© Peuples Noirs Peuples Africains no. 13 (1980) 57-67



TRAORE BINY: UN CAS DE NÉO-COLONIALISME UNIVERSITAIRE DANS UN OCÉAN DE CAS

S.N. KASSAPU

L'avant-propos de ma thèse commence en ces termes : « Le travail que nous présentons ici symbolise notre détermination claire, il est vrai pleine d'abnégation, à remonter le courant du vent qui souffle actuellement dans le monde et véhicule des idées qui cachent la volonté de perpétuer l'ordre établi non seulement entre les membres d'une même communauté, mais aussi entre les pays qu'on classe généralement en riches et pauvres, mais jamais en dominés et dominants et encore moins en exploités et exploiteurs. Le recours aux artifices de langage pour voiler une certaine identité idéologique, la mystification au nom de l'universalité de la science, le terrorisme intellectuel qui détrône la raison à l'université, sont autant de raisons qui justifient notre engagement au combat économique, politique et idéologique à travers cette étude. Un tel engagement n'est pas sans risque. Le moment le plus important de notre travail a été celui de trouver un autre directeur de thèse qui, tout en acceptant d'assurer la responsabilité scientifique de cette recherche dressait du même coup contre lui ceux qui ont le monopole de la vérité scientifique. Le Professeur André Nicolaï a bien voulu assurer une telle responsabilité. Qu'il veuille trouver ici l'expression de ma profonde gratitude. » [PAGE 58]

Ces mots auraient pu être écrits par Traoré Biny, car de Bordeaux à Paris, si ce n'est pas contre Hausser qu'on se dresse, c'est contre les Sachs et autres Cornevin.

De quoi est-il question ? Très tôt j'ai commencé à m'intéresser au problème de l'économie, de la recherche et du développement, convaincu que devant la montée de la prise de conscience des peuples opprimés, dominés, misérés, exploités, l'Occident avait changé son fusil d'épaule. Il n'est plus tellement question de l'exploitation du Tiers Monde à visage ouvert, mais d'un langage maquillant pour endormir les esprits combatifs; à cors et à cris, on parlera de transfert de technologie.[1]

Le progrès scientifique, dit-on, doit bénéficier à toute l'humanité. Mon passage à l'OCDE m'a donné l'occasion de me rendre compte de ce qui se tramait dans le monde aux dépens des pays du Tiers Monde. Je me souviens encore de cette année 1972 quand, par un beau matin d'automne, le château de la Muette accueillit des experts venus du monde entier, sauf bien sûr d'Afrique, pour assister à une importante conférence sur « le choix et l'adaptation des technologies dans les Pays en Voie de Développement ». L'embarras gagna l'assistance non seulement par l'absence de tout un continent mais aussi et surtout par ma présence. Alors que je faisais partie du Secrétariat de la conférence, on me pria de prendre place dans l'assistance pour combler le vide. L'idée était que je ne devais jouer que le rôle de figurant bon nègre dans un western. Après hésitation, je finis par accepter. Le malheur a voulu que je prenne la parole comme représentant du continent noir. Depuis le début de la conférence, on ne parle que des canaux de transfert technologique; la remarque qui me vient naturellement à l'esprit est d'attirer l'attention des participants sur le fait qu'on est en train de parler au nom de toute une partie de l'humanité comme si elle n'existait pas. Si l'Afrique était là, elle aurait d'abord commencé par se poser la question sur le type de technologie dont elle a besoin avant de voir comment procéder au transfert.

Le résultat de cette intervention sera maigre mais positif puisque, à l'occasion d'une autre conférence sur le même thème qui se renouvellera deux ans plus tard, on notera la présence [PAGE 59] du Nigeria, du Ghana et du Tchad. Le Cameroun et la Côte d'Ivoire seront dignement représentés par la France. Ben voyons ! Ecœuré par ces expériences vécues, j'ai décidé alors de préparer une thèse sur les problèmes de transfert technologique en Afrique. Le nom de M. I. Sachs, Professeur à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, me sera suggéré. Contact pris, mon inscription ne pose aucun problème, sans doute parce que je venais de l'OCDE. Je définis le contour de ma problématique, le lui soumets et me mets au travail. Les conditions de travail me sont très favorables puisque mes occupations professionnelles m'ont permis non seulement de concevoir et de mettre en exécution une vaste enquête sur la recherche agronomique en Afrique, mais aussi d'effectuer plusieurs missions sur le terrain.

