© Peuples Noirs Peuples Africains no. 10 (1979) 43-54



IMAGES EWONDOS

CAMEROUN

Maurice BRIAULT

Le document que nous proposons ci-dessous à nos lecteurs (et à leur édification) a été découvert par Lucien Laverdière, un Spiritain canadien, qui a bien voulu nous en adresser une photocopie.

Il est extrait d'un ouvrage intitulé « Récits de la Véranda », dont l'auteur, un missionnaire, est un certain Maurice Briault, dont il faut déplorer que l'histoire littéraire n'ait pas cru devoir retenir le nom. L'ouvrage a été publié en 1939, à Paris, chez Bloud et Gay - selon les indications de Lucien Laverdière.

Comme on le verra, le texte révèle d'une façon qui ne manquera pas de réjouir les Africains et leurs amis progressistes européens l'incroyable bonne conscience raciste de l'évangélisation catholique en Afrique noire; mais c'est aussi et surtout un témoignage poignant, bien qu'involontaire, sur le profond désarroi provoqué dans une population africaine (il s'agit ici des Bantous du Sud-Cameroun) par la brutale acculturation coloniale.

A CONFESSE.

Un Père du Cameroun, breton d'origine, écrivait à sa mère à la veille d'une fête :[PAGE 44]

« Ma chère maman, je ne t'en mettrai pas long ce soir : j'ai plus de mille pénitents à entendre d'ici après-demain. Dans ce pays-ci on vient à confesse comme à Brest on va au cinéma. »

Ce jour-là fut trouvée la meilleure comparaison, la plus juste, la plus frappante, pour indiquer le zèle avec lequel les gens du Cameroun pratiquent le sacrement de Pénitence. Sur ce zèle et ses démonstrations les témoignages abondent, généraux autant que particuliers. Je savais donc, comme tout le monde, à quoi m'en tenir et, cependant, lorsque j'ai eu à renouveler mon expérience personnelle de la chose, ce fut dans des conditions qui ajoutèrent à la vérité une note de pittoresque peut-être inédite.

Nous venions de Bangui à Yaoundé par la route inter-coloniale et nous avions passé dans l'après-midi la gracieuse Mambéré chantée par Psichari. Vers 4 heures nous arrivions à Batouri, la cité rouge du chef Dambourah et nous prenions notre gîte au garage des automobiles Durand-Ferté. J'avais à peine eu le temps de changer qu'un jeune Noir d'une vingtaine d'années vint me saluer, sur la véranda, d'un respectueux « Loué soit Jésus-Christ ! » Après quoi, m'ayant appelé par mon nom, il me dit qu'il était catéchiste à Batouri pour le compte de la mission de Yaoundé. Il ne faut pas perdre de vue qu'entre Yaoundé et Batouri il y a 450 kilomètres : c'en était assez pour me laisser un peu ahuri d'entendre prononcer mon nom sous cette latitude où je passais assurément pour la première fois. Le catéchiste ne s'en émut pas et, tout de suite, il s'agenouilla pour se confesser.

Mais Batouri n'est ni la juridiction de Banqui ni même celle de Brazzaville. Il me fallait, à partir de là, des pouvoirs nouveaux que je ne possédais pas. Le catéchiste ne se tint pas pour battu. Il s'en fut chercher une lettre adressée par Monseigneur de Yaoundé à un chrétien établi à Batouri : c'est cette lettre qui avait révélé mon nom et appris mon passage aux fidèles du lieu :

– Tu vois, mon Père, que tu dois nous confesser.

Tout cela, pourtant, ne constituait pas encore des « pouvoirs » en règle.

– Attends, fit le catéchiste. Il y a André qui les a peut-être.

Vingt minutes après il revenait avec une nouvelle lettre. Monseigneur, incertain des dates de mon voyage, avait, [PAGE 45] à tout hasard, adressé à André, scribe à la Subdivision, une lettre qui doublait la première et contenait pour moi une feuille de pouvoirs rigoureusement authentique.

Il n'y avait plus moyen de se récuser. Tandis que les boys mettaient la table pour le dîner et que l'apéritif réunissait les voyageurs, j'allai m'installer dans le garage, sous une lanterne.

