© Peuples Noirs Peuples Africains no. 11 (1979) 54-91



CHOSES VUES AU FESTIVAL DES ARTS AFRICAINS DE BERLIN-OUEST

(du 22 juin au 15 juillet 1979)

Mongo BETI

Vendredi 22 juin.

15 heures. Nous autres écrivains sommes hébergés dans un hôtel du Kurfürstendam, une grande artère qui, dit-on, est à Berlin-ouest ce que sont les Champs-Elysées à Paris.

Il fait très beau temps et très chaud, presque torride. Les trottoirs grouillent de promeneurs au milieu desquels j'ai peine à me frayer un chemin pour suivre, oh ! de très loin, un cortège bigarré de jeunes gens manifestant en faveur des Palestiniens et encadrés par quelques voitures d'une police apparemment bonhomme. Les gens sont bien tels qu'on s'imagine les Allemands, grands et blonds. Je suis frappé par un détail qui m'avait échappé lors de mon premier et trop bref voyage ici au printemps de 1977 : tout le monde est plus ou moins obèse. Cela se voit chez les hommes, surtout d'un certain âge, forcément en bras de chemise ou en chemisette, par le ventre qui déborde par-dessus la ceinture comme une falaise éboulée. Les adolescents traînent d'énormes postérieurs boudinés par des pantalons qui menacent d'éclater à chaque instant.

Quelle tyrannie aussi que cette mode du pantalon moulant qui dépare si malencontreusement des créatures au demeurant splendides avec leurs beaux visages à l'expression romantique et leurs corsages toujours bien garnis. [PAGE 55]

Revenu dans le hall-salon de l'hôtel, je n'aperçois, de temps en temps, que des congénères anglophones. Malheureusement, je ne parle pas la langue de Shakespeare, sinon pour répéter stupidement quelques expressions toutes faites : I am sorry, sir, I dont speak English; ou encore : How do you do, my brother ? ou encore : Where are you from ? Etc... C'est dommage. Comment fraterniser avec des moyens de communication si pauvres ?

Dennis Brutus a été ma première rencontre; c'est un personnage assez extraordinaire, dont la particularité est de toujours parler, fût-il assuré qu'on ne le comprend pas. J'aurais aimé approfondir sa connaissance. Manque de pot : il ne jaspine pas un mot de françousquin. Notre conversation est d'une drôlerie. Je réussis cependant Dieu seul sait comment ! à comprendre qu'il est sud-africain, mais vit en exil aux Etats-Unis où il est professeur d'université.

Camara Laye, un grand malade

17 heures, même jour.

Tout à l'heure, à l'aéroport, en nous jetant joyeusement les noms des premiers arrivés, Dagmar Heusler a été extrêmement surprise de m'entendre dire que je ne connaissais pas Camara Laye, que je ne l'avais jamais vu. Elle me propose de m'emmener dans la chambre de l'auteur de « L'enfant noir », roman célèbre dans le monde entier. Il m'est très difficile de rendre l'impression que j'ai éprouvée, au moins dans les premiers moments, en présence de l'écrivain guinéen. Il est vrai que, le BILT (Journées Littéraires de Berlin), seul volet du Festival sur lequel j'ai centré ici ma relation, ayant duré dix jours, j'eus par la suite tout loisir de découvrir la sensibilité de Camara Laye, sa cordialité, sa loyauté, son humour.

Mais là, il me fit d'abord l'effet d'un petit vieillard, alors que je l'imaginais autour de la cinquantaine. Chauve au point d'arborer une boule à zéro quasiment, bedonnant, il parlait d'une voix à peine audible, sans pourtant jamais perdre son sourire attendrissant. Je me souvins alors que, en 1975, la presse avait annoncé qu'il était atteint d'une grave affection rénale. Je lui dis :

– Est-ce que ça va mieux maintenant ? [PAGE 56]

Oui, répond-il, mais je suis quand même diminué, mon frère. Je ne peux plus travailler de façon soutenue, comme toi par exemple, mais seulement par à-coups comme un enfant; autrement, je sombre dans une grande fatigue. Oui, mon frère, je suis comme un enfant, je ne peux plus avoir une activité continue, comme toi. C'est sûr, je suis diminué; je suis comme un enfant; je ne peux plus avoir d'activité soutenue, comme toi.

Tout à coup son front se contracte, son sourire s'assombrit, son geste se fait péremptoire; il vient d'entamer une démonstration plutôt passionnée, histoire de me convaincre que la place d'un écrivain africain est en Afrique.

Je lui dis que cela me paraît plutôt une pétition de principe.

– Si, mon frère, déclare-t-il. C'est trop difficile pour nous autres de vivre ici en Europe, pas vrai, mon frère ?

– Moi, ça va, lui dis-je avec un cynisme volontairement exagéré. Au début, il y a vingt-huit ans, quand je débarquais comme tout jeune étudiant, oui, c'était dur. Mais là, ça va. Je me suis arrangé. Il ne faut jamais dire ce que tu dis-là, Camara. Si les toubabs avaient raisonné comme toi, ils ne seraient pas demeurés chez nous et ne nous auraient pas civilisés. Alors, si nous tenons à les civiliser à notre tour, il faut bien demeurer chez eux aussi le temps nécessaire. C'est ce qu'on appelle le retour de bâton.

Il rigole, d'un bon rire africain. Je poursuis :

– Au contraire, c'est de vivre en Afrique qui serait le plus dur pour moi maintenant. Songe par exemple quelles précautions nous serions obligés de prendre si nous étions dans une capitale africaine francophone pour échanger ces anodins propos; ici, en revanche, nous pouvons dire n'importe quoi serait-ce à propos du président local, personne ne s'en soucie.

– Ah oui, ça c'est vrai ! fait-il.

– Et pour voyager alors ! le moindre déplacement est une véritable expédition, un vrai safari. Et pas seulement à cause des routes ou de l'état des véhicules.

– Oui, je vois ce que tu veux dire.

– Et pour écrire donc ! Tu crois que c'est tellement facile à un écrivain africain d'écrire quand il est en Afrique ? Mon compatriote René Philombe, qui est pourtant infirme, est constamment ballotté entre sa case misérable et un cul-de-basse-fosse merdeux d'une prison d'Ahidjo. Et tout ça pour [PAGE 57] rien, parce qu'il persiste à ne vouloir pas se séparer de son modeste stylo. Tu crois vraiment que c'est facile ?

– A qui le dis-tu ?

– Alors crois-tu toujours que la place d'un écrivain africain soit en Afrique ?

Il change de sujet. Il me dit :

– Je croyais Mongo Beti un homme grand.

– Ah oui ? dis-je interloqué.

– Oui, sur toutes les photos où je t'ai vu, tu avais l'air d'un homme grand.

– Je voudrais bien l'être, mais, tu vois, rien de plus trompeur qu'une photo.

Puis, il revient à son obsession

– Oui, d'accord, c'est difficile de vivre chez nous. Si difficile que ce soit pourtant de vivre chez nous, c'est quand même là-bas notre place, pas vrai, mon frère ? Sinon nous risquons d'écrire faux. Si la politique d'Ahidjo te déplaît, pourquoi ne pas venir au Sénégal ?

– Ecrire faux, qu'est-ce que c'est au juste, Camara ? lui dis-je.

Il ne répond pas, trop occupé à peaufiner son complexe accoutrement de musulman, opération au cours de laquelle Dagmar Heusler doit d'ailleurs lui prêter main forte. Il me déclare alors avec une joyeuse fierté :

– C'est le costume africain, ça, mon frère. C'est d'ailleurs celui que porte Ahidjo; tu devrais t'en faire confectionner un. Oui, c'est ça le costume africain, c'est ça notre costume, mon frère.

J'ai beau lui faire observer que, culturellement, je n'appartiens pas à l'Afrique islamisée, mais à l'Afrique bantoue, c'est-à-dire animiste, je vois bien qu'il ne comprend pas, et peut-être même n'entend pas.

19 h 30 même jour.

C'est l'inauguration solennelle du Festival. Dans son discours de bienvenue, le bourgmestre Dietrich Stobbe a des mots on ne peut plus aimables sinon complaisants pour ses hôtes, n'hésitant pas à affirmer, par exemple, que les tragédies actuelles de l'Afrique dérivent, à l'évidence, de maux hérités de la colonisation.

Réponse (que nous publions d'autre part) de Chinua Achebe, l'écrivain anglophone (et même l'écrivain africain) le plus connu actuellement à travers le monde, le plus respecté aussi, parce que c'est, sans doute, le plus digne, c'est-à-dire [PAGE 58] le plus indépendant des pouvoirs de toute sorte. C'est une diatribe percutante. Avec quel humour cet homme libre, ce Nègre fier énumère les préjugés accumulés en Occident contre l'homme noir. L'Afrique anglophone a bien de la chance d'avoir produit des hommes aussi courageux quand nous produisions, quant à nous, des oncles-toms, des paillassons ou des pitres. En entendant et en observant cet homme, je ne résiste guère à la tentation de forger quelques excuses à la colonisation anglaise.

Quant à l'art soi-disant africain, l'image qu'il donne de lui-même ce soir est fidèle à elle-même, c'est-à-dire aussi consternante qu'affligeante. En effet, les Allemands en sont encore à ce qui se faisait à Paris au début des années cinquante, et à Londres sans doute dans les années trente. Après les discours du Bourgmestre et de Chinua Achebe, le rideau se lève sur un prétendu ensemble ghanéen de danse et de musique traditionnelles. Il s'agit d'une douzaine de paysans drapés dans un pagne de cotonnade ne laissant libre que l'épaule gauche – tenue qui est censée être le costume national ghanéen, puisqu'elle est vaguement décalquée des harnachements de N'Krumah à l'apogée de sa gloire. Certains de ces personnages paraissent assez âgés à en juger par leurs cheveux grisonnants; tous arborent des accessoires étranges, parfois hilarants : cornes de zébus, tambourins préhistoriques, etc. Ils ont le regard triste et l'air famélique.

Quand les tam-tams se mettent à battre, on voit les paysans faméliques se dresser de temps en temps d'un même mouvement, souffler de concert une seule note brève dans leur cor et se rasseoir brusquement. Puis, deux filles courtaudes et disgracieuses viennent gambader sur la scène, croyant danser.

Après cette lamentable prestation, d'autres hommes et femmes entrent en scène pour faire exactement la même chose. C'est triste comme le désespoir, ça manque d'imagination; c'est comme l'allégorie même de la routine et de la platitude. C'est l'art africain, voui, madâââme !

Pour ces braves spectateurs allemands qui applaudissent à tout rompre, j'imagine que ce doit être comme s'ils touchaient du doigt un rêve concrétisé, un peu comme s'ils étaient brusquement transportés sur le terrain même où mademoiselle Leni Riefenstahl va de temps en temps mitonner ses visions ahurissantes entre la fantasmagorie et [PAGE 59] l'ethnologie de papa. Oui, oui, messieurs-dames de la société de consommation, fantasmez en paix, l'art africain s'occupera du reste.

