© Peuples Noirs Peuples Africains no. 14 (1980) 50-58



LITTERATURE NIGERIANE D'EXPRESSION ANGLAISE QUOI DE NEUF?

Daniel VIGNAL

La littérature nigériane d'expression anglaise, après avoir fait une entrée fracassante dans le monde francophone en 1953 avec la traduction en français de « The Palm Wine Drinkard » (L'Ivrogne dans la brousse) d'Amos Tutuola, exécutée avec brio par Raymond Queneau, demeura dissimulée dans les rayons inférieurs des bibliothèques de traducteurs jusqu'en 1966, année qui vit apparaître une traduction de « Things Fall Apart » (Le Monde s'effondre) de Chinua Achebe, réalisée par Michel Ligny.

En 1968, Ola Balogun publia deux pièces de théâtre directement écrites en français : « Shango » et « Le Roi Eléphant » et Hélène Janvier proposa quatre traductions de pièces du célèbre dramaturge nigérian Wole Soyinka : « A Dance of the Forest » (La Danse de la forêt), « The Swamp DweIlers » (LesGens des marais), « The Strong Breed » (Un sang fort) et « The Trials of Brother Jero » (Les Tribulations du Frère Jero). Jocelyn Robert-Duclos, en 1974, fit paraître la traduction d'un deuxième roman de Chinua Achebe : « No Longer at Ease » (Le Malaise).

A Dakar, en 1977, A. Diop publia un troisième Achebe en français : « A Man of the People » (Le Démagogue).

La plus récente traduction d'œuvre littéraire nigériane [PAGE 51] d'expression anglaise est due à Françoise Balogun : « Burning Grass » (La Brousse ardente) de Cyprian Ekwensi.

Depuis Amos Tutuola, plus de deux cents écrivains ont produit près de cinq cent cinquante romans, pièces de théâtre, recueils de nouvelles et de poèmes et durant ce quart de siècle, seuls quatre d'entre eux – appartenant tous à la première génération d'auteurs nigérians – purent sauter par-dessus la barrière linguistique qui les séparait encore du monde francophone.

Depuis la fin de la guerre civile nigériane (1970), des dizaines de jeunes auteurs publient tant au Nigéria qu'en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis des œuvres dont un bon nombre mériterait l'attention toute particulière de traducteurs et d'éditeurs. Parmi les plus remarquables, citons Obi Egbuna, Buchi Emecheta, Chukwuemeka Ike, Eddie Iroh, Okechukwu Mezu, Charles Njoku, Nkem Nwankwo, Isidore Okpewho, Kole Ornotoso, Dillibe Onyeama, Femi Osofisan, Zulu Sofola, Adaora Lily Ulasi...

Les grands oubliés, en ce qui concerne la traduction, parmi d'autres représentants de la première génération d'écrivains nigérians, sont Elechi Amadi, John Pepper Clark, Onuora Nzekwu, Gabriel Okara, Ola Rotimi, John Munonye et Flora Nwapa. Les deux poètes Christopher Okigbo et Pol Ndu, prématurément disparus, mériteraient également que l'on s'intéressât à eux.

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Faisons aujourd'hui, si vous le voulez bien, connaissance avec Kole Omotoso et son œuvre littéraire – la plus abondante parmi celles de ces nouveaux écrivains.

Il est né en 1943 à Akure dans l'Etat d'Ondo de la République Fédérale du Nigéria. Très jeune, il fut mis en contact avec les innombrables histoires et contes traditionnels du pays yorouba et c'est ainsi que le goût d'écrire lui vint. Au cours de sa scolarité, il occupa successivement les postes de rédacteur du magazine littéraire de son école secondaire puis celui de « Horizon », pépinière des jeunes talents de l'Université d'Ibadan.

Après avoir obtenu une licence d'arabe à Ibadan, Kole Omotoso se rendit à l'Université d'Edinburgh (Grande-Bretagne) pour y préparer un doctorat de littérature arabe [PAGE 52] Contemporaine. C'est cette même discipline qu'il enseigne aujourd'hui à l'Université d'Ife.

Kole Omotoso est en outre rédacteur littéraire du mensuel d'informations lagosien « Afriscope » et co-fondateur d'une revue politico-littéraire « Positive Review ».

