© Peuples Noirs Peuples Africains no. 12 (1979) 85-107



APPROCHES CRITIQUES DE « GOUVERNEURS DE LA ROSEE »
de Jacques Roumain
Symbolisme, réalisme socialiste et roman « tiers-mondiste »

Stephen H. ARNOLD

Depuis maintenant près de vingt ans a lieu un vif débat pour savoir quelles sont les méthodes de critique que l'on peut appliquer à la littérature africaine et à la littérature de la diaspora. On se plaint fort et à juste titre de ce que les littératures africaines écrites dans une langue européenne soient traitées comme une extension des traditions européennes écrites dans l'une ou l'autre langue et l'on s'élève contre l'application de méthodologies critiques qui se sont en fait développées à partir de ces écrits non africains.

Les critiques spécialisés de la littérature indigène, qui ont recherché et mis sur pied une méthodologie proprement « africaine », n'ont cependant pas réussi à remettre à leur place leurs ennemis; ils n'ont pas non plus entièrement établi leurs propres principes théoriques, et ce sont des médiateurs éclectiques qui nous fournissent l'essentiel de la critique en ce domaine.

Plutôt que d'ajouter un argument de compromis supplémentaire contre les critiques partisanes ou pour un juste milieu éclectique, je voudrais analyser les critiques existantes appliquées à un roman Les Gouverneurs de la [PAGE 86] rosé[1], afin de montrer que toutes se sont trompées, qu'elles soient faites d'un point de vue occidental ou non occidental, étranger ou indigène, premier, deuxième ou tiers-mondiste, d'un point de vue de droite ou d'un point de vue de gauche. La méthodologie que j'utilise a sa source dans le réalisme socialiste, tradition souple et non pas ossifiée comme ses détracteurs voudraient le laisser entendre; tradition qui conserve cependant des principes immuables.

La majorité des études critiques consacrées aux Gouverneurs appartiennent aux écoles du « mythe » ou du « symbole » ou font partie des courants réformistes et sociologiques. Il est amusant de constater, surtout si l'on considère les études réformistes sociologiques, qu'aucune école n'a produit quoi que ce soit d'aussi utile que deux articles isolés sans prétention qui se placent du point de vue de la narration et des niveaux de langage dans le roman de Roumain[2].

Bien que quelques études « idéologiques » aient été faites, on est surpris de s'apercevoir qu'aucun lien ne semble avoir été établi entre ce roman et le réalisme socialiste, mis à part cette déclaration d'Edmund Wilson : « Il s'agit simplement de l'inévitable roman communiste que l'on sort dans [PAGE 87] chaque pays pour se conformer aux ordres du Kremlin[3]. Puisque Roumain était communiste (il a été un des principaux organisateurs du parti à Haïti en 1934) et puisque la dictature de la bourgeoisie soutenue par l'impérialisme ne lui épargna pas ses coups – il fut emprisonné (1934-1937) et torturé –, on peut raisonnablement s'attendre à ce que le réalisme socialiste et sa doctrine aient eu une influence sur ses écrits. En fait, comme nous le verrons, le commentaire d'Edmund Wilson, si l'on met de côté l'anti-communisme et l'insinuation d'une mise en condition, est peut-être fondamentalement juste.

Ces théoriciens et critiques qui ont un intérêt précis à attaquer le marxisme et le réalisme socialiste s'élèvent presque toujours contre une caricature faite d'un ou deux traits, isolés d'autres traits qui demeurent cachés, ou bien un pantin dont les traits ne ressemblent en rien au personnage qu'il est censé représenter. Aussi les démocrates [PAGE 88] et les gens à l'esprit curieux se détournent de ces caricatures, prises pour la réalité, et rejettent le « déterminisme économique » et la réflexion simpliste, mécanique, qui soutient prétendument tout l'édifice de la théorie et de la critique littéraire « marxiste ». Aucun marxiste ne se reconnaît nulle part dans ce genre de vulgarisation. Au lieu de cela, quiconque fait une recherche sur l'esthétique marxiste trouvera une théorie que le dogmatisme de ses adversaires essaie d'enterrer sous l'obscurantisme. Cette théorie, c'est l'épistémologie du matérialisme dialectique[4].

Le réalisme socialiste n'est pas une formule. C'est une méthode d'écriture qui engendre une méthode de critique, lesquelles ont en commun la même base épistémologique et la même vision du monde. C'est un mode de pensée qui prend racine dans les chants de la Commune de Paris en 1871, les romans de Jules Vallès et de Léon Cladel et dans les poèmes de Heine. Ce n'est donc pas un chapitre de l'histoire qui doit être constamment rapporté à la référence inévitable que font ses détracteurs à la formule de Idanov ou aux déclarations de Gorki en 1934 au congrès pan soviétique des écrivains (et ailleurs). Cela englobe aussi, par exemple, les écrits de Marx et Lénine sur la littérature et c'est une tradition que les Albanais suivent, parmi eux : Ismaïl Kadaré et Alfred Uçi. Kadaré faisait remarquer, en 1974, que « le réalisme socialiste peu traiter tous les sujets, depuis la révolution prolétarienne jusqu'aux légendes antiques. Il est capable de réexaminer et de réexpliquer le monde, sur le plan artistique, depuis le siège de Troie jusqu'à l'encerclement impérialiste révisionniste »[5]. [PAGE 89]

On peut faire une liste des traits fondamentaux du réalisme socialiste si l'on observe à la fois la façon dont Roumain s'y conforme et le fait que ses critiques ne les voient pas ou ne les reconnaissent pas. Mais il est nécessaire de faire un tableau général pour trouver quelques points de repère. L'art réaliste socialiste met l'accent sur la réalité dans son développement révolutionnaire, particulièrement sur ce qui dans le présent, donne les grandes lignes du développement futur. Ses personnages sont en général des travailleurs d'un haut niveau de conscience politique, qui font preuve d'héroïsme et d'abnégation, et les thèmes ne sont jamais étriqués. C'est une littérature orientée plutôt vers la clarté que vers l'obscurité. Bien qu'elle reconnaisse des idées universelles, telles que la lutte des classes et l'optimisme général du peuple, elle s'écarte d'un cosmopolitisme sans racines et embrasse les particularités nationales et les aspects progressistes du folklore des peuples à qui elle est destinée. Elle définit clairement les différences existant entre des contradictions antagonistes (entre le peuple et ses ennemis) et les contradictions non antagonistes (à l'intérieur du peuple). Elle critique ce qui existe et encourage la nouveauté, s'efforçant constamment d'unir le peuple en un seul cœur, une seule pensée et d'accroître sa connaissance et sa confiance. Elle est totalement engagée.

