© Peuples Noirs Peuples Africains no. 11 (1979) 128-148



LA PAROLE NOIRE FACE AU POUVOIR ET A LA CRITIQUE FRANCOPHONE

Odile TOBNER

On peut dire que, dans l'ordre humain, il n'y a qu'un seul pouvoir, c'est celui de la parole. Tous les autres pouvoirs en dépendent en dernier ressort. Certes le pouvoir s'appuie sur la force physique, mais, réduite à elle-même, cette force s'épuise dans une anarchie animale, privée qu'elle est du catalyseur de l'expression qui rassemble, qui exalte ou qui démoralise. La force à l'état brut a un tel besoin de la parole, qui la fonde et la justifie, qu'on voit naître toute culture, toute littérature avec l'épopée, qui a pour unique objet l'exaltation du héros. Sans le discours hitlérien on voit mal surgir le nazime. Mais, si la parole fonde la domination et l'oppression, elle peut aussi être à l'origine de leur destruction, par le simple pouvoir qu'elle a de les désigner. On comprend que la parole est l'enjeu par excellence du pouvoir.

Il s'ensuit que parler de littérature engagée est un pléonasme et de littérature qui ne serait que littérature un non-sens. La proclamation de la neutralité de la littérature correspond très exactement à la forme la plus subtile, parce que purement verbale, de neutralisation de la parole au profit de l'ordre existant quel qu'il soit. La [PAGE 129] parole a sur l'âme le même effet que le médicament sur le corps : elle peut guérir, ou intoxiquer, ou endormir; elle n'est jamais indifférente ou neutre. Aussi le prêtre, l'écrivain, le sorcier, le médecin sont-ils l'objet à la fois de la flatterie la plus séductrice et du contrôle le plus rigoureux dans toute société. Ils n'ont pas de statut moyen mais ils sont adulés ou brûlés, encensés ou maudits.

De même faut-il savoir ce qu'on met sous le vocable « liberté-d'expression ». Dans ce domaine l'expérience montre que l'optimisme n'est pas de mise et que, dans toute société, parfaitement libres de parler sont ceux qui n'ont rien à dire. Pour s'exprimer en effet, n'ayons pas peur des vérités premières, il faut en avoir essentiellement la permission, la volonté et la capacité. En jouant sur ces divers niveaux, il est facile de faire en sorte que les paroles vraiment indésirables ne parviennent jamais à se faire jour. Tout pouvoir ne laisse s'exprimer que ce qui lui plaît, ou ce qu'il peut soit récupérer, soit détruire par n'importe quel moyen, du plus brutal au plus rusé.

L'avènement d'une littérature noire est à replacer dans ces conditions implacables. Devant cette parole nouvelle, arrachée de haute lutte au silence de l'esclavage, tous les pièges se tendent. Encore inextricablement embarrassée dans un réseau de dépendances multiples, elle ne va que lentement vers sa véritable authenticité. Le propre de cette littérature est d'être une littérature sous surveillance qui doit s'arranger des conditions qui lui sont faites si elle veut survivre. Entre une opposition suicidaire et une complaisance fêtée, le chemin est étroit pour exprimer tout ce qu'on peut exprimer de soi sans déchoir.

Le premier territoire concédé par le pouvoir en littérature est le lyrisme. Les différentes époques de la culture occidentale : grecque, médiévale, moderne, ont toléré des femmes poétesses. Les noirs ne pouvaient manquer de commencer par être poètes, et les deux premiers noms qu'on rencontre en effet sont ceux de Césaire et Senghor. D'une façon plus large encore on peut voir dans la musique noire issue de l'esclavage la seule expression possible pour rendre compte d'un vécu d'hommes dans des conditions inhumaines. Le lyrisme est d'abord l'expression d'une souffrance et la première conscience de soi qu'a l'opprimé est celle d'une souffrance. Un genre [PAGE 130] littéraire peut ainsi être imposé, en dehors de la considération de son contenu, à l'individu qui cherche à exprimer, le plus profondément possible, une situation. C'est ainsi que Lucien Goldmann[1] a bien montré à quel point l'expression tragique, qui trouve son point de perfection dans le théâtre de Racine et la pensée de Pascal, correspondait au désespoir, indicible autrement, et peut-être d'ailleurs inconscient, d'une classe qui accède en même temps au savoir et à la découverte de son impuissance sociale. Saint-Simon raconte que Louis XIV, quand il avait des insomnies, faisait venir Racine pour qu'il lui fasse la lecture, parce qu'il avait une belle voix... Etonnez-vous après cela que Racine ait écrit les plus belles tragédies du monde. N'est-ce pas une attitude toute louisquatorzième que montre André Breton quand il dit, dans la préface qu'il donne pour le Cahier d'un retour au pays natal, « C'est un noir qui manie la langue française comme il n'est pas aujourd'hui un blanc pour la manier. » Césaire et Racine sont d'ailleurs, j'en suis convaincue, extrêmement flattés des royales et protectrices attentions dont ils sont l'objet; mais lorsque leur moi profond jaillit en littérature, leur cri est un cri de douleur.

Un tel cri est loin de déplaire au pouvoir, même s'il est explicitement poussé contre lui, comme chez Césaire. Le puissant se dit : « Mon Dieu, comme je l'ai fait souffrir ! Ce n'est pas bien. » Mais n'est-ce pas de nature à conforter le sentiment de sa puissance ? C'est Chester Himes qui raconte dans ses Mémoires qu'il a commencé par écrire des textes qui décrivaient une société américaine aseptisée, où on n'apercevait pas la moindre trace d'oppression raciale, les noirs y figurant des citoyens comme les autres. Il croyait ainsi ménager le public blanc. Il n'eut aucun succès. Le blanc raffole au contraire du récit des malheurs des noirs, même causés par lui, surtout causés par lui pourrait-on dire. L'immense succès qu'ont connu des romans comme Mandingo, et, plus récemment Racines n'est peut-être pas toujours de très bon aloi. En tout cas il est loin de témoigner de la disparition soudaine et miraculeuse des préjugés raciaux, comme certains naïfs pourraient le penser. Pour ne pas [PAGE 131] aller chercher de plus inavouables instincts, ce qui nous ferait taxer de mauvais esprits, sachons que le miroir tendu au blanc par de telles œuvres est « je suis puissant, puisque j'ai opprimé; je suis bon puisque je n'opprime plus... en tout cas plus de la même façon. »

