont ridés et creusés par la sueur et les privations ! L'Alafin et ses hommes, eux, sont bien nourris et florissants, mais ils n'en continuent pas moins à voler vos terres. Ils sont riches, le fardeau de vos impôts gonfle leurs salaires ! Leurs entrepôts regorgent, tandis que vos enfants mendient dans les rues. Je vous en conjure : envolez-vous loin de vos nids étriqués ! Venez, suivez-moi, élevons un hymne à la Liberté ! EN AVANT !

(Les gardes sortent brusquement de leur état de transe et s'élancent en avant.)

LES GARDES : Liberté !

LATOYE : Liberté ! Le roi vous a appelés à la curée. Dévorezle ! (Les soldats se précipitent, mais Yajin, plus rapide qu'eux, joint les mains avec les autres reines, sauf Olori, pour former une barrière protectrice devant l'Alafin.)

YAJIN : Jamais ! Protégeons le roi ! Vite, formons un cordon protecteur autour de son auguste personne. Défendons-le ! Soldats, nous ne sommes [PAGE 151] que des femmes, mais l'esprit de nos ancêtres saura nous rendre fortes ! Oui, leur sang qui coule en nos veines défie votre révolte ! (Les soldats sont déconcertés.)

ARESA : Yajin, ça ne fait pas partie de la pièce. Es-tu donc en train de la modifier? Je te préviens que ça ne changera rien. Tu seras...

OLORI (se mettant devant les femmes) : C'en est assez Je suis l'Olori, je suis la première et la plus respectée des femmes du roi, la mère de ce palais et vous êtes mes enfants. C'est à moi de rendre compte de toute cela.

LATOYE : Olori...

OLORI : Ce monde n'a pas été créé par nous. Nous n'en sommes que les héritiers. Le monde est comme il a toujours été. Prétendez-vous tout bouleverser ?

AYABA (s'avançant) : Eeewe ! Jamais le monde ne se désagrégera de notre temps ! (saluant) : Ka-a-biyesi !


(Le chœur des femmes. Elles commencent à chanter, exécutant une danse de cour au rythme lent)
Aye o ni fo mo wa lori
Aye nyi Io boronboro
Aye o ke gbajare e gba mi
Mo se bi didun Io ndun fun
Eru Oba ni wo ba – Oba to

OLORI : Passent les saisons : Elles n'ébranlent pas la terre. Rien ne changera pendant notre vie !

AYABA (chantant) :
Aye o ni fo mo wa lori
Igba nlo titi ayeraye
Igba kii lu opa Oranmiyan
Mo se bi iyi Io mbu kun
Eru Oba ni ma, ba – Oba to !

OLORI :Passent les saisons : D'Oramiyan la stèle ne se lézarde pas. Nous le vénérons encore plus : Le monde ne se décomposera pas sur nos têtes !

AYABA (chantant) :
Aye o ni fo mo wa lori
Okun gbogbo o yeye ntu ye
Ibi okun o tayun losi
Mo sebi iyi Io mbu kun [PAGE 152]
Eru Oba ni mo ba – Oba to !

OLORI : L'océan prend de l'âge : Mais ses marées laissent le corail intact. Elles l'embellissent encore plus... Le monde ne se désagrégera pas de notre temps !

AYABA (chantant) :
Aye o ni fo mo wa lori
Aye o ni fo mo wa lori
Eji welewele oju Olorun
Ko ni koju sanmon ojin koto
Mo se bi iyi lombu kun
Eru Oba ni mo ba – Oba to ![1]

OLORI : Le ciel verse des larmes : Mais les pluies n'en rident pas la beauté. D'un éclat plus vif elles le font briller. Le monde ne sera pas détruit de notre temps ! [PAGE 153] (Encouragé par leur chant, l'Alafin s'avance, le chœur des femmes entonne alors un éloge au roi et chante doucement pendant toute la harangue de celui-ci) :

ALAFIN : (Il se met à danser lentement; la danse suggère des pratiques rituelles que ses paroles évoquent.)
Eh bien, qu'attendez-vous ? Animaux ! Misérables rongeurs ! Vous stigmatisez les exigences du roi, mais croyez-vous que le léopard se nourrisse d'herbe ? Vous vous plaignez de travailler dur, mais quand à la saison sèche la terre se couvre de taches blanches, et qu'Obaluya est assoiffé de sang, quelle voix va délivrer le message, quelle main va tenir le couteau qui fera couler le filtre de vie ? Répondezmoi ! Quand le temps est venu pour les tamtams de Sango d'être lâchés comme une meute de chiens, et que Sango parcourt les terres en brandissant sa hache à double tranchant quel corps va faire revivre la danse séculaire qui apaisera les yeux ardents et arrêtera la menace du tonnerre ? Répondez ! Quand la nouvelle lune rassemble en chœur les seize voix d'igbin, et que la terre s'ouvre pour ses cérémonies rituelles de purification, dites-moi, qui chantera les incantations sacrées d'Orisanle ? (Pendant qu'il continue à parler, Aresa, dans un jeu de scène muet ordonne aux gardes de s'élancer en avant. Une bonne chorégraphie doit les représenter dans de multiples scènes d'esclavage et de corvées. Le but est de libérer les gardes de tout attachement à l'égard de l'Alafin.) Et quand nos vierges s'épanouissent, et que pour rehausser leur beauté, elles se peignent le visage et se parent de corail, que les jeunes prétendants dansent sur l'esplanade, avec leurs voix rudes et impatientes, dans quel corps Orunmile s'incarnera-t-il pour rendre fertiles les serments d'alliance ? Ou faut-il alors que nos semences se dessèchent et meurent dans nos seins, que nos vies se consument... ?

