© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 68-81



ELONI

M. OKOUMBA-NKOGHE

M. Okumba-Nkoghé est un jeune écrivain gabonais dont nous préciserons la biographie prochainement en publiant une autre de ses nouvelles.

Elle tenait sa fille couchée dans son bras gauche, contre son ventre neuf, et de sa main droite lui présentait son sein ombragé, gonflé, gourmand d'être mordu. Les lèvres de la petite bouche s'ouvrirent, humides pétales assoiffées de soleil, puis la langue se creusa en canal autour de la pointe de chair offerte, aspira. La vie de la jeune maman coulait dans la bouche de l'enfant, non par saccades, mais par jets continus, réguliers.

Le soleil éclaboussait la vie, dehors, en même temps que tombait la pluie, fine et tiède. Loin dans le vaste ciel, naissait un arc-en-ciel géant. Eloni entendit des pas derrière la porte close, puis on frappa trois coups violents. La fille couchée dans son bras gauche ouvrit un œil. On frappa trois autres coups violents et elle se leva, et elle marcha vers la porte close. L'enfant couchée contre son ventre neuf avait maintenant les deux yeux ouverts. Les lèvres de la petite bouche avaient lâché le téton de la jeune mère.

Eloni marcha vers la porte close, tourna la poignée rose, poussa la porte dans la lumière, sous la pluie, sous l'arc-en-ciel qui naissait. La fille frémit au contact de l'air du dehors, ferma les yeux, ferma ses petits poignets nus et fragiles, puis elle fit une moue avec ses lèvres pincées, la même toujours. Sadia était un bébé capricieux. [PAGE 69]

Eloni était debout dans la porte, en face de l'adolescent Opassi lui aussi debout dans la porte. Les yeux de la petite Sadia s'ouvrirent sur Opassi, longtemps. Puis, elle se mit à remuer, elle se mit à sourire, longtemps, vers le jeune homme. Celui-ci la prit dans ses bras, lentement, le regard accroché au sein découvert de sa belle-sœur.

Avec Sadia dans les bras, il vint jusqu'au centre de la pièce, laissa tomber son cartable de collégien sur le sol dur, puis se mit à marcher de long en large, à gauche, à droite, comme une feuille d'arbre prise dans un tourbillon. Il s'affala ensuite sur une chaise, corps alourdi par l'ennui. Eloni venait de refermer la porte. Eloni vint auprès de lui et lui demanda :

– Tu n'es pas allé en classe ?

Opassi entendait-il la femme de son frère ? Son regard partit de Sadia et embrassa la pièce, non dans son entier, mais objet par objet, comme pour un inventaire. Et il vit la table, devant lui, simple, en bois mince, nue, propre. Il vit l'armoire, dans un coin, posée contre le mur, en bois mince, avec un bouquet de nénuphars au-dessus, propre, presque vide. Il loucha du côté de la cuisine, reconnut les vieilles marmites, utiles un jour sur deux.

– Comme tu es tout drôle en ce matin! murmura Eloni à côté de lui, debout, le sein dehors, svelte comme un roseau.

Opassi entendait-il la femme de son frère ? Il se retourna, fixa longuement l'entrée de la chambre de son frère, gardée par une porte bleue, en bois mince. Puis il fixa longuement l'entrée de sa propre chambre, gardée par une porte bleue, en bois mince. Alors, il sentit une eau couler sur ses cuisses, une eau tiède et légère et parfumée. Son regard revint à Sadia.

– Elle a pissé, murmura Eloni, je vais la changer!

Eloni prit la fille. Et Opassi laissa Eloni prendre la fille. Quand il se leva, quand il se dirigea vers sa chambre se changer lui aussi, cette eau tiède et légère et parfumée courait toujours le long de ses cuisses, le long de son pantalon kaki sombre, laissant sur le ciment de la pièce des rigoles ovales, rondes, plates.