Si la négritude de Césaire est une négritude douloureuse, elle est aussi une négritude révoltée et, de toutes façons, son cri authentiquement lyrique la distingue radicalement du dolorisme malsain des œuvres qu'on vient de nommer. Il n'empêche qu'elle s'installe dans la dénonciation du mal sans pousser plus loin l'analyse et qu'une certaine contestation par l'imprécation est parfaitement tolérée par le pouvoir qu'elle cautionne dans son libéralisme. Une certaine opposition qui reste éternellement une opposition, qui ne fait jamais changer le rapport de force, fait partie en réalité des mécanismes du pouvoir dans sa forme la plus sophistiquée.

Parti d'un dolorisme analogue, Senghor, lui, aboutit, hélas, dans la complaisance. Le fameux : « l'émotion est nègre, la raison est hellène » est bien, n'ayons pas peur des mots, la plus monumentale connerie qui ait été prononcée depuis longtemps en littérature. L'excès d'honneur dont jouit l'œuvre de Senghor jusque dans les couches les plus réactionnaires de l'opinion occidentale suffit à montrer à quel point elle est suscitée par et pour elle. Tout a été dit déjà sur la complaisante complémentarité senghorienne, qui a enfanté une négritude scandaleusement amputée, destinée en pratique à bloquer le développement intellectuel, culturel et économique de l'Afrique. Le blanc, quant à lui, ne souffre guère de l'amputation symétrique. Il y a beau temps qu'il s'est tout approprié, y compris le droit au saint délire orgiaque, que nombre de ses poètes, depuis les lyriques grecs jusqu'aux plus modernes explorateurs de l'irrationnel, illustrent admirablement. Avec Senghor la négritude devient une redoutable machine idéologique qui, bien qu'elle ne résiste pas au moindre examen critique, connaît une faveur sans précédent, au point de devenir un irritant poncif culturel. J'ai personnellement entendu un Inspecteur général de l'Education nationale (théoriquement le « gratin » intellectuel), conférant devant un public de professeurs et critiquant le cours fait en Afrique par un jeune homme maladroit qui essayait de faire sentir à [PAGE 132] ses élèves, « aux faces réjouies »[2], ce que c'est que le « ciel bas et lourd » du « spleen » baudelairien, car nous avons à leur apprendre beaucoup de notre cartésianisme. »

Avec la négritude le cartésianisme forme, en effet, le couple le plus pittoresque de la galerie des lieux-communs qui servent de pensée aux hommes cultivés. Tout se passe comme s'il était avéré que chaque Français possédait de façon infuse le cartésianisme, qu'il a sucé avec le lait de sa mère. Ce serait vraiment trop beau ! Jamais concept n'a trahi plus radicalement l'esprit qui a servi à le désigner. Descartes, si tant est qu'il soit à l'origine d'une révolution intellectuelle extrêmement féconde, fonde justement cette révolution sur la critique de sa propre culture, et sa leçon est celle d'un authentique relativisme. Il faut rappeler le début de la célèbre période :

« Ayant appris dès le collège, qu'on ne saurait rien imaginer de si étrange et de si peu croyable, qu'il n'ait été dit par quelqu'un des philosophes, et depuis, en voyageant, ayant reconnu que tous ceux qui ont des sentiments fort contraires aux nôtres ne sont pas pour cela barbares ni sauvages, mais que plusieurs usent autant ou plus que nous de raison... »[3].

Suit le fameux discours qui fonde le cartésianisme comme méthode. L'ironie de l'histoire veut qu'il se soit sclérosé en une de ces « qualités » que le dix-septième siècle n'en finissait pas de railler chez les scolastiques. Celui qui n'a jamais vu, un vendredi soir, à la sortie de Paris, dix mille voitures immobilisées de longs moments, avec leurs millions de chevaux-vapeurs tournant à vide et leurs mornes passager à l'hébétude résignée, ne sait pas à quels sommets de rationalité peuvent aboutir trois siècles de cartésianisme mal assimilé.

On s'étonne toujours de la vigueur que possèdent les [PAGE 133] idées reçues, lorsqu'elles sont à la fois fausses et indispensables à la pérennisation d'un certain ordre de choses. Senghor est vraiment sur mesure. Il revendique un être qui lui a été en réalité assigné. Il en va de même d'une certaine « féminitude ». Le piège tendu par l'instance dominante est pourtant suffisamment grossier et usé par tous les cas où il a servi. On retrouverait en effet, presque trait pour trait, la défroque de la psychologie de la négritude dans les discours sur la psychologie des femmes, ou celle des foules, qui sont « affectives, émotives, facilement passionnées. » Plutôt que de s'étonner de cela, il faut rechercher le facteur commun à ces groupes, qui est qu'ils sont asservis; et c'est l'asservissement qui masque en eux la rationalité qu'ils possèdent pourtant au même titre et dans les mêmes proportions que les autres êtres humains.

La négritude senghorienne n'a rien à voir, comme on a pu le dire, avec le relativisme culturel, elle fige au contraire un absolutisme culturel raciste. Dans cette négritude, le noir s'exhibe, il se montre au blanc, il veut attirer son regard et être reconnu par lui; démarche de séduction, pour ne pas dire de racolage, à laquelle répond l'engouement malsain et protecteur de l'européen pour la « culture noire ».

