© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 82-89



ZWATA

Albert KAMBI-BITCHENE

à Brigitte-Rosalie ACKOLY

De nationalité congolaise, Albert Kambi-Bitchène, de son véritable nom Mban-dit-Bintsena, est né le 30 juillet 1951.

Diplômé de l'Ecole des Bibliothécaire Archivistes et Documentalistes de l'Université de Dakar. En fonction au Service des Archives Nationales à Brazzaville.

Auteur de plusieurs nouvelles inédites dont les premières réunies en recueil sous le titre de « Les Faméliques » sont préfacées par Sylvain Bemba. Les autres titres sont : « Le Souffle et l'Horizon » et « Chronique-du-sang-silence » en préparation. S'essaie aussi à la poésie.

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On comptait des foyers de résistance à Nyanyadzi, Chipinza, Buhera et un peu partout dans le pays. Seules Salisbury, la capitale, Bulawayo, Que-qué, Gwelo et Gwanda restaient encore contrôlées tant bien que mal par les troupes coloniales et racistes rhodésiennes.

On disait que les nationalistes étaient maîtres de la situation dans la province du Mashonaland North.

Ils contrôlaient également le barrage de Kariba. Dans les plateaux cristallins, domaine de la forêt claire et de la [PAGE 83] savane du Mashonaland, les patriotes africains mettaient en déroute des colonnes rhodésiennes. En tout cas, elles n'avaient pas la tâche facile. Car depuis un semestre environ, les nationalistes les soumettaient à de rudes épreuves. La ville d'Umvuna était tombée sous les coups des combattants de la liberté. C'était la panique blanche. Opérations de ratissage, incendies des villages, abattage du bétail, parcage des Noirs dans des camps de concentration, massacres des cadres, détrônement des chefs traditionnels africains (remplacés par des fantoches noirs), fermeture des écoles et des boutiques, contrôle des produits alimentaires afin d'affamer la guérilla, couvre-feu... tel est le principe d'administration, la méthode utilisée par le pouvoir blanc de Rhodésie pour obliger les indigènes à parler, à dénoncer leurs frères, à trahir leur pays.

La rumeur courait selon laquelle les nationalistes du maquis du Midland seraient à soixante-trois kilomètres de Gwelo, sur la voie ferrée Salisbury-Bulawayo. Gwelo, important centre industriel, compte cinquante mille âmes dont sept mille blanches. Depuis trois semaines, des renforts en matériel et en hommes ne cessaient d'arriver de la capitale pour contenir le déchaînement spectaculaire et sauvage des nationalistes, afin de tenter de sauver l'un des derniers bastions de l'apartheid en Rhodésie. A cet effet, une forte ceinture de sécurité avait été dressée à quinze kilomètres autour de la ville. Les sorties et les entrées étaient permises aux détenteurs d'une autorisation spéciale notamment. Depuis l'installation de cette ceinture militaire, les nationalistes étaient coupés entre eux et leur réseau désorganisé. Toutes les infiltrations clandestines de quelques agents nationalistes s'étaient soldées par la mort, une mort qui survenait héroïquement, après mille interrogatoires bredouilles. Mais malgré les mille et une maille de la soldatesque rhodésienne, un émissaire des nationalistes avait, dit-on, réussi à passer la ligne gardée. Qui l'aurait cru !

Sa mission consistait à rencontrer les chefs du front de résistance de Gwelo, afin de donner une nouvelle pulsion au mouvement, à la lutte. L'homme qui assurait cette mission périlleuse s'appelait, disait-on, Zwata. Toutefois on ne connaissait de lui que ce seul nom. Mais il ne restait pas un inconnu pour la police rhodésienne pour qui Zwata était la terreur, la bête à abattre. Son nom figurait sur toutes les fiches de police depuis des années, mais jamais on n'avait [PAGE 84] réussi à mettre la main sur lui. Ainsi, il apparaissait comme un homme mystérieux tant son identification était impossible et son infiltration incroyable. Au-dedans comme au-dehors de Gwelo, les soldats redoublaient de vigilance afin d'arrêter l'avancée des nationalistes. La présence de Zwata dans la ville avait été soufflée. Cependant les agents secrets noirs qui avaient fourni l'information étaient eux-mêmes incapables de décrire Zwata ni d'indiquer sa résidence. Ils ne l'avaient pas vu; ils ne le connaissaient pas. Ils étaient eux-mêmes alimentés par la rumeur publique du quartier noir.