– Entrez dans la voiture, me cria le chef de convoi. Vous serez plus à l'aise.

Cet essai de transformation d'une automobile en confessionnal s'avéra malaisé. Je préférai descendre et ce fut assis sur le marchepied de la Buick que j'écoutai l'un après l'autre, les chrétiens de Batouri à genoux par terre.

La passion des Yaoundés pour la confession, je pus m'en rendre compte, n'était pas un mythe. J'achevai de m'en convaincre le lendemain matin. Au moment où nous franchissions la Kadéî[1], tandis que l'on venait de caler la voiture sur le bac, un homme s'approcha de la portière et me salua :

– « Loué soit Jésus-Christ ! »

Sans me laisser de répit, il me montra sa croix, son scapulaire, puis, à demi-voix :

Ma yi kagha minsem : Je voudrais me confesser.

Malheureusement, nous étions quatre dans la voiture et comme l'opération exige, malgré tout, un certain secret, force fut de renvoyer ce pénitent à une occasion meilleure et à son confesseur habituel.

LE CHEMIN DE CROIX D'ETOUDI.

Parmi les dédoublements successifs pratiqués dans la grande chrétienté de Yaoundé, celui d'Etoudi est le dernier en date. Du moins l'était-il en 1933. Comme de juste, on avait commencé par détacher les postes les plus lointains. Puis, à mesure que le pays se christianisait, on surdédoubla [PAGE 46] de plus en plus et on arriva ainsi aux portes même de la ville.

– En pure perte d'ailleurs, observe Mgr Vogt. Cela n'a pas diminué nos foules. Voyez.

Il suffit en effet de regarder devant soi pour s'en convaincre, à n'importe quelle heure du jour.

Le poste d'Etoudi n'est qu'à 8 kilomètres sur une voie dérivée du grand chemin de Nanga-Eboko. Le Père Laurent Hébrard, qui en est chargé, reste membre de la communauté de Yaoundé et revient chaque semaine à son port d'attache. Mais il a à Etoudi chapelle, case-presbytère, sixa catéchistes, moniteurs, tous les éléments d'une station autonome.

Loyalement, on nous a prévenus que cette station est toute petite, commençante, naissante. Seulement il faut s'entendre sur les mots : la petite station compte 5 à 6 mille chrétiens. Concédons cependant qu'elle ne paie pas de mine : nous arrivons dessus sans la voir et rien, ou presque, ne la signale à qui passe sur la route.

C'est un vendredi de carême et il est quatre heures. On entend un chant d'unisson à la fois puissant et contenu le Stabat Mater sur paroles indigènes. L'heure est celle du Chemin de Croix.

A pas feutrés nous entrons. Les proportions de la chapelle sont ce qui nous frappe tout d'abord : c'est une grande église. On nous a appris après coup qu'elle faisait 70 mètres de longueur : une des plus grandes du Cameroun. Toute en bois et en paille. Faire tenir debout une pareille construction dont les assemblages sont des ligatures de lianes menues m'a toujours paru un de ces mystères déroutants que la manière des Noirs nous réserve quelquefois.

L'église est aux trois quarts pleine : les enfants aux premiers rangs avec leur fourniment d'écolier et une petite bouteille d'encre pendue aux doigts de ceux qui « connaissent » écrire, – puis les femmes ewondos avec leur large visage haché de menus tatouages bleus; puis les hommes avec des pièces de costume européen, les uns avec une veste sans pantalon, les autres avec une culotte sans veste.

Personne, sauf quelques tout-petits, n'a tourné la tête. Tous les regards vont au même endroit.

« Neuvième station, dit le Père. Jésus tombe pour la troisième fois. » [PAGE 47]

Tous suivent. Ce n'est plus de l'attention simple mais de l'émotion vraie et nous sentons qu'elle nous gagne, nous qui ne sommes venus que pour voir. Il faut entendre comment les voix, lorsque le prêtre a fini son pieux commentaire, lancent le refrain :

    Santa Mater istud agas
    Crucifixi fige plagas
    Cordi meo valide !

Vingt minutes plus tard, car la dévotion des fidèles veut de longs offices, la foule s'égaille par les sentiers vers la forêt qui finit ici, vers la savane qui commence.

