© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 187-191



LA GUYANNE: DERNIERE COLONIE FRANÇAISE D'AMERIQUE DU SUD

J.B.

Si de tout temps la Guyane a éveillé l'intérêt de cohortes de scientifiques, de politiciens et d'aventuriers, curieusement nulle contrée ne reste plus mal connue. Tour à tour présentée comme l'Eldorado des premiers conquistadors, le tombeau de l'homme blanc après le désastre de Kourou en 1763, la Californie française avec la ruée vers l'or ou le dépotoir au temps du bagne, la Guyane, aussi injustement oubliée qu'abusivement remise à la mode, semble jouer, depuis sa découverte par les premiers navigateurs européens, à cache-cache avec l'histoire.

Parmi les innombrables qualificatifs – colonie honteuse, pays maudit, royaume des échecs – qu'elle s'est vu attribuer, je n'en conserverai qu'un : terre des paradoxes. Vaste et sous-peuplée, potentiellement riche et inexploitée, calomniée et néanmoins attirante, la Guyane a subi durant sa longue et dramatique existence de multiples et sporadiques engouements. Le dernier en date, le plan de développement ou « Plan Vert », a été lancé en août 1975. Il prévoyait initialement l'exploitation de toutes les matières premières et l'implantation de 30 à 50000 colons. On n'installe pas ainsi une population étrangère dans un pays de moins de 60000 habitants sans créer de profonds et irréversibles [PAGE 188] bouleversements. A moins qu'il n'y ait pas, comme l'a prétendu Olivier Stirn, secrétaire d'Etat aux départements et territoires d'outre-mer, de Guyanais mais seulement une poignée d'Indiens perdus dans la forêt et quelques fonctionnaires de passage. Maints récits de voyages et articles de magazines tentent d'accréditer cette thèse. Parfois franchement mensongers, souvent fantaisistes, toujours superficiels, ils ne retiennent que certains aspects de la Guyane : l'« enfer vert », les chasses aux caïmans et les récits d'anciens bagnards. Rares sont ceux qui ont daigné s'intéresser aux habitants de ce pays : aux Guyanais.

Le drapeau français flotte encore sur trois terres d'Amérique (quatre si l'on compte Saint-Pierre et Miquelon) : la Martinique et la Guadeloupe d'une part, la Guyane de l'autre. Autant les Antilles françaises sont petites (environ 4 000 km2) et surpeuplées (700 000 habitants), autant la Guyane est vaste (91000 km2) et sous-peuplée (0,7 habitant au km2). Française depuis le début du XVIIe siècle, devenue département français en 1946, la Guyane manque toujours d'infrastructures, de capitaux, de cadres pour se développer. Malgré d'importantes richesses naturelles : 8 millions d'hectares de forêt, des réserves de bauxite, d'or et peut-être d'uranium, elle reste totalement sous-développée. Ses exportations (35 592 000 francs en 1977) ne couvrent que 5 % environ de ses importations (705 702 000 francs). Pour traduire cette situation, l'opposition anticolonialiste parle de « colonie de consommation ».

Pour comprendre le « problème guyanais », il convient de laisser de côté tous les schémas traditionnels et les idées préconçues héritées du XIXe siècle. Cette terre d'Amérique du Sud est à la fois une « réserve » et une « boîte magique ».

UNE ESCROQUERIE LEGALE

Les deux qualificatifs peuvent surprendre, pourtant ils reflètent tout à fait la réalité. En effet la Guyane n'est pas encore au stade ultime de l'exploitation coloniale de ses matières premières. Cette terre reste une réserve et même un « garde-manger » pour la France. Celle-ci a attendu que les cours mondiaux augmentent ou mieux que certaines matières premières s'épuisent pour commencer à exploiter celles de Guyane. C'est le cas en particulier du bois. La [PAGE 189] production de grumes a triplé entre 1975 et 1978. La productivité des sols tropicaux en Amérique du Sud est fonction de la croissance de la forêt et elle devient nulle lorsque la forêt a disparu. Bien entendu rien n'est prévu pour régénérer cette forêt et la Guyane risque de se transformer en un immense désert. Il sera alors temps pour la France, qui aura pillé le pays, de lui accorder l'indépendance dans un geste soi-disant humanitaire...