Vers deux heures du matin, alors que le sommeil était maître de tous les corps, la cohorte soldatesque rhodésienne investit les townships africaines de Gwelo pour retrouver le dangereux Zwata. De nouveau, les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants noirs furent brutalisés. On fouilla les maisons de fond en comble, les w.-c. et les cuisines; on défit même les lits et les plafonds. On prit des otages. Mais Zwata demeurait invisible, introuvable. Comme pour donner une explication valable à leurs échecs cuisants et répétés, échecs inhérents à la nature même du système, les chefs militaires prétendirent que ce nom n'existait que dans l'imagination et que Zwata n'était qu'un fantôme, un être inventé de toutes pièces par les Noirs.

Pourtant, cette même nuit, deux policiers furent trouvés morts sur la route; le quartier blanc fut inondé de tracts incendiaires.

Pour les chefs racistes, tout cela avait une liaison avec la présence de Zwata à Gwelo. Ce qui leur fit dire de nouveau que Zwata existait bel et bien et que l'information était fondée. Il fallait à tous prix le retrouver et l'exécuter en public pour donner confiance à la colonie blanche de la ville et semer la terreur dans la Mob noire. Ici on donne confiance au Blanc en sacrifiant mille âmes noires, en versant le sang des centaines d'innocents : enfants, femmes et vieillards.

Ce matin-là, le soleil éclaboussait Gwelo de toute sa splendeur.

Un car s'arrêta. Quatre hommes et deux femmes noirs, naturellement, montèrent. L'un des hommes, grand et mince, éteignit sa cigarette de tabac noir. Le car était bondé. C'était le moment propice aux voleurs. La sueur perlait sur les fronts. Quelques hommes galants et des adolescents respectueux cédèrent leur place aux femmes et aux personnes [PAGE 85] âgées. Le car démarra. Il roulait lourdement sur la terre rouge du quartier noir. Personne n'adressait la parole à son voisin. Sauf, de temps en temps, des cris d'enfants, un hoquet longtemps étouffé ou simplement une toux sèche.

Tout à coup, des hélicoptères fendirent l'air de toutes parts. Le car s'arrêta de nouveau. Une quinzaine de personnes libérèrent l'engin. Cinq autres Noirs les remplacèrent. Deux d'entre eux avaient un air bizarre. Il n'y avait pas de doute qu'ils fussent des sbires à la solde des Blancs racistes. En tout cas, quelque chose en eux disait qu'ils étaient louches. L'homme à la cigarette de tabac noir les repéra aussitôt; mais il fit semblant de ne pas remarquer leur présence. Alors ils se mirent à bavarder, sans doute pour tirer quelque chose à vendre. L'essentiel de leur travail ne consistait-il pas à donner des informations ? A vendre leurs frères ? A perpétuer le mensonge jusqu'à l'absurdité du mal ?

– Que c'est morne ici ! commenta le plus hilare des deux.

– On se croirait à l'hôpital des Blancs.

– Pire ! dans un cimetière.

– Enfin ! Grouillez-vous ! Qu'est-ce qui vous attriste ? Nous sommes sur nos terres ! Zimbabwé nous appartient. Ah ! ces Blancs. Nous les mettrons tous à la porte un jour. Si tous étaient comme Zwata, Zimbabwé serait libre.

– Vive Zwata ! Vive le Zimbabwé libre et indépendant, maître de sa destinée.

Mais personne ne s'intéressait à ce qu'ils débitaient. D'ailleurs c'était à peine si on les regardait. Le bruit d'une nouvelle alerte déchira la ville et ébranla les occupants du car, en l'occurrence les deux sbires... Sur leur visage déformé par le bruit répété des sirènes, se lisait une peur bleue... L'homme à la cigarette de tabac noir rit intérieurement. Le chauffeur accéléra et bientôt on atteignit une autre station. Sept personnes, dont les deux malabars, descendirent. L'homme à la cigarette de tabac noir fut brutalement bousculé par l'un d'eux. « Excusez-moi », fit-il à l'endroit de l'homme. Ceux qui montaient à leur tour étaient fort nombreux. De nouveau le car s'alourdit. On respirait l'odeur âcre des corps en sueur. Un enfant gémit de douleur. Une vieille femme jura entre ses dents espacées. Un homme maudit Dieu de l'avoir créé noir. Le camion grinçait, fumait, souffrait comme le peuple Zimbabwé subjugué depuis des temps immémoriaux par les racistes rhodésiens. Mais il [PAGE 86] avançait tant bien que mal, comme les forces nationalistes qui faisaient trembler l'édifice de l'apartheid. Déjà, des milliers de Blancs s'en allaient en Afrique du Sud, ce grand fief de l'apartheid; d'autres avaient préféré l'Europe. La Rhodésie n'était plus en endroit vivable. Ah ! ce sale Nègre de Zwata ! Si on pouvait le capturer et le décapiter. Le chauffeur amorçait un virage lorsque, tout à coup, il vit apparaître devant lui un barrage militaire qui occupait la route de bout en bout.

