© Peuples Noirs Peuples Africains no. 9 (1979) 65-68



LE TESTAMENT DE L'EDUCATEUR

Tchitchelle TCHIVELA

Pour préserver et fortifier leur indépendance, les Africains devront d'abord vaincre leurs faiblesses. Voilà ce que nous enseigne « Sans Tam-Tam »[1] le dernier roman du Congolais Henri Lopès.

De quoi s'agit-il ? Gatsé, un enseignant de brousse, refuse d'aller occuper à Paris le poste de Conseiller Culturel que son ami, personnage important du Parti et de l'Etat congolais, lui propose. Et de se justifier en cinq lettres d'inégale longueur. Après un bref séjour en Bulgarie, il succombe au cancer du foie. Le haut-dignitaire anonyme charge alors un éditeur de publier les lettres de Gatsé.

Il n'est donc question, d'un bout à l'autre du roman, que de ce personnage que l'on finit par connaître, même si on ignore certains éléments le concernant, comme son âge et son aspect physique. Fils du cuisinier d'un colon Français, Gatsé a perdu très tôt sa mère dont il conserve un souvenir émouvant. Formé à l'Ecole Normale Supérieure, il a travaillé dans un cabinet ministériel, avant d'être affecté en brousse où il a enseigné jusqu'à sa mort. Sensible et réaliste, cet homme frappe par sa culture et - déformation professionnelle ? – son goût de donner des leçons.

Gatsé étale en effet une culture éclectique et vaste dans [PAGE 66] ses lettres où se bousculent, comme dans une kermesse, des auteurs de tous les continents et de toutes les convictions. Qui s'en étonnerait ? Gatsé est un homme passionné de lecture, et l'on s'en persuade aisément à l'élégance de son écriture comme à son souci d'enrichir sa bibliothèque de nouveaux livres.

Dès lors, on se prend à regretter qu'un homme aussi cultivé ait refusé le poste de Conseiller Culturel qu'on lui a proposé. Que lui faut-il donc de plus pour l'accepter ? Que signifie ce refus ? Pour se justifier, Gatsé développe une argumentation qui s'ordonne autour de trois points : les considérations personnelles, les critiques adressées à ses compatriotes et les leçons qu'il en tire pour assurer le progrès de son pays. Mais ces arguments n'empêcheront pas certains lecteurs de lui reprocher son excès de modestie, son manque d'ambition et, ce qui est grave pour un militant, sa dérobade devant les responsabilités.

Pour un militant ? A répéter le mot « camarade » et des expressions comme « nos congrès et réunions » et « notre président du Comité du Parti », Gatsé donne en effet l'impression – du moins hors du Congo – d'appartenir au « Parti », qu'il n'hésite pas à balayer par ailleurs d'un regard très critique. Au vrai, il n'en est rien. Il a toujours refusé de militer, et c'est précisément pour s'en expliquer qu'il correspond aussi avec son ami. Toutefois il partage avec le « Parti » une certaine conception de l'homme et de la Société : « je désire approfondir ce sur quoi nous sommes tous d'accord », écrit-il dans une de ses lettres. En somme il ne s'oppose pas, il se démarque.

Homme de culture, Gatsé est donc aussi un « homme de convictions » et, sans doute pour avoir beaucoup lu et beaucoup réfléchi, un moraliste. Redoutable moraliste en vérité, qui se plaît à donner des leçons, avec une surprenante prodigalité. Si bien que « Sans Tam-Tam », où maximes, sentences et pensées s'entrechoquent, pourrait apparaître à certains comme un code de civisme et de morale politique. Peut-on attendre autre chose d'un enseignant, je veux dire : de celui qui instruit, éclaire, éduque ?

Mais vouloir dresser les autres suppose que celui qui s'en mêle est lui-même droit. Or Gatsé, bigame assujetti à la luxure (« Les (belles) femmes me bouleversent », avoue-t-il, et il en a croqué de tous les goûts) ne l'est pas, loin de là. Il le reconnaît avec une louable objectivité : « je ne suis [PAGE 67] ni saint, ni modèle ». Au reste, c'est aussi pour ne pas « affaiblir le « Parti » de son impureté » qu'il préfère ne pas y adhérer.

Donc, Gatsé refuse de devenir militant et diplomate, ainsi que l'aurait souhaité le Pouvoir. Et comment réagit celui-ci ? D'une manière inattendue, du moins en apparence. On peut en effet s'étonner qu'un Etat africain récompense d'une évacuation sanitaire à l'étranger un fonctionnaire qui, non content de bafouer son autorité, le critique et va jusqu'à lui dicter son devoir. Au vrai, Gatsé n'a refusé aucune affectation officielle. Il a seulement décliné un poste que lui propose en privé son ami. « Je te remercie de ta proposition », écrit-il plus d'une fois à son correspondant qui reste aussi l'unique destinataire de ses lettres.