La Guyane est une boîte magique : il y entre de l'argent public et il en ressort des bénéfices privés... Les subventions ne s'investissent pas sur place et retournent rapidement en Europe. Afin d'opposer les travailleurs français et guyanais, le gouvernement français fait croire que la Guyane, comme les autres départements d'outre-mer, coûte cher. Il faudrait apporter une rectification : la Guyane coûte cher aux travailleurs français et ne rapporte rien aux travailleurs guyanais. Aux premiers, l'Etat capitaliste prélève d'importantes sommes qui sont données à des sociétés sous forme de subventions. Celles-ci font semblant d'investir dans le pays pendant six mois à un an (parfois moins, la société « Guyane béton » en 1978 n'a pas tourné trois mois), puis se déclarent en faillite et repartent, toujours avec la bénédiction de l'administration coloniale. On étouffe facilement une escroquerie à 9000 km de la France, d'autant plus que la presse est au service du pouvoir. Le seul quotidien du département « La presse de Guyane », entièrement financée par les contribuables, est rédigé dans les locaux de la préfecture et visé tous les matins par le directeur de cabinet du préfet. Le bi-hebdomadaire « France-Guyane » appartient au tristement célèbre Hersant et la station de radio et de TV « FR 3 Guyane » est surnommée « Radio-Préfecture ». Elle ne parle jamais ni des grèves ni des manifestations de l'opposition. Son principal objectif reste – comme l'éducation nationale – d'assimiler totalement les Guyanais et de les transformer en « français moyens ». La vérité, la beauté, la réussite sont blanches, la laideur, le mal, la misère sont noirs. A Noël, on commande dans un pays recouvert à 90 % par la forêt des sapins d'Europe et malgré l'abondance du gibier, des dindes... Sous les tropiques, des petits nègres dessinent des habitations avec des cheminées et comme fruits, des pommes plutôt que des mangues ou des bananes. [PAGE 190]

UNE DEMOCRATIE INSIDIEUSE

La France, affirme-t-on, bénéficie d'un régime démocratique et l'opposition peut normalement s'exprimer librement en Guyane française. C'est vrai en théorie. Dans les faits c'est totalement différent. Plus de 40 % de la population guyanaise est au chômage, et le principal employeur reste l'administration. Jean-Claude Montgenie, leader du PTG (Parti du Travail Guyanais) et candidat indépendantiste aux élections législatives de 1973, est devenu le leader du mouvement giscardien en 1978. A cela une explication; marié et père de deux enfants, il a été licencié de l'éducation nationale pour ses opinions politiques. Aujourd'hui il a été réintégré, dirige un élevage de volailles et appartient au comité économique et social. Il en est de même pour le président du RPR, Paul Bruné, ancien dirigeant de FUEG (Union des étudiants guyanais) favorable à l'indépendance. La liste est longue. Malgré les formes légales ou para-légales (pressions, écoutes téléphoniques, vol du courrier, chantages) de la répression, l'opposition gère les deux principales villes du pays, Cayenne et Saint-Laurent du Maroni, et André Lecante, arrêté en 1974 pour atteinte à la sûreté de l'Etat, a été élu président de l'Association des maires de Guyane. Son frère, Albert, obtenait 43,5 % des suffrages aux dernières élections législatives malgré le vote des populations tribales étroitement contrôlées par le pouvoir. Il vient de créer « l'unité guyanaise », une structure d'attente qui devrait se transformer prochainement en un parti de masse.

Dans une interview accordée à « IMPACT », le seul magazine anticolonialiste du pays, il devait déclarer : « Nous devons élaborer un projet de société pour la Guyane où chaque Guyanais se reconnaisse. Il ne sera pas l'œuvre de quelques militants bien formés, mais de tous. Ce sera le premier pas vers la démocratisation de la vie politique locale. Bien entendu notre projet de société est socialiste. » Albert Lecante ajoutait : « Je ne vois pas comment ce projet de société pourrait être mis en œuvre dans le cadre d'un Etat autonome, partie intégrante d'un ensemble – la République française – gérée par les capitalistes. Il ne reste plus qu'une possibilité : tendre vers la souveraineté totale. L'étape finale ne peut être que l'indépendance. » [PAGE 191]

Pour freiner la lutte de libération nationale. la France tente de laminer ce Peuple en faisant appel à des colons français. Ils représentent à présent 20 % de la population totale et contrôlent les divers secteurs économiques. Ce sont en général d'anciens fonctionnaires coloniaux chassés d'Afrique et venus en Guyane pour « casser du nègre » selon leur propre expression. Les slogans racistes commencent à fleurir sur les murs de Cayenne. Malheureusement ce génocide n'intéresse pas les mass-media occidentaux. La Guyane, pays sans mort ni maquis, est pourtant en danger de mort.

J.B.