Après leurs multiples déboires, les autorités racistes avaient mis au point une nouvelle stratégie pour en finir avec Zwata. Tant qu'on ne l'avait pas, on ne pouvait pas être tranquille. Du coup on le rendit responsable de tous les malheurs qui s'étaient abattus dans la région depuis toujours : attentat contre le commandant supérieur des troupes de Gwelo, assassinat de policiers, grève des mineurs de Slukwe, sabotage des installations ferroviaires, grève des collégiens...

Cette savante étude avait conduit les Blancs racistes à la conclusion selon laquelle Zwata bénéficait d'une large complicité. Sinon comment expliquer son infiltration ! De toute évidence, il apparaissait que ce rebelle se trouvait encore à Gwelo et qu'il s'y cachait quelque part. Etant donné sa mission (il ne pouvait être là que pour assurer une mission ou préparer un coup de force), il devait obligatoirement prendre des contacts, donc se déplacer. Seulement un homme dans sa situation ne pouvait s'aventurer à sortir dans la nuit étant donné la loi martiale et le couvre-feu. Il ne pouvait non plus commettre l'imprudence de se déplacer à pied de peur d'être « identifié ». Ce Zwata était extrêmement intelligent. Il avait certainement fait de longues études. Les chefs racistes blancs se demandaient même s'il n'était pas en réalité le chef du mouvement nationaliste. La journée était, selon leur analyse, son moment favori et l'automobile son unique moyen de déplacement, le plus sûr. Ainsi le directoire décida-t-il de mettre au point ce qu'ils appelaient « Identification Noire ». L'opération consistait à quadriller le ghetto noir, à barrer toutes les routes conduisant au beerhall[1] et au reste de la ville. Des centaines de militaires [PAGE 87] étaient venus de tous les camps de la Rhodésie. Un poste central de contrôle avait été créé à cet effet.

Les hélicoptères drainaient le ciel pour contrôler les opérations. Avant même le signal du soldat, le chauffeur du car s'était déjà arrêté.

– Les militaires !

A ces mots tous les passagers furent saisis de panique. Encore de nouvelles représailles !

– Pourvu qu'ils ne nous exterminent pas tous ! pria un vieux Noir assis sur des sacs.

– Merde ! fit l'homme à la cigarette de tabac noir. Instinctivement, ses mains fouillèrent machinalement dans ses poches. Il blêmit. La poche arrière de son pantalon était complètement retroussée. Mais, paradoxalement, sans plus chercher à comprendre quand et comment tout cela s'était produit, il sourit d'un sourire malicieux et triomphal. Une lueur d'espoir illumina son front, chassant la pâleur du début. Mais personne dans sa stupeur ne faisait attention à personne. En cet instant incertain, chacun pensait à son sort prochain... même les petits, à califourchon sur le dos de leur mère, s'étaient mis à pleurer comme s'ils comprenaient le tragique de la situation. Tous les passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards furent vidés du véhicule à la hâte, comme seuls savaient le faire les soldats rhodésiens. Pendant qu'un groupe de soldats s'acharnaient à fouiller le car de fond en comble, allant jusqu'à défaire les colis, d'autres procédaient à la fouille et à la vérification systématique des identités des Noirs, tenus en respect par des robots armés jusqu'aux dents. Ils formaient deux rangées parallèles et se suivaient à la file indienne. Vint le tour de l'homme à la cigarette de tabac noir. Sa fouille ne donna que du tabac noir et un briquet. A priori, il apparaissait comme un suspect. On l'obligea à se dévêtir, incontinent devant tout le monde. Il le fit sans gêne, sans protestation. Il portait un caleçon de coton bleu sous lequel se dessinaient ses formes viriles.

– Montre voir ton sexe ! lui ordonna un des militaires. L'homme s'exécuta plutôt avec un certain plaisir ironique. Après tout, cela lui était égal... C'était plutôt là l'occasion de montrer à ces Blancs racistes la virilité, la vitalité sexuelle et la vigueur de l'homme noir; narguant ainsi ce raciste qui, sans nul doute, devait avoir un bout de muscle aussi petit que son pouce, aussi fragile que le rôle qu'il [PAGE 88] jouait, aussi court que le temps de vie qui restait au gouvernement des racistes rhodésiens.