Cela dit, et sans prétendre indiquer où devrait se trouver la vraie matière de « Sans Tam-Tam », on aurait préféré que l'auteur posât, sous tous les éclairages possibles, le problème d'un fonctionnaire qui refuse un poste officiel et qui, comme Gatsé, ne se ravise pas. Cependant, personne ne niera la nouveauté de la problématique traitée dans « Sans Tam-Tam ». Ni la singularité de ce roman.

Celui-ci se compose en effet de six lettres : cinq de Gatsé et une de son ami. Cette dernière, placée à la fin de l'œuvre, crée une triple surprise. Elle est adressée à un éditeur, et non à Gatsé dont elle annonce le décès et complète, en la précisant, la présentation. On n'y trouve pas, et c'est dommage, l'avis du personnage officiel sur les critiques adressées au « Parti » et à l'Etat congolais. Cette lettre enfin brise le rythme de la narration, mais ressemble par le ton et le style à celles de Gatsé. « Ah ! Pardonnez-moi de parler comme Gatsé » s'exclame le haut-fonctionnaire qui, il est vrai, a eu la même formation et, partant, subi les mêmes influences que son ami.

La composition de « Sans Tam-Tam » est-elle originale ? Certains l'ont affirmé. Au vrai Sembène Ousmane avait déjà fait la même chose en écrivant « Lettres de France », une des nouvelles de son recueil « Voltaïques ».[2] De toutes façons, en incorporant judicieusement dans sa narration des lettres qui disloquent le récit, influencent son évolution, et multiplient les points de vue, Henri Lopès avait trouvé dans « La Nouvelle Romance », son premier roman, une [PAGE 68] technique à mon avis plus personnelle. Et surtout plus convaincante : elle aide à traduire la vie tourmentée des principaux protagonistes, et confirme le goût de l'auteur pour le réalisme psychologique ou introspectif.

En effet, peintre des réalités sociales, Henri Lopès est aussi un explorateur des âmes en crise. Et depuis « Tribaliques », sa première œuvre publiée, il nous montre des personnages qui, entraînés dans le tourbillon d'un réel qu'ils ne maîtrisent ni ne supportent, se replient souvent sur eux-mêmes pour réfléchir sur leur sort, leurs compatriotes et l'avenir de leur pays. Pertinents et lucides, leurs jugements donnent à penser que le jour où Henri Lopès voudra bien « écrire pour exprimer ses méditations ou faire le point de sa pensée » ainsi parle Gatsé, l'Afrique s'enrichira d'un essayiste avisé et profond.

Est-ce à dire que « Sans Tam-Tam » est un essai ? Certains pourraient l'affirmer, qui se rappellent cette observation d'O. Bhêly-Quenum : « Les écrivains africains confondent roman et essai politique; et la politique les intéresse plus que la littérature »[3]. D'autres peut-être se demanderont tout simplement s'il faut considérer cette œuvre comme un roman. Aux uns et aux autres, l'éditeur a déjà répondu : « Sans Tam-Tam » n'est pas un essai, mais un vrai roman ». Cette prise de position, qui confirme à mon avis l'ambiguïté du genre de « Sans Tam-Tam », ouvre ainsi un débat qu'elle visait sans doute à éviter. Débat complexe, peut-être inutile[4], en tout cas difficile à trancher. Cependant, une chose reste évidente pour quiconque a lu « Sans Tam-Tam » et, au moins, la fin de « La Nouvelle Romance » : l'essai tente Henri Lopès.

Quoi qu'il en soit, la discussion ne devrait pas voiler l'essentiel de ce qui apparaît en définitive comme le testament de Gatsé : « Sans Tam-Tam », et dont voici le résumé. Embarqués dans l'indépendance, les Africains doivent sans tapage ni précipitation, se restructurer intérieurement et, avant de prétendre piloter leur pays, se préparer méthodiquement.

Sinon gare au naufrage et à l'esclavage.

Tchitchelle TCHIVELA


[1] Yaoundé, Clé, 1977.

[2] Présence Africaine, p. 73.

[3] « Liaison d'un Eté ». SAGEREP. L'Afrique Actuelle, p. 144.

[4] Je pense à ceux qui considèrent « le mélange des genres » comme un trait caractéristique de la littérature négro-africaine.