La méthodologie de la création littéraire réaliste-socialiste et de la critique littéraire réaliste-socialiste suppose que écrivains, lecteurs et critiques partagent les mêmes valeurs, elle facilite ainsi des jugements systématiques et rigoureux. De même que celui qui se réclame du réalisme-socialisme se donne pour but d'être à la tête du monde vécu, concret, de la lutte, de même le critique réaliste-socialiste a des desseins faciles à saisir. Bien que le critique ne soit jamais un lecteur ordinaire puisqu'il est en quelque sorte un acolyte de l'auteur, il ne doit jamais perdre de vue les masses à qui la littérature est destinée. Tel n'est pas le cas des critiques de Roumain. On peut lui trouver des [PAGE 90] qualités, mais aucun ne lui applique les critères du réalisme socialiste pour mesurer ses points forts et ses faiblesses, ainsi qu'il l'aurait lui-même souhaité.

L'intrigue des Gouverneurs est remarquablement simple. Manuel revient chez lui pour reprendre sa vie de paysan dans un village reculé de Haïti, après avoir passé quinze ans comme prolétaire à Cuba. Le village est divisé par de sanglantes vendettas et souffre de la sécheresse. Manuel refuse de se laisser aller à la résignation qui prévaut dans le village, il cherche de l'eau et en trouve dans des collines éloignées. Lui et la jeune fille à qui il est secrètement fiancé, Annaïse, et dont la famille appartient au clan opposé au sien, parviennent à réunifier le village. Les paysans creusent un canal d'irrigation; mais, entre temps, Manuel est assassiné par un rival jaloux; Gervilen. Annaïse reste avec la consolation d'attendre un enfant de Manuel.

Plutôt que de saluer cette réussite de Roumain, les critiques unanimement ignorent la simplicité de l'intrigue pour trouver, ou inventer, des complications à admirer. Pourtant, lorsque l'on pose la question essentielle, littéraire et politique, qui différencie les réalistes socialistes des autres écrivains : « la littérature pour qui ? », l'intrigue devrait nous permettre de trouver la réponse.

De nombreux critiques ont remarqué que 85 à 90 % des compatriotes de Roumain sont illettrés, comme pour faire ressortir l'inanité des efforts que fait Roumain pour atteindre ce public, ou pour dire qu'il écrit pour des lecteurs étrangers. Ce n'est pas parce que les gens qu'il a choisi de servir ne pouvaient pas lire son œuvre que Roumain ne les avait pas présents à l'esprit lorsqu'il écrivait, tout en se résignant à avoir de l'effet sur eux dans un avenir lointain. Bien qu'un critique ait qualifié ce roman d'« allégorique »[6], se rangeant en cela du côté de la majorité des critiques qui cherchent des symboles dans l'œuvre de Roumain, il serait plus juste de décrire ce roman comme une parabole, qui se rapproche de la tradition orale, alors que l'allégorie est plus proche de la tradition écrite. L'allégorie requiert l'analyse parce que sa signification existe sur le plan figuré. La parabole délivre son message dans son intrigue même au plan immédiat. (On doit admettre que la parabole est une [PAGE 91] forme analogique, mais dont le sens est transparent à l'instar d'un proverbe et non d'une énigme.) Si la parabole parvient jusqu'au peuple, alors elle peut être, comme élément du folklore, mise en scène par les conteurs traditionnels. Si elle parvient jusqu'aux masses illettrées, sa vérité essentielle peut survivre parce qu'elle entre dans le royaume de la créativité collective, acquérant de nouvelles significations à chaque interprétation[7]. La littérature qui s'est ainsi dissoute dans l'océan des masses ne porte pas de nom en anglais, mais les Allemands l'appellent Versunkensliteratur (littérature absorbée) et l'histoire nous montre de nombreux exemples célèbres de ce phénomène. Les contes de Boccace sont issus de contes écrits oubliés, dont une grande partie furent redécouverts plus tard, maintenus en vie et embellis par la tradition orale d'agents de transmission illettrés. La pièce du dramaturge du XVIIe siècle français Corneille, le Cid, vient de contes populaires, eux-mêmes dérivés, Corneille l'ignorait, du chant épique du XVe siècle El cantar del Mio Cid, dont une version écrite ne fut retrouvée qu'au XIXe siècle.

C'est peut-être parce qu'il espérait que son œuvre se répandrait grâce aux conteurs que l'intrigue était, pour Roumain, d'une importance primordiale, comme elle l'est pour la plupart des réalistes socialistes. Mais ses critiques [PAGE 92] ont, à tort, mis l'accent sur les symboles et la mythologie dans les Gouverneurs. Le réalisme socialiste et l'esthétique marxiste en général ne s'accommodent pas de pareilles altérations.

    « Le symbole artistique dans l'œuvre des écrivains réaliste est basé sur la réalité elle-même. (C'est moi qui souligne). Il ne falsifie ni ne fétichise aucun aspect particulier de la réalité, mais la prend dans son ensemble; tandis que dans l'œuvre des modernistes il n'y a aucun lien entre les symboles et la vie... »[8].

L'eau et la sécheresse sont les « symboles » les plus fréquemment cités dans les Gouverneurs. Dans des œuvres aussi diverses que le Gargantua et Pantagruel de Rabelais, Les Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane et Pétales de sang de Ngugi, la sécheresse et l'eau symbolisent l'oppression et l'espoir, mais une des lectures les plus extravagantes des Gouverneurs est particulière en ce sens seulement qu'elle tente d'extraire le plus possible de boue de l'ouvrage.

    « La situation centrale du roman rappelle un des motifs mythiques les plus anciens : celui du désert. Les cultes de la fécondité antérieurs à l'ère chrétienne étaient fondés sur les préoccupations de peuples vivant dans des régions chaudes, souvent arides, dépendant de la pluie ou, plus tard, de l'irrigation. ( ... ) Les dieux qui libèrent les eaux captives, dont la maladie provoque la sécheresse ou dont les activités sexuelles sont associées à l'irrigation, sont des personnages familiers dans les légendes de l'Inde et de la Mésopotamie. Les légendes du Graal du Moyen Age chrétien trouvent leur origine dans la complexité de ces mythes plus anciens. ( ... ) »[9]. [PAGE 93]

On peut mettre en avant que l'eau signifie la lutte unie et la sécheresse l'effet du capitalisme qui vide le pays le plus reculé de sa substance vitale, mais Roumain le communiste n'insisterait pas pour que nous y voyions des symboles Pour lui la réalité ce sont les faits, et l'eau est un fait.

    « Cette question de l'eau, c'est la vie ou la mort pour nous » (p. 60)... « Chaque fois il y avait un bouillonnement qui s'étalait en une petite flaque... Manuel s'étendit [PAGE 94] sur le sol. Il l'étreignait à plein corps : « Elle est là la douce, la bonne, la coulante, la chantante, la fraîche: la bénédiction, la vie. » il baisait la terre des lèvres et riait. » (p. 122); « C'est la vie qui commande », dit Marianna, « et l'eau, c'est la réponse de la vie. » (p. 160). Si les habitants arrivaient à arroser leurs terres, ils refuseraient de les céder, en paiement des dettes et des emprunts à taux usuraires qu'ils accumulaient chez Florentine. Il fallait foutre le Manuel sous clef, dans la prison du bourg, et lui faire dire où se trouvait la source. On avait les moyens de le faire parler. Ensuite, on laisserait les habitants sécher dans l'attente et quand ils auraient perdu courage et tout espoir, lui, Hilarion, leur raflerait leurs jardins et deviendrait propriétaire de quelques bons carreaux de terres arrosées. L'ennuyant était qu'il faudrait partager avec le lieutenant et le juge de paix. C'était des voraces. » (p. 161).