Ses deux premiers romans, il les publia en Grande-Bretagne : « The Edifice » en 1971 et « The Combat » en 1972. Et c'est au Nigéria que ses œuvres suivantes seront publiés : « Miracles and cher stories » (recueil de nouvelles) en 1973, « Sacrifice » (roman) en 1974, « Fella's Choice » (roman d'espionnage) en 1974, également, « The Curse » (pièce en un acte) et « The Scales » (roman) en 1976 et « Shadows in the Horizon » (pièce en quatre actes) en 1977.

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Penchons-nous plus particulièrement sur « The Edifice » et « The Combat » qui, bien qu'étant les deux premières œuvres, semblent être les plus représentatives de Kole Ornotoso.

THE EDIFICE, Heinemann Educational Books, Londres, 1971.

C'est la vie de tous les jours d'un étudiant nigérian en Grande-Bretagne, Dele, sur fond de grisaille climatique et humaine, Puis son mariage avec une étudiante britannique blanche, Daisy, entr'aperçue à la page cinquante-sept du roman (qui en comporte cent vingt et une au total) puis fébrilement recherchée tout au long d'une bonne trentaine de pages. Une fois retrouvée, il l'épouse puis, dans les dernières pages de « The Edifice », la délaisse pour une autre fille blanche,

Certains ont déjà écrit et d'autres ne manqueront pas de le faire également, que ce sujet-là n'a rien de bien extraordinaire en soi et que nombre d'écrivains africains ont conté leurs « expériences » européennes puis les « difficultés » rencontrées lors de leur retour en Afrique (Yambo Ouologuem, Ake Loba, Eneriko Seruma, William Conton entre autres ... ).

L'intérêt tout particulier de « The Edifice » réside dans sa structure narrative originale. En effet, les points de vue sont partagés par deux acteurs-narrateurs-témoins :

Lui (Dele), qui semble avoir le meilleur rôle (avant et [PAGE 53] juste après son mariage avec Daisy) et aussi le plus long (quatre-vingt-cinq pages sur cent vingt et une) et Elle (Daisy) qui, suivant le rail de son monologue intérieur, revoit les quelques années passées en compagnie de Dele, années brusquement ternies par l'amertume qu'elle éprouve devant l'abandon dont elle est victime. Le plongeon dans le pathétique est évité de justesse à plusieurs reprises grâce à de savantes acrobaties de l'auteur.

Omotoso aime à décrire avec la minutie d'un macro-photographe les moindres mouvements réflexes, les gestes de tous les jours, ceux que l'on fait dans une cuisine, dans une chambre, dans la rue, à l'Université, ceux qui tentent au mieux de leur possibilité de remplir le vide d'une vie assise entre deux chaises. Le ton de litanie souvent employé dans le cadre de chaque unité-chapitre n'a jamais le temps de devenir ennuyeux tant les séquences de cette première partie du roman – que l'on ne peut s'empêcher de comparer à des découpes cinématographiques – sont courtes et variées dans leur fonction :

– Chapitres 1, 2 et 3 : scènes
– Chapitre 4 : flashback
– Chapitre 5 : scène
– Chapitres 6 et 7 : action mentale
– Chapitre 8 : flashback
– Chapitres 9 et 10 : scènes
– Chapitres Il et 12 : action mentale
– Chapitre 13 : flashback

Ce rythme saccadé est aussi celui qui anime Dele, personnage totalement indépendant au sens littéraire du terme, quant à l'intérieur d'un univers baptisé « The Edifice » par l'auteur. Kole Omotoso confiait d'ailleurs au sujet de son premier roman : « que, pour lui, le personnage de Dele est l'étude d'une personne qu'il craint de devenir. Plutôt qu'une autobiographie (au sens où j'utiliserais des éléments de ma propre existence dans cette œuvre de fiction), « The Edifice » est le genre d'autobiographie que je préférerais ne pas avoir à vivre... »

    « Quelques bribes d'un poème écrit par un de mes amis sur la solitude que l'on peut éprouver dans ce pays me revinrent à l'esprit :

      « Tout au long de cette rue, les [PAGE 54]
      regards que je croisais
      Etaient pour moi comme autant
      de crocs-en-jambe. »

    – Vous parlez très bien l'anglais.

    Quelle réponse voulez-vous donner à ce genre de pseudo-compliment ?