– Il l'a aussi gros et long qu'un cheval ! commenta un autre soldat. Il y avait dans ses paroles une espèce d'envie et de jalousie, un regret. Les femmes détournèrent leurs regards. Certaines fermèrent les yeux d'indignation. Mais les soldats les obligèrent à regarder, à voir. L'homme à la cigarette de tabac noir voulait plutôt crier :

« Regardez, mes sœurs ! Regardez ! N'ayez pas honte ! C'est ça, le Zimbabwé ! » Mais cette audace fut aussitôt étouffée par un violent coup de fouet que lui asséna l'un des soldats. La douleur brûla son sexe, se propulsa dans tout son corps et échoua nette au cœur. L'homme plissa son front et ferma les yeux. Il était prêt à cracher sur ces visages pâles mais, dans un dernier effort, il calma ses nerfs en feu.

– Négro ! Pour qui te prends-tu ? Dis où se cache Zwata ! intervint le chef de la troupe, une espèce de canaille rompue dans ce genre d'opération. Mais l'homme noir demeurait silencieux comme sa douleur.

– On te pose une question, macaque ! Veux-tu répondre ?

Malgré la menace des armes, l'homme ne disait mot. Un moment il fut saisi par les râles d'un rire qui se voulait inextinguible. Ce Blanc au teint laiteux lui donnait de fortes nausées, avec sa peau de porcin. Qu'il était laid et dégoûtant comme l'apartheid ! Pouah !

De l'autre côté du barrage, un panier à salade ne cessait de désemplir de Noirs jugés susceptibles d'être des nationalistes ou tout au moins d'avoir des liaisons, des contacts coupables avec les nationalistes. Mais voilà que, subitement, un des soldats prononça le nom de Zwata. Tout à coup on vit les porteurs d'armes chuchoter d'oreille à oreille et jubiler comme des enfants hilares. Pour la première fois des Noirs découvraient les dents jaunes et sales des Blancs racistes. « Zwata est mort », criaient-ils avec plaisir. Bientôt les Noirs apprirent que leur frère s'était fait renverser par un camion au moment où il tentait d'échapper pour une nouvelle fois à la vigilance des forces de l'ordre. On disait aussi qu'il était méconnaissable, car l'engin l'avait complètement défiguré. C'est en fouillant dans ses poches qu'on avait réussi à l'identifier. Ainsi, l'ordre avait été donné à tous les postes de vérification et de contrôle de relâcher les suspects arrêtés et de regagner leurs bases... Le mythe [PAGE 89] Zwata, de son invisibilité et de son invincibilité, était enterré. L'homme à la cigarette de tabac noir sortit au terminus. Il roula une nouvelle cigarette et s'éloigna. Le sourire narquois qu'il avait affiché depuis la vue des deux sbires noirs en passant par le soldat-porcin ne l'avait pas quitté. Il marchait avec son ombre, hanté par une seule pensée...

Les hélicoptères avaient cessé leurs mouvements, leurs manœuvres. Les rayons du soleil se faisaient plus intenses, plus accablants. Il ne faisait pas de doute qu'on fût vers midi.

Il marcha encore pendant longtemps. A la vue d'une maison de style britannique, il roula une autre cigarette, la septième depuis le lever du jour.

Ce fut lorsqu'il frappa à la porte qu'il ressentit les retombées des douleurs provoquées par le coup de fouet.

– Qui est là ? demanda une voix de l'intérieur.

Il répondit très bas

– C'est moi !

Aussitôt la porte s'ouvrit.

Autour d'une table circulaire se tenait une assemblée de douze personnes dont dix Noirs et deux Blancs. Cependant, un siège était demeuré vide, vacant. L'un des Blancs, le moins âgé des deux, portait une barbe broussailleuse et des lunettes de myopie. Il avait tout l'air maquisard...

Sitôt après l'entrée de l'homme, la porte se referma à double tour, comme pour dire : NON A L'APARTHEID ! LA LUTTE CONTINUE !

– Soyez le bienvenu, frère ! Nous vous attendions...

Zwata salua et prit place. Il avait comme l'impression que tout le fleuve Zambèze coulait en lui.

Octobre 1978
(Chronique du sang-silence)

Albert KAMBI-BITCHENE


[1] Marché où sont exposés fruits et légumes ainsi que des cannes à sucre.