Le vrai relativisme culturel, ce n'est pas cela. C'est la possibilité pour l'esprit critique de se débarrasser, autant que faire se peut, des préjugés qui lui sont propres, au contact du regard de ! autre affronté dans une parfaite réciprocité. De ce point de vue le relativisme culturel n'est pas neuf, mais il est extrêmement rare car il demande une intelligence particulièrement rompue à l'observation critique et, de plus, il a toujours été considéré comme spécialement subversif car il est grand destructeur des increvables « valeurs » qui étayent les différents ordres. C'est Montaigne découvrant, avec les yeux de l'indien de l'Amazonie, le ridicule d'un roi de sept ans. C'est Montesquieu qui regarde les parisiens avec les yeux d'un Persan. C'est, à propos de l'Afrique, le chef d'œuvre que constitue le court-métrage d'Alain Resnais : Les statues meurent aussi. La juxtaposition de la vue ethnologique classique d'un chef de tribu dans tout son appareil, et d'une apparition du pape mitré, emmailloté, flanqué de porteurs d'éventails de plume provoque [PAGE 134] immanquablement : une salubre hilarité. Les vues de bas-reliefs, admirablement géométriques et abstraits qui ornent les parois d'un temple africain et dont l'exécution est impensable sans une maîtrise théorique et pratique du calcul et des figures, vient mettre à mal le dogme de la spontanéité de la créativité nègre. Tous les peuples sont aussi proches et aussi éloignés à la fois de la raison. Ce film iconoclaste fut purement et simplement interdit à sa sortie, tant était grande la puissance d'affranchissement réel qu'il possédait, et le danger qu'il représentait pour le pouvoir[4].

Mais il montrait quelle parole aucun pouvoir n'a jamais supportée. Non pas tellement qu'on dise qu'il est méchant, car cela revient souvent à dire qu'il est fort, et cela le rassure, au fond, sur lui-même; mais qu'on le décrive dans sa réalité, qu'on le montre tel qu'il est, c'est-à-dire « comme tout le monde », sans plus. Démarche profanatoire et libératrice par excellence que celle qui consiste à montrer dans la domination non pas sa puissance mais sa bêtise.

Or un tel travail d'analyse critique de la domination a été fait, superbement, par un écrivain noir, Fanon, dans Peau noire et masques blancs. Avec lui c'est la fin du dolorisme noir, c'est la fin du lyrisme, d'un certain lyrisme et l'avènement d'une souveraine rationalité tendue vers la prise de possession du réel, non à travers des affects épidermiques et un intuitionnisme inspiré, mais grâce à la conscience et à la compréhension des mécanismes qui le sous-tendent : une négritude cartésienne en quelque sorte. Il entre dans le domaine réservé de l'idéologie, celui qui commande tous les autres, celui de la parole par excellence, celle qui ordonne et explique.

« Ma conscience n'est pas traversée de fulgurances essentielles.

Cependant, en toute sérénité, je pense qu'il serait bon que certaines choses soient dites. [PAGE 135] Ces choses, je vais les dire, non les crier. Car depuis longtemps le cri est sorti de ma vie. »[5].

L'intelligence se développe chez les peuples heureux. Il faut être heureux, en effet, pour avoir le loisir d'être intelligent, être heureux ou parfaitement maître de soi. L'une ou l'autre de ces conditions ne donne pas le même genre d'œuvres. Il y a la sérénité froide de l'esprit installé dans le domaine des certitudes, ou qui joue savamment avec ces certitudes en une aristocratique activité de théoricien de cabinet; à l'apogée d'un mouvement de développement de l'esprit, bien des intellectuels naissent ainsi et font la réputation d'une civilisation. Il y a, infiniment plus rares, mais en littérature ils laissent des traces inoubliables, ceux qui ont le courage de porter la lumière de l'esprit au cœur d'une réalité incompréhensible et scandaleuse qu'il s'agit de réduire phrase par phrase, à l'intelligibilité. Au cœur de la souffrance, non pas crier, mais savoir, savoir passionnément pourquoi on souffre. Dans une telle situation, une parole si admirablement maîtrisée a quelque chose d'éblouissant. Fanon est de ces écrivains de génie qui, d'une seule phrase, font oublier des discours entiers gonflés de bavardage. Et quelle œuvre est capable de s'imposer, à chaque lecture, avec un tel caractère d'urgence et de nécessité ? Pour trouver un climat analogue et un tel miracle verbal, on peut citer Pascal.

Or il s'est passé, et il se passe encore, autour de cette œuvre des phénomènes bizarres. Ecoutant récemment une causerie sur la littérature antillaise faite brillamment par un jeune spécialiste antillais de la littérature, j'eus la surprise de ne pas entendre prononcer le nom de Fanon et je demandai la raison de cette omission. La réponse, assez embarrassée il faut le dire, comme si l'auteur se posait tout à coup le problème à lui-même, fut que Fanon faisait de la politique plus que de la littérature et qu'il avait choisi, finalement, un autre pays que les Antilles. N'insistons pas sur ces très, très mauvaises raisons, mais elles valent la peine d'être méditées. Il se trouva même quelqu'un dans l'assemblée pour dire : « Qui est Fanon ? »

Bien sûr, l'œuvre de Fanon a un public, mais peu [PAGE 136] nombreux et peu conscient, semble-t-il, de l'importance d'une telle œuvre. Par ailleurs Fanon est la plupart du temps « oublié » par les morceaux choisis, colloques, parades officielles des professionnels ou n'est guère plus qu'une référence prestigieuse, dont on se pare mais dont on se garde bien d'exposer à fond les idées, qu'on pille à l'occasion sans vergogne pour donner un peu l'éclat à des pensées embryonnaires et avoir du succès sans assumer pour autant la profondeur subversive de l'original.

Ultime ruse du pouvoir, la réplique à cette œuvre fulgurante a été un ostracisme obstiné et retors qui a revêtu toutes les formes possibles, réprobation, silence, fausse louange, de façon à induire une méconnaissance radicale du texte. Cette tâche sans gloire a été accomplie par la critique.