L'eau est vie, fait biologique. Elle donne la joie, fait sensible. La sécheresse c'est la mort pour les paysans et une occasion à saisir pour leurs exploiteurs, faits sociaux contradictoires. Si l'Inde, la Mésopotamie ou l'Angleterre des légendes arthuriennes ont un lien avec l'eau, ce n'est pas la mythologie qui offre le chaînon le plus solide mais le fait que l'eau est nécessaire et le fait qu'elle aussi, comme tout ce qui existe sous le soleil, est soumise à l'exploitation dans un système de classes sociales donné.

Le même critique considère le titre comme symbolique.

    « L'ambition d'être gouverneur de la rosée suggère, par l'usage qu'il fait du vieux terme de gouverneur colonial, que la paysannerie noire tend à l'indépendance au niveau socio-politique. Cette phrase recèle cependant une aspiration à posséder une autorité divine sur les forces de la vie et de la mort. Dans l'Ancien Testament, la rosée, produit des régions chaudes et parfois arides, a une valeur symbolique vitale : le don de la rosée est une bénédiction de Dieu. (Deut. 33.13.) »[10].

Si l'on accepte cette opinion, les paysans aimeraient ressembler à leurs anciens maîtres, ils aimeraient être gouverneurs [PAGE 95] au lieu d'abolir le système de «dominant-dominé, ce qui n'a rien à voir avec les buts de ceux qui appliquent le réalisme socialiste. De plus, le critique réduit le pluriel « gouverneurs » au singulier, pour pouvoir poursuivre cet argument fallacieux, alors que le texte dit : « tous les habitants... un jour... nous nous lèverons d'un point à l'autre du pays et nous ferons l'assemblée générale des gouverneurs de la rosée... pour défricher la misère et planter la vie nouvelle. » (p. 80). Encore une fois un critique a donc distordu la réalité pour en faire une illusion contraire aux intentions de l'auteur. Le titre de Gouverneurs est dérivé de l'environnement et doit donc être pris tel quel et non comme un symbole, car un autre critique explique : « Le lecteur haïtien y reconnaît le titre de gouvené rouzé que porte, dans les campagnes, le paysan chargé de l'arrosage, de l'irrigation, bref de tout ce qui concerne la distribution d'eau.»[11], révélant par-là que c'est le peuple, et non Roumain, qui a inventé le titre et que Roumain n'est pas responsable de l'étiquette de « symboliste socialiste » que ses critiques s'évertuent à lui coller.

Ce n'est pas parce qu'un chercheur recherche le symbole comme ingrédient du « vrai» art qu'on doit le qualifier de réactionnaire, mais le nombre de critiques, appartenant à différentes écoles, qui ont lu Roumain, comme s'il était James Joyce, indique bien à quel point quelques idéologues bourgeois ont pu imposer un mode de pensée académique. De même que des commissions d'enquête sont mises sur pied par des gouvernements pour escamoter la réalité dans un brouillard de mots et d'« informations », de même bien des critiques littéraires décrivent le viol comme un « acte d'amour spirituel », et nomment ce qui en est l'instrument – i.e. le pénis – un « symbole phallique ». Ils sont prêts à tout pour détruire le réel, isoler les phénomènes littéraires et autres de la réalité sociale, séparer l'art de l'idéologie.

Cet obscurantisme de gratte-papier n'est pas l'effet du hasard. Il est d'abord apparu en littérature comme une réaction consciente au danger que représente, pour l'ordre capitaliste, la pratique prolétarienne guidée par la science du matérialisme dialectique. Puis vint Freud dont la « science » [PAGE 96] se dégrade ensuite en « littérature »[12] et Jung, qui déclarait que ses archétypes ne procèdent pas de faits physiques. Leurs sottises réifiées furent ensuite réintroduites dans la littérature par d'innombrables écrivains qui rejetaient l'ordre que la science apercevait dans l'univers et qui ne pouvaient y substituer que des mythes imposés. Les critiques ont pris leur méthodologie et s'en sont servis pour masquer les chemins qui partent de la réalité et qui y mènent, tracés par Roumain et d'autres écrivains progressistes[13].

Si l'on doute encore de l'adhésion de Roumain aux principes du réalisme socialiste, qui indiquent que les symboles doivent être tirés de la réalité de la chose écrite, ou du critère esthétique réaliste socialiste de la clarté plutôt que de l'obscurité, alors pourquoi l'humble Annaïse peut-elle comprendre Manuel, bien qu'elle lui dise : « C'est comme pour l'eau, il faut fouiller profond dans tes paroles pour trouver leur sens. » (p. 129); Et pourquoi Manuel aspire-t-il à ressembler à l'organisateur communiste qu'il a connu quand il était en grève dans les champs de canne à sucre : « Témoin ce compagnero, à Cuba qui lui avait parlé politique... Il en savait des choses..., et les situations les plus embrouillées, il te les démêlait que c'était une merveille...; il t'expliquait l'affaire si clair que tu pouvais la saisir comme un bon morceau de pain avec la main. » (p. 170) ? Si Roumain essayait de mettre la réalité hors de portée, comme ses critiques le voient faire, il faudrait le condamner et non l'admirer.

Il ne faut bien entendu pas bannir les symboles de l'art : ils en sont partie intégrante. Mais les critiques soi-disant progressistes s'empressent trop de voir des symboles réactionnaires à l'œuvre, par exemple des « archétypes » et tout ce qui s'ensuit. Pourquoi ne pas chercher une signification en accord avec l'idéologie de l'auteur ? Par exemple, la mère de Manuel raccommode sa robe pour la millième [PAGE 97] fois; c'est une occupation futile comme l'est le réformisme, ce dont elle a besoin, c'est d'une nouvelle robe, comme la société a besoin d'un nouvel ordre. (Ci-dessous on trouverad'autres exemples dignes d'interprétation compatible avec l'image prolétarienne marxiste du monde.)