Et c'est cela une petite annexe, une station dont on ne parle guère.

CLIENTS SERIEUX

Ceux-là ne vont pas à l'église.

C'est dans la cour intérieure qu'ils attendent sous la véranda de Monseigneur Vogt.

Ce ne sont pas des jeunes gens. La plupart sont plutôt d'un âge notoirement canonique : vieux Ewondos grisonnants, vieilles femmes couturées de marques en relief sur la figure et la poitrine. Les uns sont assis ou accroupis, les autres à genoux, tout le long du petit mur d'enceinte qui aboutit au perron de la Mission. Ils attendent en silence.

Qui sont ces clients ?

Ce sont les pénitents particuliers de Monseigneur. Peut-être sont-ils porteurs de cas réservés à l'évêque ? Cela nous ne le savons pas. Personne ne le sait. Mais ce qui se sait d'une façon certaine c'est qu'ils en ont long à dire, plus long que les autres, et c'est parce que leur confession va être plus développée que celle du commun qu'ils sont ici.

Je vois que vous cherchez un supplément d'explication. Le voici.

Quand il y a de 500 à 800 personnes à attendre leur tour devant un confessionnal, il convient qu'aucun ne lambine et que les choses aillent rondement. Mais, voyez-vous qu'au milieu de la presse générale quelqu'un s'avise d'occuper le confessionnal pendant dix minutes, un quart d'heure, [PAGE 48] voire une demi-heure même ? Du groupe des pénitents qui attendent, un murmure monte :

– Nna ! Celui-là reste trop longtemps... Pourquoi le Père l'écoute-t-il, ce vieux qui en a trop à dire ?... Va-t-il finir bientôt ?....

Et l'on faisait palabre à ces gens trop peu pressés. Ils avaient, eux, leur excuse. Ils étaient le plus souvent des attardés, éloignés des sacrements depuis des années, vieux pécheurs rancis; trafiquants partis au loin, restés douze ans sans voir un prêtre; pauvres femmes pas libres que la mort d'un polygame venait d'affranchir. Et ainsi de suite.

Pour ceux-là, Monseigneur a miséricordieusement créé une catégorie à part : celle qu'on appelle à Yaoundé les clients sérieux. C'est à lui-même qu'ils s'adressent, c'est pour eux que Son Excellence réserve chaque jour quelques heures au long desquelles elle n'est plus que sa Patience et sa Bonté.

SIXA.

L'un des mots qu'on entend le plus lorsqu'on circule parmi ces chrétientés si denses du pays ewondo, c'est celui de Sixa.

C'est aujourd'hui un nom commun, masculin singulier. On dit un Sixa, le Sixa de telle mission, de tel poste, de tel Père... Mais ce singulier vient d'un pluriel : le mot anglais sisters, que les indigènes habitués au pidgin[2] prononçaient sistas et qui signifie les Sœurs, la maison ou l'œuvre des Sœurs. En pénétrant dans le pays, parmi les tribus qui n'avaient aucune connaissance de nos langues d'Europe, sisters, sistas est devenu Sixa.

Au moins, tout le monde sait parfaitement ce que cela veut dire, bien qu'il y ait pour nous, gens précis, deux sens à ce mot, sinon davantage.

Le sens absolu est celui d'une œuvre de Religieuses attachées à une Mission et se livrant à l'éducation des filles. Cependant, même là, une distinction est à faire : une simple école de fillettes, un petit pensionnat n'est pas à proprement parler un Sixa. Ce nom est plutôt réservé pour une œuvre adjacente, celle de « fiancées de chrétiens » qui apprennent le catéchisme en vue du baptême, [PAGE 49] de la communion, et qui se préparent de façon prochaine au mariage.

Toutefois, entendons-nous bien. Les fiançailles africaines ne ressemblent guère à celles d'Europe. En pays de mission, où l'on est aux prises avec un paganisme séculaire, le terme est élargi. La fiancée n'est plus seulement la vierge chrétienne qui s'est promise au jeune homme de son libre choix : elle est aussi, très souvent, la femme d'un païen qu'elle suit dans sa conversion ou bien encore l'épouse de second ou troisième rang d'un polygame dont elle a pu se séparer pour se faire baptiser et pour épouser ensuite en justes noces un de nos chrétiens. C'est ce qui explique que beaucoup de ces fiancées sont déjà mères de famille et se présentent avec un bébé sur le dos. Il n'y a à s'en formaliser que ceux qui ne cherchent pas d'explications.