Dehors, il ne pleuvait plus. L'astre du jour progressait sur l'escalier du ciel, vers le très haut de la voûte, chauffant, brûlant. Opassi revint dans la salle. Sa belle-sœur finissait de nettoyer Sadia. Et il la contemplait, Sadia. Et il s'émerveilla [PAGE 70] de la découvrir si belle, si neuve. Qu'elle fût née du corps de sa mère, et que son frère l'eût semée! Un mouvement ininterrompu gravitait autour d'elle, venait jusqu'à lui et en repartait. Sadia, un petit être qui ne savait sûrement pas ce qu'elle était, qui ne savait pas qui elle était, et dans son ignorance et son innocence attirait l'amour et le donnait.

Quand Eloni eut fini de nettoyer la fille, elle la remit dans les bras de son petit père. En même temps, elle lui demanda encore, avec cette même voix douce et tranquille

– Tu n'es pas allé au collège ?

Opassi baignait dans la sérénité des vieillards, lui qui n'était encore qu'un adolescent, un fragile adolescent à la charge d'un frère qui lui tenait aussi lieu d'ami, unique, admiré et admirable, gentil et aimé de tous. Et l'adolescent regarda droit dans les yeux de sa belle-sœur, comme on regarde une femme à qui on annonce une vérité douloureuse, et dit :

– On vient d'arrêter ton homme !

Et, comme un guerrier blessé à mort, touché au flanc gauche par le trait empoisonné d'un ennemi caché, la bouche saveur de rosée d'Eloni laissa couler un cri strident, un râle animal. Et la pièce close garda longtemps l'écho de ce cri strident, de ce râle animal, qui s'enroula autour de lui-même, s'enroula, grossit, grossit, puis retomba alentour des trois seuls êtres de la salle en gerbes d'incendie.

Puis, la belle Eloni alla s'accouder au mur vernissé, vaincue par la plus atroce des douleurs. La douleur repose sur la multitude des déchirures qu'elle impose à l'être, des problèmes qu'elle soulève, des points d'interrogation qu'elle pose, des réactions qu'elle provoque. Que faire ? se demandait Opassi, calme comme un homme, les yeux dans les yeux de Sadia, qui ne comprenait pas. Que faire ? se demanda Eloni accoudée au mur vernissé.

– Quand est-ce arrivé ? interrogea-t-elle.

– Ce matin vers 9 heures, devant un mur de littérature, à cause d'un mot merveilleux qu'il présentait à bout de bras à ses élèves assis, dociles et attentionnés.

Eloni s'appuya un peu plus sur le mur vernissé. Elle pesait dessus de tout le poids de son corps de vingt-cinq ans, les yeux deux volcans, le cœur un noir de tombeau, de fosse commune, où palpitaient des années de cadavres amoncelés, [PAGE 71] la bouche un nid de vipères femelles, les étoiles étincelantes de la nuit de sa peau, éteintes soudainement.

Alors, Eloni dit à son jeune beau-frère, comme ça, simplement, avec sa voix de murmure entremêlée de douleur, entremêlée de sanglots refoulés, entremêlée d'un venin impuissant :

– Garde la maison, garde l'enfant!

Alors la femme à la taille d'abeille maçonne mit un morceau de chiffon sur son sein découvert. Quand elle eut fini de recouvrir son sein, elle sortit sous le feu qui riait au-dessus des cases, calmement, vers la demeure de ses parents.

Elle allait, elle allait, puis son pied droit buta contre un caillou de la route. Alors elle parla au caillou de la route en ces termes :

– Caillou de la route au dos rogné par la marche des hommes, on vient de m'arrêter Ewawa, une somme de misères depuis vingt-sept ans, un regard tendre, un cœur à la mollesse d'un cœur de palmier, que me faut-il faire ?

Et le caillou de la route lui répondit :

– Femme à la poitrine implorant l'ivresse des espaces, suicide-toi et ils relâcheront Ewawa, et tu connaîtras le repos !

Alors, quand la voix toujours égratignée, souvent piétinée par la marche des hommes se tut, Eloni lui dit en retour :

– Tu es dur avec les femmes!