On m'expliquera tout à l'heure que si les organisateurs sont allés chercher ces pauvres bougres dans les villages les plus reculés, c'est par souci d'une réelle authenticité. Bigre ! Le prophète local de cette mystique est un certain Jochen Klicker, directeur du Festival. Partie ethnologue, partie coopérant, partie stratège de la politique africaine, partie explorateur, c'est une sorte d'homme-orchestre de l'africanisme; les Allemands ont leurs Cornevins, comme on voit, aussi présomptueux, aussi ridicules que l'autre.

Très curieusement, c'est toujours, en Occident, le même type d'homme qui prend prétexte des recherches et de la spécialisation africanistes pour se faire mousser et se pousser, le plus souvent au détriment de l'Afrique.

Je vois pour la première fois ce soir se produire Lamine Konté, griot sénégalais pour qui la valeur et surtout la célébrité n'ont pas attendu le nombre des années. Au début, ça me laisse froid : c'est rythmé à la manière afro-cubaine, on dirait du calypso mâtiné de disco zaïrois. Tout à coup, vers la fin de son exhibition, cela rend un son unique : c'est quelque chose que je n'ai entendu nulle part; c'est ce qu'on appelle une personnalité. L'art des griots, j'ignore ce que c'est, et d'ailleurs je m'en moque. Les textes français que Lamine Konté dit ce soir, ceux que je l'entendrai dire plusieurs fois par la suite durant le BILT sont souvent d'une réelle beauté : cela, je peux en juger.

Un soir, l'ayant acculé dans un coin, je lui dirai

– Cher maître, vos textes sont de toute beauté et ils m'ont ravi; mais le disco et les rythmes afro-cubains, de grâce, on n'en a rien à foutre.

Il m'expliquera alors avec des mots simples et justes pourquoi le vrai griot doit évoluer sans cesse pour s'adapter à son époque. C'est un beau jeune homme au sourire éblouissant, un nègre jovial comme Louis Armstrong (et comme il se doit), comme lui un artiste de grand talent, ce qui ne gâte rien.

La soirée se termine par un bal dont le prélude est un événement (je devrais dire : un avènement) sensationnel : l'orchestre qui gravit les marches du podium est entièrement composé de femmes noires très jeunes. Elles sont dix : une saxophoniste alto, deux saxophonistes ténors, trois [PAGE 60] guitaristes, deux percussionnistes et deux vocalistes. On les acclame longuement. Il paraît que c'est l'orchestre qui accompagne Myriam Makéba et que ces femmes sont toutes guinéennes (citoyennes de la Guinée de Sékou Touré). Personnellement, je suis tout sauf un zélateur de Sékou Touré; il n'empêche que voilà un gus qui n'a pas fini de nous étonner. Il faut avoir entendu l'ouragan d'harmonies et les cataractes de rythmes déversés dans une immense salle de bal par dix bonnes femmes noires pour y croire. Il faut avoir été témoin de l'enthousiasme et de la frénésie de trémoussements qui s'emparèrent de tous, Blancs et Noirs, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes, pour imaginer quelles portes peut ouvrir la femme africaine quand elle s'évade de son statut traditionnel de passivité. Une journaliste allemande, à qui je confie que c'est l'événement le plus digne d'intérêt de cette journée sinon de tout le Festival, s'étonne et me demande comment je justifie mon optimisme.

– C'est simple, lui dis-je; en Afrique, c'est toujours l'homme qui a l'initiative; c'est toujours lui le sujet; c'est lui qui fait danser la femme, au propre et au figuré. Ce soir, c'est la femme africaine qui fait danser l'homme africain. Ce n'est pas rien; c'est même, à mon sens, une petite révolution. Et observez bien la maîtrise de ces dames, leur savoir-faire, leur assurance épanouie.

– Et que ce soit des femmes de chez Sékou Touré, cela ne vous paraît pas tout à fait un hasard ! est-ce que je me trompe ?

– Encore une fois, je ne suis pas un admirateur de Sékou Touré. Mais je voudrais bien que tous les dictateurs sanguinaires d'Afrique aient permis aux femmes d'organiser des orchestres comme celui-là. Cela dit, Sékou Touré est un abominable tyran. Ahmadou Ahidjo aussi, le président du Cameroun, est un abominable tyran, mais il n'y a pas d'orchestre de femmes au Cameroun; j'ose même dire que c'est inconcevable là-bas. En revanche, il y a des armées de prostituées.

23 juin, samedi.

Me voici Place de l'Orangerie, dans un restaurant où le beau temps chaud invite à s'installer en plein air, ce que nous faisons. Nous sommes plusieurs écrivains africains, [PAGE 61] dont Dennis Brutus le sud-africain exilé aux Etats-Unis, Emmanuel Dongala le congolais, ainsi que deux jeunes étudiantes qui nous servent de guides, sans être Berlinoises.

J'ai mangé une tranche de porc garnie de frites et un cake et bu un verre de vin rouge (ici on sert toujours le vin dans un verre). Le garçon, un jeune Israélien polyglotte, très petit, très brun, estime mon addition à 22,10 DM. N'ayant pas de monnaie, je lui tends 25 DM; il empoche le tout, j'attends en vain qu'il me rende la différence. Quand le garçon s'est éloigné, je fais remarquer à mes amis et aux deux jeunes Allemandes qu'il ne m'a pas rendu la monnaie – soit 2,90 DM sur 25, ce qui représente environ 6 F sur 60. Un ou deux Africains du groupe s'aperçoivent alors qu'ils ont été pareillement, encore que moins gravement lésés. Je dis aux deux jeunes Allemandes :

– Est-ce que le pourboire existe en Allemagne ?

– Non ! répondent-elles en chœur.

Par la suite, je serai deux fois encore victime de la même mésaventure dans un restaurant. Pas de doute, les serveurs à Berlin se résignent mal à rendre la monnaie aux clients, quand ceux-ci sont manifestement des étrangers. La vie me paraît plutôt chère ici, dans une ville que l'on me dit gorgée des subventions du gouvernement fédéral, et de surcroît exemptée d'impôts. Soixante francs pour une tranche de porc pommes frites et un cake, même arrosés d'un verre de vin rouge, cela me paraît quand même beaucoup.

Anglophones et Francophones

24 juin, dimanche.

21 heures environ.

Incident significatif au cours de la deuxième soirée littéraire au Künstlerhaus Bethanien.

Camara Laye vient de lire un extrait de sa dernière œuvre « Le maître de la parole ». S'engage alors le débat rituel. Après que l'écrivain a répondu à plusieurs questions venues de l'assistance, le critique anglophone sud-africain Lewis Nkosi entame une intervention dans laquelle il mentionne élogieusement, autant que je puisse en juger, le roman fameux de Camara Laye « L'enfant noir ». Rien absolument ne laisse alors, selon moi, prévoir ce qui va suivre. Soudain, Camara Laye se dresse avec un rictus de colère et une lueur [PAGE 62] de colère dans le regard, traverse la foule, s'approche de moi et, me serrant la main, me déclare avec solennité :

– Monsieur le professeur, vous pouvez témoigner, n'est-ce pas, que j'ai écrit moi-même mon roman « L'enfant noir » ? Ce n'est pas un toubab qui tenait ma main tandis que j'écrivais, est-ce vrai ?

– Bien entendu, lui dis-je, mais de quoi s'agit-il donc au juste ? Je n'ai pas bien saisi.

– Les anglophones sont toujours en train de me chercher querelle, me répond-il.

Mais déjà il s'éloigne et prend un autre écrivain africain à témoin. C'est le scandale. L'agitation est générale; on va, on vient, en s'interpelle, on s'exclame. Les flashes des photographes de presse crépitent. Les Journées Littéraires semblaient s'engager dans la voie de la routine ronronnante; les voilà qui s'animent tout à coup. Personnellement, je n'en suis pas mécontent.

Les uns approuvent, les autres condamnent. Mais, au fait, que s'est-il passé au juste ?

Certains, dont la plupart des anglophones, affirment que Lewis Nkosi était en train de faire l'éloge de Camara Laye, avant de formuler sa question que nous ne connaîtrons jamais. C'était donc une intervention classique, banale, parfaitement innocente.

Selon d'autres, dont notamment Tedd Joans, un Noir américain de bonne foi, un peu black-power sur les bords, Lewis Nkosi aurait insinué que ce n'est pas Camara Laye lui-même qui serait l'auteur de « L'enfant noir ».

– Il est fou, Lewis Nkosi, déclare Tedd Joans à qui veut l'entendre, c'est un provocateur, il ne se rend pas compte.

Si exécrable que je sois en anglais, aussi peu apte que je sois à saisir toutes les perfidies suggérées dans la langue de Shakespeare, je demeure cependant persuadé que le critique sud-africain est innocent des assertions qui lui sont imputées. Il n'est pas inutile de savoir que la parole de Lewis Nkosi se débite selon un rythme très lent, et que sa voix de basse a une résonance telle que tout ce qu'il dit est parfaitement audible dans un rayon d'une dizaine de mètres au moins (et je me trouvais personnellement dans cette zone au moment de l'incident).

En revanche, L. Nkosi ne manque jamais d'agrémenter son propos d'un humour assez corrosif. Il commença son intervention en déclarant : « Ceci est la question d'un Anglo [PAGE 63] Saxon africain » (cette traduction est de mon cru et probablement elle ne vaut pas grand-chose). Il faut dire que Camara Laye ne comprend pas tellement bien l'anglais non plus; or, en l'absence d'une traduction simultanée, la jeune femme qui faisait office d'interprète attendait que l'orateur ait débité une portion substantielle de son intervention avant de traduire. Avec L. Nkosi, a-t-elle attendu trop longtemps, au risque de livrer l'auteur de « L'enfant noir » aux démons de la guerre civile larvée entre anglophones et francophones senghoristes ?

A mon avis, Camara Laye a dû se figurer un peu vite que les propos de son interlocuteur renvoyaient à d'anciennes polémiques, jamais tout à fait closes, entre la francophonie senghorienne et les anglophones très critiques et même hostiles à la négritude officielle. Etant un disciple de Senghor et son ami très proche à tous égards, Camara Laye a cru qu'on l'agressait de nouveau sur cette base. Sans réfléchir, il s'est rebiffé.

Quel hourvari, mes enfants ! Deux longs jours de conciliabules ne seront pas de trop entre sages anglophones et Camara Laye pour apaiser les esprits et ramener l'incident à ses véritables proportions.

L'affaire a du moins l'avantage d'attirer l'attention sur le fossé creusé par la politique agressive de la francophonie entre l'intelligentsia anglophone et l'intelligentsia francophone (du moins lorsque celle-ci se réclame de Senghor, ce qui, comme on l'ignore souvent hors de la francophonie, est très loin d'être le cas général). Inutile de préciser que l'initiative de cette stratégie du triomphalisme redondant ne se trouve pas du côté des Africains de la francophonie, mais à Paris, dans certains milieux très spéciaux de la Coopération.

Quoi que nous fassions désormais les uns et les autres, cette plaie toujours béante est devenue un formidable bouillon de culture où grouillent les germes de tous les malentendus sinon de toutes les croisades.

