© Peuples Noirs Peuples Africains no. 9 (1979) 137-144



LETTRE DU CAMEROUN

P.A.

Chers amis,

Je suis heureux de vous écrire. Je voudrais faire une remarque à propos de la note de Mongo Beti suivant l'article « Dialogue sur deux voies » écrit par le spiritain Lucien Laverdière dans le numéro 6 de PN-PA.

Je ne suis pas du même avis que Mongo Beti qui prône le retrait systématique de tous les prêtres blancs de l'Afrique. Car s'il est vrai que parmi ceux-ci il y en a qui se sont comportés plus en « conquérants » qu'en annonciateurs de l'évangile du Christ, il serait impardonnable d'oublier de nombreuses entreprises – bienfaisantes pour les communautés locales – qu'ont menées et que mènent encore certains prêtres européens en Afrique. Je pense par exemple aux nombreux dispensaires et écoles construits et dirigés par ces prêtres, parfois jusqu'au fond de villages africains, villages dont les populations sont aujourd'hui méprisées et niées par nos propres dirigeants ! Ainsi, je ne crois pas que l'on puisse justement condamner d'un seul coup l'ensemble des prêtres européens vivant en Afrique. Il y en a qui continuent à œuvrer pour le bienfait des Africains.

Ceci dit, j'adresse toutes mes félicitations à l'équipe dirigeante de PN-PA. Bon courage. [PAGE 138]

Ce qui est regrettable, c'est que PN-PA ne peut paraître là même où il aurait le plus d'efficacité, c'est-à-dire en Centrafrique, au Zaïre, en Côte-d'Ivoire, au Cameroun, etc. Oh ! l'inélégante censure des roitelets noirs. C'est encore le bon peuple qui paie les frais : on le mure dans un obscurantisme des plus asservissants. Quand ce n'est pas le journal officiel du parti unique gouvernemental qu'il doit lire, c'est Le Figaro ou France-Soir ou Paris-Match... ou encore, et c'est le plus dangereux, Jeune Afrique, l'hebdomadaire du sieur Bechir Ben Yahmed, serviteur des Senghor et Ahidjo, agents locaux de l'oppression des nègres. A ce propos, je vous engage dans la dénonciation vigoureuse des absurdités que l'on écrit sans cesse sur le dos de l'Afrique. Dénonciation d'autant plus efficace qu'elle met en « relief » les auteurs de ces écrits : historiens, journalistes et écrivains surtout.

Je vous signale une de ces énormités, que j'ai relevée hier par hasard dans un « grand livre » d'histoire de 830 pages écrit par « l'éminent » historien français Michel Mourre :

« ... 10 avril 1960, premières élections depuis l'indépendance (au Cameroun) : victoire de l'Union des Populations Camerounaises, conduite par le premier ministre... Ahmadou Ahidjo ( ! !) qui enlève 60 des cent sièges de l'assemblée... »[1].

Donnez-moi de l'eau à boire.

Passons à un sujet malheureusement plus tragique.

Il est important que l'opinion internationale et la communauté chrétienne du monde entier soient alertées par le fait fort déplorable qu'au Cameroun l'église catholique est définitivement passée sous la main-mise du président de ce pays, Ahmadou Ahidjo, dictateur puissamment protégé par le gouvernement français.

Dimanche 28 janvier 1979, fête de Saint-Thomas d'Aquin, se déroulaient à la cathédrale de Nkongsamba, ville du Sud Cameroun, les cérémonies d'intronisation du nouvel évêque de ce diocèse, un autre Thomas, du nom de Nkwissi. Quel fut l'écœurement de la foule qui assistait aux cérémonies, de constater que, là encore, les premières places autour de l'autel furent réservées aux personnalités politiques : notamment à M. Medjo Akono Marcel, gouverneur de la province de l'Ouest-Cameroun, représentant personnel d'Ahidjo, MM.[PAGE 139] les préfets de Nkongsamba, Yabassi et Bafang (deux villes voisines de Nkongsamba), plusieurs députés et autres hommes du régime, tous individus dont la corruption et la soumission absolue n'échappent à aucun Camerounais ! Pourquoi fallait-il qu'au moment où l'Eglise camerounaise célébrait un tel événement, ses responsables hiérarchiques se résolvent à mettre en relief les partisans d'un régime qui martyrise le peuple camerounais et qui nie tout droit de l'homme ? Un régime qui, il n'y a guère, a porté un terrible coup à la communauté chrétienne d'Afrique en accusant faussement Mgr Albert Ndogmo, évêque de Nkongsamba, de tentative de coup d'Etat ?

Il faut remonter dix ans plus tôt pour comprendre le malheur dans lequel s'est laissée aller l'Eglise catholique au Cameroun.