Pendant trois ans, je n'aurai rencontré mon professeur qu'une fois pour discuter du plan de travail. Je le vois bien sûr à son séminaire où il est impossible de placer un mot après l'exposé de M. le Professeur. Au début, je me disais que, pour des raisons pédagogiques, une partie de son séminaire était conçue de cette façon et qu'une autre partie serait réservée à des discussions où les étudiants interviendraient davantage. Il n'en était rien. J'avais cependant constaté que ses élèves, c'est-à-dire ses disciples qui travaillent avec lui dans son laboratoire, faisaient très régulièrement des exposés. Un élément important et très révélateur : ses élèves vont aussi souvent en mission en Afrique; c'est la préparation des futurs experts des problèmes africains. Il était très difficile de savoir si ses élèves étaient bons ou non, car c'est M. le Professeur qui répondait aux questions posées à ses élèves. Pour moi il était devenu clair qu'il y avait une lutte à mener pour démocratiser le séminaire. Illusion. Jusqu'ici il était difficile de situer M. le Professeur; il fait partie de ces intellectuels bien exercés dans l'art de manipuler les esprits.

QUI EST M. SACHS ?

Marx disait de Proudhon dans « Misère de la Philosophie » qu'il a le malheur d'être singulièrement méconnu en Europe. En France, il a le droit d'être mauvais économiste, parce qu'il passe pour être bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit d'être mauvais philosophe, parce qu'il passe pour être économiste français des ports. On [PAGE 60] pourrait dire la même chose de M. Sachs. Français d'origine polonaise, il a le droit en France d'être intellectuel progressiste de première heure parce qu'il passe pour être tiers-mondiste. En Pologne, il a le droit d'être contestataire, parce qu'il passe pour être le meilleur défenseur de la liberté, des droits de l'homme. Son masque tomba lorsque je dus présenter les conclusions de mes travaux que M. le Professeur n'avait jamais eu le temps de lire. Ce jour-là, il était absent et son séminaire était assuré par ses élèves. Aucun d'eux n'a pu apporter une objection sérieuse à mes conclusions, ce qui les conduira à me proposer de recommencer mon exposé quand lui-même sera là.

Jour pris, je dois parler. M. le Professeur est présent. Le séminaire dure en général trois heures. J'avais prévu de faire mon exposé en une heure et demie afin de laisser suffisamment de temps pour les discussions, contrairement à la tradition du séminaire de M. Sachs. Ordinairement, le professeur n'accorde un quart d'heure après son discours que pour poser des questions sur ce qu'on n'a pas compris et non pour engager une discussion. Il s'agit, s'il vous plaît, d'étudiants et non d'élèves des classes de sixième.

Au début du séminaire, M. Sachs prit la parole pour introduire mon exposé et cela, tenez-vous bien, a duré une heure. La parole m'est ensuite passée. Je commence mon exposé sachant que je n'ai plus qu'une heure. Quinze minutes à peine, et je suis interrompu de manière on ne peut plus impolie, par M. le professeur lorsque j'articule la phrase suivante : « On peut être mille fois d'accord avec M. Sachs lorsqu'il dit que les technologies sont riches en sciences. Mais quand il ajoute sans plus d'explication que « or la science est universelle » point, il laisse la porte ouverte aux scientistes qui, au nom de l'universalité de la science, ont détruit la culture, la science et la technologie des peuples d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine. » M. Sachs bondit de son fauteuil, s'empare d'un morceau de craie et le revoilà au tableau pendant trente minutes pour nous expliquer ce qu'il a voulu dire. « Vous m'avez mal compris ! » tranche sèchement M. le Professeur. « Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire... Vous avez la parole. » « Merci M. le Professeur » reprends-je d'un ton très calme qui irrite M. Sachs. « Seulement voilà, poursuis-je, il se trouve que nous qui sommes devant vous sommes des privilégiés, car la revue dans laquelle vous avez publié votre article se tire à [PAGE 61] des milliers d'exemplaires. Je doute fort que ses centaines de milliers de lecteurs à travers le monde puissent bénéficier de ces explications. »