La critique, malgré son nom, est, parmi les genres littéraires, celui qui a le plus de mal à dépasser les conditions qui altèrent le jugement, snobismes divers et complaisance envers les pouvoirs. C'est un genre très vite caduc, peut-on même parler de genre littéraire pour ce qui n'est, parfois que laborieuse compilation. C'est la critique qui fait le succès des œuvres médiocres. Rares sont les cas où elle remplit son véritable rôle qui est de savoir discerner l'œuvre de génie dans le flot de la médiocrité, au moment même où la littérature se forme. Plus modeste et plus honnête elle permet parfois cependant de mieux apprécier le patrimoine du passé récent ou lointain, une fois que le temps, qui est le meilleur critique, lui a montré la voie.

La littérature noire naissante a suscité une abondante critique, trop abondante même, dans un premier temps, pour être bien honnête. Tout se passe comme si on voulait noyer la parole au timbre encore frêle d'une jeune littérature sous le flot parasite de commentaires pléthoriques, de façon à ce qu'on l'entende le moins possible. Le fait est que les tirages des œuvres elles-mêmes sont bien souvent inférieurs à celui des principaux ouvrages qui en traitent, ce qui constitue un cas tout à fait unique en littérature. Il ne s'agit plus alors de critique à proprement parler, mais d'une véritable contre-parole. Il convient, en effet, de ne pas livrer ces œuvres au public sans un mode d'emploi pour les lire et surtout pour faire le partage [PAGE 137] entre le bon grain et l'ivraie, sur des critères qui, on le verra, n'ont la plupart du temps rien à voir avec la littérature. Une rapide analyse des quelques ouvrages les plus répandus sur la question permet de cerner, de façon presque caricaturale, le contre-feu que le discours dominant a immédiatement établi autour de la littérature noire, et le carcan qui a bien failli la tuer dans l'œuf.

D'abord, à tout seigneur tout honneur, le livre de Robert Cornevin[6]. Il faut un courage peu commun pour en entreprendre le compte-rendu objectif, lorsqu'on n'appartient pas à la catégorie de ceux qui louent de confiance les œuvres réputées, car il faut d'abord le lire et c'est une tâche pesante. Le plus apparent et le moindre de ses défauts est en effet une incapacité totale à intéresser le lecteur à la poussière de petits détails, petites anecdotes, petites remarques, dont il est constitué. Franchement qui cela peut-il bien intéresser qu'une certaine Mlle de Lagrange « dans une tribune libre du Monde du 1er juin 1966, s'étonnait depuis Tunis... » ? suit un extrait particulièrement confus des étonnements depuis Tunis de cette Demoiselle qui, à ce qu'il m'a semblé, déplorait la décadence de la langue française. L'ennui est distillé par le fait que l'auteur, noyé dans ses fiches, ne donne à aucun moment l'impression de clarté et de facilité des sujets bien dominés. On subit une fastidieuse énumération de dates, noms, titres, et ce caractère de pur catalogue se trahit dans un style tout émaillé de « il convient de citer », « par ailleurs sous le titre de », « il faut noter dans le domaine de... ». Catalogue apparemment minutieux qui ne possède cependant pas cette élémentaire qualité du catalogue qui est d'être exhaustif. Cette tare est habilement masquée par l'impression de fatras que donne l'ensemble qui pourrait laisser penser qu'à défaut d'être passionnant l'auteur, un peu trop érudit, est perdu par un excès d'honnêteté qui le pousse à dire effectivement tout. Or il s'y trouve d'importantes et peu innocentes lacunes, on le verra.

La forme que prend le jugement critique est stéréotypée. On assiste à un palmarès de distribution des prix ou à un compte-rendu pour carnet mondain – « Avec Le [PAGE 138] fils d'Agatha Mondio le Camerounais F. Bebey, l'un des meilleurs musicologues africains, faisait une brillante entrée aux éditions Clé de Yaoundé. » Il ne faut pas en attendre plus. D'abord si l'auteur prenait soin de justifier tant soit peu les appréciations qu'il donne sous forme d'adjectif accolé au nom ou à la fonction de l'auteur, il n'aurait pas le temps de citer tout le monde. Toute la subtilité critique consistera donc à citer les noms des auteurs avec ou sans adjectif, suivant la plus ou moins grande sympathie qu'inspirent ces personnages à R. Cornevin. Celui-ci se flatte d'ailleurs, au dos de son ouvrage, de connaître personnellement la plupart des écrivains africains. Jeunes auteurs africains, vous savez ce qui vous reste à faire. N'envoyez pas de manuscrit, car Cornevin risquerait d'être obligé de vous juger sur ce que vous écrivez, mais présentez-vous, rien de tel pour se rendre compte à qui on a affaire.

Cette inconsistance du jugement critique semble marquer d'une façon plus générale la forme de pensée de R. Cornevin. A propos de tout et de n'importe quoi il en dit toujours ou trop ou pas assez. Après nous avoir donné la pédante et oiseuse définition du folklore que voici : « Ce terme qui vient de l'anglais folk (peuple) et lore (science) définit la science des traditions, usages, croyances, légendes et littératures populaires. Il a été introduit par l'anglais W.J. Thomas dans une lettre écrite en août 1846 à la revue Athenaeum sous le pseudonyme d'Ambrose Merton. » (p, 43), il traite en une page et demie de l'origine des contes avec une rare intrépidité. Certaines phrases laissent, de façon plus inquiétante, soupçonner une grave indigence de la pensée, lorsque les mots tout à coup se mettent à tourner à vide, « Dans une perspective linguistique plus prononcée, la S.E.L.A.F. (société pour l'étude des langues africaines) animée par Nicole Surugue et Luc Bouquiaux, publie des documents linguistiques qui intéressent la littérature orale. » Que diable peut bien faire d'autre une Société pour l'étude des langues, sinon publier des documents linguistiques dans une perspective linguistique ?