Y a-t-il exil et exil ?

25 juin, lundi

Voici la première des trois journées du colloque intégré dans le BILT (Journées Littéraires de Berlin), belle occasion [PAGE 64] d'une revue des effectifs. Sont donc là, à cette première séance du colloque (on dit ici plus souvent work-shop) où, à l'évidence, tous les participants ont tenu à figurer : Chinua Achebe, Pierre M. Bamboté, Mongo Beti, Dennis Brutus, Emmanuel B. Dongala, Nuruddin Farah, Bessie Head, Ahmadou Kourouma, Camara Laye, Taban Lo Liyong, Meja Mwangi, Lenrie Peters, Tayeb Salih; Wole Soyinka n'arrivera que vers la fin du BILT. Sembene Ousmane, mobilisé par la préparation de son nouveau film, ne viendra finalement pas[1].

Bien qu'ayant manifesté clairement leur désir de venir à Berlin, des écrivains africains, qui comptent parmi les plus grands, et dont certains résidaient alors dans les pays de l'Est, se sont heurtés soit au refus de leurs gouvernements de les laisser partir à l'étranger, soit plus simplement, si on peut dire, à la mauvaise volonté de responsables politiques ou administratifs. Pour ces raisons, ont été empêchés de faire le voyage de Berlin : Ama Ato Aidoo, Kofi Awonoor, Keorapetse Kgositsile, Wa Thiong'o Ngugi, René Philombe et David Rubadiri.

On ne saurait oublier de mentionner, mêlés à ce beau monde au point de se confondre parfois avec lui grâce à des passerelles aussi astucieuses que douteuses, l'habituelle et peu sympathique faune des journalistes des manifestations culturelles exotiques – plus ou moins bidons, plus ou moins pourris, plus ou moins liés aux divers services secrets des diverses puissances.

Le premier thème à l'ordre du jour, l'engagement n'inspire qu'assez mollement les participants, chacun apparemment le considérant comme un facteur constitutif de la création littéraire en Afrique, comme en somme une chose allant de soi. Je suis un peu surpris par cette unanimité, me souvenant que ce n'est pas là ce qui s'est dit souvent dans d'autres rencontres littéraires prétendument africaines[2].

Un trait caractéristique du colloque de Berlin a en effet été une extrême liberté de ton et de jugement, une totale [PAGE 65] indépendance vis-à-vis des gouvernements et de leurs idéologies. Pour la première fois de ma vie, j'ai vraiment eu le sentiment de me trouver en présence d'Africains, de Noirs s'exprimant avec une totale indépendance, disant vraiment ce qu'ils pensent, et ne disant que cela, et non d'oncles-toms stylés, ânonnant avec le minimum de gaucherie le point de vue du maître qui les observe de la coulisse.

En revanche, dans l'après-midi, l'autre thème, l'écrivain et l'exil, donna lieu à des échanges aussi vifs que courtois, au cours desquels le critique sud-africain Lewis Nkosi eut plusieurs fois la vedette. Exilé lui-même en Angleterre depuis dix-sept ans, il fit ainsi justice avec son humour habituel d'une thèse assez grotesque, arme miracle de l'arsenal idéologique du néo-colonialisme (avec quelle concupiscence on s'en pourlèche parmi les penseurs de la « Coopération franco-africaine » !), selon laquelle un écrivain trop longtemps coupé de son pays ne peut plus saisir la vérité profonde de celui-ci; de la sorte, l'exil compromettrait donc l'inspiration de l'artiste.

Lewis Nkosi montre bien que cette thèse postule, à tort bien entendu, que la création se confond avec la simple reproduction du réel. En réalité, explique le critique, qui dit création littéraire dit d'abord production d'idéologie, ce qui réduit à un rôle subalterne le contact charnel avec un environnement ou la contemplation de ces dérisoires remous à la surface des choses et des êtres, pompeusement appelés actualité. Selon lui, l'écrivain sud-africain qui a le mieux illustré cette vérité est son ami Alex La Guma.

Camara Laye n'est pas tout à fait de l'avis de Lewis Nkosi. Dans une intervention remarquée, qu'il a intitulée « Les raisons d'un exil », il explique que l'exil s'impose, sans aucun doute, lorsque l'écrivain ne jouit pas de la liberté qui est la condition sine qua non de toute création véritable. C'est dans cette situation qu'il s'est trouvé personnellement lorsque, ambassadeur de la Guinée à Accra, il acquit la conviction que Sékou Touré était un dictateur assoiffé de sang et que la logique de sa folie devait l'amener à assassiner les élites guinéennes les unes après les autres. Aussi démissionna-t-il de son poste d'ambassadeur.

Mais il ne se réfugia pas dans n'importe quel pays – et c'est ici que réside l'originalité de sa position. Il s'exila au Sénégal, un pays dont la culture est pour ainsi dire cousine de celle de la Guinée. Car l'écrivain exilé est menacé de [PAGE 66] perdre ses racines en allant séjourner trop durablement trop loin de son peuple et de sa culture d'origine. Pour son inspiration, ce serait là un véritable désastre.

Camara Laye enchaîne aussitôt avec son odyssée personnelle. Le voici donc au Sénégal, avec sept enfants à élever, presque totalement démuni. Là-dessus, son épouse s'avise d'aller en Guinée rendre visite à sa famille, et Sékou Touré d'en profiter pour l'arrêter et la jeter dans une prison où elle devait croupir de longues années. C'est ce passage de son exposé qui, curieusement, va susciter les plus vives objections.

D'abord, emporté par son élan polémique, Camara Laye n'a pas hésité à présenter Sékou Touré comme le seul dictateur sanguinaire d'Afrique francophone, allant jusqu'à donner Senghor et Houphouët-Boigny pour des parangons de sagesse politique – et trahissant ainsi une faiblesse trop commune aux écrivains francophones notoirement liés à certains présidents qui les utilisent cyniquement comme brosses à reluire, c'est-à-dire comme griots en bon français francophone.

Mais surtout Camara Laye avait eu l'imprudence de faire bon marché des sympathies que Sékou Touré, malgré tout, conserve dans l'intelligentsia négro-africaine tant anglophone que francophone. Le Gambien Lenrie Peters, qui présidait, déclara d'emblée qu'il contestait l'interprétation trop sentimentale et personnalisée que l'orateur avait donnée du phénomène de la dictature en Afrique. Le soudanais Lo Lyong estima quant à lui qu'on avait choisi Sékou Touré comme bouc émissaire.

Dennis Brutus, voulant élever le débat au cours d'une intervention idéologiquement ambitieuse, estime qu'il est dangereux de chercher les bons et les méchants dans la situation actuelle de l'Afrique. L'exil des écrivains est la traduction d'un phénomène général, le symptôme d'une évolution qui concerne la totalité des pays africains. Il faut bien noter qu'au même moment des écrivains noirs sont en prison ou en exil partout en Afrique. En Afrique du Sud, par exemple, il ne fait aucun doute que la persécution des écrivains noirs est une conséquence de l'apartheid, système de domination des peuples noirs fondé sur la race. Il s'agit d'une aberration dont il est facile de découvrir la parenté avec ce qui se passe en Guinée où sévit aussi un système de domination ayant pour finalité, tous comptes [PAGE 67] faits, le bien-être d'une partie de la planète au détriment du reste.

Car enfin, qui a doté l'Union sud-africaine de la bombe atomique sinon la R.F.A. ? Ceux qui soutiennent Vorster et l'Apartheid ne sont-ils pas ceux-là mêmes qui encouragent les gouvernements répressifs d'Afrique noire ? L'un des meilleurs alliés de l'apartheid, la France, n'entretient-il pas vingt mille soldats en Afrique, prêts à voler au secours des divers dictateurs que Paris protège ?

Le Centrafricain Pierre Makambo Bamboté, personnalité assez insolite, très soucieuse de son quant-à-soi, affichant un dédain assez surprenant sinon scandaleux du politique, expose un point de vue extrême, déclarant à peu près que rien, selon lui, ne vaut qu'on y sacrifie les exigences de la création littéraire. Traçant son itinéraire personnel, il souligne qu'il a été haut-fonctionnaire à Bangui sous Dacko, puis éloigné, après le coup d'Etat de Bokassa, avec les honneurs d'une ambassade. Ayant démissionné, il s'est volontairement exilé au Canada, pays très développé qui lui offre toutes facilités pour créer, privilège qu'il apprécie à sa juste valeur. Désormais, affirme-t-il à plusieurs reprises, il se désintéressera de tout ce qui n'est pas création littéraire...

Voilà quelques échantillons d'un débat vraiment passionnant, et qui, à mon avis, doit faire date dans l'histoire de nos littératures. Je me sens comme ces gens à qui, paraît-il, il suffisait de dire : « J'étais à Austerlitz ! » pour qu'on leur réponde : « Voilà un brave. » J'ai toujours pensé que la liberté de parole des Noirs ne saurait faire bon ménage avec leur esclavage : ce sera l'un ou ce sera l'autre. Pas les deux en même temps. J'ai vécu de grands moments à Berlin.

René Philombe, otage d'un dictateur

26 juin, mardi.

Tout à l'heure vers 5 heures de l'après-midi, au terme de la seconde séance quotidienne du colloque, la nouvelle tombe, sinistre : René Philombe ne sera pas parmi nous, s'étant vu refuser, pour la deuxième fois depuis le début de l'année, le visa de sortie par le gouvernement du Cameroun.

L'affaire René Philombe mérite d'être exposée un peu en détail. [PAGE 68]

Quelques semaines plus tôt, René Philombe n'avait déjà pas pu aller à Mayence où il était invité à un autre colloque, le gouvernement d'Ahmadou Ahidjo lui ayant refusé le visa de sortie, sans aucune explication. Un Allemand qui se trouvait à Yaoundé à la même époque raconte que le jour même où le grand poète francophone camerounais se voyait signifier l'interdiction de sortir de son pays, l'ambassadeur de la R.F.A. était longuement reçu au palais présidentiel : après avoir remis une aide spéciale de son gouvernement d'un montant de neuf milliards de francs CFA à Ahmadou Ahidjo, l'ambassadeur le gratifia d'un dithyrambe où le dictateur était qualifié de « génial président du Cameroun ».

Quand, au début de juin, Berlin m'a informé que René Philombe venait au Festival, qu'il l'avait annoncé lui-même dans une lettre, je n'ai pas pu me résoudre à y croire. Pourquoi, après lui avoir interdit d'aller à Mayence, l'autoriserait-on à venir à Berlin ? Il n'est rien de plus cohérent ni de plus tenace qu'un dictateur poursuivant un poète de sa vindicte haineuse. Voici pourtant que le lundi 18 juin, vers huit heures du soir, Dagmar Heusler, l'organisatrice des Journées Littéraires, m'appelle au téléphone et me dit :

– Voulez-vous me rendre un grand service, monsieur ? Il paraît que René Philombe est à l'aéroport de Francfort, tout seul, en plein désarroi bien entendu. Vous deviez venir le vendredi 22, c'est-à-dire dans quatre jours, n'est-ce pas ? Pourquoi ne viendriez-vous pas dès demain ? Vous prendriez René Philombe à l'aéroport de Francfort. Je n'imagine pas sans frémir un infirme livré à lui-même dans ce terrifiant Luna-Park. Le ferez-vous ?

