© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 108-114



NOTES SUR LE GHETTO DE HARLEM DANS « GO TELL IT ON THE MOUNTAIN »

Eugène N'GOMA

Avant d'entamer notre propos, il n'est pas inutile de définir le mot « ghetto ». On entend par ghetto un espace : quartier, district urbain, banlieue, où les gens se trouvent forcés de vivre ensemble à cause de leurs origines ethniques ou religieuses. Dans ce sens, Harlem est un ghetto. Autrefois, quartier chic de New York, habité par les riches Hollandais auxquels il doit son nom, Harlem est devenu « par excellence », le quartier pauvre et sale des Noirs. Quand les premiers Noirs s'y sont installés, des Blancs s'en sont allés, laissant la place à d'autres Noirs qui ont racheté les demeures abandonnées à des prix exorbitants. Les Noirs ont apporté ici leur propre mode de vie. Les autorités se sont détournées de Harlem, réduisant les services publics, et la ville a dépéri.

Mais, quels aspects de cette ville le roman de James Baldwin, Go Tell It On The Mountain[1], nous révèle-t-il ? S'ils correspondent à la définition du ghetto, aident-ils à cerner davantage cette acception, et dans quelle mesure ? [PAGE 109] Dans Go Tell It On The Mountain, nous assistons à une immigration massive des Noirs du Sud rural vers le Nord et ses industries : New York City, et Harlem, où ils s'installent. La famille Grimes et les autres « Saints » du Temple of the fire Baptized y vivent. Ils ont fait du ghetto leur terre, par adoption, car ils n'ont pu trouver à se loger ailleurs. Noirs, ils n'ont d'autre choix que Harlem. Si les adultes sont venus du Sud, leurs enfants forment la première génération noire appartenant entièrement à Harlem, pour y être nés.

Dans le roman de Baldwin, nous faisons la connaissance de Lenox Avenue, l'une des artères principales de Harlem. Dès les premières pages, nous lisons :

    « The church was not very far away (from home), four blocks up Lenox Avenue, on a corner not far from the hospital. »[2]

Nous savons ainsi que les Grimes vivent à proximité de l'église et de l'hôpital, des deux lieux même où l'âme et le corps peuvent se réfugier et se refaire. D'ores et déjà, nous voyons cette famille du ghetto comme une famille de nécessiteux. Dimanche matin, la voici d'ailleurs dans la rue, en route pour l'église. Dans cette même rue on distingue deux catégories de gens. Les Grimes et autres « Saints » vont à l'église. Ils croient en Dieu et à sa miséricorde. Ils le prient et veulent obtenir le salut. Mais, outre les saints, la rue compte aussi « les pécheurs ». Ceux-ci ne se soucient ni de Dieu ni de religion. Ils ne pratiquent donc pas de culte. Dans la rue, ils se remarquent par leur attitude immobile et, surtout, par leur accoutrement. En effet, le samedi soir revêt un cachet particulier, à Harlem. Les gens se préparent d'abord aux réjouissances de ce jour. Ils font assaut d'élégance. Les femmes portent des vêtements brillants et collants, on dirait volontiers excentriques. Mais cette recherche dans la toilette ne dure que le temps d'une nuit, puisque le jour surprend les fêtards dans des oripeaux froissés et poussiéreux. Les corps humains subissent aussi la même dégradation. Baldwin trouve les hommes et les femmes « muddy-eyed and muddy-faced ». On leur imagine aussi des cernes profonds sous leurs yeux sales et fatigués.

Les rapports entre ces gens du péché s'étendent de l'amitié [PAGE 110] à l'hostilité : « They talked and laughed and fought together » nous dit l'auteur. Et, dans le domaine de la violence, il ne trouve aucune différence entre les hommes et les personnes du sexe dit faible. Ne fait-il pas valoir que « the women fought like the men » ? Cela signifie que les uns et les autres se partagent également la responsabilité des actes de violence, à Harlem. Dans cet univers de violence, il semble qu'on puisse lire la tensions sur le visage des gens, dans leur manière de fumer les cigarettes qu'ils tiennent d'ailleurs « tightly in the corners of their mouths ».

Samedi soir, ceux des Harlémiens qui ne dorment pas remplissent tous les espaces disponibles dans les endroits les plus étranges, toutes les poches des bas-fonds de la ville.

    « They had spent the night in bars, or in cat-houses, or on the streets, or on rooftops, or under the stairs ».

Pourquoi choisir ces endroits insolites pour passer la nuit ?