Elle continua sa route, la douleur au front, la solitude au cœur, au ventre les piétinements sourds de la faim. Sur le bord ensoleillé de la route des hommes, elle aperçut le roseau flexible en conversation avec la bise caressante, et elle lui dit, et elle lui cria :

– D'où vient qu'un mot brandi à bout de bras en face d'une assemblée d'élèves, aussi puissant soit-il, puisse faire des ronds, à n'en plus finir, dans une destinée ?

Le roseau lui fit une révérence, puis le roseau lui dit :

– Femme qui fais de la douleur un fleuve sans mesure, mets-toi aux sommeils peuplés d'alcools et ils relâcheront Ewawa, et tu connaîtras la paix !

Eloni hurla vers le roseau :

– Roseau, toi la mémoire des vents, je ne te connaissais pas cette dureté à l'aine !

Elle s'arrêta sur une aile de la Grande Cascade. Elle aperçut un homme qui jetait ses filets dans l'onde mousseuse, elle ignora l'homme et s'adressa à la grande Cascade [PAGE 72]

– D'où vient, cascade éternelle, qu'être assis devant un mur de littérature est un délit ?

Et dans un murmure effrayant la colline liquide lui dit en bavant :

– Jette-toi du haut de mon aile! Femme au bronze rythmant la peine, le désespoir et l'angoisse, viens te briser entre mes mâchoires et ils relâcheront Ewawa, et tu connaîtrais le sommeil !

Alors Eloni hurla vers la Grande Cascade :

– Colline semée de mousse, onde qui as lavé mon enfance, quelle répugnance en ton ventre, je ne te connais plus!

Elle allait, elle allait, puis s'arrêta sur la fontaine de ses parents, profonde au centre de la terre, où venaient mourir tous les déchets de la ville. Elle demanda à la fontaine de ses parents :

– D'où vient que le sentiment de l'étendue ordonné en l'homme sous forme d'amour est un crime ?

Et la fontaine laissa couler ces mots :

– Femme volcan éteint offerte aux blessures immuables, offre-toi à l'homme chez qui pourrissent le coton et les mines, ils relâcheront Ewawa et tu connaîtras le repos !

Et Eloni à la rétine en dérive dans une rivière salée se dressa, cracha dans la fontaine de ses parents :

– Ecoute, écoute, ta sale gueule sale des déchets des riches est un cri traversé de violence! Si je pouvais vomir ta sève malgré moi bue en enfance! Ecarte-toi de mon passage!

Elle montait, elle montait, puis elle fut en présence de sa mère, dos bien rangé pour porter les provisions de graines, femme piégée, jadis porteuse de la fleur qui attire et de l'atelier qui fabrique, ensuite devenue fantastique machine à faire des petits, formes repoussantes, peau de gravier. Elle était là, assise derrière la case délabrée par les impôts, seule au bas de sa solitude, seule en attente au pied de la mort.

Alors Eloni parla à sa mère, longuement, très longuement, puis elle lui souffla :

– Comment trouver le repos à l'heure où tout se dégrade, à l'heure où la délation pèse lourdement sur les cités, et fait couler un peuple entier le long des palissades dressées des cachots ?

Et la mère aux formes repoussantes posa sur sa fille un regard égaré. Alors la mère aux formes repoussantes dit à sa fille au cœur blessé : [PAGE 73]

– Fille, ô enfant unique! Nous vivons une période sans nom qui est la fin de toute chose. Nous vivons une fin qui n'en finira plus de finir. Nous sommes dans un marécage où s'enlise peu à peu tout élan. Nous vivons un pourrissement provisoire qui ressemble à l'éternité. Viens te mettre au coin du feu et laisse couler le temps, et ils relâcheront Ewawa, et tu connaîtras le repos!

Eloni répondit à sa mère :

– Je refuse de me faire de ce lit d'attente une image merveilleuse, et je sais aussi, en profondeur, qu'il n'est rien à attendre d'un malaise institutionnalisé, sinon une sorte d'inconfort aigre.