    – Madame, c'est l'homme blanc qui a inventé cette langue. Deux semaines avant de descendre de nos arbres pour prendre la B.O.A.C. (Qui Fait Toujours Semblant de Bien Prendre soin de Vous) à destination de Heathrow, on nous a fait une piqûre des règles de base de la grammaire anglaise. Il ne nous reste plus ensuite qu'à faire en sorte que les effets de la piqûre soient bons. Une fois cette explication produite, je la trouvai stupide, pas du tout intelligente même. J'aurais peut-être tout simplement dû dire merci. Personne à qui parler... »

« The Edifice » est un kaléidoscope dans lequel se trouvent rassemblés l'amour en noir et blanc, les études en Europe, la vie de tous les jours pour un Africain, le racisme des deux côtés mais aussi le pays qui reste bien des fois, par le biais du souvenir, présent à côté de soi quand besoin est : la famille, l'école, les enseignants, les événements locaux, la première amie, le premier emploi, le départ pour le pays en or massif et l'appréhension du retour...

« The Edifice », c'est tout cela et pas forcément dans cet ordre; c'est un ensemble de scènes, de réflexions, d'actions et de projections qui ne laissent pas indifférent, bien au contraire.

    « Voilà quelque chose de très intéressant. Pourquoi la Grande-Bretagne devrait-elle se mettre à adorer Ogun Olire, simplement parce que je le veux ? Eh bien, si vous voulez le savoir, c'est pour une raison très importante. Toutes les usines sont construites en fer. Et qui, croyez-vous, est le dieu du Fer ? c'est Ogun. Tous ces accidents du travail, tous ces marteaux qui tombent sur la tête des passants dans la rue, toutes ces voitures accidentées et tous ces avions qui s'écrasent et explosent... Qui, croyez-vous, est à l'origine de [PAGE 55] tout cela ? C'est le dieu du Fer en colère. Seul le sang peut le calmer. Et si personne ne lui en donne, eh bien, il le prend lui-même. »

Kole Omotoso, à plusieurs reprises, met en marche une caméra d'un genre particulier, capable de filmer ses personnages aussi bien extérieurement qu'intérieurement.

Elle (Daisy), et nous voilà déjà enfouis dans l'épilogue de « The Edifice ». En quelques pages, elle nous rapporte les premières années du couple qu'elle formait avec Dele. Ses souvenirs sont entrecoupés de flashes correspondant aux événements récents qui resurgissent et qui font chanceler l'édifice. Le monde dans lequel évolue Daisy n'est pas celui, quelque peu magique, qui entourait Dele. Daisy n'a que trop les pieds sur terre. Et chaque épine que Dele lui plante dans le corps, elle la crie de toute sa voix, de tout son corps. Daisy fait refaire surface à quelques instants privilégiés de sa vie avec Dele puis replonge dans un désespoir qui la conduit même à envisager le suicide comme solution ultime.

    « Jeudi dernier, je trouvai un mot sur la table où mon petit déjeuner était servi. Dele venait d'obtenir un poste au gouvernement et avait dû s'installer à Ikoyi. Il demandait à ses femmes d'être prêtes à y emménager le lendemain matin. Je sus enfin que nous étions arrivés au bout de notre chemin. »

En fin de première partie, Dele disparaît sans bruit avant que Daisy n'intervienne à son tour. Daisy, quant à elle, joue son rôle puis finit par s'enfermer dans l'un de ses nombreux points d'interrogation. L'édifice se fissure de plus en plus, mais qui le voit tomber ?

THE COMBAT, Heinemann Educational Books, London, 1972.

« The Combat » (Le Combat) est beaucoup plus que l'aboutissement d'une simple rivalité entre deux amis : Chuku (chauffeur de taxi) et Ojo (vulcanisateur et dévoreur de livres) au sujet d'un enfant dont ils se disputent la paternité et accessoirement de leur mère Moni, alias Dee Madam.

Les préparatifs du combat, plutôt que le combat lui-même, qui nous sont présentés ont lieu sur fond de coup d'état militaire et d'assassinats de personnalités politiques (gros titres du Morning Post découverts par Chuku, par hasard, alors qu'il cherchait les derniers pronostics des résultats de matches de football se déroulant en Grande [PAGE 56] Bretagne !). Ce coup d'état est celui qui, en janvier 1966, mit fin à la première République du Nigéria. Au cours des événements de ce débuts d'année, Tafawa Balewa, Premier ministre fédéral, son ministre des Finances, Chief Festus, le Premier ministre de la région de l'Ouest, Akintola, et Ahmadu Bello, Premier ministre de la région du Nord, furent tués. Quatorze mois plus tard, la guerre civile – jusqu'alors en gestation – éclatait.