Le Sixa gouverné par des Sœurs est la perfection du genre. L'instruction, la police, le bon ordre possèdent, grâce aux Religieuses et à leurs auxiliaires immédiates, leur maximum de garanties.

Mais il s'en faut qu'on puisse compter par tout le Cameroun sur la présence de nos très dévouées et très appréciées Sœurs Spiritaines et autres ! C'est pourquoi, dans une foule de petits postes et d'annexes de brousse, il existe des dérivés de Sixas.

A côté de la grande chapelle, à quelque distance de la Résidence du Père desservant, quelques cases longues montrent leurs toits enfumés à travers le feuillage luisant des bananeraies. On compte ainsi quatre, cinq, six ou huit cases enserrant une cour irrégulière. Si vous entreprenez d'y entrer, je vous préviens que vous n'y resterez pas longtemps, car cela ne sent pas toujours bon et la Négresse ne se trouve heureuse que dans la fumée[3]. Vous pourrez cependant vous rendre compte que chaque case est prodigieusement habitée : les habitantes s'y empilent au plus étroit et ne laissent libre que la place des foyers. Autour de cette espèce de village se voient quelques plantations d'où la « communauté » féminine tire ses vivres quotidiens. Mieux c'est cultivé, mieux on mange : on arrive à comprendre cela. Malgré tout, il est plus sûr que quelqu'un y veille [PAGE 50] comme aussi qu'il y ait une autorité pour assurer l'ordre et une capacité approuvée pour enseigner la doctrine. C'est pourquoi, dans ces Sixas de brousse, il y a toujours un catéchiste d'un certain âge, marié et vivant avec sa femme sur place, Il ne se confond pas avec le catéchiste titulaire du poste : il est le catéchiste responsable du Sixa.

Cela demande, évidemment, beaucoup de vigilance de la part du Père chargé du district, mais c'est une institution qu'on voit, non sans émerveillement, fonctionner sans qu'il arrive trop de malheurs. On comprend que si ces Sixas avaient provoqué des scandales, la mission aurait cherché autre chose. Il semble vraiment que la grâce de Dieu (qu'il faut bon gré mal gré situer quelque part dans l'existence des sociétés) ait pris en pitié particulière l'extraordinaire volonté de conversion de ce peuple ewondo. Il doit y avoir des légions d'anges, choisis parmi les plus capables, à veiller sur ces Sixas de brousse qui ne font guère parler que comme d'une institution utile, bienfaisante, efficace, connue, comprise, contrôlée par l'opinion, jugée et admise.[4] Chrétiens, païens, catéchumènes, catéchistes jeunes et anciens, matrones et fiancées, côté hommes et côté dames, tout ce qui vit et qui se meut autour d'un de ces Sixas obéit à une foule d'intérêts divers, souvent opposés : dans ces conditions, il serait assez difficile à un scandale de rester longtemps secret.

Aussi n'est-ce pas cette absence de grave désordre moral qui surprend le plus celui qui a eu le temps de se faire une âme africaine. Son admiration, au Sixa, va ailleurs. Elle va à ce miracle de femmes sortant de tribus différentes, souvent ennemies et agitées de vieilles vendettas tenaces et méchantes, de femmes par ailleurs prises en pleine barbarie[5], balafrées de marques et tatouages qui ne se voient plus que dans les tribus sauvages les plus attardées, de femmes païennes donc, dressées dès l'enfance au vol, au mensonge, à la dispute, à la dissimulation, à la fourberie, à la violence, à la vengeance, et qui vivent ainsi sous les mêmes toits, dans la même cour, surveillées par un unique catéchiste, sans s'être entre-dévorées, entre-assommées dès la première semaine.