Et la jeune femme emprunta la route aux dix mille épines qui mène au corps-de-garde, qui mène à l'assemblée des hommes. Et la jeune femme se tint debout à la hauteur du front de son vieux père, front froissé en labeurs inutiles dans les prés du silence. Elle lui parla ainsi :

– Comment trouver le repos à l'heure où le pays dans son entier montre, et c'est déchirant, le désordre sordide d'une fourmilière éventrée préposée à l'ordre ?

Ainsi parla Eloni. Ainsi lui répondit son père :

– Fille née de moi, enfant autre moi-même, ô semence de mes entrailles! ferme tes yeux sur le blême crépitement des prisons, et que ton sourire explose par-delà les souffrances, et que les gerçures de ton corps labouré se muent en claires couleurs d'un bosquet d'espérance! ainsi ils relâcheront Ewawa, ainsi tu connaîtras le repos !

Droite comme un piquet de guerre, Eloni dit à son père :

– Comment ? que me conseilles-tu là, ô père! Homme étrange, il me semble que tu ne connais pas l'amour. Homme étrange, il me semble que tu ignores ce sanglant moment de l'ère tutélaire, ainsi que ces rires qui agonisent dans les bas quartiers mal éclairés, ainsi que ces sexes broyés qui ne peuvent plus féconder les femmes !

Alors Eloni revint sur ses pas, vers la case de son homme, vers Opassi et Sadia qui attendaient. Elle ne marchait pas sur le milieu de la route ainsi que marchent les heureux. Elle marchait sur le bord de la route ainsi que marchent les cœurs saignés. Elle allait, elle allait, dans l'éternité de la solitude. Elle allait, elle allait, foule de rêves mutilés.

Le soleil redescendait les degrés de la voûte du ciel. Le soleil rougissait maintenant le lointain horizon, mettait le feu aux nuages attardés, mettait le feu au faîte des arbres. [PAGE 74]

Eloni poussa la porte à la poignée rose. Opassi était au centre de la pièce, avec Sadia dans les bras. Opassi était une bille d'okoumé livrée au lit de Lébayi, inerte en sa volonté, promise aux vents des tropiques.

– Rien à faire, dit-elle à l'adolescent, nous voici seuls en face d'une arrestation, désormais isolés en un combat d'où nous ne sortirons pas vainqueurs! A quel fleuve demander la vague furieuse de la liberté ?

Opassi entendait-il les mots de sa belle-sœur ? Il demeurait immobile, menhir aminci dans le sol d'une salle-cage-de-fer où ne pénétrait plus la droite lumière. Ses bras vers le haut levés étaient un berceau vermoulu pour l'enfant en sommeil, tandis que ses cils tissés de tristesse inépuisablement rampaient sur les rétines, ruines accumulées.

– Pourquoi te tenir là immobile comme un récif en la vague apaisée alors que j'ai besoin de toi ? hurla Eloni.

Opassi entendait-il le hurlement accablé de sa belle-sœur ? Ses lèvres coincées l'une sur l'autre étaient l'expression du mélancolique renoncement. Et il resta ainsi longuement, corps mort troué par le regard croisé de la jeune femme, pierre tombale sur la pente de l'oubli. Et alors, quand ses lèvres palpitèrent, ce fut pour laisser échapper ce verbe écrasant :

– Ton homme vient de mourir, mon frère n'est plus!

Il dit, et Eloni qui ne semblait pas comprendre retendit l'oreille. Elle comprit. Mais, pourtant, elle refusait de comprendre, elle refusait d'admettre.

– En es-tu sûr ? interrogea-t-elle à voix brisée.

– C'est sûr, femme, notre homme vient de mourir!

– Et le corps, où est le corps ?

– Emporté en un lieu qui n'est pas un lieu. Déversé dans un océan qui n'est pas un océan.

Opassi tremblait de tout son jeune corps. Sadia se réveilla en sursaut, comme au sortir d'un songe affreux, comme au sortir d'un cauchemar. Eloni tendit les bras vers sa fille, vers ses matins d'illusions, vers ses débris d'idées, vers deux ans de bonheur au sommet qui s'en allait en fumée.