LATOYE : Ça suffit ! (Les gardes éclatent de rire. L'Alafin, effrayé maintenant, recule au milieu du chœur [PAGE 154] des femmes qui, interrompant brusquement leur chant, commencent une danse de SALUT. C'est une danse dans laquelle celui qui est traqué tente de repousser l'animal qui l'attaque; ce sont leurs bras, leurs pieds, leurs langues et leurs bracelets qui créent le fond musical. Pendant que Latoye parle, les gardes resserrent leur cercle petit à petit, en interprétant la danse de l'Animal Agresseur.) Des siècles durant, vous avez eu recours aux dieux pour vous protéger. Graduellement, vous les avez peints à votre image, vous les avez vêtus de votre propre manteau de terreur, d'injustice et d'amour du sang. Cependant, Olori, nous savons maintenant comment Edumare lui-même organise son Olympe, sur quels modèles il moule la terre. A chacun des dieux, Edumare donne à la fois force et fragilité, pour qu'aucun d'eux ne puisse tyranniser les autres, mais aussi pour qu'aucun ne devienne esclave. Ogun, maître de la forge, roi d'Ire et proscrit; Shango aux yeux flamboyants, roi et captif; Oys, belle et infidèle comme le sont toutes les femmes; Yemoja, mère vertueuse dont la faiblesse est la vanité; et, bien sûr, un millier d'autres Orisa, dont les attributs constituent l'assurance que le pouvoir ne sera pas corrompu par d'abondants privilèges, que ni le bien, ni le mal ne seront le monopole d'un petit monde. Oui, Abiadun ! Oui, Oleri ! Shango mange, Ogun mange, ainsi que les sbors dans la forêt ! Mais sous ton règne, Abiodon, quand l'éléphant mange, il ne reste rien pour l'antilope ! Le buffle boit à satiété, mais la terre souffre de la sécheresse ! Soldats, emparez-vous de lui ! Il est à point pour être mangé ! (Les gardes s'emparent de l'Alafin et de ses femmes et commencent à les faire tournoyer, avec une frénésie croissante. chantant comme dans un rituel sacrificiel. C'est Aresa qui les conduit.)

ARESA : Nous adorons Osanyin, dieu des secrets, mais s'il se dresse sur le chemin de la justice, nous le traînerons dans la rivière ! Abiodon, un seul remède s'impose, envers tous ceux qui cherchent [PAGE 155] à bouleverser le monde, pour le réorganiser en fonction de leur propre avidité ! La mort ! (Hurlant comme quelqu'un qui est possédé, il fait tomber son glaive sur la tête de l'Alafin, et commence, avec fureur, à donner des coups de pied dans son corps tombé à terre.) Meurs, espèce de porc ! Meurs comme un animal ! Et toi, Yajin ! Garce ! Voici venue l'heure de l'expiation ! Meurs ! (Depuis un moment, Leje, Funlola, Bisi et Yetunde ont cessé de jouer et observent maintenant Mokan avec stupéfaction. Finalement, ils se précipitent sur lui pour l'arrêter.)

MOKAN (se calmant) : Vous avez raison. Ce serait trop facile pour eux de mourir ainsi maintenant. Cela ne ferait que gâcher mon plaisir. (Aux gardes) Arrêtez-les ! (Des menottes emprisonnent les poignets de Sontri et de Yajin.)

YAJIN : Que... qu'est-ce que cela veut dire, Mokan ?

MOKAN : Cela veut dire que le jeu est fini, Yajin.

SONTRI : Peux-tu m'expliquer à quoi rime tout cela ? Ces (Il montre les menottes.)

MOKAN : Patience, je vais vous expliquer dans un instant. Regardez ! (Il exhibe un insigne.) Vous savez ce que c'est ? (Sursaut général causé par le saisissement et la stupéfaction.)

SONTRI : La Police Secrète !

MOKAN : Oui, la Brigade Spéciale. Voici mes hommes. Je dois reconnaître qu'ils font aussi de remarquables musiciens. Nous nous intéressons à la subversion intérieure, déjà organisée, naissante ou à l'état de projet. Ainsi, Sontri, dans quelle catégorie doisje classer ta Ligue des Paysans ?