L'erreur d'interprétation la plus fréquente de l'œuvre et des positions de Roumain est la tendance à l'interprétation religieuse[14]. On a partout essayé de donner au nom de Manuel une portée messianique, parce qu'il dériverait de l'hébreu « Emmanuel » qui signifie littéralement « Dieu est avec nous ». Cependant, ce personnage prétendument divin ne fait pas tomber la pluie du ciel, il creuse la terre de ses mains pour la faire jaillir, manuellement. Son nom signifie « par la main » (par extrapolation il signifie « ouvrier »), et non « Dieu avec nous ». De même que la science bourgeoise a collé une étiquette idéaliste à l'homme quand elle fut obligée de le faire entrer dans le règne animal (« homo sapiens » mettant l'accent sur la notion idéaliste de la pensée), de même les critiques bourgeois et leurs adeptes transforment un nom matérialiste en un nom idéaliste. Marx appelait toujours l'homme « homo faber » (l'homme fabriquant », afin de mettre en relief que c'est le travail, ou l'être social, qui détermine la conscience. Ceci est vrai aussi pour le Manuel de Roumain, car il ne descend pas du ciel pour conduire son peuple. Ses connaissances viennent de la pratique, de ses quinze années de travail prolétaire, d'avoir été à « l'école du communisme » (un terme de Lénine pour désigner la grève). Son nom peut également signifier un manuel d'étude, un guide pour savoir comment fonctionne une machine, ou pour savoir comment acquérir [PAGE 98] un savoir-faire. Le personnage de Manuel est un « manuel » de pratique et de sensibilité révolutionnaire.

En faisant de Manuel un personnage messianique, programmé pour faire le dieu, en en faisant un héros complexe, individualiste, national ou racial, plutôt qu'un héros de classe, les critiques essaient de le séparer des masses et d'induire le lecteur en erreur. Obéissant aux principes du réalisme socialiste, Roumain a fait un personnage simple et stylisé, de façon à faciliter l'expression orale et le processus d'indentification avec le héros.

Marie-Lise Gazarin-Gauthier va plus loin que tous les autres critiques dans la voie qui consiste à étouffer le matérialisme pratique de Roumain sous les brumes de la métaphysique :

    « Manuel, tel l'Emmanuel biblique, porte en lui Dieu... Manuel, aidé de Dieu... (p. 21); la religion qui émane de ce roman est une religion personnelle;... Gouverneurs... est un roman qui porte en lui le symbole de la trinité (p. 20);... Cette œuvre de Jacques Roumain est une offrande, un mystique don de soi visant à transformer tout homme en frère (p. 19);... Le langage utilisé par Manuel et Annaïse est empreint de la poésie dynamique de la Bible (p. 22);... Manuel n'est pas mort... car les habitants du village, devenus les disciples du maître... continuent son enseignement; Jacques Roumain, le poète-prophète, renferme le symbolique en nous montrant que les temps premiers et les temps à venir, les temps où l'harmonie régnait et où elle régnera sont identiques. »[15]

Le démon cite souvent les écritures. Dans ce cas c'est l'inverse, tout aussi inadmissible que la déclaration de la hiérarchie religieuse – réfutée par Lénine – disant que Tolstoï, sur son lit de mort, vit la lumière et se remit sur le chemin de la Vérité révélée. Devrions-nous tenir Roumain pour responsable de cette contre-vérité ? Devrions-nous l'accuser de ne pas faire éteindre les feux de l'enfer et de ne pas stopper les pluies de soufre avec des attaques furieuses contre la religion ?

Les explications de la science et de la religion sur l'univers [PAGE 99] sont peut-être irréconciliables mais la réserve de Roumain à l'égard de la religion résulte d'une tactique correcte, non d'une négligence, d'une confusion ou d'une hésitation[16] Si le problème était celui de la religion, Manuel ne pourrait jamais faire l'unité de son peuple. Il suffit que Manuel explique clairement les choses d'un point de vue matérialiste pour que les messages anti-religieux de la vie parviennent clairement aux gens lorsqu'ils font le bilan de leur expérience. Roumain (Manuel dans le cas présent) ne tombe pas dans le travers qui consiste à croire que les mots, les discours, les injures peuvent chasser la religion. C'est un matérialiste qui pense que la lutte pratique peut aboutir à l'extinction de la religion. C'est le personnage de la mère de Manuel, Délira, qui, comme la mère dans le grand roman La Mère, de Gorki, éprouve au début un piété abjecte et, peu à peu, à travers son activité dans la lutte, et mise au contact d'une explication qui ne s'oppose pas à elle, finit par avoir confiance en l'homme et à douter du divin.

Si Roumain nous présentait des paysans athées tout prêts ou s'il montrait une conversion après un discours fantaisiste d'un Manuel-Ivan inspiré des Frères Karamazov de Dostoïevski, cela entamerait la crédibilité du roman ou bien nous croirions aux miracles. La Bible est utilisée pour une raison simple. C'est le seul livre que les illettrés connaissent; il leur fournit des modèles fondamentaux du langage de la description et de nombreux paradigmes pour les aider à organiser et interpréter les faits et gestes significatifs. (Le grand réaliste socialiste Brecht disait que la Bible avait eu plus d'influence sur lui que n'importe quel autre livre et ses ouvrages en portent l'empreinte, et pourtant qui oserait dire qu'à cause de cela c'est un écrivain religieux.) Manuel ne croit pas en Dieu; il argumente contre la religion mais il [PAGE 100] respecte les coutumes de son peuple et même y prend part. La religion fait partie d'eux d'une façon non durable.

Dans certains ouvrages du réalisme socialiste, la religion pourrait être le sujet principal. Dans les Gouverneurs, c'est un aspect mineur qui n'a pas d'incidence sur l'action. Une autre interprétation du rôle de la religion dans ce roman, plus honnête et plus intéressante, est mise en avant par Claude Souffrant[17], qui explique que les paysans rejettent le christianisme mais pas le Vaudou, le premier étant assimilé à l'opium, le second à une sorte d'adrénaline. Il cite une remarque de Roger Bastide : « En Haïti, l'élite urbaine voit dans le Vaudou de la masse rurale l'un des plus gros obstacles au développement économique et social de l'Ile. Et c'est cette perspective de dénigrement que Roumain combat. » Et conclut lui-même que « dans cette optique les religions traditionnelles vont apparaître sous un tout autre jour, un jour plus positif. Au plan social, les « mouvements des peuples opprimés » seront perçus non plus comme opium mais au contraire comme une première forme de résistance à l'oppression... Voilà la perspective favorable, optimiste, presque apologétique dans laquelle Roumain envisage la religion du paysan haïtien. »[18].

L'idée commence à se répandre que Roumain est un écrivain du « Tiers-Monde ». C'est également un concept [PAGE 101] trompeur, dont les implications vont à l'encontre du léninisme et du réalisme socialiste. La théorie des Trois Mondes, élaborée à l'origine par des révisionnistes titistes en des termes différents, fut transmise à la droite opportuniste chinoise par Earl Browder, chef de file du parti « communiste » révisionniste des U.S.A. Les marxiste-léninistes, Roumain en fait partie, ont toujours pris comme point de départ de leur définition de l'époque actuelle et de leur stratégie révolutionnaire l'analyse des contradictions caractéristiques de notre époque qui déchirent la société. Quelles sont ces contradictions ? Depuis la grande Révolution d'Octobre en Russie, il y en a eu quatre : la contradiction entre deux systèmes opposés, le système socialiste et le système capitaliste, la contradiction entre les travailleurs et le capital dans les pays capitalistes, la contradiction entre les peuples et nations opprimés et l'impérialisme, la contradiction entre les puissances impérialistes.