Vers 1967-1968, Mgr Ndogmo, ne pouvant supporter le silence que voulait lui imposer le gouvernement camerounais sur ses nombreux forfaits (pillage systématique des paysans de la région de Mungo, 8 700 km2 environ, au cœur de laquelle se trouve Nkongsamba, analphabétisme quasi total sévissant dans la région, soins médicaux rares, arrestations arbitraires suivies d'exécutions ... ), commença à s'opposer énergiquement et sans peur au régime en place. En même temps qu'il développait les écoles de son diocèse ainsi que de menus établissements de soins dans la région, Mgr Ndogmo ne manquait pas de dénoncer les nombreuses irrégularités commises par le gouvernement, alliant allègrement la parole à l'action suivant l'enseignement du Christ. Inutile de dire que dans un pays où la moindre liberté d'expression est bannie, l'évêque était devenu l'homme à abattre. Le gouvernement usa des mille et une méthodes les plus éprouvées pour le forcer à infléchir sa ligne. Peine perdue. Mgr Ndogmo n'était pas homme à faire des courbettes et à grimacer devant la misère qui dévorait la communauté à laquelle il était chargé d'enseigner la parole de Dieu. Au contraire, il poussait l'audace jusqu'à créer en mars 1970 une fabrique d'articles en plastique : imperméables, sandales, tous articles très utiles dans une région pluvieuse comme celle de Mungo et dont les prix s'accordaient avec la bourse des paysans qui forment 80 % de la population camerounaise. Il développa l'activité des librairies; c'est à lui qu'on doit ainsi la Librairie Catholique de Nkongsamba spécialisée dans la vente des fournitures scolaires [PAGE 140] élémentaires telles que cahiers, ardoises, craies, crayons, pointes billes[2].

Mgr Ndogmo savait aussi – et c'était là une des raisons de sa force – se faire comprendre aussi bien des vieux que des jeunes, ce qui n'est pas à la portée du premier venu dans une société africaine en pleine mutation. Il dirigea d'ailleurs le journal de son diocèse « L'Essor des Jeunes », que la censure gouvernementale allait progressivement éteindre. Bref, Mgr Ndogmo savait multiplier ses bras pour être au service de la communauté, et de l'humanité tout court. Il représentait – il continue à représenter – pour la jeunesse camerounaise un éclatant symbole : celui du franc-parler, de l'honnêteté intellectuelle et du courage.

Evidemment, la popularité de Mgr Ndogmo ne laissait pas indifférents le gouvernement Ahidjo et son état-major de mentors parisiens. Ceux-ci se rongeaient les ongles de ne pouvoir descendre immédiatement l'évêque. Finalement, les conseillers techniques d'Ahidjo mirent au point l'odieuse stratégie, qui allait se révéler fort grossière et grotesque, en vue d'assommer notre évêque. On commença par faire le vide autour de lui : arrestations, bien entendu arbitraires, de ses principaux collaborateurs africains; expulsion de ses collaborateurs européens, certains étant sommés de quitter le pays dans les 24 heures. Puis on sortit de l'on ne sait quelle baguette magique la malicieuse idée d'après laquelle l'évêque méditait un coup d'Etat ! ! !

Ainsi Mgr Ndogmo fut arrêté et mis en prison en août 1970 avant de comparaître quatre mois plus tard, à huis clos, devant le tribunal militaire de Yaoundé, quatre mois pendant lesquels les techniques de torture, suprême fruit de l'assistance technique française au Cameroun, ne permirent même pas d'injecter dans l'esprit du prélat, pourtant physiquement et moralement très diminué, l'idée qu'il voulait assassiner le président de la République. Selon la tactique prévoyant que Mgr Ndogmo reconnaîtrait ses fautes au cours du procès truqué (ô combien) et retransmis par la radio locale[3], la réputation d'un homme animé de si [PAGE 141] nobles intentions était méthodiquement vilipendée dans tout le pays et même en Europe, particulièrement en France, grâce à l'engagement pervers de certains journaux qui protègent la dictature et la tyrannie sévissant au Cameroun depuis vingt ans.

Après ce que le manque de mots nous a obligé à appeler « procès », Mgr Ndogmo, fut condamné à mort, puis gracié, sa peine ayant été commuée en prison à perpétuité; puis sous la pression d'Amnesty-Canada, il fut libéré après quatre années de bagne dans un camp de concentration du Nord Cameroun.

Tout ceci se passa sous le regard « incompréhensiblement » inerte du Vatican ! ! Le Vatican aurait-il lui aussi les mains liées par les puissants gladiateurs parisiens qui soutiennent la terreur au Cameroun ? Pourquoi avoir laissé à la fantaisie d'un minable chef d'Etat africain un homme dont l'unique « péché » avait été de coller à la réalité de sa misérable communauté pour essayer de la libérer ? Nous n'arrivons pas à trouver de réponses à ces interrogations. En tout cas, la question est directement posée au Vatican.