Parfois, hélas, il y a pire et l'expression tourne au galimatias. Quel est le niveau d'intelligibilité de la phrase suivante ? « Engagé dans l'action politique Joseph Ki-Zerbo devait se heurter à Nazi Boni, né à Bouan [PAGE 139] (arrondissement de Dedougon) en 1912, qui avait fait une carrière d'instituteur avant d'être élu député de la Haute Volta. Son Crépuscule des temps anciens retrace l'histoire de l'insurrection des Bwa en 1916. Mort dans un accident de la route le 16 mai 1969, son Histoire synthétique de l'Afrique résistante fut publiée en 1971 avec une préface de l'historien marxiste J. Suret-Canale. »

Le possessif qui commence la seconde phrase ne peut renvoyer qu'au sujet de la phrase précédente Ki-Zerbo, qui se voit ainsi attribuer l'œuvre de Nazi-Boni. Quant à l'histoire synthétique qui meurt dans un accident de la route, elle témoigne d'une bien douloureuse francophonie. Par ailleurs une telle phrase permet d'apprécier cependant le judicieux usage que R. Cornevin sait faire de l'adjectif.

Dans cette œuvre médiocre à tous égards, forme et pensée, l'impérialisme culturel s'étale sans la moindre précaution ni la moindre nuance et dévoile même ses mécanismes avec une certaine ingénuité. Ainsi apprend-on que « C'est Pierre-Francis Lacroix, professeur à l'Ecole Nationale des Langues orientales vivantes et Eric de Dampierre qui, conformément aux statuts de l'Association des Classiques africains, supervisent les manuscrits et décident de leur publication. » Cornevin précise plus bas que Pierre-Francis Lacroix est un ancien administrateur du Cameroun, ce qui n'en fait pas forcément un spécialiste de la littérature, même africaine, mais c'est, de toute évidence, et sans qu'on puisse voir ici aucune malveillance, un spécialiste du gouvernement de l'Afrique par l'Europe... Mais n'est-ce pas ce qui, en réalité, est vital, quand il s'agit de littérature africaine ? R. Cornevin, qui cite rarement un passage d'une œuvre écrite par un africain, dans son ouvrage sur la littérature africaine, se sent tout à coup saisi d'admiration devant un texte qu'il ne peut se retenir de citer largement pour permettre au lecteur de prendre la mesure d'une pensée enfin digne de le fasciner. Il s'agit des cogitations d'un administrateur belge, à qui nous ferons la charité de ne pas le nommer, sur la négritude. Voici ce texte immortel :

    Votre double animisme se reconnaît d'abord à l'âme qui est en vous et qui est une parcelle renaissante de l'âme ou de l'esprit de l'ancêtre familial (votre nom ombilical : Jina ya Kitofu signale cet ancêtre); et ensuite, à l'âme ou l'esprit qui est hors de vous, qui sont d'abord les [PAGE 140] esprits agissants des autres, puis l'esprit de l'ancêtre commun tribal, puis, au-dessus de tous, un esprit supérieur, divin, qui est Dieu.

    Les grands mobiles de vos actions morales, c'est votre âme intérieure, et votre âme extérieure.

    J'insiste encore sur cette dualité de votre nature, car elle explique l'originalité de votre personnalité.

    Au reste, cette dualité de comportement chez vous a été constatée bien souvent, car vous êtes à la fois dynamiques et statistiques, volontaires et fatalistes.

    Et d'ailleurs, c'est un fait établi, vous vous assimilez facilement notre civilisation occidentale, plus rapidement que ne le font les hommes bruns ou jaunes, vous êtes plus près de nous qu'eux, à cause de votre esprit social, votre âme extérieure. Par là, vous êtes occidental (sic) comme nous.

    Mais d'autre part, vous vous assimilez tout aussi facilement Mahomet, Bouddha ou Confucius, parce que vous êtes repliés sur votre moi intérieur, et ceci explique en particulier l'orientalisme de votre art plastique.

    Votre personnalité en partie double est la cause de cet état de choses, et vous créez ainsi en vous découvrant, en évoluant, un état d'âme nouveau contemporain, une sorte d'aboutissement à un état philosophique qui est bien propre à votre race.

    La négritude est l'aboutissement de ces deux tendances, à la fois dynamiques et statiques, actives et immobiles...

On ne sait en effet ce qu'il faut admirer le plus de la prétention de la rhétorique ou de la stupidité intégrale de la pensée. R. Cornevin conclut quant à lui : « Cette intéressante définition de la négritude chez les Bantous pourrait aboutir à plusieurs formes de négritude suivant les provinces culturelles de l'Afrique. » Qu'est-ce à dire ? J'avoue ne pas avoir encore très bien pénétré, à l'heure où j'écris, la profondeur de cette conclusion.

Quelques précisions pour finir sur l'objectivité des renseignements fournis par Cornevin. Il précise soigneusement que les écrivains guinéens vivent en exil, mais il ne dit pas que Mongo Beti ne vit pas au Cameroun. Il omet de citer les trois dernières œuvres de ce dernier : Main basse sur le Cameroun (1972), Perpétue (1974), Remember Ruben (1974), alors qu'il dit avoir arrêté sa documentation au début de 1975. Pourtant il sait, alors [PAGE 141] que l'auteur lui-même l'ignorait, que Laffont a cédé les droits de reproduction du Pauvre Christ de Bomba à Kraus Reprint au Lichtenstein, et il canalise ainsi vers cette officine de trafiquants de textes les Africains en quête de culture, afin qu'ils s'y fassent dévaliser en payant dix fois le prix d'une édition normale.

Il ne mentionne bien sûr à aucun moment le nom et l'œuvre de Fanon, oubli quand même scandaleux pour quelqu'un qui se prend pour un « spécialiste » de la culture noire, et qui cite par ailleurs Césaire, R. Maran, et surtout une telle quantité d'européens qui ont écrit assez vainement et épisodiquement sur la question. Bref un ouvrage qui ajoute la malhonnêteté intellectuelle à la médiocrité de la pensée et de l'expression; un ouvrage qui n'a évidemment rien de « littéraire », ni dans la forme, ni dans le fond, qui paraît antédiluvien à tous égards. Dans quels milieux en voie de fossilisation avancée ose-t-on écrire, en 1976 (date de la parution du livre), que « des jeunes gens taquinent la Muse », pour dire qu'il y a des poètes ? Si « le style c'est l'homme », ce genre d'afféterie à la Bouvard et Pécuchet situe très exactement la famille spirituelle à laquelle appartient R. Cornevin.

