© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 182-186



LETTRE OUVERTE AUX JOURNALISTES FRANÇAIS

(radios – télévisions – quotidiens hebdomadaires, etc.)

NGUINZA AKAMGBI KODRO

Mesdames, Messieurs,

Je suis centrafricain. A ce titre, je me permets de vous adresser cette lettre ouverte à propos des récents événements qui viennent d'endeuiller mon pays. J'ai l'espoir qu'un journal français démocratique acceptera de la publier car je n'ai pas les moyens d'acheter une page d'un journal pour faire part de mon point de vue et de bien d'autres centrafricains.

Les 19 et 20 janvier 1979, l'armée Franco-Zaïroise venant à la rescousse de Bokassa, massacrait des centaines d'étudiants, de travailleurs, de femmes et d'enfants, qui manifestaient pacifiquement contre les salaires et les bourses impayés, les divers impôts camouflés en cartes et insignes du parti unique le MESAN, et la carte sanitaire, la dégradation du pouvoir d'achat, l'aggravation du chômage, l'oppression politique, la terreur, les arrestations arbitraires et les tortures, le pillage des ressources par les sociétés étrangères et l'enrichissement d'une minorité notamment Bokassa et sa suite dont un membre serait impliqué d'après le journal « Demain l'Afrique » no 19, dans l'affaire de la fausse monnaie découverte par la police à Marseille.

Environ un an plus tôt, rappelez-vous Mesdames et Messieurs les journalistes, très exactement le 4 décembre 1977, un « certain fils » d'un « certain de Gaulle » et « frère d'un [PAGE 183] certain chasseur dAfrique » nommé Giscard était « couronné » en grande pompe à Bangui. Je veux parler du sinistre Bokassa, qui continue avec le soutien de son « parent » Giscard d'exercer sa dictature sanguinaire sur le peuple centrafricain. Ce « couronnement » avait été suivi heure par heure par tous les journalistes français et cela pendant deux semaines sinon plus. C'est ainsi que plus de six heures avaient été accordées à Bokassa sur les antennes des radios et télévisions françaises (interviews – film d'Antenne Il par Elkabbach – Radioscopie par Jacques Chancel – Le ministre de la Coopération Gallet faisant l'éloge de Bokassa à France-Inter dans « le téléphone sonne », etc, etc). Un conflit éclata même entre les antennes de la Télévision Française pour le monopole de la retransmission du « sacre ».

A ma connaissance, de tels conflits n'avaient jamais eu lieu entre les antennes de la Télévision Française à propos des événements les plus graves enregistrés jusqu'ici en Afrique. (Il faut dire que cet événement était très grave pour le peuple Centrafricain). En plus des heures accordées sur les antennes, des informations données sur le « sacre » et la personnalité de Bokassa par tous les journaux français de gauche comme de droite; plus de 200 journalistes et techniciens français de l'information s'étaient rendus fièrement à Bangui pour le «sacre». Certains avaient essayé de montrer au peuple français « la renaissance des traditions françaises » en Afrique comme l'a écrit un journaliste du « Parisien Libéré » le 24 février 1976. « A l'heure où d'aucuns croient plaire aux foules en sacrifiant démagogiquement les traditions et le passé de la France, c'est à ces traditions, c'est à son passé que l'Afrique se réfère... Les peuples ont besoin des signes de la grandeur et de la puissance... Il était naturel que cet ancien sous-officier, puis officier français, se tourne vers les grands moments de l'histoire de France pour créer cette grandeur et cette puissance en Afrique. N'est-il pas touchant, cependant, qu'il choisisse de porter la couronne de Napoléon, inspirée elle-même de celle de Charlemagne, pour implanter son pouvoir au cœur de l'Afrique ? »

D'autres avaient cherché à montrer au peuple français le caractère « naïf », « enfantin » des nègres d'Afrique à l'heure de l'uranium comme l'avait écrit Hélène de Turckheim, envoyée spéciale du Figaro (5/12/77) sur le « sacre »... « Bien sûr que, vue de France, une telle fête, une telle magnificence, [PAGE 184] peuvent paraître étonnantes à l'ère de l'uranium, hors du temps comme disent les empêcheurs de couronnement. Mais pour les Centrafricains, c'est avant tout la tête dont même les outrances font partie du plaisir (sic), une fête à la mesure de l'Afrique grandiose, expressive, colorée, enfantine parfois, mais toujours chaleureuse et gentille, une occasion unique de s'en donner à cœur joie ».

Ceux qui avaient tenté d'analyser la situation économique du pays s'étaient contentés de montrer aux contribuables français comment les « rois nègres d'Afrique » « gaspillent » l'argent des Français, renforçant ainsi le racisme de certains Français qui n'ont encore rien compris à la nature de la « coopération Franco-Africaine », et surtout par les temps qui courent.

Rares étaient donc les journalistes français qui avaient cherché à montrer réellement au peuple français la domination de l'impérialisme français (80 % de l'économie Centrafricaine demeurent entre les mains des capitalistes français). Ni le soutien absolu du gouvernement français et le soutien personnel de Giscard, à Bokassa, ni les sales besognes que Giscard impose à l'armée française dans ce pays et les autres pays dAfrique, ni les tortures, ni les arrestations arbitraires, ni les exécutions en prison, ni le goulag centrafricain n'avaient été montrés au peuple français pendant le « sacre ». Alors que le moindre emprisonnement dans les pays de l'Est ou les pays non dominés directement par l'impérialisme français est relaté chaque jour au peuple français.