Il est sûr que ces questions se posent sourdement au Cameroun et qu'elles éclateront tôt ou tard. Ce sont là des questions importantes, voire capitales pour le Cameroun, d'autant plus que depuis le scandale de l'affaire Ndongmo la communauté chrétienne camerounaise a perdu son unité pour s'agenouiller au pied du dictateur Ahmadou Ahidjo.

Sinon comment expliquer la présence massive de ces hommes politiques à l'intronisation du 28 janvier 1979 à Nkongsamba ? Comment expliquer la présence massive à la cathédrale ce jour-là de militaires, de policiers (en tenue ou en civil) et sûrement aussi des agents du SEDOC (dont l'efficacité a facilement franchi les limites de l'immense continent noir pour persécuter jusqu'en Europe de pauvres Camerounais) ? Tout ceci ne se fait en réalité que pour terroriser le dernier carré d'hommes francs qui restent à l'Eglise catholique du Cameroun.

Le discours que prononça le nouvel évêque ce jour-là n'est, en soi, qu'une confirmation de nos inquiétudes. [PAGE 142] Comme encerclé par une patrouille de blindés, le pauvre Thomas Nkwissi n'a certainement pas exprimé le fond de sa pensée. Sur quelle protection pouvait-il encore compter quand celui-là même qui, hier, dirigeait les siens en homme si sûr de soi, celui qui dénonçait avec force la dictature, celui qui affirmait qu'un chat est un chat, a été livré presque comme l'Agneau sans que Rome lève le petit doigt, simule même une tentative de mouvement pour arracher à la mauvaise humeur des Ahidjo, Fochivé[4], Sabal Lecco et autres instruments du lobby négrier de Paris, un homme innocent, de plus évêque de l'Eglise catholique romaine ?

Le Vatican devra tôt ou tard s'expliquer, nous expliquer !

Reportons-nous au discours de Mgr Nkwissi.

Il commence par les traditionnelles salutations. Mention particulière est évidemment faite au gouverneur et aux préfets. Le prélat enchaîne en rappelant que le 29 janvier 1979 bouclera les 6 années pendant lesquelles il a été « chargé » du diocèse de Nkongsamba. Mais il s'empresse de préciser qu'Albert Ndogmo demeurait néanmoins le « titulaire » du diocèse de Nkongsamba[5]; que, parce que ce dernier avait été empêché de poursuivre sa tâche (pourquoi ? par qui ? Thomas Nkwissi était-il, lui aussi, empêché de nous le dire ? Suivons néanmoins le discours, peut-être le saurons-nous), Rome désigna d'abord sede plana l'abbé Georges Siyam le 2 août 1970. Puis le nouvel évêque brossa, avec succès d'ailleurs, un tableau rétrospectif de l'histoire [PAGE 143] du diocèse qu'il allait désormais diriger en titulaire. Ainsi on apprit qu'en 1890 le pape Léon XIII ouvrit une « préfecture » au Cameroun que cette préfecture devint diocèse du Cameroun en 1905 que l'abbé Lennartz de 1914 à 1919, puis l'abbé Plissonneau de 1920 à 1930, s'occupèrent du diocèse de Nkongsamba. Puis ce fut le tour de Paul Bonque jusqu'en 1964. C'est cette année-là, le 15 août exactement, que fut intronisé Mgr Albert Ndogmo, premier évêque camerounais du diocèse de Nkongsamba.

L'attention de l'assistance s'éleva exponentiellement : Allait-on lui dire le reproche qu'on a fait à son cher Ndogmo ? Aura-t-elle d'un ancien prêtre de la région quelque chose de vrai sur Mgr Ndogmo, par-dessus la campagne de mensonges du dernier trimestre de 1970 ?

Non et non. Malheureuse assistance ! En trois phrases, Mgr Nkwissi rappela très brièvement l'œuvre de l'homme auquel il succède (comme si Mgr Ndogmo était mort !) et qui a pourtant marqué de son empreinte, c'est-à-dire par sa personnalité, le Cameroun pendant les six ans où il a dirigé le diocèse du Mungo. Mgr Nkwissi n'oublia pas de signaler comme il le pouvait – c'est-à-dire très timidement – le courage et la force de caractère, qui étaient respectés de tous (peut-être même d'Ahidjo). Il signala encore que, malheureusement, Mgr Ndogmo fut empêché en 1970 de poursuivre sa tâche. Pourquoi donc ? devait se demander avec insistance une foule qui ressentait, plus que jamais peut-être, la présence de Mgr Ndogmo.