– Vous permettez, madame ? dis-je. Si vous voulez bien, commençons par le commencement. Qui vous a informée que René est à l'aéroport de Francfort ?

– Je ne sais pas au juste, la rumeur circule plus ou moins dans la presse ici.

– Je vous demande pardon, mais ce bruit ne correspond sans doute à aucune réalité. René aurait télégraphié ou téléphoné, soit avant de partir du Cameroun, soit une fois arrivé à l'aéroport de Francfort. C'est un infirme, certes, mais il se déplace avec des béquilles et il a une certaine expérience des situations embarrassantes. Il aurait trouvé une astuce pour s'annoncer. Et il y serait depuis quand ?

– Depuis hier.

– C'est impossible. Je peux vous dire à coup sûr ce qu'est [PAGE 69] cette rumeur, moi : c'est une tentative d'intoxication. C'est-à-dire une manœuvre du Service d'Action Psychologique d'Ahidjo.

– Qu'est-ce que c'est Action Psychologique ?

– C'est l'art de faire marcher les gens vers une fausse piste pour les détourner des affaires sérieuses. Ainsi on nous annonce que René est là, nous nous précipitons à Francfort, nous nous acharnons à le retrouver, nous nous épuisons en vaines angoisses.

– Et quelle serait l'affaire sérieuse ?

– Alerter l'opinion, entamer une campagne de presse, la seule chose qui embarrasserait la dictature camerounaise, et qu'elle veut à tout prix éviter. Je parierais n'importe quoi que René n'est pas l'aéroport de Francfort.

– Vous croyez ?

– J'en suis sûr. De toutes façons, je ne peux pas venir demain, madame, c'est le jour, où l'imprimeur me livre la revue, et c'est moi-même qui dois la distribuer aussitôt dans les librairies du Quartier Latin; je n'ai pas d'employé pour faire ce travail à ma place.

– Bon, je vais quand même alerter les autorités de l'aéroport de Francfort, à tout hasard.

– Excellente idée.

Malgré tout, je suis en proie au remords et si René Philombe était effectivement à Francfort, complètement paumé dans ce maelström qu'est un aéroport allemand moderne ? Aussi, dès mon arrivée le vendredi 22 à l'aéroport de Berlin, c'est le premier sujet dont je m'enquiers auprès de Dagmar Heusler :

– Alors, René Philombe était-il à l'aéroport de Francfort ?

– Le fait est que je n'ai toujours aucune nouvelle sérieuse de lui.

Et de me raconter les innombrables lettres et télégrammes adressés à Yaoundé à René Philombe et dont rien n'était parvenu au poète pourtant domicilié dans la capitale camerounaise, tout ayant été intercepté et saisi. C'est seulement grâce à la serviabilité et à l'entregent de l'Institut Goethe local, où Dagmar Heusler avait fini par téléphoner, que René Philombe avait enfin appris qu'il était invité au Festival. Mais rien n'avait pu apparemment fléchir le pouvoir, pas même l'ambassade de la R.F.A. qui venait pourtant de se montrer si généreuse.

Je dis en conclusion : [PAGE 70]

– Comme quoi les protégés du monde libre se moquent bien de la liberté. Que de mensonges à combattre !

C'est donc sans un étonnement exagéré que j'apprends que René Philombe ne sera pas encore cette fois avec ses amis, qui sont aussi ses pairs.

Où il est question de pognon et d'autres horreurs...

27 juin, mercredi.

Curieux incident qui me confirme dans la conviction qu'il s'en passe des drôles dans la coulisse du Festival.

Un mot d'abord sur la toile de fond psychologique du BILT; le back-ground pour parler franglais comme tout le monde, le voici tel que je le devine alors à partir des confidences des uns et des observations des autres. La majorité des organisateurs du Festival avaient imaginé la manifestation comme une fête spectaculaire dans le style société de consommation, au milieu de foules hébétées d'exotisme. Ils avaient obtenu un plein succès avec le festival de musique et de danses traditionnelles, ainsi que de théâtre. Dominé par les œuvres de personnalités telles que Sembene Ousmane, Sarah Maldoror, Med Hondo, Dikongué-Pipa, le cinéma pouvait difficilement se laisser emprisonner dans ce moule tortu.

Les Journées Littéraires, elles, n'y auraient point échappé sans la résistance de la forte personnalité de l'organisatrice, Dagma Heusler. Mais cette dissidence n'a pu s'instaurer qu'au détriment des plates-bandes de M. Klicker, le grand sachem de l'ensemble du Festival, dont diverses tentatives pour rétablir son autorité sur un domaine aussi prestigieux et dirigées bien entendu contre Dagmar Heusler la rebelle ont rythmé le déroulement du BILT, mais dans la coulisse. Il semble que l'affaire que je vais raconter était la traduction sur le terrain d'une phase particulièrement dramatique de ce kriegspiele.

D'autre part, maints journalistes se situant dans la mouvance de la droite allemande, ne pardonnaient pas à Dagma Heusler d'avoir privilégié les écrivains africains engagés et même militants de l'anti-impérialisme, au détriment de la négritude senghorienne, dont aucun grand ténor n'avait été invité, à l'exception de Camara Laye; à leurs yeux, elle [PAGE 71] avait ainsi donné inconsidérément au BILT une orientation nettement progressiste[3]. Quand ces individus étaient, de surcroît, sous l'influence des services secrets français, leur haine ne s'est pas embarrassée de vains masques. Je pense par exemple à un certain Kerker, qui voulait se faire passer pour un grand ami du poète camerounais contestataire René Philombe, mais dont l'épouse est chargée d'une mission officielle importante à l'université de Yaoundé au titre de l'aide de la R.F.A. au Cameroun (c'est-à-dire, en réalité, au président Ahmadou Ahidjo). Le parti pris d'hostilité de ce personnage à l'encontre de l'organisatrice du BILT a été constamment révoltant.

Donc ce matin-là, tandis que nous attendons le bus comme d'habitude dans le salon-hall du premier étage, Bessie Head, romancière sud-africaine vivant au Botswana, qui est en conversation avec le très sympathique Gambien Lenrie Peters, se découvre tout à coup comme une harengère hystérique. Je réalise peu à peu qu'elle est en train d'invectiver contre un adversaire absent. Entre deux bordées de cris incompréhensibles, il arrive qu'un mot ou une expression frappe tout à coup mon oreille. Notamment la question why have we not been paid ? revient sans cesse comme un leitmotiv.

Pas de doute, il est question de pognon et la vitupératrice en a manifestement après l'organisatrice du BILT. Il ne manquait plus que ça. Longtemps Bessie Head poursuit son numéro sans susciter aucune sympathie particulière parmi les anglophones qui l'écoutent en hochant la tête de temps en temps. Mais il est des voix haut perchées si agressives, si térébrantes qu'on ne saurait entendre leurs glapissements plus de quelques minutes sans perdre son calme, [PAGE 72] c'est le cas de celle de Bessie Head. La fièvre ne tarde pas à gagner d'autres anglophones, et même un certain trouble. Il est question, me semble-t-il, d'une grève pour contraindre l'organisatrice à tenir ses engagements. Les plus sages, toutefois, déconseillent cette initiative.

Je suis stupéfait, mal à mon aise, ayant, pour ma part, reçu dès mon arrivée trois cents marks pour régler mes repas au restaurant. Lenrie Peters, que je peux enfin approcher, me confirme que c'est bien d'argent qu'il est question.

– Lenrie, comment est-ce possible ? lui dis-je en français, langue que pratique un peu celui qui, avec Chinua Achebe, est considéré comme un sage, sinon comme un leader par les anglophones. Vous avez bien reçu quelque chose, n'est-ce pas, vous ? Alors, comment est-ce possible ?

– Oui, j'ai reçu de l'argent, me répond-il, et même pas mal d'argent; et je suis surpris, moi aussi. Mais on me dit pourtant que d'autres anglophones se plaignent d'être laissés sans ressources.

Nous montons finalement dans le bus qui nous emmène au colloque. Mais l'affaire rebondit tout à coup dans la salle du work-shop, à la stupéfaction des spécialistes de la traduction simultanée inondés par des prosopopées subversives. Bessie Head profère en effet des paroles plus redoutables encore qu'à l'hôtel, déclarant d'une voix claironnante que les invités ont été traités comme des chiens noirs (traduction libre de black dogs). Mais elle n'est plus seule; elle est relayée maintenant par deux autres Sud-Africains, dont un immense garçon aux cheveux longs, aux attitudes théâtrales sans doute soigneusement étudiées. C'est un nommé George Hallet, dont la plastique soulèverait un orage d'enthousiasme dans d'autres arènes. Il déverse des flots d'éloquence, frappant de temps en temps du poing sur la table, cheveux au vent, comme on imagine Saint-Just à la tribune de la Convention. Serait-ce donc la révolution ?

Que non point. Pas même une révolte. Toute cette boursouflure va brusquement retomber comme un soufflé, après s'être heurtée au mur de surprise glacée des francophones pour une fois unanimes et assez subtils pour flairer la machination et refuser de s'associer à un éclat aussi incongru.

– Nous ne pouvons ni comprendre ni approuver une précipitation aussi malavisée, déclarent-ils en substance à leurs congénères sud-africains. Primo, vous ne nous avez mis au [PAGE 73] courant de rien, bien loin de vous inquiéter de savoir si nous avions les mêmes griefs – ce qui n'est d'ailleurs pas le cas. Secundo, que n'avez-vous tenté de vous concerter avec Dagmar Heusler ? Aucune considération n'autorise, en cas de conflit, à adopter les solutions extrêmes avant d'avoir épuisé les procédures de l'entente à l'amiable.

Sur ces entrefaites survient Dagmar Heusler elle-même absente jusque-là; et aussitôt les francophones de faire cercle autour d'elle et de lui demander :

– Alors ? dites-nous la vérité : ils ont touché de l'argent ou ils n'en ont pas touché ?

– Ils ont touché, bien sûr ! répond-elle. Comment n'auraient-ils pas touché ? Mais il y a une deuxième somme qui n'est versée que quand les gens partent, en tenant compte de la durée réelle de leur séjour : c'est logique, c'est d'ailleurs l'usage partout. C'est cette somme-là que certains réclament déjà. Il s'agit d'un simple malentendu qui aurait été facilement dissipé, si j'avais été saisie.