Dès le début de son ouvrage[7], J. Chevrier, que R. Cornevin présentait dans le sien comme un jeune professeur au talent prometteur, précise qu'on ne trouvera pas chez lui un inventaire systématique, ce qui est de nature à rassurer le lecteur. Et en effet on se trouve devant un travail sérieux, la méthode est sûre et la prose est lisible. On avait oublié que cela allait de soi dans des ouvrages de ce niveau et de cette diffusion. Il s'agit de séduire les jeunes générations africaines, dont les exigences en matière d'intellectualité croissent quand même tant soit peu malgré l'obscurantisme généralisé du milieu néo-colonial.

On n'en sera que plus pointilleux pour un tel ouvrage, destiné à devenir une référence. On est encore loin de l'objectivité telle qu'on la souhaiterait, et l'esprit qui préside à l'ensemble est encore bien timide et bien complaisant à l'égard des tabous de l'Establishment en matière de littérature noire. On en jugera d'abord par [PAGE 142] certains détails. Mentionnant la revue éphémère Légitime défense, fondée en 1932 par des intellectuels antillais, J. Chevrier dit : « Pour diverses raisons la tentative de Légitime défense fut sans lendemain. » Quand on sait que la raison essentielle parmi ces « diverses raisons » est l'interdiction dont fut frappée la revue à sa parution, on ne peut pas s'empêcher de penser que l'auteur pratique l'euphémisme pudique avec un certain bonheur. Craint-il de passer pour un dangereux subversif s'il dit toute la vérité ? On trouve une retenue analogue chez Almut Normann-Seiler[8], qui mentionne pour Légitime défense « un premier et unique numéro en juin 1932 », précisant quand même que les positions défendues par la revue étaient la lutte des classes, la solidarité avec la IIIe Internationale et le mouvement surréaliste, mais il ajoute froidement : « Il s'ensuit que les textes poétiques, dans Légitime défense, sont composés selon les techniques surréalistes et n'ont encore rien d'« africain » ( !) Le pouvoir va bien leur apprendre à être et à rester « africains » sentant, dans sa bienveillance tutélaire, le péril couru par « l'âme noire », il leur rendra le service de les interdire pour qu'ils puissent reprendre le droit chemin des valeurs « typiquement africaines ».

C'est ce qu'expose d'ailleurs fort bien J. Chevrier. Il note que la revue qui naquit deux ans plus tard, L'étudiant noir, se signala par un « repliement fervent autour des valeurs spécifiquement nègres. Le rejet porta en grande partie sur le marxisme et le surréalisme, soupçonnés, à juste titre, d'être des facteurs de récupération. C'était l'époque où le mouvement de l'Internationale communiste recherchait l'amitié des peuples colonisés mais ses motivations n'étaient rien moins que désintéressées... Conscients que les voies africaines et les voies du marxisme divergeaient sur bien des points, les membres du groupe d'Etudiant noir restèrent à l'écart du mouvement communiste, tout en reconnaissant au socialisme son incontestable valeur en tant que « méthode de recherche » et « technique de révolution politique ». (p. 43) Que peut bien connaître Chevrier des motivations de la IIIe Internationale pour en parler avec cette assurance ? [PAGE 143] Qu'il apporte des faits, des textes, des actes. Qu'est-ce que c'est que ce « à juste titre » ? Quand je vois ces Africains qui ont besoin qu'on leur rappelle qu'ils ont à apprendre à devenir Africains, je me dis que l'africanité constituait la plus énorme et la plus évidente des récupérations. Qu'est-ce que c'est que ces voies africaines et ces voies du marxisme qui divergent ? Je comprends qu'un objet ne puisse être en même temps bleu et jaune, mais je ne vois pas pourquoi on m'affirme péremptoirement qu'il ne peut pas être à la fois bleu et grand. De quel droit une pareille affirmation ? Est-ce que c'est du raisonnement tout cela ? C'est du niveau intellectuel du discours giscardien de campagne électorale, brandissant l'épouvantail de la collectivisation au-dessus de la tête du propriétaire d'un quatre-pièces en banlieue, pour qu'il apporte son indispensable soutien au capital, par qui il est pourtant soigneusement tondu de tout superflu.

En réalité l'assertion suivant laquelle les voies de l'Afrique et du marxisme divergent ne peut être établie en dogme que si on les suppose appartenir à deux mondes antithétiques, en l'occurrence celui de la rationalité et celui de l'« Art », de la sensibilité, de je ne sais quoi. Toute dérogation à cette ligne de pensée simpliste est traitée avec ironie ou avec méfiance. Le ton dont Chevrier parle de Cheikh Anta Diop, qui prétend que « les nègres ont inventé les premiers les mathématiques, l'astronomie, etc... » rappelle celui des esprits supérieurs narrant les exploits du célèbre Popov. Nous sommes là aux antipodes d'un travail comme celui de Resnais, véritable émancipateur. On nage en plein senghorisme obscurantiste et, s'il est difficile de garder le silence sur les nombreuses protestations qui s'élèvent contre le senghorisme, on se garde de les exposer avec vigueur. L'artifice qui consiste à laisser tout le monde dos à dos en fin de chapitre est destiné à duper le lecteur par une impartialité purement formelle, sans aucun contenu.