L'on comprend qu'ils dansent dans les cabarets, se livrent à la prostitution dans les maisons closes, et flânent ou traînassent dans les rues. Mais, que diable peuvent-ils faire sous les escaliers ou sur les toits ? La seule raison qui se puisse avancer est leur souci de se mettre à l'abri des rondes de police. Ils ne veulent pas être pris en état d'ébriété, ou drogue en main. Car leurs activités sont variées. Alcool, prostitution, drogue constituent donc les raisons qui les font descendre, sous les escaliers, dans les caves, et monter sur les toits, « catacombes » des persécutés du ghetto.

Le samedi soir, Harlem se compose aussi de la grande variété des humeurs des gens du vice : « They had gone from cursing to laughter, to anger, to lust. »

La première étape, celle des jurons a certainement lieu lorsque les gens n'ont pas encore bu. L'âpre réalité de la vie doit leur arracher ces jurons. Le deuxième stade, le rire, est atteint après les premiers verres d'alcool. Les gens se sentent à l'aise, heureux. Ils se détendent, et deviennent plus sociables. Ils se réunissent, et expriment dans de gros éclats de rire, leur joie d'être ensemble. Au troisième stade, les buveurs deviennent tendus, et se comprennent difficilement. [PAGE 111] Nous leur comptons quelques verres de trop. Ivres d'alcool, ils en viennent aux mains. La volupté vient la dernière. Les gens de sexes différents se rapprochent, s'accouplent. Il semble que seuls le font ceux qui parviennent à dominer la violence qui monte en eux. Nous n'osons cependant pas parler d'amour. Car nous doutons que ceci signifie davantage qu'une aventure sexuelle provoquée et favorisée par l'alcool.

Jusqu'ici, Harlem se découvre à nous comme un lieu de scandale. On y dénombre tous les vices, sodomie et violence comprises. Même les enfants en bas âge connaissent le comportement des adultes, car aucune intimité n'est possible à ces derniers, dans un environnement pauvre :

    « Once, he (John) and Roy watched a man and woman in the basement of a condemned bouse. They did it standing up. »

Ainsi, les enfants sont exposés au vice de manière précoce, puisque John, âgé de quatorze ans, et son frère qui n'en compte encore que dix surprennent un couple commettant l'acte sexuel.

Cet acte sexuel est entaché de prostitution, puisqu'il comporte ici la possibilité d'un gain d'argent par la femme. En même temps que la prostitution, les deux frères découvrent la violence : dans le présent cas, la demande d'argent par la prostituée est refusée par son partenaire d'un mouvement menaçant de rasoir. Nous comprenons aisément que cette femme a risqué sa vie :

    « The woman had wanted fifty cents, and the man had flashed a razor. »

Si la scène d'érotisme répugne à John, elle plaît à Roy, qui en a vu d'autres. A dix ans, il n'est plus un puceau, et les filles de son quartier peuvent en témoigner :

    « Roy had watched them many times, and he told John he had done it with some girls, down the block. »

Et la pauvreté de Harlem rend plus plausible la connaissance de la vie des adultes par les enfants. L'environnement [PAGE 112] misérable est associé dans l'esprit de ces enfants à la connaissance de la conduite des adultes; John ne peut s'empêcher de penser que :

    « ... his mother and father who went to church on Sundays, they did it too (love), and sometimes he heard them in the bedroom behind them, over the sound of rats' feet, and rat screams, and the music and cursing from the harlot's house downstairs »[3].

On imagine aisément que John se rappellera ses parents en association avec la musique s'échappant de chez la prostituée, les insultes de cette dernière, et le bruit des rats. Ici, les mœurs douteuses, le manque d'éducation, les nuisances, la pauvreté, et même les rapports conjugaux normaux violent, ensemble, la moralité des jeunes.

Cependant la violence physique se remarque plus que la violence morale. Cette violence peut se vouloir amicale, et conduire à davantage d'amitié, comme dans le cas de John défiant le grand et athlétique Elisha[4]. Ce dernier, qui triomphera, deviendra son meilleur ami et son protecteur. John le prendra d'ailleurs à témoin, devant la croix[5]. Les scènes de violence physique se produisent dans les lieux publics que l'on fréquente le samedi soir. C'est dans un bar mal famé du ghetto noir de Chicago que Royal, le fils naturel du révérend Gabriel Grimes, trouve la mort, d'un coup de poignard[6]. Nous rappelons aussi le rasoir brandi à la prostituée dans la maison désaffectée, à Harlem. Et, à la suite d'une rixe dans un terrain vague du voisinage, Roy revient à la maison, le visage en sang. Une lame tranchante a fait son œuvre[7]. La violence faite à Roy va d'ailleurs provoquer une autre violence à la maison. Le père Grimes, ému du triste état de son fils préféré, en veut à sa femme. Celle-ci – Elizabeth – qui ne tient pas sa langue, reçoit une gifle de son mari. Le fils – Roy -, indigné, maudit ce père, le «black bastard», qu'il menace de mort. [PAGE 113]

    « That's my mother. You slap her again, you black bastard and I swear to god I' ll kill you »[8].