Trop pudique, Dagmar Heusler n'en dira pas plus. En réalité, certains écrivains qui n'ont habituellement aucune ressource, particulièrement des exilés sud-africains, étaient tellement démunis que les sommes qu'on leur avait versées à leur arrivée avaient été presque instantanément dépensées dans l'acquisition d'objets de quasi première nécessité. D'autres personnages, dont la participation au festival était d'ailleurs parallèle pour ne pas dire clandestine, s'étaient figuré que c'était l'occasion ou jamais de tenter le coup fumant de leur vie; ils avaient communiqué leur aventurisme à quelques amis. Ces agités, vérification faite, ne représentaient qu'une petite minorité des participants anglophones. Parmi ceux-ci, certains, qui sont chargés d'importantes responsabilités dans leurs pays, nous expliqueront inlassablement par la suite jusqu'au terme du BILT que de tels incidents sont le lot inévitable de tous les festivals, congrès et autres séminaires. Il se trouve toujours de petits malins qui, devinant que l'organisateur est en possession d'importantes sommes à dépenser, se mettent en tête de le pigeonner par l'intimidation ou la compassion, pour faire passer cet argent dans leurs propres poches. Cette fois, le cave s'était rebiffé; ça arrive aussi.

En vérité, l'affaire ne se borne nullement à ce casse manqué de demi-sels. La preuve : à midi, à notre sortie de la salle du work-shop, Kerker, le journaliste époux de [PAGE 74] coopérante déjà mentionné, se jette sur moi à bras raccourcis. – C'est un scandale, un scandale ! articule-t-il, éperdu et haletant. Figurez-vous que Dagmar Heusler prétend maintenant interdire aux anlgophones de se rendre à Francfort demain, à l'invitation d'un mécène qui veut bien prendre tous les frais à sa charge.

– De quoi parlez-vous, mon vieux ? lui dis-je; c'est à n'y rien comprendre. Est-ce que vous êtes tous devenus fous ?

– Mais si ! mais si ! répète-t-il un peu hagard. Vous n'avez donc rien entendu ? Le meeting improvisé qui a précédé la séance de work-shop tout à l'heure, c'était à propos de cela.

Je tente en vain de lui faire comprendre que ni à l'hôtel ni même tout à l'heure à l'ouverture de la séance du work-shop, il n'a été question à aucun moment d'un voyage à Francfort, mais d'une sordide histoire de pognon un point c'est tout - et puis c'est marre !

– Bessie Head, George Hallet et tutti quanti prétendent avoir été traités comme des chiens noirs par l'organisatrice. Alors comment dirons-nous, nous autres francophones, que nos frères sud-africains nous ont traités ? Comme des cons, dites donc un peu ? Ils ne nous ont jamais dit qu'ils avaient été invités à Francfort. Ce n'est pas que nous soyons jaloux. Personnellement, les mécènes, qu'est-ce que j'en ai à foutre ? Alors pourquoi ces cachotteries ? Dites, est-ce que ça ne serait pas une invitation bidon ? un truc inventé de toutes pièces pour avancer un nouveau grief contre Dagmar Heusler ? Mais qu'est-ce que vous avez donc tous après cette malheureuse organisatrice ? Vous lui en voulez de n'avoir pas voulu inviter Senghor, hein, dites ?

Et ce type de partir aussi sec dans une envolée lyrico-larmoyante jurant ses grands dieux qu'il a toujours été un frère pour moi, qu'il a toujours été un homme de gauche comme moi, et même un révolutionnaire, qu'en conséquence, je devrais lui témoigner un peu plus de compréhension. Tous dingues, je vous dis.

Je suis quand même encore consterné aujourd'hui, en mettant la dernière main à cette relation, soit près de trois mois après les événements qui font l'objet de ce récit, oui, je suis encore consterné par tant de frénésie. Je m'interroge encore sur les enjeux potentiels d'une manifestation comme ce Festival de Berlin où tant d'Africains de grande réputation ont été attirés dans ce qui pouvait si facilement se transformer en un gigantesque guet-apens, à l'insu bien [PAGE 75] entendu de ceux des organisateurs qui étaient de bonne foi. Oui, quels enjeux ? Un accès facilité aux matières premières africaines ? La normalisation idéologique ? L'espionnage classique ? La récupération vulgaire ? Nous étions, c'est certain, au centre d'une formidable bagarre et, paradoxalement, nous n'en percevions rien sinon la rumeur lointaine des imprécations et le fracas assourdi des coups.

Créateurs noirs, éditeurs toujours blancs...

Ce n'est pas tout ça, il faut quand même rendre compte aussi des débats que l'insurrection avortée des mao-spontex a ce matin retardés sans nullement les compromettre – d'autant qu'ils avaient pour thème l'édition et les techniques de distribution. Voilà un sujet qui tourmente tous les écrivains africains, quelle que soit leur allégeance culturelle, quel que soit le continent ou le pays de leur résidence.

Une autre circonstance conférait un relief particulier à cette séance du work-shop, hormis l'incident qui lui avait servi de prologue : James Currey, le représentant du grand éditeur londonien Heinemann, était au milieu de nous et participait avec entrain aux échanges. En réalité, James Currey, chef du département Afrique chez Heinemann, n'a pas manqué une seule séance du colloque et n'a pas ménagé ses interventions.

Mais cette fois les anglophones attendaient apparemment beaucoup de lui et je crois savoir qu'il ne les a pas déçus, bien qu'il ait fait figure d'accusé. Se faisant les interprètes des écrivains de leurs pays, et en particulier des plus jeunes, les anglophones ont surtout souligné le délai excessif, un an au moins, qui s'écoule entre le moment où l'écrivain adresse son manuscrit à son éditeur londonien et le jour où il en reçoit une réponse. Moi-même, en ouvrant la discussion, n'avais-je pas déclaré qu'il y avait à la longue antinomie flagrante et fondamentale entre l'écrivain africain engagé bon gré mal gré dans un combat dont l'enjeu n'est rien de moins que la libération de sa race, et, d'autre part, l'éditeur occidental, capitaliste, spéculateur du papier imprimé obsédé par le profit maximum, sa seule loi; l'idéal, avais-je affirmé, serait que les Africains possèdent eux-mêmes et sur leur propre sol de grandes maisons pour publier et distribuer les [PAGE 76] œuvres de leurs auteurs, d'autant qu'il n'y avait là, selon moi, absolument rien d'utopique.

En réponse, James Currey expose les buts de Heinemann et les difficultés techniques qui compliquent l'édition en Europe d'œuvres venant d'auteurs qui résident en Afrique. Les écrivains noirs écoutent très attentivement et non sans un certain respect une intervention bien documentée et très souvent convaincante, tant la réputation de Heinemann est grande et son prestige élevé parmi les écrivains africains de toutes obédiences culturelles. Il faut bien dire que cette image de marque flatteuse de Heinemann n'a rien d'étonnant; elle n'est certainement pas le fruit du hasard.

Il suffit d'ouvrir les yeux et d'observer les livres que la librairie accréditée auprès du BILT expose et vend dans le hall d'entrée du Künstler Bethanien pour saisir tout ce qui oppose le dogmatisme français, toujours au bord de la tyrannie, toujours tenté de réprimer, au pragmatisme anglo-saxon, avec son goût de l'action sur le terrain, de l'expérience vécue. Seuls deux petits éditeurs francophones (et noirs) sont présents au Künstler Bethanien; il est vrai qu'ils passent inaperçus, éclipsés qu'ils sont par la participation foisonnante du grand éditeur londonien dont les ouvrages envahissent les présentoirs, et se vendent à des prix défiant toute concurrence. Pas un auteur africain, pour peu qu'il soit connu, qui ne figure parmi les titres exposés par Heinemann. L'ardeur de ses prospecteurs et de ses promoteurs ne dédaigne apparemment aucune zone linguistique, privilégiant à peine l'anglophonie proprement dite. Je reconnais, traduits en anglais, des romans francophones publiés primitivement à Paris, mais oubliés, selon l'habitude, sans même avoir eu l'honneur d'une recension dans la presse « francophone »[4]. En somme Londres fait [PAGE 77] confiance à ses grands éditeurs, à ses commerçants pour répandre la langue de Shakespeare, en aidant à l'épanouissement des écrivains africains ainsi qu'à la diffusion de leurs œuvres, non sans se préoccuper de la bonne qualité des relations humaines.

Paris, lui, s'en remet aux roitelets et aux dictateurs noirs pour imposer la langue de Molière à coups de décrets, de faits du prince, de conférences au sommet des Chefs d'Etat [PAGE 78] dont la francophonie se recommande surtout par un obscurantisme militant, où les services secrets, bien que confinés dans la coulisse, jouent un rôle décisif. Autrement dit, Londres ne croit qu'au commerce, Paris qu'à la force.

Quel grand éditeur français se serait abaissé à déléguer au Festival de Berlin, au milieu des singes grimaçants momentanément descendus de leurs baobabs, l'un de ses meilleurs dirigeants, accompagné d'énormes stocks de livres dont les prix sont conçus pour s'ajuster au pouvoir d'achat de l'Africain ordinaire ? Quel grand éditeur français aurait, comme Heinemann, une prestigieuse collection romanesque dirigée par un Africain ?

En revanche, que de grands éditeurs français, profitant de la complaisance de dictateurs francophiles corrompus, se livrent chez nous à de sordides trafics qui leur permettent, certes, d'étendre quasiment à l'infini leurs marges bénéficiaires, mais devraient les disqualifier à jamais ! Je pense, par exemple, à Fernand Nathan et à ses petits classiques rouges, illustration d'un véritable esprit de gangstérisme, sur lesquels nous reviendrons bientôt dans cette revue. [PAGE 79]

Ahmadou Kourouma, homo unius libri

29 juin, vendredi.

A la soirée littéraire du 25 juin, l'un des deux écrivains vedettes fut Ahmadou Kourouma. Il lut un extrait de « Les soleils des indépendances» dans lequel le protagoniste, mécontent de la tournure prise par l'indépendance, déversait sa colère contre lui-même d'abord, puis contre les dirigeants africains et enfin contre ses propres compatriotes, traitant fréquemment les Africains de « nègres ».

Un petit quarteron de jeunes étudiants manifestement gauchistes, dont deux très élégants Noirs, firent mine de n'avoir retenu de l'épisode que cette prétendue anomalie : un écrivain noir n'hésitait pas à user du mot « nègre », soi-disant insultant pour la race noire, pour désigner ses propres frères. Pendant le débat, ils entreprirent donc de harceler avec malveillance l'écrivain ivoirien à propos de cette vétille.

Personnellement, j'étais surtout resté là dans l'espoir d'obtenir des nouvelles de René Philombe. Ahmadou Kourouma, haut-fonctionnaire international, réside en effet à Yaoundé. Je vins donc à sa rescousse pour en finir avec l'obstruction du quarteron d'étudiants gauchistes et nous les mouchâmes aisément. A la fin de la séance, il me déclara, en guise de remerciement :

– Ah, dis donc, comme je suis heureux de faire ta connaissance. Tu ne ressembles pas au portrait qu'on fait de toi. Alors tu viens bientôt me voir à Yaoundé ?

Cette question me doucha; elle exprime en effet une obsession caractéristique des gens qu'influence la propagande des pouvoirs franco-africains brûlant de me voir oublier mes principes politiques et moraux et revenir au Cameroun d'Ahidjo, c'est-à-dire, pour l'opinion, me rallier au dictateur francophile. Dans ces cercles-là, on feint de croire que si je revenais au Cameroun, la répression néo-coloniale qui ravage la gauche camerounaise pourrait m'épargner sans que je doive me renier.