Il n'est que de voir avec quelle complaisance, à propos de Cheikh Hamidou Kane, J. Chevrier développe, une fois de plus, l'increvable antinomie : « L'opposition s'exprime donc en termes de choix entre d'une part le rationalisme matérialiste qui a pour objet la conquête et la domination de la nature par l'homme, ou d'autre part le mysticisme qui a pour but la recherche de l'harmonie entre Dieu, [PAGE 144] l'homme et la nature... D'un côté Descartes, Nietsche, Maurras et Marx et de l'autre Saint-Augustin, Pascal et l'Islam dans sa conception la plus puriste. » (p. 151) On ne saurait trop dénoncer le caractère sommaire et aventureux de pareille classification. Les grandes œuvres échappent, par définition, à ces petits casiers d'épicier où J. Chevrier veut les ranger avec une assurance de cuistre. Si les oppositions sont commodes, encore faut-il les manier d'une façon nuancée. Pour ne parler que de la seule opposition entre Descartes et Pascal, qui a fait couler beaucoup d'encre, on peut dire qu'il s'agit là des deux plus grands rationalistes de XVIIe siècle, l'un mathématicien de vocation, l'autre physicien, l'un voit son rationalisme confiant dégénérer en dogmatisme, et, de ce point de vue l'Occident est bel et bien caricaturalement cartésien; l'autre mène la raison au bout d'elle-même dans la fascination du paradoxe; quant à l'harmonie entre Dieu, l'homme et la nature, elle se trouve tout entière du côté de Descartes, qui conçoit le monde physique et métaphysique comme un admirable système sans la moindre faille, tandis que Pascal proclame l'irrémédiable coupure entre l'homme d'une part, la nature et Dieu d'autre part. Il faut donc se méfier des affirmations hâtives, entraînées par le besoin de trop prouver, pour étayer après coup ce qui n'est qu'une pétition de principe.

Armé de cet apriorisme senghorien, Chevrier ne peut manquer de méconnaître toutes les œuvres qui n'entrent pas dans ce carcan. Dès qu'un noir fait usage de la rationalité au lieu de vitupérer contre elle, il lui paraît énigmatique, tourmenté, mal dans sa peau, c'est le cas de le dire. Devant un écrivain comme Mongo Beti, qui ne s'est pas installé dans la rassurante négritude, il partage l'angoisse de Melone et se demande : « De quel « lieu » parle-t-il ? »

Sur Fanon il est remarquablement obscur et embarrassé. Après un laborieux exposé de ce qu'est l'aliénation en général, censé rendre compte de la démarche de Fanon, il se réfugie derrière Memmi, stratagème particulièrement hypocrite, pour proposer des interprétations particulièrement réductrices de la grande œuvre gênante. Les couronnes de fleurs qu'il lui tresse ressemblent à autant de couronnes mortuaires. Il parle de romantisme révolutionnaire du même ton dont on parlerait, avec [PAGE 145] indulgence, des excès de langage d'un adolescent, et c'est parfaitement déplaisant et intolérable comme esprit. Mettre l'étiquette « romantisme révolutionnaire » sur l'œuvre de Fanon, c'est très exactement l'enfermer à l'asile. Il y a bien évidemment de tout chez Fanon, sauf du romantisme. S'il avait la moindre faiblesse romantique il ne serait pas si redoutable. Le contre-sens total que Chevrier fait sur cette œuvre est peut-être de bonne foi, il n'en est que plus significatif de la « digestion » qu'on est obligé de faire subir à Fanon pour le rendre supportable. Ce contre-sens s'exprime parfaitement dans le jugement suivant. Cette œuvre est, selon Chevrier, « moins une somme idéologique que le compte-rendu passionné et pathétique d'une expérience ». Il n'est que de lire Fanon pour voir à quel point il vomit le passionné et le pathétique. Citons, au hasard :

« L'enthousiasme est par excellence l'arme des impuissants. » « Cet ouvrage est une étude clinique... ».

Mais que son œuvre est une somme idéologique, voilà qui est véritablement indéniable. Mais il est indéniable aussi que la lucidité, l'extraordinaire lucidité de Fanon, terrorise la bonne conscience d'une civilisation. Aussi est-il essentiel de soutenir que sa pensée est anecdotique, singulière, limitée à elle-même. Or il est pourtant de ces quelques écrivains, si peu nombreux, qui expriment l'homme « absolument » à travers la simplicité d'un regard particulier souverainement pur.

Chez Claude Wauthier[9], dont l'ouvrage atteint la troisième édition, on ne trouve pas un état d'esprit différent, même s'il se voile la plupart du temps avec plus de rouerie derrière un ton « neutre ». On trouve, bien sûr, un exposé complaisant des théories de Senghor, avec l'habituel verbiage sur le « logos » grec. On trouve aussi, soulignée avec force, l'incompatibilité de l'Afrique et du marxisme, qui semble décidément une compulsion de répétition de la critique africaniste. Quant à l'œuvre de Fanon, elle s'explique uniquement par la singularité des circonstances, elle ne saurait donc être plus généralement significative ou représentative, son caractère étant [PAGE 146] spécifique et transitoire. « Mais surtout ces deux auteurs (Fanon et Mphalélé) se trouvaient encore soumis, à l'époque où ils écrivaient, à une domination européenne particulièrement brutale, alors que tout le reste de l'Afrique ou presque était émancipé. » (p. 157) Voici donc Fanon isolé, une fois de plus, derrière le cordon sanitaire de la critique bien-pensante.

Ce tour d'horizon serait incomplet si on ne mentionnait, couvée maternellement par son aînée, et docile, jusqu'à présent, à perpétuer les mêmes lignes d'interprétation, la jeune critique africaine. Elle a trouvé son chef de file en la personne de Thomas Melone. Jacques Nantet le présente comme un chantre de l'oralité, avec Jahnheinz Jahn et Jean Rouch. « Le passage de l'oral à l'écrit est une trahison. »[10]. Dans la logique de ce raisonnement on peut dire que la parole elle-même est un « cri réprimé ». Cet attendrissement rousseauiste sur les conditions de l'expression nous amènerait bientôt à la réflexion que Voltaire faisait à son illustre confrère : « Quand je vous lis, j'ai envie de me mettre à marcher à quatre pattes. » La ligne anti-rationaliste et même anti-conceptuelle est fidèlement maintenue. Dans cette ligne, qui sévit actuellement un peu partout, rien n'est si beau que ce qui n'est pas exprimé. Le comble du chic est de se travailler sur ce thème en mille pages inintelligibles, alors votre réputation de penseur ne sera plus à faire. Cela donne des choses comme ceci chez Melone. : « Un texte... n'est qu'un possible parmi d'autres possibles, un projet parmi d'autres projets, à partir d'un rêve fécondant surgi à l'alpha de toute aventure ordinante. La mise en forme du rêve ne débouche jamais que sur une forme possible. Le texte géniteur aussi bien que contemporain d'autres textes suggère ainsi à travers son déploiement la coexistence au moins dans la simultanéité d'un texte, d'un infra, d'un métatexte, d'un langage, d'un infra, d'un métalangage. Nous nommerons cette simultanéité de [PAGE 147] présences la plurialité d'un texte... etc... etc »[11].