– Comment est-il mort ? Comment l'ont-ils tué ?

– Ils l'ont tué comme ça, simplement, comme on tue un homme.

Eloni ne dit plus rien. Elle entra dans sa chambre, noua un simple morceau de pagne sur ses reins ondoyants. Elle revint dans la salle à manger, jeta Sadia sur son [PAGE 75] dos de vingt-cinq ans, attachée ferme contre sa peau avec un autre morceau de chiffon. Puis, quand elle eut fait tout cela, elle sortit sous le ciel à la rencontre de la nuit. Mais elle avait d'abord dit au jeune Opassi :

– Garde la maison, nous arrivons!

Elle était depuis un moment sur la route de ses beaux-parents, les larmes aux yeux, sources salées, libérées par la pierre au ventre. Alentour d'elle, silence et nuit. Elle était ce silence. Elle était cette nuit. Puis elle se mit à pleurer à haute voix. Puis elle se mit à crier, à hurler son malheur sur la route des hommes. Et c'était un cri de cent peuples condamnés au silence. Et c'était un hurlement de cent peuples humiliés, nourris de rêves épais.

Dans sa course nocturne, Eloni croisa une femme, comme elle jeune, comme elle en pleurs. L'inconnue ne portait pas d'enfant au dos. Mais l'inconnue portait ses bras sur la tête. Et arrivée à la hauteur d'Eloni, elle dit :

– Femme qui sèmes ta route de larmes scintillantes dans les ombres, courage! Courage, car qui perd un être cher ne doit pas aussi perdre sa raison. Ecoute, moi aussi j'ai perdu un être chéri, car mon père est mort, fauché par une très longue maladie, emporté hier en un voyage sans retour.

Alors Eloni dit à la voix sans nom et sans visage :

– Courage ? quel sens au courage! Raison ? quel sens à la raison ! Je te dis, ombre sans corps, que mon malheur est de beaucoup plus gros que le tien. Je te dis que mon Ewawa n'est pas mort de maladie. Je te dis que mon Ewawa n'était pas un vieillard comme ton père.

Et sans plus jamais se retourner, et sans plus jamais prêter attention à l'inconnue que la brume enveloppait, Eloni se remit à dérouler sa procession sur le chemin des humiliés. Le hurlement sur sa lèvre, scorpion blessé sur le mont, se tordait dans les silences.

Eloni allait toute seule sur la piste des hommes. Eloni criait toute seule sur la piste des hommes :

– Veuve à vingt-cinq ans, qui l'eût imaginé un seul instant! Me voici avec une enfant lancée dans une direction barrée d'avance. Je suis rejetée hors du monde. Je suis la belle Eloni d'un désert. On n'est jamais belle que pour quelqu'un, je ne suis plus belle du tout. Qui verra le bleu de mes yeux ?

Et elle pleurait. Et elle pleurait toute l'eau de ses yeux, tout l'or de son corps. Ainsi elle arriva sous les bananiers [PAGE 76] de sa belle-mère. Alors elle hurla derrière la nuit des bananiers :

– Sortez tous des cases, je suis la voix qui annonce la mort, je suis la voie au-devant barrée par le mal!

Et l'on sortit tous des cases, les chiens aussi, les cabris aussi, tous ceux qui respirent. On mit la résine d'okoumé sur la torche flamboyante, et on interrogea Eloni du regard.

– Belle-mère, beau-père, et aussi vous tous ici présents, ainsi que toi belle-sœur, Ewawa est mort, époux et fils abîmé par la rétine de l'épervier.

– Comment est-il mort ? interrogea la mère.

– Comme un homme, simplement, les yeux ouverts, le regard fier, les poings dressés vers le ciel déchiré, et dans la bouche une traînée de mots merveilleux.

Pourquoi est-il mort ? interrogea le père.

Il n'est pas mort, on l'a tué!