YAJIN : Non, Mokan ! Pas toi ! Pas... (Elle s'effondre en pleurs.)

MOKAN : Tu as raison. Pas moi. Il m'est arrivé d'y croire, n'est-ce pas ? C'était une période de grandes et petites trahisons, mais j'ai dit : non, cela ne m'arrivera pas. J'ai tout donné, ma confiance, ma foi. Et qu'est-il arrivé à la femme qui a pris tout cela ? Ah ! Ah, la, la ! Comme j'ai attendu cet instant ! Combien de mois m'a-t-il fallu pour observer et établir des plans ! J'ai même joué le clown ! Ne serait-ce que pour vous contempler, [PAGE 156] là, maintenant, bon Dieu, est-ce que ça n'en valait pas la peine ! Comme des tisserins transis !

LEJE : Mokan...

MOKAN : Tu t'es toujours tenu en dehors de tout cela, Leje; laissons donc les choses ainsi. Tu ne peux pas comprendre. Je n'ai cessé de me demander : quel serait le meilleur moment pour les frapper, pour leur faire autant de mal qu'ils m'en ont fait ? C'est alors que je me suis engagé dans la Police. Et j'ai observé, écouté. Ainsi, vous voulez vous emparer du pouvoir, au nom des Paysans ! Vous voulez leur donner des armes et proclamer une nouvelle République ! Et quel en sera le président ? Toi ?

SONTRI : N'importe qui, choisi par eux, Mokan. Mais...

MOKAN : Toi, pour qui la fidélité n'est qu'un conte de fées ! Mais quels simples d'esprit vous faites tous ! Croyez-vous donc, pauvres fous, que nous, ceux d'entre nous qui avons le pouvoir dans nos mains actuellement, nous sommes muets ?

SONTRI : Il n'y a rien que tu puisses faire pour empêcher les oiseaux de chanter. La Révolution a déjà pris son essor, Mokan, tu ne peux pas l'arrêter !

MOKAN : C'est ce qui te trompe. J'ai joué la pièce avec vous jusqu'à la fin, n'est-ce pas ? Mais, regardez, qui est enchaîné maintenant ? Comme tous les rêveurs, vous oubliez, pas vrai, que les rêves ont toujours une fin dans la chair, et la chair est vulnérable...

YAJIN : Je te hais, Mokan ! Je m'en veux de t'avoir jamais aimé.

MOKAN : Ton amour ! Parle plutôt de ta traîtrise !Elle m'a donné de la force ! Ceux qui gagnent une partie une fois et se reposent sur leurs lauriers sont seulement stupides, car il y a toujours une seconde partie. Mais assez bavardé. Au nom de la loi et du gouvernement légitime de ce pays, je vous arrête tous les deux pour félonie, conspiration et sédition. En route.

SONTRI : Ainsi donc, pour une banale question de vengeance mesquine, tu trahis toute une vie de dévouement ! Tu jettes au loin tes engagements [PAGE 157] d'aider les pauvres et les nécessiteux, de construire une nation...

MOKAN : Les traîtres, c'est vous, qui essayez de jeter bas l'Etat. C'est pourquoi, j'ai patienté et attendu mon heure. Je me suis dit : quel sera le moment propice pour les frapper ? Et la réponse était toute simple : la veille de leur mariage ! N'y a-t-il pas de quoi en rire ? Et c'est alors que de façon tout à fait imprévisible, survint ta pièce, Yajin ! Non, il n'y aura pas de mariage demain, ni jamais, pas tant que je serai vivant ! Messieurs, c'est la fin de notre mission. Je vous félicite. Partons. Mais en dansant et chantant. En pleine fête. Aucun de ceux qui sont là-bas ne doit suspecter quelque chose ! Allons. (Ils entament « Tun Mi Gbe », qui ouvrait l'Acte I, et se dirigent vers la sortie. Extinction des lumières.)

Femi OSOFISAN
(traduit de l'anglais)


[1] Que jamais le malheur ne nous accable
Le temps coule sans cesse
Le sort a toujours été clément
Pour celui qui n'a jamais eu à appeler à l'aide
Je tremble devant le roi
Tout-puissant Seigneur !

Que jamais le malheur ne nous accable
Sans fin s'écoule le temps
Sans ébranler le socle d'Oranmiyan
Une fait qu'accroître sa valeur
Je tremble devant le roi
Tout-puissant Seigneur !

Que jamais le malheur ne nous accable
L'océan n'a pas d'âge
Quelle que soit la course des vagues
Elles ne font que rehausser sa beauté
Je tremble devant le roi
Tout-puissant Seigneur !

Que jamais le malheur ne nous accable
Que jamais le malheur ne nous accable
Les averses
Ne troublent pas le ciel
Elles le rendent plus éclatant
Je tremble devant le roi Tout-puissant Seigneur !