Bien sûr Derrida est passé par là, et avec lui, ce qu'il y a de pire dans le langage de la critique snob. Ne pas confondre, en effet, la parole inspirée de celui qui s'avance aux frontières de l'indicible et la parole creuse de celui qui n'a rien à dire, sinon à expliquer en cent mots à des Monsieurs Jourdains béats qu'ils font de la prose quand ils parlent. Dans une civilisation décadente, le jeu de la reproduction privilégiée de la caste des intellectuels amène aux premiers rangs de l'esprit, à côté de ceux qui remplissent leur fonction d'hommes de savoir, c'est-à-dire de « clarificateurs » de l'obscurité des choses, un certain nombre de parasites impuissants, qui se voient contraints de masquer leur absence de pensée sous un langage pseudo-ésotérique destiné à justifier leur place, ou pour parler leur idiome, le « lieu d'où ils parlent. » La ruse du pouvoir est souvent de placer des déchets de l'intellectualité au pinacle de la célébrité, là où ils pourront le mieux stériliser les appétits de savoir des groupes qui désirent y accéder à leur tour. Chaque époque a ainsi ses « Femmes savantes », folles de ses Trissotins. Ils sombrent bientôt les uns et les autres dans le ridicule, le pitre du pouvoir intellectuel, Trissotin, entraînant dans sa ruine ceux dont on ne tenait absolument pas qu'ils accèdent au savoir sérieux et à la parole intelligible.

Oscillant entre un lacanisme de Prisunic et le culte d'une oralité typiquement africaine, Melone tombe dans tous les pièges destinés à dévier la parole noire vers des impasses où elle ne risque, à aucun moment, de devenir gênante. Non que l'oralité soit le mal en soi. Ce qui est obscurantiste, c'est d'y voir le mode d'expression privilégié de l'Africanité, et surtout de l'opposer en cela à l'écrit, qui serait un mode d'expression « étranger à l'Afrique », où l'Africain se sentirait mal à l'aise. Bien plus que d'exalter l'oralité, qui reste en fait méconnue dans son fonctionnement comme art[12], lequel, par définition, [PAGE 148] se situe aux antipodes de la spontanéité, il s'agit de freiner le développement de la création intellectuelle et de l'esprit critique, qui passe par la multiplication et la diffusion des livres de toutes sortes et de toutes origines. Il y a quelque chose de profondément stérile dans l'obsession, qu'on trouve étalée complaisamment dans tous les ouvrages critiques dont on vient de parler, du « vieillard qui meurt et de la bibliothèque qui brûle. » N'est-il pas plus fécond de se dire qu'on a encore tout à exprimer, qu'il ne faut donc pas perdre de temps, et qu'il faut se hâter et se mettre à parler, à écrire, maintenant, dès cette minute ? C'est là seulement qu'on découvrira ce qu'on est.

La parole, le livre sont en effet avant tout des conquêtes sur ce qui, en soi et autour de soi, s'oppose de toutes ses forces à l'avènement de l'intelligible. Ne pas parler, parler pour ne rien dire, parler pour cacher la réalité, autant de tentations permanentes, parce que, il faut le dire, l'esclave redoute sa propre liberté autant que le maître la lui refuse. Mais que vienne une parole pure, alors les puissants trembleront, et ce n'est pas le brouillage des médiocres qui empêchera d'entendre cette voix libératrice.

Odile TOBNER


[1] Le Dieu caché. Paris, Gallimard, 1956

[2] Il convient de remarquer en effet que, dans un certain discours, le Noir a toujours une « face », la possession d'un « visage » étant réservée au Blanc.

[3] Discours de la Méthode. Deuxième partie. On peut noter que cette phrase s'oppose radicalement et symétriquement à la célèbre pensée senghorienne, citée plus haut.

[4] On peut s'étonner qu'aujourd'hui encore il soit si peu connu, si peu montré, dans les manifestations « africanistes », où l'œuvre de Jean Rouch, très discutable dans son esprit, est largement répandue. Il faut croire que c'est l'esprit qui convient dans de telles manifestations, qui s'effaroucheraient encore du film de Resnais.

[5] Peau noire et masques blancs. Introduction.

[6] Littérature d'Afrique noire de langue française. Paris, P.U.F., 1976.

[7] Littérature nègre. Paris, Armand Colin, 1974.

[8] Littérature néo-africaine. Paris, P.U.F. Coll., « Que sais-je ? », 1976.

[9] L'Afrique des Africains. Paris, Seuil, 1977 (1re éd. 1963).

[10] Panorama de la littérature noire d'expression française. Paris, Fayard, 1972. Ouvrage médiocre, bavard et creux dont les renseignements sont parfois de pure fantaisie. Ainsi on apprend que l'Afrique a « une culture et une civilisation bien spécifiques ». Fanon est expédié en huit lignes, comme exprimant « la même ligne que Césaire ».

[11] Cité en note, à l'appui d'un de ses propres articles par Th. Melone dans Diogène, revue trimestrielle, no 80. Gallimard, 1972.

[12] Il faudrait souligner à quel point le récit oral est fortement structuré. Ce qu'on trouve au cœur de l'oralité c'est donc du cartésianisme.