Récemment, on a beaucoup parlé de la division du monde en trois, le « premier » (l'impérialisme U.S. et le social-impérialisme d'U.R.S.S.), le « second » (les pays capitalistes développés suivant une politique indépendante, alliés potentiels du « tiers-monde ») et le « tiers-monde », ou pays « non-alignés », ou « en voie de développement ». Mais comme le faisait remarquer Enver Hoxha, premier secrétaire du parti des travailleurs en Albanie, au septième congrès du Parti en 1976 :

    « Tous ces termes que l'on applique à diverses forces politiques à l'œuvre dans le monde aujourd'hui cachent au lieu de mettre en lumière le caractère de classe de ces forces politiques, les contradictions fondamentales de notre époque, le problème-clé qui domine aujourd'hui, à l'échelle nationale et internationale, la lutte impitoyable entre le monde impérialiste bourgeois d'un côté et le socialisme, le prolétariat mondial et ses alliés naturels de l'autre... En ce qui concerne l'appréciation de la politique suivie par différents Etats et gouvernements, les vrais marxistes se placent d'un point de vue de classe, du point de vue de l'attitude que ces pays et ces gouvernements ont envers l'impérialisme et le socialisme, envers leur propre peuple et ses réactions. C'est à partir de ces enseignements que les mouvements révolutionnaires et le prolétariat élaborent leur stratégie et leur [PAGE 102] tactique, trouvent leurs véritables alliés et se joignent à eux pour mener la lutte contre l'impérialisme, la bourgeoisie et la réaction. Les termes « tiers-monde »; pays « non alignés » ou « en voie de développement », créent l'illusion chez les masses qui luttent pour la libération sociale qu'un toit leur a prétendument été trouvé, souslequel elles peuvent s'abriter de la menace des superpuissances. Ces termes dissimulent la réalité de la situation dans la majorité de ces pays qui est la suivante. D'une manié ou d'une autre ils sont étroitement dépendants, politiquement, idéologiquement et économiquement, des deux super-puissances et des anciennes métropoles coloniales. »[19].

Les révisionnistes chinois, avec à leur tête Teng Hsiao Ping, qui a pris le pouvoir dans le coup d'Etat de 1976, développaient et affinaient cette ligne politique depuis plusieurs années. Traduite en termes de pouvoir cette ligne signifie que la Chine essaie de diriger le « Tiers-Monde », c'est-à-dire essaie de devenir la troisième super-puissance impérialiste aux côtés des U.S.A. et de l'U.R.S.S. Les dirigeants traîtres au peuple chinois ont soutenu des fascistes notoires comme Pinochet au Chili, le Shah d'Iran et Mobutu au Zaïre, leur décernant le titre de chefs « progressistes » du « Tiers-Monde » qui, selon eux, serait la nouvelle force de la révolution à l'échelle mondiale. Les Soviétiques et les Américains ne s'opposent pas à cette théorie parce qu'elle dissimule les objectifs de classe et invite les peuples du monde à abandonner la lutte contre l'oppresseur local et à s'unir derrière eux sous la houlette d'un des trois super-grands.

Comment les Gouverneurs s'insèrent-ils dans cet ensemble ? C'est un roman réaliste socialiste et non un roman du Tiers-Monde. Il ne développe nulle part une ligne national-chauvine. Bien qu'ils ne fournissent pas une analyse complète du contrôle de l'impérialisme sur l'économie, les gens de Fonds-Rouge, indépendamment des directives de Manuel, se dressent contre la bourgeoisie citadine. Leur dirigeant Manuel, qui a la conscience du prolétaire, comprend la nécessité de l'alliance ouvriers-paysans et amène les villageois à s'unir contre l'Etat capitaliste de la bourgeoisie, [PAGE 103] représenté par l'agent de police corrompu, prêt à s'emparer des terres, et l'usurier Hilarion[20].

Sur le problème des non-blancs, qui seraient les révolutionnaires du « Tiers-Monde » Manuel et Roumain sont également clairs. Il fait dire à Simidor « ... ces dominicains-là, ce sont des gens comme nous-mêmes, sauf qu'ils ont une couleur plus rouge... et leurs femmes sont des mulâtresses... » (p. 45); et c'est Manuel qui développe cette idée et définit les différences de classe entre les ouvriers et paysans et les capitalistes, en montrant que le problème n'est ni la couleur de la peau, ni le pays, et qu'on ne peut pas fonder une analyse de la stratégie à utiliser sur ces critères-là :

    « Et Dieuville Riché demanda :
    – Et à qui est-elle cette terre, et toute cette eau?
    – A un blanc américain, Mister Wilson qu'il s'appelle. Et l'usine aussi et tous les environs, c'est sa propriété.
    – Et des habitants, il y en a des habitants comme nous ?
    – Tu veux dire avec une portion de terre, la volaille, quelques bêtes à cornes ? non, seulement des travailleurs... Ils n'ont rien que le courage de leurs bras, pas une poignée de terre, pas une goutte d'eau, sinon leur propre sueur. » (p. 49)

    « – Dans les commencements, à Cuba, on était sans défense et sans résistance; celui-ci se croyait blanc, celui-là était nègre et il y avait pas mal de mésentente entre nous : on était éparpillés comme du sable et les patrons marchaient sur le sable. Mais lorsque nous avons reconnus que nous étions tous pareils, lorsque [PAGE 104] nous nous sommes rassemblés pour la huelga... » (pp. 98-99)

Les problèmes de race n'ont pas beaucoup d'importance directe, si l'on compare avec d'autres pays et avec l'arrière-pays haïtien. Aussi pourquoi Roumain voudrait-il en faire le point principal? Si nous considérons son roman sous l'angle du réalisme socialiste, cela a un sens. Car le réalisme Socialiste aide à forger des liens entre la lutte locale et la lutte internationale et définit les différents tournants que les luttes locales peuvent prendre. Il met également en lumière des aspects de l'histoire que les classes dirigeantes essaient de dissimuler. En 1937, après que les troupes de l'impérialisme U.S. eurent mis fin à leur occupation de Haïti, des Haïtiens réactionnaires, hommes de paille au service de l'impérialisme, avaient besoin d'un prétexte pour mettre sur pied une forte police indigène. Une provocation fut montée de toutes pièces et le meurtre de milliers de paysans haïtiens, à la frontière avec la république dominicaine, fournit la justification dont on avait besoin. Les atrocités commises à cette occasion encouragèrent une flambée de racisme. Nous ne devons pas oublier que Roumain écrivait pendant la montée mondiale du fascisme, dont l'un des principaux soutiens est l'idéologie raciste. Roumain les combattait consciemment. Selon Jean L. Dominique, la poussière brune qui envahit tout dans Gouverneurs est le symbole du fléau du fascisme qui envahit le monde. C'est tout à fait crédible puisque le brun est la couleur du fascisme[21].