Du coup, je renonçai même à lui parler de René Philombe et, après avoir bredouillé quelques vagues civilités, je rompis l'entretien. Les servitudes d'un colloque obligeant, nous nous revîmes par la suite, aux séances du work-shop, [PAGE 80] aux réceptions officielles et dans toutes les circonstances semblables. Ayant jaugé tout de suite mon homme et reconnu en lui le type même du privilégié de la bourgeoisie bureaucratique néo-coloniale, j'évitais personnellement de lui parler de la situation politique au Cameroun, devinant qu'il se solidariserait inévitablement avec la dictature d'Ahidjo.

Mais je sentais que, pour sa part, il ne cessait de tourner autour de moi d'un air d'en avoir deux, comme un qui hésite à se jeter à l'eau, tant l'effraie d'avance la mission qu'il s'est vu confier. Je connais bien maintenant, à force d'expérience, cette stratégie du diplodocus plantigrade goulu et complexé.

Ahmadou Kourouma réside à Yaoundé, capitale du Cameroun, où il dirige un Institut d'assurance interafricain francophone. Son salaire avoué est de l'ordre de cinq cent mille francs CFA, sans compter les primes diverses, les avantages en nature, les facilités de transport au cours de ses voyages incessants à travers le monde. Son épouse tient quant à elle un commerce très rémunérateur. Tout cela lui compose une fortune qui, dit-on, lui a déjà permis de construire à Abidjan une villa louée à des conditions extrêmement avantageuses. Peinard, le mec ! On peut le considérer comme l'illustration d'un type de corruption étudié ici même naguère par un de nos collaborateurs résidant au Mali.

Il faut bien comprendre qu'en Afrique francophone, à supposer qu'il en soit autrement ailleurs, on ne peut être haut fonctionnaire international, comme l'est Ahmadou Kourouma, sans le soutien du gouvernement de son pays d'origine, en l'espèce du gouvernement de Côte-d'Ivoire, c'est-à-dire de Houphouët-Boigny. Mon campatriote Abel Eyinga, docteur en Droit de la Faculté de Paris, avait réussi grâce à des amis qu'il a au Nigeria à se faire recruter comme haut fonctionnaire à l'O.N.U.; mais cette nomination, malgré la haute compétence d'Abel Eyinga, n'a jamais pu être confirmée, le président camerounais Ahmadou Ahidjo, qui voit un dangereux rival dans la personne d'Abel Eyinga, s'y étant énergiquement opposé.

Ces précisions ne sont pas inutiles. Pour qui est instruit de l'habileté avec laquelle trop d'intellectuels africains jouent de la confusion qui, du fait d'une information inexistante ou délibérément raréfiée sur ces questions, leur permet [PAGE 81] de jongler sur deux tableaux ou davantage, de combiner le prestige moral de l'opposition avec les profits palpables du ralliement au néo-colonialisme. Que penser, par exemple, du prétendu exil au Cameroun d'Ahmadou Kourouma sous la pression du président de son pays ? Que penser, d'une manière générale, de sa soi-disant opposition à Houphouët Boigny ?

Ce vendredi 29 juin donc, alors que nous attendons le bateau qui doit nous emmener en excursion et sur lequel on nous a promis de rencontrer des écrivains allemands (que, personnellement, soit dit par parenthèse, je n'aurai même pas le privilège d'apercevoir), notre homme, ayant visiblement pris son courage à deux mains, s'approche de moi et me dit, avec son accent malinké :

– Eh, dis donc, tu n'es pas comme on m'avait dit, hein.

– Ah ? et comment t'avait-on dit que je suis ? fis-je.

– Attends, fait-il en baissant la voix avec des airs de conjuré, viens, écartons-nous un peu. J'ai quelque chose d'important à te communiquer.

Quand nous nous sommes écartés de nos amis, il me dit

– Eh, mon frère, note bien que je suis toujours personnellement très prudent sur ces choses. Là, tu comprends, moi je me méfie toujours, parce qu'on ne sait jamais. Pourtant, c'est vrai, j'en ai parlé souvent avec Chemain, notre ami commun. Eh, mon frère, nous disions, Chemain notre ami commun, et moi, que toi aussi tu as une vision fausse de la situation politique au Cameroun.

– Allons bon !

– Non mais c'est vrai, il faut que tu le reconnaisses honnêtement, ça ne se passe pas comme ça là-bas. Du moins ça ne se passe plus comme ça là-bas. C'est complètement changé. Mon frère, qu'est-ce que tu crois, les choses changent vite en Afrique. Pour s'en rendre compte, il faut être sur place, tu comprends ? Justement, eh ! j'en parle souvent avec Chemain, notre ami commun. Tu vois qui je veux dire ?

– Chemain ? Peut-être bien. Tu veux dire le professeur de littérature française de Brazzaville.

– Oui, oui, c'est ça.

– Un coopérant, quoi ! Cela ne me paraît pas une référence.

– Attends quand même, laisse-moi parler. Nous disions donc, Chemain, notre ami commun et moi, que tu es pareil [PAGE 82] à ce personnage de Sartre qui s'est enfermé dans une chambre pour ne pas voir l'Allemagne évoluer de la défaite et du désespoir à la prospérité. Ah, comment s'appelle cette pièce de Sartre ! Ah, je l'avais sur les lèvres tout à l'heure. Ah là là, combien de fois l'avons-nous vue étant étudiants au Quartier Latin ! Ah ! comment donc ça s'appelle ?

– « Les Séquestrés d'Altona » peut-être ?

– Ah oui, Les Ségontrés d'Etona bien sûr !

– Non, « Les Séquestrés d'Altona ».

– Oui, bon enfin si tu veux. Mais tu vois ce que je veux dire ? Ce sont des gens qui refusent de voir la réalité, surtout lorsque la réalité change. Tu devrais venir au Cameroun pour voir la vérité même, mon frère, crois-moi. Ahidjo a peut-être massacré les populations, il a peut-être tué des adversaires politiques comme tu disais hier soir pendant le débat, mais ça, c'est passé, ça ! C'était au début. Mais, c'est fini, ça, terminé, ça. Le pays marche bien maintenant.

– Tu parles sincèrement ou bien tu fais de la propagande ?

– Comment je fais la propagande quand je dis seulement la vérité ? Le Cameroun, avec Ahidjo à sa tête, fait de grands progrès, des pas de géant sur tous les plans, économique, social et autres, des pas de géant.

– C'est ce que disent tous les officiels, mais c'est un tout autre son de cloche quand j'entends les témoignages de ceux qui sont exclus du festin prétendu, et qui, eux, représentent quatre-vingt-dix pour cent de la population – et c'est cela que j'appelle, moi, les masses.

– Ah, êêêh, tu as beau dire toi-même aussi, mais moi-même je sais parce que moi je peux voir même sur place Ahidjo a le soutien de tes masses camerounaises.

– Comme l'a affirmé « Le Monde » pendant le voyage de Giscard d'Estaing au Cameroun. La propagande néo-coloniale est bien faite, il n'y a pas à dire.

Le Monde ! Le Monde ! et alors ? Je n'ai pas honte, moi, d'être d'accord avec « Le Monde ». Ahidjo a le soutien des masses camerounaises. Attention, je ne dis pas qu'il n'y a plus de problème au Cameroun.

Nous sommes maintenant sur le bateau. Je lui dis

– Ne crois-tu pas que, comme le toubab, tu vois les masses de trop loin, de trop haut pour comprendre la situation ? Bref, ne crois-tu pas que tu es trop intégré au système ? [PAGE 83]

– Intégré au système, moi ? Je fais un travail et gagne un salaire en rapport avec ma formation, c'est tout. Où est l'intégration là-dedans ? Comme je disais, à propos de toi justement, avec notre ami commun Chemain...

– Cesse de me parler de Chemain comme d'un ami commun.

– Comment ? Chemain n'est pas venu chez toi même ? Tu ne l'as pas hébergé ?

– Bien des gens viennent chez moi, tu sais ! Je ne peux quand même pas les mettre à la porte; c'est le cas notamment des flics des Renseignements Généraux et d'autres services plus ou moins secrets. Je suis bien obligé de les accueillir.

– Alors Chemain n'est pas ton ami ? Il fallait le dire.

– Mais, mon vieux, l'amitié n'est pas une étiquette, mais un certain comportement. Si un type te dénigre, comment serait-il ton ami ? Si Chemain a vraiment tenu les propos que tu dis, je ne vois pas comment il pourrait se dire mon ami.

« Mais revenons à nos moutons : franchement, avec tes voyages incessants à travers le monde, tes vacances à Lyon (c'est toi-même qui nous l'as confié l'autre jour), les séminaires, les cocktails que tu organises et ceux où tu es invité, quand as-tu eu, pour la dernière fois, l'occasion de méditer sur l'Afrique ? Où trouves-tu le temps de réfléchir sur le Cameroun et les Camerounais, et de les comprendre ? Pour les Camerounais du peuple, dont j'ai des nouvelles régulièrement et au nom desquels je suis convaincu de parler, tu n'es finalement qu'un toubab à peau noire[5]

– Aâââh, êêêêh, mon frère, toi aussi ! comment je peux être un toubab, même un toubab à peau noire, hein ? Toi, tu as même beau dire, je te dis même que tu as une vision fausse de la situation au Cameroun, et que moi je la connais bien, parce que je suis sur place. Que tu le veuilles ou non, Ahidjo a le soutien des masses, je le sais, je l'ai vu. Par exemple, écoute bien : je vais même chaque dimanche chasser avec mon fusil dans ton pays, à Mbalmayo.

– Comme les toubabs de mon enfance. [PAGE 84]

– Mais non ! mais ce n'est pas vrai. Moi, j'entre même dans les maisons et discute même avec les gens.

– En quelle langue ?

– Mais en français, mon vieux.

– Comme les toubabs, en somme.

– Si tu ne veux pas me croire, je ne peux pas te forcer; mais quand même, je te dis, Ahidjo a le soutien des masses. Attention, je ne dis pas que le Cameroun n'a pas de problème. Le grand problème du Cameroun, ce sont les Bamilékés. Oui, là, mon frère, il ne fait pas bon être Bamiléké. Les Bamilékés sont 40 % de la population et ils ont un dynamisme diabolique, oui, diabolique, et une ambition en rapport. Bon, si le président Ahidjo juge que les Bamilékés, de ce fait, risquent d'écraser les autres ethnies, sans lui donner raison, moi je le comprends même.

– Apparemment, les Camerounais aiment mieux être écrasés par les étrangers, les Français par exemple, plutôt que par leurs propres frères. Ils sont donc le seul peuple au monde à pousser si loin sa perversion.

– Laisse-moi parier un peu, mon frère.

– Cela vaut-il vraiment la peine ? Je sais d'avance ce que tu vas me dire, je l'ai lu cent fois déjà dans « Le Monde », sous la plume de l'illustre Decraene qui, apparemment, est ton maître à penser.