Comme de l'huile sur le feu, il reprend la parole. L'auditoire a encore droit à 20 minutes d'exposé de M. Sachs. La parole m'est redonnée et j'affiche le tableau des effectifs des chercheurs en Afrique francophone dont les chiffres sont particulièrement édifiants : en 1974, sur 356 chercheurs, on ne compte que 22 nationaux. Il faut ajouter que les structures de recherches agronomiques dans les pays dits francophone sont entièrement étrangères.

M. Sachs pique cette fois alors une véritable crise hystérique : « Mais, mais, mais.... vous n'allez quand même pas nous dire ici que depuis 17 ans d'indépendance, rien n'a changé en Afrique ! Je vous donne encore quinze minutes pour conclure ! » Dans cette atmosphère, il était clair pour tout le monde que M. Sachs ne voulait pas que je continue à dire la vérité scientifique qu'on ne dit jamais à l'université. J'ai décidé de mon côté de ne pas engager un affrontement aussi peu courtois avec une personne qui n'a jamais souffert un débat intellectuel et lui ai adressé la correspondance suivante :

« Monsieur le professeur,

Après l'incident qui s'est produit au cours de votre séminaire le jour où je devais présenter les conclusions de mes travaux de recherches, je suis en train de me demander si c'est contre votre gré que vous dirigez ma thèse, auquel cas je me verrai obligé de vous libérer de ce calvaire.

Durant l'année universitaire 1976-1977, vous avez adopté une attitude d'obstruction systématique à mon égard et avez été amené à vous poser en avocat des personnes qui devaient répondre aux questions ou aux objections que je formulais à la suite de leurs exposés. Cette attitude s'inscrivait malheureusement dans le contexte général de votre séminaire où les discussions sont impossibles.

Je viens de terminer la rédaction de ma thèse et vous savez très bien que je n'ai pas été suivi par mon directeur de thèse comme l'impose la tradition des recherches, qu'elles soient universitaires ou non. Je suis arrivé à des résultats qui, pour la plupart, reflètent l'intérêt de l'approche interdisciplinaire des problèmes de développement économique et social des pays du Tiers Monde, objet principal de votre [PAGE 62] séminaire. On ne peut bien sûr pas être cent pour cent d'accord sur les conclusions auxquelles je suis arrivé, mais il me semble que cela ne devrait pas justifier votre attitude à mon égard.

Les points qui semblent nous opposer me paraissent si évidents que je demande s'il n'y aurait pas de contradictions dans ce que vous dites et ce qui se passe dans les pays du Tiers Monde, particulièrement ceux d'Afrique. Je ne pense pas me tromper en soutenant qu'il n'est pas tout à fait exact de dire sans expliquer que la science est universelle, de même que je soutenais qu'il n'y a pas de technologies appropriées dans l'absolu, qu'une technologie n'est appropriée que par rapport à la société qui l'a sécrétée. Si la science fondamentale, à savoir l'explication des lois de la nature, est universelle, la science appliquée l'est moins.

Plus importante est la contestation que vous faites de la description de la situation actuelle de la recherche scientifique, en particulier de la recherche agronomique en Afrique. Vous objectez qu'il n'est pas possible que dix-sept ans après les indépendances, il n'y ait pas eu de changement dans la politique de recherche scientifique en Afrique. Mes recherches se voulant scientifiques, je me suis efforcé de m'appuyer sur des données statistiques on ne peut plus sérieuses, puisqu'elles ont été communiquées par les pays eux-mêmes et par les organismes qui assurent la recherche dans ces pays. Certes, il y a eu des changements mais tout dépend dans quel sens. Si nous nous référons à la dernière sécheresse qui a frappé les pays du Sahel, il ne serait pas inexact de dire que la situation alimentaire dans ces pays s'est considérablement dégradée depuis les indépendances, car, contrairement à ce qu'on dit officiellement, ce n'est pas le volume des recherches qui fait défaut dans ces pays, mais la politique de recherche dans son ensemble. La triste vérité à laquelle je suis arrivé est que les pays africains n'ont rien d'indépendant en matière de la recherche scientifique. Je serais très heureux d'être démenti par une thèse contraire.