Nulle part dans l'œuvre de Roumain on ne peut trouver un seul élément qui vienne à l'appui de la théorie des trois mondes. Il sait que les paysans sont les alliés les plus nombreux et les plus sûrs du prolétariat, qui est la force motrice des révolutions en Asie, en Afrique et en Amérique latine, et non pas l'idée de «tiers-monde». C'est sous la direction du prolétariat que ces groupes s'unissent, non aux côtés de leur classe dirigeante mais contre elle. Si leur lutte dans le roman n'est pas à un niveau élevé, ce n'est pas parce [PAGE 105] que Roumain a affadi le réalisme socialiste mais parce qu'il l'applique et que cela lui interdit la fantaisie d'un trop grand romanesque. Nous ne devrions cependant pas oublier, qu'il mentionne fréquemment les cacos (paysans révolutionnaires) à l'arrière-plan et qu'il rappelle par ailleurs que ces peuples ont pour tradition de prendre les armes pour défendre leur terre. Si le dirigeant prolétaire des paysans meurt, du moins laisse-t-il une discussion derrière lui et localement c'est Laurélien qui devrait prendre la tête parce qu'il a beaucoup appris. Et il y a toujours l'espoir que les immigrés vont revenir, comme Manuel. Il faut également noter que Manuel prend une position claire sur les différences entre les contradictions antagonistes (entre le peuple et ses ennemis, qu'il faut régler par la violence) et les contradictions non-antagonistes (entre les gens eux-mêmes, qu'il faut régler par la discussion et la persuasion, dans le cas de la vendetta et de la trahison de Gervilen). C'est l'application de la science prolétarienne. Nous voyons donc un embryon de parti de l'avant-garde prolétarienne guidé vers la révolution, et nous voyons également se profiler la dictature du prolétariat, aspect fondamental du réalisme socialiste même si c'est quelquefois à l'état latent :

    « Ceux qui ne reconnaissent que la lutte de classe ne sont pas encore marxistes; en peut dans certains cas s'apercevoir que leur pensée évolue à l'intérieur des limites de la pensée et de la politique bourgeoises. Réduire le marxisme à la doctrine de la lutte de classe serait tronquer le marxisme, le déformer, le ramener à quelque chose d'acceptable pour la bourgeoisie. Seul est marxiste celui qui prolonge la reconnaissance de la lutte de classe jusqu'à la notion de dictature du prolétariat. C'est ce qui constitue la différence la plus profonde entre le marxiste et le petit (ou le grand) bourgeois ordinaire. C'est le test infaillible qui permet de déterminer la véritable reconnaissance et la véritable compréhension du marxisme. « (Lénine, L'Etat et la Révolution, 1917.)

Sembène Ousmane s'est rendu compte en 1965 qu'il ne parvenait pas à toucher son public et s'est tourné vers le cinéma. Malheureusement il n'est pas parvenu à faire de ses tentatives de réalisme socialisme un art plus accessible au peuple. Ngugi Wa Thiong'O fut emprisonné pour avoir [PAGE 106] choisi le théâtre populaire. Si dans le fond et la forme ses romans indiquent une tendance vers le réalisme socialiste, il sera sans aucun doute confronté à l'exil, l'emprisonnement, ou pire. Si Roumain – qui est mort en exil – avait vécu, lui aussi aurait sûrement changé. Mais même avec son fond paysans, ses Gouverneurs restent à tous points de vue le meilleur exemple du réalisme socialiste dans la littérature africaine et la littérature de la diaspora[22]. Il n'est donc pas étonnant que les critiques aient essayé de le détruire par la calomnie ou en nous détournant de ses aspects importants et en mettant en avant ce qui n'a aucune importance. Léon François Hoffmann avait raison de dire « L'influence de Gouverneurs sur le roman haïtien est fondamentale... Un modèle qui montre la voie la plus féconde pour l'avenir. »[23] Mais d'abord, pour qu'il puisse exercer pleinement sa mission, il faut l'accepter dans le domaine du réalisme socialiste qui l'a inspiré.

Les critiques qui voudraient utiliser la méthode de critique réaliste socialiste devraient clairement comprendre les méthodes des obscurantistes qui monopolisent la profession et s'y opposer. L'approche critique utilisée par les critiques de Roumain ressemble à l'approche critique des psychiatres qui tendent à isoler certains éléments – symptômes – chez l'individu malade (lire : texte littérature) qui le font [PAGE 107] apparaître fou (lire - mystique idéaliste). Puis ces éléments sont analysés et classifiés hors de leur contexte ou hors de la situation dans laquelle ils ont été produits puis le patient (le livre) est désigné comme fou (abondance de symboles détachés de la réalité).

Si l'on résiste au figuré pour s'attacher au littéral, si l'on s'attache au concret et non à l'abstrait, à la lettre et non à l'esprit, on trouvera dans certains livres un sens utile, ou bien ceux-ci se révéleront comme des détournement de la réalité. Si nous étudions les livres eux-mêmes et leurs relations avec le réel au lieu de suivre des méthodologies réactionnaires qui nous offrent une solution de facilité en nous offrant des théories toutes faites à appliquer aux livres, lorsqu'on est pressé de publier pour ne pas périr, si nous appliquons le réalisme socialiste, les principes du matérialisme dialectique, à l'art, en l'utilisant comme une théorie vivante, un guide pour l'action, plutôt qu'un dogme, ainsi qu'on l'interprète souvent de façon erronée, nous assumerons la collaboration que Roumain et Manuel recherchaient.

Si l'on a des tendances progressistes, le réalisme socialiste donne une méthodologie correcte que l'on peut utiliser pour n'importe quel livre. Comme nous l'avons noté, les critiques bourgeois et ceux qui subissent leur influence feront le maximum d'efforts pour s'approprier ce qui est utilisable pour leurs buts de classe, en lui ôtant sa: vie matérielle et en lui injectant le mysticisme, en le rendant bourgeois. Les révisionnistes modernes font comme eux, ils donnent chair et sang à des caricatures de réalisme socialiste, récitant des dogmes morts, psalmodiant des formules inertes. C'est la méthodologie du réalisme socialiste qui réaffirmera l'appartenance d'ouvrages comme Gouverneurs au peuple.

Stephen H. ARNOLD
Dpt de Littérature comparée
Université d'Alberta
Edmonton, Canada

Traduit de l'anglais par P.N.-P.A.


[1] Toutes les citations du roman, ci-après désigné comme Gouverneurs (1944), sont tirées de l'édition standard publiée par les Editeurs français réunis, Paris, 1946.