– Alors ça ne fait rien, écoute-moi quand même. Moi, je te dis ce que j'ai vu. J'ai vu que les autres Camerounais, pour endiguer le dynamisme des Bamilékés, s'étaient regroupés derrière le président Ahidjo.

– Très spontanément, cela va sans dire !

– Ah là, je ne sais pas; mais le fait est qu'ils sont aujourd'hui regroupés derrière le président Ahidjo, pour faire face aux Bamilékés. Les Betis eux-mêmes, ton ethnie, sont derrière Ahidjo, mon frère. Moi, je lai vu même. ils sont derrière lui plus que tous les autres Camerounais mêmes. Tu sais pourquoi ?

– Cause toujours.

– Parce qu'ils savent eux-mêmes qu'ils sont une poussière de petites ethnies; du moins, ils étaient ainsi. Ils viennent en effet de se regrouper en une grande fédération d'ethnies, toujours pour faire face aux Bamilékés.

– Ah bon ? Tu es un bien curieux ethnologue, mon pote, un vrai toubab !

– Ce n'est pas ça ? ce n'est pas la vérité ? [PAGE 85]

– C'est la première fois que j'entends énoncer cette vérité-là. Ta théorie est d'un comique ! Tiens, tu es encore mieux, dans le genre, que les vrais toubabs. Dieu sait pourtant s'ils ont des façons bizarres d'interpréter les choses.

– Ce sont pourtant des Camerounais eux-mêmes qui me l'ont dit.

– Des Camerounais bien entendu très désintéressés, très indépendants vis-à-vis d'Ahidjo et de ses conseillers toubabs !

– Ah là, moi je ne peux pas dire, je ne suis pas camerounais.

– Tu as l'air d'être un grand pote à celui que tu appelles le président Ahidjo. Alors, quand tu seras retourné au Cameroun, dis-lui bien ceci : s'il veut que je vienne constater combien les Camerounais sont unanimes derrière lui (exception faite, il est vrai, des Bamilékés qui sont tout de même, de ton propre aveu, 40 % de la population, mais ceci n'est sans doute qu'un détail), eh bien, c'est simple, il y a une mesure qu'il peut déjà prendre : qu'il lève l'interdiction qui pèse sur mes livres, qu'il les laisse circuler librement. Qu'est-ce qu'il risque ? N'a-t-il pas le soutien des masses ?

– Eêéêh, mon frère, toi aussi ! Est-ce que la libre circulation de tes bouquins est l'unique critère du soutien des masses ?

– Alors, pour toi écrivain, l'interdiction de livres dans un pays n'a pas d'importance !

– Tu peux me citer un pays où les livres circulent sans aucune restriction ? Dans tous les pays, il y a des livres qui ne peuvent pas circuler librement, mon frère. Le Cameroun n'est pas le seul.

– En somme, tu défends la censure.

– Je n'ai pas dit que je défends la censure; je constate seulement que la censure existe dans tous les pays du monde, plus ou moins, et que ça ne suffit pas pour juger un régime politique.

Tels furent les propos tenus au Festival des arts africains de Berlin-Ouest, dans l'été de 1979, par un écrivain africain de réputation internationale. Inutile de dire quelle fut ma consternation durant cet échange.

D'aucuns vont peut-être me dire : ne fais-tu pas trop grand cas de la représentativité d'un auteur dont toute l'œuvre, à près de cinquante ans, se limite à un unique roman ?

L'argument est de faible valeur, car il méconnaît le [PAGE 86] pouvoir de rayonnement d'un titre lorsque, mystérieusement ou non, il s'est incrusté dans la mémoire de ceux, critiques, professeurs, auteurs d'anthologies, qui ouvrent les portes de la célébrité. Que de grands noms de la littérature universelle apparaissent finalement comme les hommes ou les femmes d'un seul livre. Qui se souviendrait de Thomas Mofolo sans « Chaka », de Madame de La Fayette sans « La Princesse de Clèves », d'Alain Fournier sans « Le Grand Meaulnes » ? La liste pourrait être allongée indéfiniment.

Nos écrivains et d'une façon générale nos intellectuels devraient donc toujours se préoccuper de l'image qu'ils offrent d'eux-mêmes au monde : celle-ci sert trop souvent à justifier les redoutables préjugés qui poursuivent les Africains dans un système où ils ne sont entrés que contraints par les plus abominables cruautés, mais où ils se retrouvent piégés. Ainsi toute une école de critiques blancs spécialisés dans la littérature africaine de langue française, heureusement peu qualifiés et de ce fait dotés d'une autorité toute relative aux yeux des gens sérieux, prétend depuis quelques années que ce ne sont pas les écrivains africains francophones qui écrivent eux-mêmes leurs livres, mais des Blancs – ou plutôt des Blanches, leurs maîtresses[6], technique de domination morale d'un rare raffinement qui expliquerait leur conformisme d'eunuques.

C'est un fait que certains écrivains africains francophones, quand on les rencontre en chair et en os, et qu'on les entend, laissent le témoin perplexe. On découvre un tel abîme entre l'œuvre et son auteur, entre la conscience tourmentée et douloureuse du philosophe et la frivolité irresponsable de l'homme qu'on se prend à douter du lien qui devrait les unir.

Je trouve personnellement tout à fait troublant que l'auteur d'un roman aussi bouleversant que « Les Soleils des indépendances », et qui témoignait d'une telle profondeur de réflexion, d'une telle habitude de la méditation, accepte de se faire le fourrier de thèses froidement racistes comme celle qui affirme ou sous-entend que les Camerounais (et par-delà tous les Africains) peuvent en connaissance de cause et en toute liberté placer les querelles fratricides avant [PAGE 87] le combat anti-impérialiste, les luttes inter-tribales avant la formidable menace d'asservissement que l'Occident fait peser sur nous depuis tant de siècles. Soumission naïve – ou intéressée et dans ce cas d'une rare stupidité dans l'effronterie – à l'idéologie du maître, qui, dans une manifestation comme le Festival de Berlin, contrastait étonnamment avec la mentalité anglophone.

A travers les interventions, les harangues, les propos de table des anglophones, l'observateur le moins vif avait vite réalisé que la toile de fond, la source et même le principal pôle de la réflexion des Africains anglophones, c'est l'Afrique du Sud et l'apartheid, le symbole historique qu'ils incarnent. Les Africains francophones, au contraire, ne se lassent pas de barboter complaisamment et voluptueusement dans les eaux boueuses des sordides rivalités et mesquines intrigues intestines : Untel acceptera-t-il finalement d'entrer dans le gouvernement de M. Houphouët-Boigny pour couronner son ralliement ? Senghor va-t-il autoriser un quatrième parti ? Mobutu Sese Seko a-t-il vraiment offert un Boeing à son ami « l'Empereur » Jean-Bedel Bokassa Ier ? Affreuses tortures métaphysiques !

C'est précisément Ahmadou Kourouma qui nous a confié un jour avec une sérénité où perçait un humour bien involontaire qu'il était réfugié en Algérie et qu'il a fallu que le président Houphouët-Boigny vienne l'arracher à son exil. Devinez donc comment le président ivoirien s'y prit pour réussir cet exploit ? II promit à l'écrivain exilé la direction d'une banque à Abidjan. Notez bien qu'une fois revenu à Abidjan, l'écrivain s'aperçut très vite qu'il avait été berné : loin de lui donner sa banque à diriger, on le bannit proprement en l'envoyant diriger un Institut d'assurance à Yaoundé, capitale du Cameroun, etc. C'est le genre de coquecigrue que vous n'entendrez jamais un anglophone débiter, surtout avec un tel air d'innocence satisfaite et de jobardise à la fois rustique et prudhommanesque. S'il suffit de la promesse d'une direction de banque pour arracher un écrivain dissident à son exil, j'en connais de par le monde des dictateurs qui vont se taper le cul par terre, de ravissement hilare, bien entendu.

Autre anecdote dans le même registre : en mai 1978, au congrès de l'International PEN de Stockholm, il me fut donné de rencontrer un nommé Jean Dodo, président de l'International PEN de son pays, sorte de notable d'Abidjan, [PAGE 88] bien entendu très lié avec le président ivoirien Houphouët-Boigny.

– Ah ! c'est toi Mongo Beti ? s'écria-t-il dès qu'il eut entendu mon nom. Comme je suis ravi de te connaître. J'ai beaucoup entendu parler de toi, de tes problèmes – ton bouquin saisi, tes difficultés avec la police. Bref, je sais tout, tel que tu me vois. Il y a une chose que je peux te dire tout de suite : ton exil prolongé est extrêmement regretté dans ton pays. Veux-tu que je me charge de te réconcilier avec le président Ahidjo ?

Selon toute apparence, il ne faisait aucun doute dans son esprit que l'obsession d'un écrivain devait être de se réconcilier avec « son » président. Du pur Cornevin, en somme. Cela, c'est le style francophone.

Côté anglophone maintenant. La nouvelle des exécutions d'anciens chefs d'Etat ghanéens condamnés par le régime du capitaine Jerry Rowlings n'a pas manqué de nous parvenir à Berlin et de faire sensation parmi les participants du BILT. A la soirée littéraire, j'eus précisément pour voisine une ghanéenne. Je lui dis dans mon mauvais anglais

– Mais qu'est-ce qui se passe donc dans ton pays ?

J'avoue que je m'attendais que, à l'instar des intellectuels francophones, elle me fît un historique circonstancié des rivalités personnelles des adversaires, des incompatibilités tribales, des règlements de comptes sexuels, etc., exposé auquel je n'aurais de toute façon rien compris. 0 miracle, ô merveille, la jeune femme laissa tomber sèchement, avec un flegme et un stoïcisme plus vrais que nature :

They needed it. (Comment traduire ? Bien fait pour leur gueule ? ou : Voilà qui manquait à leur gouverne ? ou encore : C'est ça qui leur apprendra !)

Quant à l'argument consistant à dire : « Cet homme-là, certes, a massacré pas mal de gens pour accéder au pouvoir; mais cela, c'est le passé. Maintenant, il est acclamé, il a fait faire des progrès à son pays... », son immoralisme d'idiot de village reflète fort bien le vide intellectuel où la francophonie senghorienne entretient les populations africaines, y compris les intellectuels et les écrivains. Hitler avait fait faire momentanément à l'Allemagne des progrès économiques et même sociaux dont le pauvre Ahidjo est encore bien éloigné. Et Mussolini donc ! Et que dire du petit père des peuples ? Pourtant, à peine quelque décennie s'était-elle écoulée après l'accession au pouvoir de [PAGE 89] ces tristes individus que déjà l'intelligentsia européenne, la conscience de l'Occident méditait avec horreur sur la nuit des longs couteaux, les chemises brunes ou les procès de Moscou.

Rien, vraiment rien ne me conforte autant dans mon exil que le pitoyable spectacle de nullité infantile que m'offre, de temps en temps, la caricature d'intelligentsia des diplômés francophones ralliés au néo-colonialisme.

