© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 152-155



LE MEILLEUR DES MONDES

Lucie HUREL

Que l'Afrique du Sud représente, sur la face du monde dit «libre», un chancre révélateur de la plupart des grandes pathologies que ce monde libre est susceptible d'engendrer par le dévoiement ou, pourquoi pas, par la stricte application de son idéologie, est un fait qui ne se révèle jamais autant que dans l'immense effort qui est fait pour le nier et le dissimuler à tout prix comme une maladie honteuse.

L'heureux citoyen du monde libre est persuadé, en effet, qu'il a à sa disposition la plus riche, la plus complète, la plus exacte des informations et documentations scientifiques. Au hasard, dans le genre sérieux, ouvrons l'Encyclopeadia Universalis à l'article « Afrique du Sud ». En quinze pages de caractères serrés sur trois colonnes, je ne dis pas que vous ne trouverez pas incidemment le mot « apartheid » au détour d'une phrase, mais vous ne saurez jamais ce que c'est exactement. A aucun moment on ne trouve exposée, si brièvement que ce soit, l'idéologie raciste et la législation qui en découle. De larges paragraphes, par contre, décrivent la réussite économique de ce pays, ce qui est la vertu des vertus dans la morale « libérale ». Le fait que ce pays offre aux capitaux les revenus les plus élevés du monde n'est à aucun [PAGE 153] moment mis en rapport avec d'autres traits spécifiques de cette courageuse société. Si l'auteur avoue que l'écart du revenu moyen entre Noirs et Blancs est de un à dix, il ajoute aussitôt que les Noirs d'Afrique du Sud ont un revenu supérieur à leurs congénères du reste du continent, ce qui est une observation parfaitement étrangère au sujet qu'il traite, totalement anti-scientifique comme référence et, qui plus est, totalement fausse. Quel est l'économiste débutant qui extraira une donnée d'un système pour la comparer à une autre donnée isolée d'un autre système ? On peut jouer à ce jeu, on aboutirait à des observations certainement loufoques. Ce type d'observation a cependant, à cet endroit et avec ce contenu, une efficacité raciste, qui n'est pas le fait du hasard mais qui trahit un système de propagande parfaitement bien rodé, à la Goebbels. L'auteur conclut son exposé en notant que les sanctions vertueusement votées par l'O.N.U. ne sont pas respectées par les pays africains eux-mêmes, parce qu'elles sont bien plus contraires à leur intérêt qu'à celui de l'Afrique du Sud. (On peut donc en conclure que si les services secrets sud-africains envoient, en colis piégé, une grenade quadrillée à un responsable de la campagne anti-ouspan, c'est uniquement pour que le continent entier ne pâtisse pas de l'affaiblissement de sa plus tutélaire et bienfaisante puissance; ce que c'est que la philanthropie !)

Ce chef-d'œuvre d'honnêteté intellectuelle et morale est signé C. Cadoux, alors doyen de la Faculté de Droit et des Sciences économiques de Madagascar, ou « the right man in the right place » en quelque sorte.

C'est dire si, en face d'une pareille stratégie de l'« objectivité » (silence sur des faits juridiques essentiels et interprétation cauteleuse de faits que leur énoncé pur et simple suffirait à rendre scandaleux) la tâche d'un scientifique digne de ce nom est considérable. Le livre de C. Meillassoux[1] répond donc à une nécessité et vient combler les pieuses lacunes des instances scientifiques « spécialistes » de l'Afrique du Sud. Sur ce pays, en effet, règne la plus remarquable ignorance qui soit. C'est probablement qu'on veut vous préserver des mauvais rêves. Rien n'est plus édifiant que la découverte de cette société qui ressemble plus au [PAGE 154] cauchemar d'un « meilleur des mondes » issu du délire d'un dictateur fou, qu'à quelque chose de concevable comme étant une réalité. Meillassoux note que dans un rapport publié par le New York Times, la législation sud-africaine est présenté comme « ce qui est le plus proche de ce qu'a inventé G. OrweIl dans son roman 1984 ».