[2] Voir Grahame C. Jones, « The narrative Point of view in Jacques Roumains Gouverneurs de la rosée », L'Esprit Créateur, 17, 2 (été1977), 115-122, et Léon-François Hoffmann, « Complexité linguistique et rhétorique dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain », Présence Africaine, 98 (2e trimestre 1976), 145-161. J'appelle ces articles « utiles » parce qu'ils conduisent à une appréciation des procédés artistiques de Roumain dont les lecteurs aussi bien que les critiques peuvent profiter. L'étude la plus utile sur Roumain appartient à un autre genre qui n'est pas considéré ici, la « vie et œuvre » scolaire : voir Carolyn Fowler Gerald : A Knot in the Tread : The Life and Works of Jacques Roumain (Washington : Howard University Press, 1976). Ce type d'étude constitue une base nécessaire pour toute autre sorte de recherche sauf, peut-être pour l'école structurale-linguistique-sémiotique. Les études sur Roumain ont été jusqu'ici épargnées par le refus du sens et l'abstraction du contenu (même à l'égard des questions sociales) qui caractérise cette école. Nul doute que ces inutiles bavards, dont un certain nombre se proclament marxistes (!), ne se ruent sur lui un de ces jours.

[3] Red, Black, Blond and Olive (New York : Oxford University Press, 1956); p. 116. In « The Marxist Counter-point : Jacques Roumain : 1930'S-1940's » Black Images 11 (1973), 25-29, Michael Dash place le roman « à l'intérieur des conventions du roman paysan » (p. 28), omettant de noter un certain nombre de ses éléments prolétariens qui vont être discutés plus bas. Ulrich Fleischmann, in Ideologie und Wirklichkeit in der Literatur Haïti (Berlin : Colloquim Verlag, 1969), classe Gouverneurs comme roman prolétarien mais arrête net la vérification de sa propre classification en mettant en relief les symboles dans son analyse et en résumant le roman comme « ... un degré élémentaire de littérature communiste » et comme « une épopée nationale » plutôt que de la littérature communiste, ou du réalisme socialiste auxquels il appartient en fait. Sans mener plus avant le sens de la remarque, M. Acheringa, in « Gouverneurs.. : l'exemple haïtien » dans son livre : La révolte des romanciers noirs d'expression française (Sherbrooke : Naaman, 1973), pp. 119-141, dit que Gouverneurs appartient au « courant prolérarien ». Dans un article par ailleurs nuancé et précis, «l'Univers romanesque de Jacques Roumain : Essai » (Port-au-Prince : Editions Henri Deschamps, nd.), Roger Gaillard voit l'importance du roman dans une perspective de chauvinisme national, disant que Roumain a libéré le roman haïtien de l'influence étrangère. Tout le présent article ne va que démontrer à quel point l'importance du roman est due à la position rigoureuse d'internationalisme prolétatien adopté par Roumain, et que c'est une position qui nécessite un profond enracinement dans le contexte local que Roumain a restitué avec autant de force.

[4] Dans sa formulation la plus nue, cette théorie scientifique montre comment la vie sociale détermine la conscience plutôt que le contraire, croyance idéaliste qui soutient que l'homme social est déterminé par son esprit, par Dieu, etc. Ce n'est pas le lieu d'exposer cette théorie. On peut la trouver à travers des textes classiques de Marx : German Ideology à Engels : Dialectics of Nature, à Lénine : Materialism and Empirico-Cristicism.

[5] « Socialist Realism : Great Art of the Revolution », Literature andIdeology, 17 (1974), p. 43. Un excellent exemple est constitué par le livre d'Ismaïl Kadaré : The Castle (1969), publié en traduction anglaise en 1974. Situé au XVe siècle, il utilise les principes du réalisme socialiste. En clair, il montre nécessairement comment les Albanais, conduits par le héros national Skanderbem, mirent en déroute une année turque. L'histoire ancienne est utilisée pour susciter le patriotisme et la vigilance contemporaine, Les parallèles entre Skanderberg et Enver Hoxha, premier secrétaire du Parti des travailleurs d'Albanie, et contre les Turcs et le révisionnisme soviétique tentant d'écraser la vaillante Albanie, sont évidents mais ne nuisent pas au contenu historique de ce roman réaliste socialiste.

[6] Ruth D. Wilson, Here is Haïti (New York : Philosophical Library, 1957), p.41.

[7] Léon-François Hoffman a, reconnaissons-le, anticipé cet argument par deux remarques : « En Haïti, plus que dans aucun autre pays de Langue française, le roman est une forme d'action. Et c'est avant tout sur ses propres compatriotes que le romancier (Roumain) veut agir »; et, remarquant que, quoique Gouverneurs soit écrit pour deux publics, haïtien et français, le lecteur français « ne sait pas l'importance fondamentale des contes et des devinettes dans la vie intellectuelle paysanne » (L'espace ne permet pas la discussion de l'usage exact que fait Roumain des devinettes dans le roman) voir pp. 148 et 154 de Complexité linguistique et rhétorique dans Gouverneurs... de Roumain » Présence Africaine 98 (1976). De même l'analyse d'Hoffmann concernant l'emploi du créole dans le roman montre pertinemment que Roumain l'emploie dans un tout autre but que celui d'ajouter le piquant de la couleur locale dans la langue. Graham C. Jones, in « The narrative point of view in Gouverneurs » montre, passim, comment Roumain, en fait, s'adresse à son auditoire comme s'il disait son roman oralement, et comment la voix du narrateur s'identifie avec les villageois contre les exploiteurs citadins, comme dans une conversation.

[8] Vitore Ballvora, p. 46 in « Some problems of Contemporary Foreign Literature : Scientific Session at the State University of Tirana », Literature and Ideology, 18 (1974), 33-61.

[9] Beverley Ormerod, « Myth, Rite and Symbol in Gouverneurs de la rosée » L'esprit créateur, 17, 2 (été 1977), 123-124. Attaquer cet article ne revient pas à accuser son auteur d'être réactionnaire. Pour autant que notre attitude envers cet article soit mise en cause, notre opposition ne vise pas un individu; elle vise une méthode d'analyse et toute l'idéologie de la réaction et d'un système social réactionnaire qu'un petit nombre d'individus puissants répandent et défendent dans les milieux scientifiques. Ce genre d'« analyse » et d'autres du même genre est si en vogue dans la formation des étudiants en littérature qu'ils ne connaissent rien d'autre, et ils sont si harcelés qu'ils n'ont jamais le temps de retravailler leurs méthodes pour les mettre en accord avec des goûts en général plus progressistes. Une autre critique de l'école du symbole est Carolyn Fowler, dont l'analyse dans « Motif symbolism in Jacques Roumain's Gouverneurs », College Language Association Journal, 18, 1 (septembre 1914), 44-51, commence par l'affirmation de l'importance du sens littéral dans le roman, et se tourne ensuite immédiatement dans la direction opposée pour démontrer que « le secret de l'attrait (du roman) » doit être recherché « à travers l'examen du système des motifs et des images qui travaillent symboliquement tout au long du roman » (p 44). Pour finir sur le réalisme (ou la littéralité) le panorama des critiques de Gouverneurs, il y a le texte de J.M. Dash, dans « The Peasant Novel in Haïti » in African Literature Today 9 (1978), 82-85. Sympathisant du marxisme, Dash, dans son analyse, néglige ou évite cependant les qualités réalistes socialistes du roman et en vient à la conclusion que « C'est l'utilisation nuancée de qualités de réalisme aussi bien que de symbolisme dans le roman de Roumain qui donne sa force d'émotion à la description de l'expérience paysanne et constitue un développement important dans la tradition du roman paysan. » Si Dash avait accordé plus d'attention au réalisme et moins au symbolisme, il aurait pu mener le thème de son argumentation de base vers une autre conclusion, à savoir que Roumain de romancier paysan devenait romancier prolétarien. La même surévaluation du symbolisme par rapport au réalisme chez Roumain se trouve également dans limposition d'une association par Jacques-Stephen Alexis, qui dit « Chez Romain, lui, nous trouvons une sorte de réalisme symbolique » (p. 24; perle de l'excès de zèle), dans sa « Préface » à La Montagne ensorcelée de Roumain (Paris : les Editeurs français réunis, 1972).