Dialogue nord-sud ?

1er juillet, dimanche.

On nous avait dit : « Dimanche, vous rencontrerez des écrivains allemands. »

Ah, les écrivains allemands ! pour moi, ils sont devenus un peu comme la fameuse Arlésienne, dont, comme on sait, chacun entendait parler sans que personne l'aperçût jamais. Long voyage dans un minibus. Berlin-Ouest est une ville d'une telle étendue que, bien qu'enclavée, elle donne l'impression à qui la parcourt d'une véritable province. Nous arrivons enfin à destination, c'est-à-dire au Literarisches Colloquium, qui abrite une association d'écrivains berlinois. C'est une vaste et imposante bâtisse dont on nous racontera plus tard l'histoire mouvementée : extorquée par les hommes d'Hitler à un riche industriel juif, elle fut le Q.G. de je ne sais quel état-major nazi ou SS. Vastes pièces récemment retapissées, me semble-t-il, qui exsudent une humidité moisie et glacée, le local étant habituellement laissé à l'abandon, c'est évident. Bien qu'il soit dans les dix heures ou un peu plus, personne en vue, exception faite de quelques jolies blondes habillées en amazones qui, de temps en temps et de loin, nous décochent quelque œillade effarouchée tout en échangeant visiblement sur nous leurs impressions où la perplexité doit l'emporter de loin sur tout autre sentiment. Pauvres chéries ! c'est peut-être elles qui étaient chargées de nous accueillir; alors, insuffisamment stylées, elles hésitent. C'est ce qu'on appelle se montrer au-dessous de sa mission.

Toujours est-il que nous voilà bras ballants comme des ballots de péquenots, allant et venant, tâchant d'occuper ces salles trop vastes, faisant semblant de nous absorber [PAGE 90] dans la contemplation des particularités architecturales de l'édifice, en pleine déréliction en somme. Pour ce qui est de savoir prendre un hôte en main, les Berlinois peuvent toujours repasser.

Après une attente qui me paraît un siècle, nous voyons enfin venir à nous un monsieur habillé en artiste bohème, un de nos hôtes sans doute, pas plus complexé que ça, la démarche nonchalante et le regard embué du poète dont le cœur et l'esprit sont restés prisonniers de rimes inachevées. L'apparition produit une sorte de miracle; les blondes amazones s'animent tout à coup, et s'approchent de nous pour nous tendre de grands verres de bière. Je ne sais si je l'ai déjà dit, il fait très frais dehors, glacial à l'intérieur et il est à peine onze heures.

Une demi-heure plus tard environ, alors qu'une foule dense a finalement envahi l'enceinte et que les conversations vont bon train entre Allemands et anglophones noirs, affinités linguistiques obligent ! on nous enjoint tout à coup de nous asseoir. Puis un type assez vieux, sec comme une trique se dresse et entame un discours en anglais, avec un accent qui fait de cette langue que je ne connaissais déjà que trop mal quelque chose de définitivement bizarroïde. Il va nous assommer interminablement avec un laïus dans lequel même mes frères anglophones, que j'observe du coin de l'œil, ont l'air de n'entraver que couic. Ledit monsieur sec et un peu vieux paraît tout à fait incapable de deviner qu'il puisse se trouver dans l'assistance des gens qui ne comprennent point l'anglais.

Puis, on entreprend de projeter, à notre intention je crois, un film qui n'a ni queue ni tête. Le spectateur peut imaginer à la rigueur qu'après avoir longtemps suivi une jeune femme rencontrée par hasard dans la rue, un obsédé sexuel, peut-être nécrophile, finit par la violer ou par l'assassiner, ou par la persuader d'accepter ses caresses – ou autre chose, ou peut-être rien du tout.

Dans le débat qui suit, et au cours duquel le romancier brazzavillois Emmanuel Dongala révèle des dons étonnants d'interprète ainsi qu'une belle maîtrise à la fois du français et de l'anglais, je finis par apprendre que l'établissement est le siège d'une association d'écrivains berlinois. Une particularité de cette dernière est d'encourager ses adhérents à traduire leur inspiration en images cinématographiques. Le film qu'on venait de projeter était destiné à [PAGE 91] illustrer cette recherche dont je n'arrive pas vraiment à voir l'intérêt, en ce qui me concerne. Il faut que les gens en Occident ne sachent plus quoi faire de leur fric et de leur temps pour les gaspiller si allègrement dans des entreprises aussi vaines. Ce qui m'étonne toujours dès que je me trouve au milieu de mes « confrères » blancs, je le ressens plus profondément qu'à aucune autre occasion, c'est l'impression que nous ne faisons pas vraiment le même métier, eux et nous. L'écriture n'est plus en Europe que le prétexte de l'inutilité sophistiquée, du scabreux gratuit, quand, chez nous, elle peut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacres, arracher une race à un esclavage millénaire, en un mot servir. Oui, pour nous, l'écriture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose.

Une fois n'est pas coutume, il y a bien des écrivains dans la salle, des écrivains allemands, et nombreux encore ! de tous âges, de tous les sexes. Il faut plusieurs requêtes de leurs hôtes noirs pour qu'ils se résignent à se présenter publiquement. Il déclinent leurs noms et leur spécialité, l'un après l'autre, en se levant et en rougissant. C'est à mourir de rire. Nous en faisons autant à notre tour, en nous levant nous aussi, mais sans toutefois rougir, nous autres. Il faudra que bien de l'eau coule sous les ponts avant que nous nous familiarisions les uns avec les autres. Mais cela n'a rien d'impossible, au contraire.

Mongo BETI


[1] Le jeune et fougueux Zimbabwéen Dambuzo Marechera fit une entrée fracassante au BILT le dimanche 24 juin, après avoir été retenu une bonne partie de la journée par la police, sous prétexte que son passeport n'était pas en règle.

[2] Transcrits in-extenso sous la direction de Dagmar Heusler, les débats du work-shop paraîtront bientôt en volume.

[3] Ironie du sort, le BILT sera accusé quelques jours plus tard de saboter et de diviser les Africains par une conférence des écrivains « afro-asiatiques », qui, paraît-il, tenait ses assises à Luanda au même moment que le Festival de Berlin, et qui, en quelque sorte, déplorait le détournement d'écrivains africains opéré à son détriment par Berlin-Ouest. C'est du moins l'AFP, coutumière des gros coups d'intoxication en Afrique, qui, à Berlin, orchestra cette information. Vérification faite, aucun des écrivains africains présents à Berlin, à l'exception de Wole Soyinka, qui avait d'ailleurs, de son propre aveu, préféré venir en Europe, n'avait été invité à Luanda. On peut alors se demander de quel détournement il pouvait bien s'agir.

[4] Un exemple tout à fait éloquent : mon roman Mission Terminée qui a été publié en 1957, n'a jamais été édité en poche, en France où le tirage de l'unique édition classique en est seulement à 16500 exemplaires. En Angleterre, l'édition poche du roman, publiée en 1965 par Heinemann, en est à 70000 exemplaires, presque tous vendus en Afrique, particulièrement en Afrique orientale où le récit est un classique des écoles et des lycées. En 1977, Heinemann a même publié une édition du roman dans sa célèbre collection Guided Readers, destinée à faciliter aux étrangers l'apprentissage de l'anglais. C'est un comble pour le roman d'un auteur prétendu francophone. Dans cette collection, votre serviteur voisine avec des noms aussi illustres, tenez-vous bien ! que Somerset Maugham, John Steinbeck, Chinua Achebe...

Autre exemple éloquent : c'est Robert Laffont, grand éditeur parisien, qui a publié en 1956 mon autre roman « Le Pauvre Christ de Bomba » au tirage très modeste de 3000 exemplaires, épuisé vers 1970. Sollicité fréquemment par des gens qui se plaignaient de ne pas trouver mon roman sur le marché, j'écrivis en 1972 à Robert Laffont pour lui demander de procéder à une nouvelle impression. L'éditeur me fit répondre qu'il n'envisageait pas de réimprimer mon roman et qu'il m'en rendait la propriété.

En fait, cette grande maison à la façade si noble, s'était rendue coupable d'un truquage sur « Le Pauvre Christ de Bomba ». Robert Laffont avait en effet signé en avril 1969, sans m'en informer, ce qui est une faute professionnelle très grave, un contrat qui cédait les droits d'exploitation à une officine douteuse, Kraus Reprint, domiciliée à la fois au Liechtenstein et à New-York. Les conditions de cette cession s'apparentent, si même elles ne se ramènent pas purement et simplement, à une manœuvre de sabotage. En effet, Kraus Reprint put réimprimer le livre à un très petit nombre d'exemplaires, vendus à un prix exorbitant (dépassant 20 dollars au début des années 70 !), distribués suivant une filière clandestine à un réseau d'enseignants et de chercheurs se connaissant entre eux, et apparemment liés par le secret. Autrement dit, en se prêtant à une opération de raréfaction artificielle, l'éditeur a sciemment coulé une œuvre qu'il avait mission de promouvoir. Telle est l'aide qu'en France on accorde généreusement aux Africains. L'affaire a été portée par mes soins devant les tribunaux.

« Présence Africaine », nouveau détenteur des droits d'exploitation du « Pauvre Christ de Bomba », en a fait en 1975 un tirage de 6000 exemplaires (édition classique), presque totalement épuisés aujourd'hui.

« Présence Africaine », éditeur de « Ville Cruelle » publié en 1953, en a fait en 1970 une édition poche dont les tirages successifs atteignent aujourd'hui 100 000 exemplaires, sans préjudice des tirages à venir, le roman se vendant au même rythme depuis plus de sept ans.

Quelle est la morale de tout cela ? Elle est très simple : si quelque chose de grand a été fait depuis trente ans dans le domaine de l'édition pour la promotion des littératures et des créateurs africains, ce ne fut que grâce aux Africains eux-mêmes. Quel éditeur impérialiste blanc aurait daigné ou osé risquer son cher fric sur « Nations nègres et Culture » ? L'édition ! voilà un domaine délicat et sophistiqué, apparemment inaccessible aux Africains dépourvus de capitaux et de cadres ! voilà un terrain, rêvé où les naïfs croiraient que la coopération franco-africaine avait vocation à se déployer d'une façon privilégiée, pour se justifier et devenir crédible. Au contraire, c'est là qu'on observe le mieux la volonté d'étouffer, d'étrangler, de berner les Africains. Toute entreprise d'édition impériale, sous quelque masque qu'elle se présente, NEA, CLE, et tutti quanti, se révèle toujours à la longue pernicieuse pour nous. Ah, s'il ne s'agissait que de massacrer de petits écoliers centrafricains ou de dissimuler le crime à l'opinion mondiale nous verrions experts et assistants techniques rivaliser de zèle et de virtuosité.

[5] J'avais découvert la veille ou l'avant-veille qu'il ne connaissait même pas René Philombe, bien qu'ils habitent la même ville

[6] C'est notamment ce qu'a déclaré Mme Lilyan Kesteloot à la soutenance de thèse du Biafrais Peter Okey, professeur à Monkton, Canada.