Eh bien ! il faut en convenir ce miracle arrive. [PAGE 51 Il arrive même habituellement. Cela tient, je crois, à ce que, dès le premier instant de leur catéchuménat, on a appris à ces sauvagesses[6] le secret de la prière et les raisons de la foi. A cause de Dieu qui défend la colère, les disputes sont évitées ou s'apaisent avant d'engendrer des accidents. A cause du baptême en vue, les pires viragos s'essayent à un peu de patience. Si bien que ces Sixas qui ont apparemment tout ce qu'il faut pour être des nids à palabres et des couvents de discorde finissent par être ce qu'ils sont : d'appréciables moyens de fortune pour opérer une sorte de bien souvent urgent, qu'il n'est guère possible de faire d'une autre manière, et qui est réel, certain, parfois remarquable.

EXTREME-ONCTION.

Nous rentrons d'Etoudi à cette heure encore chaude qui précède la tombée de la nuit et nous remontons la pente de glaise rouge où l'on a taillé la route de la mission de Mvolyé. La vieille auto dépeinte et fatiguée dépasse l'un après l'autre de nombreux piétons qui montent vers l'église, bien qu'il n'y ait plus d'office à cette heure. Nous causons tranquillement.

Soudain, une chose très rapide nous a croisés. J'ai eu à peine le temps de voir. Je me souviens vaguement d'un brancard, d'hommes qui portent quelque chose sur leurs épaules, d'un rideau blanc qui flotte.

– Une Extrême-Onction – me dit le Père qui m'accompagne. Sur mon air surpris, il poursuit :

... Oui : avec la surcharge des confessions et des cas de mariage, les Pères ne peuvent presque plus aller voir les malades... Alors, on nous les apporte. On improvise un tipoï ou un hamac. Parfois c'est encore plus simple : le malade est lié à un bâton solide et deux chrétiens – solides également – l'enlèvent sur leurs épaules ou sur leur tête et, de plusieurs kilomètres parfois, le transportent à la mission. Un Père alors, l'étoile déjà passée au cou, quittera son confessionnal et, sans paroles inutiles, donnera au moribond l'Extrême-Onction qu'il demande ou qu'on est venu chercher pour lui.

Le malade est parfois mort pendant le trajet, car la manière dont on le secoue n'a rien de particulièrement confortable. Mais nul ne s'en formalise et cette mort semble à nos gens une prédestination. Est-ce eux qui ont tort ? [PAGE 52]

Celui que nous avons croisé ce soir bénéficiait de quelques égards. Il avait un hamac et on le portait sans courir. Un drap de lit tendu sur le bâton servant d'axe l'abritait du soleil. Ceux qui l'accompagnaient récitaient le chapelet.

Que de leçons à la fois pour nos pâles fidèles d'Europe !

AUBE DE DIMANCHE.

Des voix au milieu de la nuit.

Cela ne crie pas, ce ne sont pas des appels, plutôt des chuchotements, mais un chuchotement immense comme si mille personnes étaient là, dehors, s'évertuant à dire quelque chose sans faire de bruit. Une horloge se décide à sonner : il est quatre heures. La cloche ne sonnera qu'à cinq le lever de la communauté.

Mais les bruits de voix augmentent et j'ai le malheur d'y prêter attention : dès lors je ne dors plus et je me lève, curieux de savoir qui parle ainsi. Une fois bien éveillé, je me rappelle que c'est aujourd'hui dimanche, un simple dimanche de Carême, le premier que je passe à Yaoundé, et j'ai de suite l'explication. Une heure plus tard, les premières lueurs de l'aube l'ont confirmée. C'est la foule des chrétiens déjà arrivés qui attendent devant les portes encore fermées de la grande église. La rumeur grandit de minute en minute : ils sont de sept à huit cents et, par le chemin qui monte de la ville, par tous les sentiers, il vient du monde, encore du monde. Dès qu'ils entendront qu'on enlève la barre intérieure des portes, vers cinq heures et demie, le flot va se précipiter en un assaut irrésistible.

D'où viennent ces gens ? ai-je demandé plus tard, après les premières messes.

Ils viennent de six, huit kilomètres, douze en certaines directions. Par conséquent, beaucoup d'entre eux ont dû quitter leur village vers les deux heures du matin. On les verra repartir après la grand-messe aux environs de midi.