[10] Ibid., p. 130.

[11] Hoffmann, op. cit., p. 156.

[12] Voir Frederick J. Beharriel, Freud's Debts to Literature, Psychoanalysis, 415 (1955-1957), 18-27.

[13] Il y a plusieurs remèdes à leur baragoin. L'une des meilleures réfutations de 1'impérialisme de ce nouveau groupe de soi-disant partisans de l'universel se trouve dans Laura Bohannan : Shakespear in the bush », pp. 477-486 in Allan Dundes, ed., Every man his way : Readings in cultural Anthropology (Englewood Cliffs, New Jersey : Prentice-Hall, 1968).

[14] Nous retrouvons Ormerod – « Myth, Rite and Symbol... » Voir également Marie-lise Gazarlan-Gauthier, « Le symbolisme religieux dans Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain, Présence francophone, 7 (automne 1973), 19-23; Michel Serres, «Christ now», Critique, 29 (1973), 3-25; Claude Souffrant : Une négritude socialiste : Religion et développement chez J. Roumain, J.S. Alexis et L. Hughes (Paris : l'Harmattan, 1978) Passim, et ses articles « Le fatalisme religieux du paysan haïtien » et « Actualité de J. Roumain , in Présence Africaine, 501 (janvier 1971), 27-41, et 569 (septembre 1976), 64-83, et L. Paul Cauvin, Manuel ! Un Dieu tombé. (Astoria, New York, 3 mars 1975), p. 39.

[15] Op. cit. p. 15.

[16] Un seul critique apparemment attaque Roumain comme un bourgeois, « collaborateur de classe », en partie parce qu'il traite la religion d'une façon si peu hostile. Jean L. Dominique commente un essai que j'ai été incapable de localiser dans « Délire ou délivrance : A propos d'un essai critique de Jean-Claude Fignolé : « Sur Gouverneurs... : Hypothèse de travail dans une perspective spiritualiste » (Editions Fardin), » in Conjonction, 125 (n.d.), 85-100. La diatribe de Fignolé qui est mise en cause illustre la description par Lénine du « Gauchisme comme maladie infantile du communisme».

[17] Op. cit.; passim.

[18] Europe, 569 (septembre 1976), pp. 71-73. Soyinka semble tenir un raisonnement semblable et il trahit sa prévention antimarxiste, quand il dit : « Ogun... ne devient pas simplement le dieu de la guerre mais le dieu de la révolution dans le contexte le plus contemporain – et cela pas simplement en Afrique, mais en Amérique vers laquelle son culte s'est diffusé. Comme les catholiques romains qui soutenaient le régime de Batista à Cuba l'ont découvert trop tard, il se pourrait bien quils aient été tourmentés moins du fait de Karl Marx que du fait d'Ogun, divinité retrouvée de la révolution. « Myth, Literature and the African world (Cambridge University Press, 1876), p. 54. On pourrait aussi bien démontrer que les Rastafarians dans les Indes occidentales et les Cangaceiros du nord-est du Brésil sont des, « révolutionnaires », mais, si on le fait, le socialisme comme phénomène de classe et phénomène économique, comme expression d'un progressisme scientifique, peut aussi bien être oublié, et le réalisme socialiste abandonné. De telles confusions font partie du syndrome de la théorie « tiers-mondiste » qui va être discutée plus bas.

[19] Voir, passim, « The theory and practice of revolution », Albania Today 4, 35 (6977), 20-29.

[20] Dans un brillant exposé, d'un point de vue réaliste socialiste, Roumain nous dit qu'Hilarion sait qu'il aura la terre, même s'il supporte un recul provisoire, car il projette de taxer l'eau. (Avec quoi les paysans peuvent-ils payer, sinon avec leur terre, ou leur travail, qui les oblige à laisser leur terre?) Ces dernières années, le gouvernement haïtien a facilité l'acquisition de 80000 acres de terres de Fond-Rouge, dans un projet d'irrigation financé par le capital étranger dans le but de créer une petite-bourgeoisie terrienne, et de fournir de l'énergie électrique pour les besoins de l'impérialisme dans les villes. Les sécheresses comme celle de Gouverneurs sont à présent finies, mais les paysans n'en voient pas le bénéfice.

[21] « ... La Peste brune sur l'Europe, conséquence et cause de la division par racisme des classes populaires. Racisme générateur de fascisme, Roumain connaît le danger de ces faux antagonismes et l'exigence de l'union », in « Délire ou délivrance... », p. 98.

[22] Le dernier roman de Roumain, inachevé, était un roman urbain et, par conséquent, probablement un roman prolétarien très clair. Roger Gaillard, dans un essai de 23 pages : « L'Univers romanesque de Jacques Roumain » (Port-au-Prince : Editions Henri Deschamps, n. d.) démontre de façon convaincante la nette évolution progressiste de l'art de la prose chez Roumain, et apporte des bases à I'hypothèse que le dernier roman Le champ du potier, appartenait à l'art du réalisme socialiste dans sa plénitude. Bien que des fragments aient été publiés dans un journal de Port-au-Prince, à Noël 1941-1942, je n'ai pas pu les retrouver. Je n'ai aucune idée non plus de l'endroit où se trouve le manuscrit. Gaillard qualifie l'art de Roumain de toutes sortes de réalismes sauf « socialiste » « réalisme descriptif », « réalisme vrai », « réalisme direct », « réalisme profondeur », « réalisme véritable», etc. Il ne fait pas voir non plus optimisme résolu de Gouverneurs, qui contraste avec le pessimisme petit-bourgeois des œuvres antérieures de Roumain, comme un signe que Roumain a rencontré le réalisme socialiste et a commencé à l'appliquer.

[23] Op. cit., p.160.