Roy paiera de plusieurs coups de ceinture, et sans broncher les insultes qu'ils profère contre l'auteur de ses jours. La violence du dehors pénètre ainsi dans la famille où elle se ramifie. Même Ruth, le bébé, comprend le drame familial. John et Florence, la sœur du révérend Grimes, manquent de peu de recevoir leur part du châtiment, dans l'atmosphère familiale tendue.

Vers la fin du roman, la violence nous est suggérée par le fait que : « The silence was cracked suddenly by an ambulance siren and a crying bell »[9].

Cette ambulance qui file au loin, et sonne l'alarme, désigne le ghetto de Harlem comme un lieu où la vie subit une menace permanente, et où la mort attend sur le chemin. L'ambulance transporte peut-être une personne grièvement blessée, luttant entre la vie et la mort. Le spectre de la violence s'impose ainsi, encore plus que sa réalité même.

Dans ce ghetto déjà remarquable par plus d'un aspect négatif, John, le héros du roman de Baldwin, ne se compte, on s'en doute, que peu de chance de réussir dans la vie. Harlem lui paraît être un désert, en tout point de vue. Le ghetto lui impose la conscience d'un « impossible ». Dans la maison familiale où la poussière se dépose lentement, patiemment, sur la pacotille du salon, ses parents ne peuvent pas lui offrir un cadeau le jour de ses quatorze ans, encore moins organiser une fête en son honneur. Chargé par sa mère de nettoyer le lourd tapis déteint du salon, il se voit, comme Sysiphe, l'esclave d'un labeur sans cesse renouvelé :

    «... The rug would not be clean. It became in his imagination his impossible, life long task, his hard trial like that of a man he had read about, somewhere, whose curse it was to push a boulder up a steep hill, only to have the giant who guarded the hill roll the boulder down again, and soon, forever, throughout eternity. »[10]. [PAGE 114]

Malgré ce sentiment d'impuissance qui assaille John, on peut se demander s'il existe néanmoins une issue au ghetto. A certains moments, John ne manque pas d'espérer. Excellent élève, il se projette volontiers dans l'avenir où il se voit personnage important : artiste de renom, recteur prestigieux respecté et admiré des Noirs et des Blancs[11]. Précisons qu'il s'agit de l'hypothèse d'une réussite purement personnelle.

La « Terre Promise » se découvre pourtant au-delà de Central Park : Manhattan-la-riche séduit John autant qu'elle l'effraie, et le garçon en fait la Babylone des temps modernes.

    « ... this shining city which his ancestors had seen with longing from faraway... this city where, they said, his soul would find perdition... Broadway : the way that led to death was broad. »[12].

Autant de considérations scrupuleuses retiennent John – et ses semblables – dans le ghetto qui épouse, à la fois et paradoxalement, les dimensions d'un univers carcéral, et celles d'un gîte de fortune. Baldwin, qui enferme John et sa famille dans Harlem, la citadelle inhospitalière, ne laisse pas aux illusions des hommes le temps de mûrir.

Eugène N'GOMA
Université Marien Ngouabi, Brazzaville


[1] Baldwin James : Go Tell It On The Mountain (1954) Corgi Books, London, 1967, 254 p. (Traduction française : Les Elus du Seigneur, La Table Ronde, Paris, 1957).

[2] Ibid., p. 11.

[3] Ibid., p. 12.

[4] Ibid., cf. p. 60

[5] Ibid., « Elisha » ... « Please remember – I was saved. I was there », p.254.

[6] Ibid, cf. p. 169.

[7] Ibid., « ROY got stabbed with a knife », p. 47.

[8] Ibid., p. 54.

[9] Ibid., p. 251.

[10] Ibid., p. 29.

[11] Ibid., «People fell over themselves to meet John Grimes. He was a poet, or a college president, or a movie star. » p. 21.

[12] Ibid., p. 38.