Pour nous convaincre de l'existence de cette réalité de cauchemar, C. Meillassoux a réuni un accablant dossier. Constitué d'extraits de la presse sud-africaine en 1977-1978, classés par rubriques qui étudient les différents aspects de l'Apartheid, ce dossier est plus éloquent que n'importe quel récit qu'on pourrait accuser de passion tant les faits sont énormes. La cruauté et l'absurdité du système se dénoncent d'elles-mêmes par ces témoignages d'une effrayante monotonie sur la « vie » des Noirs et le réseau d'interdictions dont elle est constituée. Interdiction de circuler, interdiction de posséder, interdiction de savoir, de s'organiser, de s'exprimer. Une seule obligation, impérative, travailler, travailler, travailler. « Arbeit macht frei », n'est-il pas vrai ? Autant le noir est nié comme être humain, autant il est méthodiquement et complètement utilisé de la façon la plus « rationnelle » qui soit. L'apartheid c'est, minutieusement organisée, une société où est poussée à sa perfection la rentabilité de l'être humain comme marchandise. Le premier chapitre traité par Meillassoux s'intitule : « Au paradis des patrons ». On y achète, on y utilise, on y jette l'être humain, comme nulle part ailleurs sur la planète il n'est permis de le faire. L'Afrique du Sud est, à la lettre, sans que ce propos puisse être suspecté de la moindre amplification rhétorique, un immense bagne où se pratique l'extermination par le travail. Pour donner une idée de l'ensemble du système, il suffit de citer deux faits. Le chômage est un délit. « Toute personne en chômage pour plus de quatre mois dans l'année risque d'être arrêtée comme « bantou oisif » et devient l'objet de sanctions dont la détention dans une exploitation agricole ou dans un « centre de réhabilitation », à moins qu'il ne soit condamné à des travaux forcés dans une zone bantoue. » Ailleurs il est noté que des enfants misérables sont enlevés par des recruteurs dans les réserves pour travailler à raison de 10 rands par mois dans une ferme blanche. (Avec cette somme on peut acheter 18 litres de lait.) On voit que le système ne laisse se former aucune marge non exploitée. [PAGE 155]

Le miracle est que, dans ces conditions inhumaines, arrive à se dégager une lutte des Noirs. Ce qui l'attend c'est pourtant la pire des répressions, ce « Boucliers des Blancs », comme l'appelle Meillassoux. La mort en détention de Steve Biko, leader de la « conscience noire », a mis au jour le scandale des morts en détention qui, avec les exécutions capitales et les fusillades dans la rue, font régner la terreur dans la population noire. A propos de cette mort, C. Meillassoux relève les propos particulièrement ignobles tenus dans une conférence de presse par le ministre de la Justice, M. Kruger. « Je peux vous dire que, du fait des attaques de la presse, j'ai aussi souvent eu envie de me cogner la tête contre les murs. Mais maintenant que j'ai connaissance de l'autopsie de Biko, je réalise que ce peut être fatal. » Cette tranquillité dans le cynisme en dit plus qu'un long discours sur la nature de l'« ordre » qui règne à Pretoria, et sur ses moyens. Il est vrai que le même Kruger termine sa conférence de presse en disant : « Il n'y a aucun racisme chez moi, je suis un Africain blanc. Je pense que je suis le frère de tous les Africains noirs. »

Il faut être reconnaissant à Meillassoux de nous avoir donné cette photographie de ce qui se dit et s'écrit en Afrique du Sud. A un moment où les plus puissants moyens de propagande sont déployés par l'Etat raciste en direction de l'opinion occidentale, un tel livre nous le montre dans sa vérité si peu dévoilée jusqu'à présent.

Lucie HUREL


[1] Claude Meillassoux : Les derniers blancs, le modèle sud-africain. François Maspero. Textes à l'appui.