En raison de mes difficultés matérielles actuelles, je vous ai exprimé le souhait de soutenir impérativement ma thèse en octobre ou en novembre prochain. Je vous saurais gré de bien vouloir m'indiquer si nos divergences sont telles qu'il vous est impossible de continuer d'assurer la direction de [PAGE 63] ma thèse et, dans ce cas, aurez-vous quelqu'un d'autre à me suggérer ?

Dans cette expectative, je vous prie de croire, Monsieur le Professeur, à l'assurance de ma considération distinguée.

S. Kassapu »
Paris, le 12 juin 1977

Ecoutez la réponse de M. le Professeur.

« Cher Monsieur,

Fidèle à la tradition universitaire européenne, j'ai l'habitude de respecter les opinions de mes étudiants, exprimées dans leurs travaux, même lorsqu'elles ne coïncident pas avec les miennes. Je m'efforce d'assurer à leurs travaux un minimum de cohérence et de rigueur scientifique, entre autre, pour leur éviter la déception d'un refus de thèse au cours de leur soutenance.

Vous ferez comme vous voudrez étant bien entendu que la soutenance en octobre ou en novembre n'est pas possible matériellement, la rentrée à l'Ecole se faisant en novembre. Vous êtes naturellement libre de changer de directeur de thèse dont le choix vous appartient.

Je ne pense pas que le reste de votre lettre mérite une réponse. Parmi les étudiants de ces dernières années, c'est vous qui avez eu droit au plus grand nombre d'exposés.

Je me permets quand même de remarquer que la longueur des exposés n'est pas un critère de la qualité du travail scientifique accompli.

Ignacy Sachs »
Paris, le 14 juin 1977.

Comment peut-on comprendre ce monument de contre-vérité indigne d'un professeur ?

Dans le premier paragraphe, il paraît très préoccupé de « respecter les opinions de ses étudiants » alors qu'il n'a jamais lu mon travail et ne souffre pas qu'on remette en cause l'ordre établi dont il est le gardien. Il n'y a pas de politique à l'université. « Vous savez, moi, je m'efforce d'assurer aux travaux des étudiants un minimum de cohérence et de rigueur scientifique. » La critique de M. Sachs n'a jamais porté sur la démarche scientifique qui a abouti aux conclusions auxquelles je suis arrivé. Pour lui, si j'avais écrit que les pays africains sont indépendants, les [PAGE 64] structures de recherche sont nationales, les programmes de recherche sont conçus et exécutés par les scientifiques africains pour le plus grand bien des populations africaines, et que les expatriés qui sont en Afrique ne sont que des touristes quelquefois attirés entre deux safaris par la curiosité scientifique.... mon travail aurait été d'une grande portée et de rigueur scientifique inattaquable. Parce que je ne l'ai -pas fait, mon travail courait le risque d'être rejeté le jour de la soutenance.

M. Sachs, tout naturellement, estime que le reste de ma lettre ne mérite pas de réponse, Passons sur le mépris dont il fait preuve pour nous attaquer au débat qu'il fuit. Chacun s'attendait, à la lecture de ma lettre, à une réponse scientifique qui broierait l'inconsistance de nia démarche, c'est-à-dire à une réponse plus digne d'un professeur, On s'attendait à ce que M. le professeur tranche magistralement dans quel sens les choses ont évolué cri Afrique depuis 17 années d'indépendance; il préfère le silence. Pourquoi ? Nous avons pensé qu'il s'agissait d'une certaine faiblesse d'analyse et d'appréhension de la situation réelle en Afrique, chose encore parfaitement pardonnable, car « errare humanum est ». Or, il s'agit d'une attitude politique délibérée dont en veut attribuer l'explication à la science.Ecoutons M. Sachs dans son ouvrage intitulé « Découverte du Tiers Monde »[2] : « Aux cyniques nous disons : notre intérêt (entendez nous les Occidentaux comme il aime à le répéter) nous dicte de participer activement à l'émancipation du Tiers Monde, ne serait-ce que comme une meure d'assurance à long terme. » Que dit-il en termes plus clairs (car M. Sachs aime pêcher en eau trouble) ? Si l'Occident ne veut pas disparaître après l'éruption du volcan de la misère des masses africaines, asiatiques et latino-américaines, il faut dès maintenant aider ces pauvres affamés avec des sacs de farine et des « technologies révolutionnaires » pour désamorcer la bombe sur laquelle l'Occident est assis.[3]

