© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 115-117



NOTES DE LECTURE

Laurent GOBLOT

OURIKA, par Mme de Duras (une édition féministe de Claudine Herrmann, Editions des Femmes, 69 p.).

Pendant que «Le Monde» publie en feuilleton estival «Atar-Gull», d'Eugène Sue (1831), les Editions des Femmes et Claudine Herrmann ont réédité, plus utilement[1], «Ourika », un roman publié en 1825 par Claire de Duras; admiré par Goethe et Humboldt en Allemagne, Walter Scott en Angleterre, Cuvier, Chateaubriand, Talleyrand et Madame de Staël en France, il fut porté au théâtre, inspira des vers, une eau-forte au peintre Gérard et fut réédité au XIXe siècle.

Puis il tomba dans l'oubli. A tort, car ce roman. à l'inverse de «Bug Jargal, de Hugo, ou «Atar-Gull», a l'intelligence de décrire les effets de l'esclavage et de la traite dans la société européenne même. Est-ce pour cette [PAGE 116] raison, que cette (œuvre, comme l'écrit Claudine Herrmann, n'a pas pris une ride ? Ce qu'on ne peut dire à propos des livres de Hugo et de Sue (voyez le personnage d'Habibrah, dans « Bug Jargal »). N'est-ce pas aussi, comme je le crois, parce qu'une solidarité a lié, depuis la fin du XVIIIe siècle, les Noirs et les femmes, les Noirs et les Juifs[2], qu'une femme a écrit avec plus d'efficacité sur le sujet ? N'est-ce pas parce que sexe et races méprisés ont des intérêts communs, que les Editions des Femmes proposent aujourd'hui ce livre à de nouvelles lectrices – et lecteurs, je l'espère ? Le fait que Madame de Duras était femme est-il la cause de l'oubli dans lequel est tombé son livre ? Dernière question : si ce livre est aussi efficace et sonne aussi juste, n'est-ce pas que l'esclavage des Noirs a laissé des traces bien visibles, en notre siècle finissant ?

Alors que Hugo et Sue placent leur histoire aux colonies, ce qui ne compromet pas le lecteur dans sa vie quotidienne, l'héroïne de Madame de Duras vit isolée, exclue, dans la société européenne, sans pouvoir aimer, ni être aimée, et dit :

« Toutes les fois que je voyois arriver chez Mme de B. des personnes qui n'y étoient pas encore venues, j'éprouvois un nouveau tourment. L'expression de suprise mêlée de dédain que j'observois sur leur physionomie commençoit à me troubler; j'étois sûre d'être bientôt l'objet d'un aparté dans l'embrasure de la fenêtre, ou d'une conversation à voix basse : car il fallait bien se faire expliquer comment une négresse étoit admise dans la société intime de Mme de B. Je souffrois le martyre pendant ces éclaircissements; j'aurois voulu être transportée dans ma patrie barbare, au milieu des sauvages qui l'habitent, moins à craindre pour moi que cette société cruelle, qui me rendoit responsable du mal qu'elle seule avoit fait. »

L'édition et les commentaires de Claudine Herrmann informent le lecteur des circonstances de la vie de Madame de Duras, qui l'ont conduite à ce roman : le voyage qu'elle fit à quinze ans à la Martinique et en Amérique, à la suite de l'exécution de son père, amiral libéral guillotiné pendant la Révolution. La question de l'esclavage était très discutée à l'époque de la parution d'« Ourika », car la la France résistait [PAGE 117] aux règlements internationaux, qui permettaient d'arraisonner les navires négriers, et il fut le dernier pays européen à les appliquer.

Les autres romans de Claire de Duras – « Olivier » (Editions Corti), « Edouard » – ont, comme « Ourika », pour thème l'exclusion sociale. Claire de Duras, à cause des canons de la beauté suggérés par son temps, se trouvait laide et n'aimait pas son apparence. Comme les Blancs ont persuadé les Noirs du mépris de leurs caractères physiques, elle avait, à cause de cette idée qu'on lui avait suggérée d'elle-même, une aptitude particulière à composer le personnage d'Ourika, une Noire, en Europe, en 1825. Le commentaire nous informe des correspondances entre les caractères d'Ourika et de ses proches, et ceux de la romancière, qui s'est laissée dépérir de chagrin, comme son héroïne.

Ce roman était aussi celui de quelqu'un qui s'intéressait au sort des peuples martyrs de son époque : Noirs, Irlandais, Espagnols. « Ourika » eut une grande influence : M. de Humboldt cite, lors de son voyage en Martinique, une lettre d'un officier français :

« Nous autres officiers de la marine royale, nous sommes mal vus ici, à cause des négociations de M. de Recque à Haïti. Le commerce clandestin de chair humaine va à merveille. Les colons regardent chaque Français récemment arrivé comme un négrophile, et le spirituel et généreux auteur d'Ourika est accusé à chaque instant d'avoir rendu intéressante, dans son détestable roman, une négresse qui n'avait même pas l'avantage d'être une négresse créole. »

Le commentaire de Claudine Herrmann, à cause de son caractère féministe, a été l'objet d'attaques dont je ne partage pas l'intolérance, et dont je crois avoir montré l'injustice.

Lecteur, consacre une petite heure à la lecture de ce chef-d'œuvre : tu n'auras pas perdu ton temps sur un livre dont la beauté, la concision, l'efficacité et le modernisme m'ont frappé.

Aujourd'hui, des femmes réexaminent l'histoire, faite jusqu'à présent par l'homme, de la même manière que les Noirs contestent celle que les Blancs ont écrite. Elles rééditent des œuvres, qui ont été cachées, on dirait, presque volontairement. Puissent-elles en trouver d'aussi bonnes !

Laurent GOBLOT


[1] Quel pourcentage de lecteurs du « Monde » lit le feuilleton de ce journal ? Un Antillais me disait récemment que, lorsqu'il parlait à un Blanc de la traite, il avait l'impression de lui parler d'un événement aussi lointain que les croisades, alors que cet événement lui paraissait plus proche. «Atar-Gull», par son caractère désuet, confirme cette différence de perception; «Ourika», au contraire, le réduit.

[2] Lire à ce sujet la première partie du livre de Mme Annie Kriegel « Les Juifs et le monde présent » (Seuil).