Et l'affaire du coup d'Etat ? Oh attention ! Il ne fallait surtout pas prononcer ce mot diabolique. Mgr Nkwissi était très prudent : les militaires, les agents du SEDOC, les policiers et peut-être d'anciens lieutenants de la guerre d'Indochine, puis du Cambodge et d'Algérie étaient là. La menace était lourde, très lourde. On passa une fois de plus sous silence une affaire qui éclatera bien un de ces jours, comme une bombe à retardement, qu'on le veuille ou pas. Une fois de plus, la dictature d'Ahmadou Ahidjo forçait la main à l'Eglise catholique romaine[6]. Ahmadou Ahidjo et [PAGE 144] ses protecteurs français venaient encore d'obliger l'Eglise à se taire, c'est-à-dire à être complice comme aurait déduit Martin Luther King. Une fois de plus, l'Eglise louait le tortionnaire : dans la salutation finale de Mgr Nkwissi, mention spéciale est encore faite au gouverneur, aux préfets et aux autres représentants et dirigeants du régime.

Voilà où en est l'Eglise catholique au Cameroun.

N'y aurait-il plus d'homme courageux de la trempe de Ndogmo, capable de dire la vérité, seulement la vérité ? Mgr Nkwissi, nous en sommes persuadés, n'a pas dit tout ce qu'il aurait aimé dire; voilà qui est regrettable. Où est donc la vérité de l'enseignement du Christ ? Suffit-il de chanter des hymnes latins à un misérable peuple d'Afrique Centrale ou bien devrait-on chercher à nourrir et à vêtir des hommes qui sont dans le besoin ? S'agit-il d'aller de compromis en compromis au risque de laisser humilier l'innocent en flattant l'assassin ? Dans son livre « Pauvreté, richesse des peuples », Albert Tévoedjere signale quelque part qu'au cours de l'histoire, l'Eglise s'est laissée aller parfois à des compromis fort dangereux. Ceci est très vrai aujourd'hui au Cameroun et sans doute dans d'autres pays d'Afrique. Le Vatican devrait se pencher sur ce problème avec sérieux. Nous voulons encore croire aujourd'hui que le discours de Mgr Nkwissi n'a pas été rédigé par un... membre de l'U.N.C. (Union Nationale Camerounaise), parti gouvernemental unique, au pouvoir depuis 1960. Mais si l'Eglise continue à céder ainsi du terrain, pareil trucage n'est pas du tout improbable dans les années à venir.

Que « Peuples noirs-Peuples africains » vive.

P.A., étudiant.


[1] Michel Mourre : « 25 ans d'Histoire Universelle », Editions Universitaires.

[2] Il est utile de rappeler que des fournitures aussi élémentaires que celles-là font aujourd'hui défaut au Cameroun. Quand on les trouve, leur prix est inacessible pour les enfants des paysans.

[3] Rappelons que le public n'avait pas le droit d'assister au procès, le gouvernement l'ayant carrément interdit. La télé n'existant pas au Cameroun, qu'on imagine la campagne antiNdogmo que mena la radio. Une radio inconditionnellement au service du parti unique et où la notion d'objectivité est inconnue.

[4] Fochivé était chef du SEDOC, la police personnelle d'Ahmadou Ahidjo. Sabal Lecco était alors ministre de la « Justice ». Il y a quelques années, il a été promu président du Conseil Economique et Social, soit le troisième personnage du régime après Ahidjo et Tandeng Muna le Président de l'« assemblée nationale ». Bravo !

[5] Fait probablement unique dans l'histoire de l'Eglise, Albert Ndogomo est demeuré évêque de Nkongsamba d'août 1970 (date de son arrestation) à janvier 1979 sans mettre pied clans son diocèse pendant près de 9 ans. Ainsi, dans le camp de concentration du Nord-Cameroun où on le traitait en forçat, Mgr Ndogmo était toujours évêque de Nkongsamba. Quatre ans après sa condamnation, soit en 1974, il est envoyé en exil en Europe, puis au Canada. Il demeure néanmoins évêque de Nkongsamba, ville du Cameroun. Le Vatican ne dit toujours rien. C'est la France qui est responsable de cette situation : les intérêts économiques du pays de la Fraternité avant tout !

[6] Même le pape Jean-Paul II observa ce silence. Dans la lettre qu'il adressa au nouvel évêque et que Mgr Jean Zoa (il était bien à Nkonsamba lui aussi) archevêque du Cameroun, fit lire, mention n'est faite nulle part, ne fût-ce que du nom de Mgr Ndogmo. Le Saint-Siège semble avoir oublié les règles élémentaires de la politesse. Il est tout de même vrai que Jean-Paul II ne connaît pas à fond l'affaire Ndogmo. Dans sa lettre, il a d'ailleurs rappelé que le choix de Thomas Nkwissi avait été fait par Jean-Paul Ier.