Mais pourquoi a-t-on tué mon frère ? demanda la sœur. Parce qu'il était assis devant un mur de littérature. On nous l'a tué pour avoir aimé. Quel crime à aimer ?

C'est alors que plusieurs hurlements emplirent l'ombre :

– Quel crime à aimer! quel crime à aimer!

On envoya des coureurs appeler parents et amis lointains, réveiller ceux qui dormaient déjà, chercher du bois pour le feu du deuil. Alors des femmes se réunirent paquets par paquets, les gosiers trempés de nuit et de pleurs. Tout cela faisait de belles averses blanches sur le sol de la mort. Eloni ne pleurait pas. Elle s'exprimait :

    – Si j'étais une femme de Bible
    ou de Coran
    je demanderais justice à Dieu.
    Mais je ne suis pas une femme de Bible.
    Mais je ne suis pas une femme de Coran.
    Qui donnera du mouvement
    à mes velléités ?

Tout l'or de son corps faisait des zigzags sur le chemin de son gosier, sur ce chemin de l'éternité. Et elle pleurait :

    – Je continue la vie
    sur la mélancolie d'un souvenir,
    souvenir des seize ans quand [PAGE 77]
    tu venais me chercher au travers
    de l'âge pour d'autres travers.

Des hommes maintenant formaient leur assemblée d'hommes alentour du feu de deuil, vêtus d'habits de patience. Et elle pleurait :

    – Tu me promettais des pans
    de lumière entre les orages
    et des jours sans fin
    et des nuits de profondeur
    et je palpais avec la langue
    toutes les choses qui sont bonnes,
    à deux pas de toi.

La nuit planant sur le pays était un gouffre de noir océan où végétaux animaux et hommes étaient voués au même sort. Et elle pleurait :

    – Tu me promettais tant d'arbres
    à fruits,
    ainsi que cette terre à odeur
    de terre qui nous enveloppait,
    quand nous marchions au travers
    des champs humides.
    Mais tu es parti,
    et tu m'as oubliée.

La flamme du feu de deuil ne cessait de grandir dans la nuit. Parents et amis lointains ne cessaient d'arriver. Et elle pleurait :

    – Tu étais le feu de mon corps,
    sans nervosité, assuré de durer,
    bien installé sur sa provision
    de charbon.
    Mais tu es parti,
    et tu m'as oubliée.

Sadia toussa fort dans le lit du dos de sa mère. Et sa mère la coucha sur les genoux dressés vers le ciel blême. Et elle pleurait : [PAGE 78]

    – Arrivé l'âge des noces,
    tu m'as épousée,
    puis tu m'as dit : faisons un enfant!
    et nous avons fait un enfant.
    Mais tu es parti,
    et tu nous a oubliées.

Sadia était toute sale des larmes des yeux de sa mère. Tout l'être d'Eloni était spasme et orgasme. Et elle pleurait :

    – Malgré la faim, malgré
    le noir des jours,
    j'espérais.
    J'espérais désespérément.
    Maintenant, qui m'aidera
    à vaincre le noir des jours ?

Chacun des êtres de cette lourde assemblée, homme ou femme, n'était plus qu'une douleur sans visage, n'était plus qu'un ennui multiplié, une somme de points d'interrogations suspendus en l'avenir. Un gros danger pesait sur toutes les consciences éprises de liberté. Et la vie de l'enfant, de la femme, de l'homme, du vieillard était menacée. Eloni regarda du côté des hommes valides. A travers ses larmes de lumière, elle les vit assis autour du silence. De ce silence qui baigne le jeu des sourds-muets. Et elle pleurait :

    – Je me refuse d'être ce vide
    de l'attente qui se creuse en moi
    et en eux.
    Je voudrais être une muraille
    d'éclatements.
    Je voudrais être une pyramide
    d'explosions.
    Mais sur qui jeter
    la corvée de ma conscience ?