Il est intéressant ici de noter l'origine ethno-linguistique des noms des principaux personnages évoluant dans « The Combat » :

Chuk : Ibo
Ojo : Yorouba
Isaac

: L'enfant responsable involontaire du combat :
Prénom biblique (fils d'Abraham et de Sara qu'un ange sauva alors qu'il allait êtresacrifié par son père ...)
Dee Madam

: (Quelquefois appelée par son prénom yorouba : Moni) :
Pidgin anglais signifiant « La » grande dame (d'affaires).

Le deuxième roman de Kole Omotoso est encore plus court que le premier (quatre-vingt-huit pages). Il se présente sous la forme d'un journal tenu par un personnage-témoin omniscient, omniprésent... durant les six jours qui précèdent le combat. Dès les premières pages du roman, l'événement qui met le feu aux poudres est l'écrasement d'un jeune garçon – qui s'avérera être le « fils » de Chuku et d'Ojo, disparu du domicile de ses grands-parents depuis quelque temps – par la voiture de Chuku qui ne s'en rend pas compte, mais l'épisode se déroule sous les yeux d'Ojo.

Ce dernier se met immédiatement à la recherche de son ami. Chuku rejoint nie toute participation à l'accident. Les deux personnages décident en dernier ressort d'avoir recours au jugement de Dieu. L'idée du combat est lancée.

Viennent ensuite se greffer à cet événement la décision du tribunal saisi par Chuku et Ojo pour trancher la question de la paternité d'Isaac puis les demandes d'aide formulées à l'Afrique du Sud par l'intermédiaire de son ambassade à Lagos par Ojo et à l'U.R.S.S. par Chuku. Les deux [PAGE 57] Nigérians sont reçus avec grande cérémonie par les représentants de ces deux nations qui, chacun, acceptent de préparer son poulain au combat qui s'annonce difficile.

L'allégorie règne en souveraine tout au long de « The Combat », combat qui, pour finir n'aura même pas lieu sous les yeux du lecteur mais qui, selon le narrateur, attirera des foules considérables.

Une atmosphère floue, irréelle, parfois illogique se dégage des pages du roman et pourtant les personnages semblent y évoluer avec une aisance déconcertante. Quoi de plus normal qu'un Ojo sortant de l'ambassade d'Afrique du Sud confortablement installé sur le siège arrière d'une Rolls-Royce rutilante ou qu'un enfant d'une dizaine d'années – la chair d'un des deux amis – présidant, mort, le banquet organisé par sa mère quelques instants avant le combat...

Le sourire flirte avec la grimace d'horreur au fil des six jours-étapes de préparation du combat.

Tout comme dans « The Edifice », nous retrouvons dans ce roman un découpage clair en séquences, un exposé de points de vues différents et de minutieuses descriptions (celle du lever de Chuku est à noter en particulier).

Au sortir de ce livre, le lecteur, contrairement à toute attente, ne ressent nullement la frustration qui aurait pu se développer en lui du fait de la non-retransmission du combat proprement dit, au dernier instant.

Et n'est-ce pas mieux ainsi ? Les événements, réels ceux-là, qui suivirent les préparatifs de ce combat, chacun les connaît et les interprète à sa façon...

En guise de conclusion à une déclaration qu'il faisait dans le magazine dont il est rédacteur littéraire (Afriscope, septembre 1976), Kole Omotoso affirmait : « La littérature doit être au service du bien-être, matériel et spirituel, de l'être humain, mais elle ne doit en aucun cas se mettre à celui de quelque parti politique que ce soit. »

Daniel VIGNAL
Department of French
Ahmadu Bello University Zaria – Nigeria
15 octobre 1978. [PAGE 58]

Bibliographie complémentaire :
– Miracles and other stories, Onibonoje, Ibadan, 1973.
– Sacrifice, Onibonoje, Ibadan, 1974.
– The Curse, New Horn Press, Ibadan, 1976.
– Fella's Choice, Ethiope, Benin City, 1974.
– The Scales, Onibonoje, Ibadan, 1976.