Quelque explication qu'il faille donner à ces mouvements de foule, on est forcé de les constater et ils se chargent de manifester leur présence. Comme je montre de l'admiration, un Père fatigué par plusieurs heures de confessionnal soupire :

– Ah ! si la religion chrétienne ne consistait qu'à aller à la messe, [PAGE 53] et à accuser ses péchés, ce serait ici la première chrétienté du monde. Mais il y a le reste du Décalogue à appliquer, et peut-être ce n'est pas plus facile ici qu'ailleurs.

BENEDICTIONS.

Devant l'église, comme à l'ordinaire, la foule attend. Sans désordre, sans bruit, presque sans mouvements. Partout ailleurs, en toute autre circonstance, une telle réunion n'irait jamais sans tumulte, cris et disputes. Ici, tout se borne à un bourdonnement vague, à quelques allées et venues d'enfants qui ont besoin de bouger.

Deux Pères, dans le petit jour, descendent le raidillon qui aboutit à la sacristie. L'un des deux est de la maison, l'autre est étranger, arrivé d'avant-hier. Celui-ci, émerveillé du spectacle, s'arrête un instant à regarder la foule, cherchant quel nombre lui assigner. Ce moment d'arrêt a suffi : immédiatement un homme s'approche et lui tend un chapelet à bénir. Ce chapelet a déjà été béni plusieurs fois par les Pères de la Communauté, mais on veut lui assurer encore la bénédiction de ce prêtre venu d'ailleurs : l'objet en comptera ainsi une de plus. De la main droite, le Père a esquissé un signe de croix : de suite deux femmes se lèvent, chacune tendant un chapelet. Si le Père les bénit, dans un instant il en viendra cinquante ou cent.

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Le bénédiction de Monseigneur est plus recherchée encore : cela se comprend.

La camionnette épiscopale s'est arrêtée sur la route d'Ebolowa dans un groupe de villages où s'élève une case-chapelle. Dès que la présence de l'évêque a été signalée, de toutes parts les chrétiens arrivent, et non seulement les chrétiens mais encore les catéchumènes et de nombreux païens. Tous, dès qu'ils approchent, se mettent à genoux et Monseigneur les bénit à mesure. Réunion de quelques minutes dans la chappelle qu'on est en train de refaire : conseils, avis, encouragements, réprimandes; après quoi bénédiction en forme sur toute l'assistance. Mais pendant que Monseigneur (qui est son propre chauffeur) reprend sa place au volant, [PAGE 54] un groupe de femmes part en courant s'agenouiller à trente mètres de là sur le passage de la voiture pour bénéficier d'un ultime signe de croix. Même, dans ce pays du Sud-Cameroun où prévaut encore la Réforme luthérienne, des protestantes, souvent, rivalisent avec des catholiques pour tâcher de « gagner » la bénédiction du « bishop ».

Les races suivent chacune leur pente. Nous autres, gens d'Europe, nous croyons au mérite, à l'effort personnel et nous saluons la vertu. Nous avons même si bien exalté la part de l'homme dans l'acte religieux que nous n'y considérons plus la grâce de Dieu, ni le rite qui en est le signe visible. Les primitifs, eux[7], s'attachent d'abord aux rites et laissent à Dieu la grande part d'une action religieuse à laquelle ils coopèrent sans se presser, de loin, un peu. Et c'est pour cela que chez eux la seconde conversion est souvent plus dure que la première.

Maurice BRIAULT


[1] La Kadéi est quelquefois appelée Kadéï-Sangha, ce qui semble l'identifier avec la Haute-Sangha. C'est à Nola qu'à lieu le confluent : l'Eléka venant du Nord et grossie de la Mambéré s'y rencontre avec la Kadéii qui vient d'une direction infléchie vers l'Ouest.

[2] Pidgin. C'est l'anglais corrompu de la côte ouest-africaine. Exemple : Plenty water he live for come : il va beaucoup pleuvoir tout à l'heure.

[3] Souligné par la Rédaction.

[4] Souligné par la Rédaction.

[5] Souligné par la Rédaction.

[6] Souligné par la Rédaction

[7] Souligné par la Rédaction.