Eloni regarda du côté des femmes valides, qui défilaient, mères frustrées, leur chapelet de tristesse au cœur de la nuit. Et elle pleurait : [PAGE 79]

    – Je me refuse d'être ce chapelet
    de vagissements.
    Je voudrais m'évader de ce présent
    de honte.
    Je voudrais me détourner
    de cette route aux contours
    tortueux de l'humiliation.
    Mais sur quelles mains calleuses
    et lourdes reposer
    ma nudité paisible ?

Eloni regarda sa fille sécher une larme égarée. Eloni se souvint de ce nom de Sadia qui était le produit d'une autre littérature, lointaine, noble elle aussi. Et elle pleurait

    – Ceux-là qui ont dressé
    les peuples du monde
    les uns contre les autres
    sont ceux-là mêmes
    qui ont assassiné Ewawa.
    Je proclame le rythme frénétique
    et léger des relations humaines.
    Je proclame la lutte des guenilles
    contre les crocodiles.
    Mais qui portera haut le sel
    de mon combat ?

Tout dans l'équilibre de l'ombre était suspendu aux propos d'Eloni. Tout dans l'équilibre de l'ombre vivait des propos d'Eloni. Ainsi la bûche qui paraissait éteinte, là-bas chez les hommes, soudain craquait et délivrait une profusion d'étincelles. Ainsi les lucioles endormies, soudain lâchaient leur profusion d'étoiles filantes. Ainsi les femmes valides, soudain se taisaient pour entendre Eloni. Et elle pleurait :

    – Je suis lourde de servitude.
    Sadia est lourde de servitude.
    Ewawa était lourd de servitude.
    Que ne me berce plus la poésie
    de vos discours!
    Que se déchire le pagne [PAGE 80]
    de vos effigies!
    Mais qui pour nous supportera
    le poids de la déchirure ?

Jusqu'ici les gens pleuraient en silence leurs morts. Jusqu'ici les gens remuaient tranquillement leurs souvenirs. Jusqu'ici les gens murmuraient. Et voici qu'Eloni est arrivée. Et voici qu'elle a toussé fort et a déclenché une avalanche.

Et voici que de sa bouche décousue elle a lâché des mots clairs comme des bulles d'or. Et elle pleurait :

    – On dira de moi que je finirai
    comme mon homme
    et on cherchera à tisser
    autour de moi un réseau
    fulgurant d'armes blanches.
    Mais qui peut me dire
    qui est éternel sur cette terre
    Et quelle mort est pire
    qu'une autre mort ?
    Et quel sens à une mort ?

Des grondements sourds sonnèrent derrière la nuit. Et soudain il se mit à tomber une pluie glaciale, glaciale comme la vague en l'estuaire. Et de longs étages de gouttes lumineuses descendirent avec lenteur des voiles du brouillard sombre. Eloni regarda l'assemblée des hommes et la masse des femmes cherchant refuge dans un vieux et immense hangar. Elle était maintenant seule sous la pluie avec Sadia. Et elle pleurait :

    – Tombe sur mon corps
    ô pluie ! car mon corps
    est devenu territoire étranger.
    Je voudrais mourir en hâte
    et rejoindre Ewawa
    et vivre avec lui ma traînée de joie
    dans le sillage de sa jubilation
    Car je me sens si seule ici.

Alentour d'elle, des flèches d'or descendantes trouaient le dos des nuages. Elle respirait avec lenteur. Elle emplissait bien sa poitrine de pluie. Mais la pluie avait perdu son [PAGE 81] goût de pluie, Ewawa avait tout emporté. Et elle pleurait :

    – J'étais de lui et il était de moi.
    Rien n'abîmait cette dépendance.
    On a tué Ewawa parce qu'il
    distribuait l'amour autour de lui.
    Eh bien à mon tour
    je distribuerai l'amour alentour de moi,
    je déchirerai des ténèbres
    établies pour des siècles.
    Je refuse la mort ainsi que
    les souffrances acceptées.

Il pleuvait, il pleuvait. Et Eloni pleurait toujours sous cette pluie de nuit avec sa fille sur les genoux. Dans ses pleurs chantait le chant des espoirs à venir.

M. OKOUMBA-NKOGHE