Cependant tous prétendaient alors faire objectivement leur métier. Soit, mais environ un an après, l'objectivité des journalistes français s'est envolée. En effet, sauf les articles du journal Le Matin, les révélations du Canard Enchaîné sur la participation de l'armée française au massacre des enfants, des femmes, des étudiants, des vieillards et des travailleurs les 19 et 20 janvier 1979 à Bangui, comme l'année dernière à Kolwesi au Zaïre, l'éditorial du journal Le Monde et les quelques lignes de Libération, tous les autres organes français d'information (radios – télévision – journaux) se sont contentés des nouvelles brèves comme s'il s'agissait de simples faits divers.

S'il est juste de dénoncer les goulags des pays de l'Est, est-il injuste de dénoncer ceux qu'organise indirectement le gouvernement de Giscard dans les pays dAfrique noire ? [PAGE 185]

Où sont-ils passés, les journalistes qui avaient pris d'assaut la ville de Bangui pendant le « sacre » du sinistre Bokassa ? où est passée leur objectivité ? Y a-t-il deux poids, deux mesures ? Ont-ils honte ou peu aujourd'hui de voir debout comme un seul homme le peuple centrafricain que certains tentaient de couvrir de honte pendant « le sacre » de Giscard-Bokassa ?

Pourquoi Mesdames, Messieurs, les journalistes français, entourez-vous d'un mur de silence, les massacres des centaines de personnes (certains voyageurs venant de Bangui parlent de plus de mille morts rien qu'à Bangui dont l'unique hôpital est mal équipé pour recevoir les blessés, et dont, d'autre part, l'infrastructure médicale traditionnelle a été détruite au nom de la médecine moderne), qui ont suivi les légitimes et pacifiques revendications populaires que l'on vient de vivre dans tous les centres urbains du pays (Bangui, Bambari, Berberati, Bouar, Bossangoa, etc) ?

Ni la révolution iranienne et le départ de cet autre dictateur, Le Chah, ni le voyage du pape, ni celui de Giscard chez cet autre sanguinaire du Cameroun qui avait fait massacrer et emprisonner plusieurs milliers de militants de l'U.P.C. (l'Union des Populations du Cameroun), ne sauraient expliquer votre silence. Si vous parlez par exemple, chaque heure de la révolution du grand peuple iranien, c'est parce que vous savez que le gouvernement de Giscard joue sur les deux cordes, il espère que si son or cher parent Le Chah » perd définitivement son rôle en Iran, le peuple iranien arrêtera sa révolution à la porte des églises afin de permettre à l'impérialisme français de prendre la place de l'impérialisme américain. C'est encore sous-estimer un peuple qui se dresse comme un seul homme contre ses oppresseurs. Aussi, la seule explication de votre silence sur les massacres, et les droits de l'homme bafoués en Centrafrique, c'est votre complicité avec le gouvernement de Giscard qui parle de démocratie en France mais qui soutient personnellement et au nom du peuple français que vous maintenez dans l'ignorance, tous les régimes sanguinaires d'Afrique (Bokassa, Mobutu, Ahidjo, Bongo, Hassan Il, Smith, Vorster etc, etc, pour ne citer que ceux-là)[1] [PAGE 186]

Comment qualifier votre attitude et l'attitude de cet homme qui, dit-on, avait participé à la résistance du peuple français avec des combattants noirs d'Afrique contre les nazis, et avait écrit sur la démocratie française et qui ne cesse de parler de « l'Afrique aux Africains » mais qui continue aujourd'hui à imposer ou à soutenir par la force des armes des régimes nazis en Afrique Noire ? Heureusement que le peuple français ne croit pas à cette démocratie venant d'un magnat de la finance internationale qui lui impose aujourd'hui le chômage, le coût élevé de la vie et l'occupation des usines par sa flicaille.

J'accuse la majorité d'entre-vous, Mesdames, Messieurs les journalistes français, de complicité avec le gouvernement de Giscard, je dénonce votre silence qu'on constate souvent lorsqu'il arrive quelque chose de grave par le fait de la domination de l'impérialisme français dans les pays d'Afrique, alors que lorsqu'on vous entend, vous ne parlez que de démocratie, de liberté, des droits de l'homme et de l'objectivité dans l'information.

Je tiens à vous rappeler Dien-bien-phu, l'Algérie etc, où, parce que les journalistes français avaient tenu le peuple français dans l'ignorance des faits et mal informé, il y avait envoyé ses fils pour se faire tuer.

Je crois à l'amitié et à la coopération entre les peuples et donc à celle entre le peuple français et les peuples d'Afrique mais je ne crois pas à celles qu'on impose par les paras et le silence sur les pratiques dignes des nazis.

Un Centrafricain qui aime son pays comme les Français aiment le leur tombé naguère sous les bottes des nazis.

Nguinza Akamgbi KODRO


[1] Pour avoir une idée de la terreur en Centrafrique, voir notre article dans le no 2 de Peuples noirs - Peuples africains (mars-avril 1978).