Lorsque dans un article intitulé « Environnement et Style de Développement » M. Sachs fait l'apologie de la systématique, lui reconnaissant « une vertu opérationnelle », voici [PAGE 65] ce que lui répond M. Werner K. Ruf[4] : « L'analyse systématique est fondamentalement ahistorique. Ceci ne peut pas dire qu'elle ne fait pas référence à des données historiques, mais l'histoire n'apparaît pas comme un processus d'antagonismes sociaux, mais simplement (et dans la bonne tradition positiviste) comme une série de faits. C'est pourquoi d'ailleurs on ne parle pas d'histoire, mais d'analyse diachronique ( ... ). Ainsi les systématistes sont dépolitisés, leur évolution est vue sous l'angle quasiment exclusif du fonctionnement ou, pour poser le problème plus concrètement, sous l'aspect de la maniabilité des système ( ... ). Le gestion des sociétés devient une science que non seulement on peut apprendre, mais qui réduit des problèmes sociaux, économiques, politiques, etc., à une pure question d'organisation technocratique. Et c'est par-là que l'analyse systématique se démasque comme une science essentiellement conservatrice. » Voilà comment, d'un grand coup de pinceau, M. Sachs est peint sous ses couleurs justes.

Ceux qui ont eu la chance d'assister à un séminaire de M. le professeur Sachs ont pu constater le caractère encore pittoresque des méthodes d'enseignement utilisées par notre professeur. M. Sachs, sans aucune explication ni démonstration, a passé six mois à nous répéter que la science est universelle. Lorsque dans notre lettre, nous disions ceci : « Je ne pense pas me tromper en soutenant qu'il n'est pas tout à fait exact de dire sans expliquer que la science est universelle », que voulions-nous dire ? Que la science fondamentale peut être considérée comme universelle; par exemple l'explication des lois physiques : la loi de la gravitation, de la pesanteur, etc. Mais dès que l'on quitte ce domaine d'explication des lois de la nature pour aborder celui de l'action sur le réel, la science cesse d'être universelle. Prenons un cas d'application de la technologie qui est riche en science pour parler comme M. Sachs. Un ingénieur des Ponts et chaussées sait que, dans une zone tempérée, dès lors qu'il a calculé la résistance des matériaux, il peut faire tenir un barrage pour la production hydro-électrique. Placé dans une zone tropicale, il va appliquer les mêmes principes de calcul et obtenir le même résultat, avec quelquefois des corrections suivant la nature [PAGE 66] du sol. Le barrage est obtenu mais les effets qu'il va engendrer échapperont aux lois universelles de la science. En effet, comme nous l'avons largement montré dans notre article sur les « Conséquences de l'aménagement des cours d'eau sur la santé publique »[5], il y a apparition et/ou développement à un rythme vertigineux de certaines maladies telles que l'onchocercose, le paludisme et la bilharziose, chaque fois qu'il y a eu aménagement des cours d'eau dans les zones tropicales. Or, ce phénomène est totalement inconnu dans les zones tempérées. Comment peut-on dire, dans ce cas, pour ne citer que cet exemple, parler de l'universalité de la science ? Ceci ne relève pas de l'« Idéologie dogmatique », mais de la science « qui est neutre ».

Lorsque M, Sachs, lançant ses bras en l'air, se demande si « nous voulons dire que rien n'a changé en Afrique depuis 17 ans d'indépendance, il verse dans ce que relève Mongo Béti à propos de Albert 0. Hirschman, professeur lui aussi, qui prétend que « les spécialistes des pays sous-développés sont incapables d'apercevoir les progrès se réaliser sous leurs yeux dans leurs propres pays, et continuent mécaniquement à répandre une version pessimiste et même désespérée, mais sans rapport avec la réalité observable »[6]. Ce sont, d'après ces propos, les spécialistes qui vivent dans les « sociétés d'abondance » qui connaissent le mieux les réalités quotidiennes de ceux qui baignent dans la misère des masses dont ils sont issus. Ici on ne craint pas d'être plus royaliste que le roi.

Le débat, que M. Sachs évite, porte précisément sur la perpétuation du néocolonialisme en Afrique dont il est l'un des principaux artisans. M. Sachs dirige un laboratoire d'économie à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il est entouré d'assistants qui, outre leurs travaux de recherches, sont aussi chargés de suivre les étudiants inscrits avec le patron. Ces assistants effectuent très souvent des missions en Afrique et dans les autres pays du Tiers Monde, car ils sont préparés pour devenir des spécialistes des problèmes africains. Le plus brillant de ces élèves était chargé de lire mon manuscrit et de faire un rapport à M. Sachs qui n'a jamais de temps pour ses étudiants. Après [PAGE 67] avoir gardé mon texte pendant plusieurs semaines, il a eu l'honnêteté de m'avouer qu'il était incompétent pour apporter une objection de fond à mon travail, car il portait sur des recherches agronomiques et il n'était pas agronome, comme si je l'étais plus que lui.

C'est le même élève de Sachs qui, après une mission au Sénégal, devait faire un exposé portant sur les technologies appropriées. C'est le professeur qui trancha sec lorsque j'ai voulu m'informer sur les critères retenus pour estimer que telle ou telle technologie était appropriée au cas spécifique du Sénégal, un pays du Sahel. « Monsieur, articule M. Sachs, nous avons défini au début de l'année le cadre conceptuel d'appropriation technologique. Vous n'avez qu'à vous y reporter. » Je m'écrase non sans objecter que je ne savais pas que M. le Professeur avait donné une panacée au début de l'année. Explosion de rires dans la salle.

Ce que nous venons d'évoquer sur un ton anecdotique montre bien le climat de terrorisme intellectuel qui règne à l'université et empêche des milliers d'étudiants d'achever leurs travaux de recherche ou alors quand ils ont le courage de le faire, ils sont complètement vidés de leur substance. Et comme les premières victimes sont en général les ressortissants du Tiers Monde et particulièrement ceux d'Afrique, le résultat saute aux yeux : ce sont les coopérants qui les remplacent chez eux pour mieux suivre les changements qui s'y opèrent.

Heureusement qu'il n'y a pas que des Sachs et autres Hausser puisque M. le Professeur, l'omnipotent, a été surpris d'apprendre que la thèse dont il n'avait pas assuré la rigueur scientifique avait eu la mention très bien. Nous concluons en ces termes simples que le cas de Traoré Biny n'est qu'un cas dans un océan de cas; que l'attitude courageuse qu'il a adoptée, convaincu de la justesse et de la solidité de son analyse, est l'unique voie pour débarrasser l'Afrique de ses maîtres à penser made in France ou ailleurs, afin qu'elle se construise et s'épanouisse scientifiquement, culturellement et politiquement.

S.N. KASSAPU


[1] Nous nous sommes déjà largement expliqués sur ce problème dans le no 7-8 de PN-PA.

[2] Paris, Flammarion, 1971. Eh oui ! M. Sachs découvre le Tiers Monde.

[3] In Environnement Africain, Vol. 1, no 1 Dakar, déc. 1974, p. 12.

[4] « Technologie comme Culture et Idéologie Universelle » in Options Méditerranéennes. no 27. 1975 p. 17.

[5] In « HORUS » Revue Médico-Chirurgicale Panafricaine no 6 Paris, 1978.

[6] Voir P.N.-P.A. no10. p. 26.