© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 159-181



COMMENT VIVENT LES NOIRS A PARIS ET AILLEURS...

LUCIEN LAVERDIERE, Spiritain.

Aujourd'hui, dès que l'on voyage, on rencontre un peu partout, à travers le monde, des Noirs, des Africains. Souvent ils ont quitté leur pays, leur famille et une vie de pauvreté, attirés et fascinés par ce mirage de l'Europe ou de l'Amérique vu à travers les films, au cinéma : une sorte de paradis, d'Eldorado, une terre hospitalière et opulente où l'argent coule à flots, où la vie est douce et facile... Le contact avec la réalité a vite détruit ces illusions... et ces Africains expatriés, on les retrouve groupés dans certains quartiers de Paris, à Marseille autour de la Canebière, à Bruxelles près de la gare du nord et à Ixelles, à Londres dans ces banlieues chaudes où les problèmes sociaux et raciaux éclatent parfois au grand jour...

Comment sont-ils accueillis ? Comment vivent-ils ? Quels problèmes rencontrent-ils ? Voici des faits et des témoignages qui apportent une réponse à ces questions.

LE VOYAGE AU PARADIS !

Partis d'Afrique du Nord, d'Afrique occidentale ou centrale, entassés dans des camions roulant 20 heures sur 24, [PAGE 160] voyageant de nuit pour éviter les ennuis dans certains pays chatouilleux envers les immigrants... serrés et grelottant au fond des cales d'un navire... prenant parfois – cas plutôt rare – un avion affrété spécialement pour eux... ils ont le cœur lourd, car ils laissent derrière eux leur famille, leurs parents, leurs amis, le village ou la ville où se trouve toute leur vie, leur raison d'être.

Malgré les souffrances, les privations, les ennuis du voyage, ils sont remplis d'espoir et rêvent de bonheur, de bien-être pour eux et tous ceux qui leur sont chers, car ils vont bientôt toucher la terre d'Europe, de ces pays riches où coulent le lait et le miel, l'argent et la joie à distribuer à la ronde !

    Bientôt, nous arriverons à Paris. Nous aurons du travail.
    Nous mangerons à notre faim, boirons à notre soif.
    Nous enverrons, chaque mois, de l'argent aux nôtres. Nous apprendrons à lire et écrire.
    Nous nous efforcerons de connaître un bon métier. Bientôt, un monde nouveau nous accueillera.
    Nous serons baignés de fraîcheur.
    Il n'y aura plus de nuit en nos cœurs. Naîtra le soleil d'un grand matin.
    Bientôt, avec mes frères, je deviendrai un autre homme. Nous dépouillerons nos chants de toute tristesse.
    Il y aura le jour en nous.
    (NOKAN Zégoua, La traversée de la nuit dense, Paris, P.J. Oswald, 1972, p. 28.)

PARIS DES MILLE ET UNE ILLUSIONS

Paris, Ville Lumière, symbole du génie français, haut-lieu de la culture, de la pensée et de l'art, terre de liberté et d'égalité où, au cours des siècles, tant d'hommes célèbres ont combattu pour la défense des droits de l'homme et l'instauration de la fraternité universelle, si tu savais tout ce que tu représentes dans l'esprit de ces noirs qui viennent vers toi ! Quel éblouissement : LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE ! ! ![PAGE 161]

    « ... Nous voulions voir l'Europe. Cela relève de la psychologie du colonisé. Crime pour les uns, mal nécessaire pour les autres, la colonisation au sujet de laquelle on ne nous a pas demandé notre avis, ce régime où il y avait des hommes ayant le droit de dominer et d'autres le devoir de se soumettre a ignoré, bafoué nos valeurs, et les a reléguées au grenier du folklore. Devenus appendices des métropoles, nos pays devaient regarder l'Europe telle qu'on s'est efforcé de nous la faire voir : comme la seule dispensatrice de vraie civilisation.
    ... Dans notre rêve, le Noir qui revenait de Paris avait tout vu et pouvait mourir. »
    (Ignace KALMOGHO.)

Enivré de ces visions, débordant d'optimisme, le Noir immigré croit enfin pouvoir goûter les douceurs tant vantées du mieux-être et la joie de vivre; sa cruelle déception prend les dimensions même de ses rêves disproportionnés. Tout un univers s'écroule sans lendemain... comme si on révélait à un enfant qui y croit fermement que le Père Noël n'existe pas ! Voilà peut-être ce que cache cette réflexion d'un noir désabusé : « Paris, c'est un balai qui attend l'homme noir ! »

COMBIEN SONT-ILS ?

il est quasi impossible de répondre exactement à cette question; les chiffres officiels recensent ceux qui sont en règle, disposent d'une carte d'identité, d'un permis de séjour, d'une carte de travail... mais comment évaluer le nombre de ceux qui sont entrés clandestinement – surtout depuis 1960 – et qui vivent « illégalement » ici et là ? On en est finalement réduit à des approximations en comparant plusieurs statistiques; en 1963, on évaluait entre 45 000 et 50 000 le nombre des immigrés des pays d'Afrique Noire en France... en 1973, leur nombre s'élèverait à plus de 140 000, d'où une progression importante au cours des dix dernières années. En 1975, on estime qu'au moins la moitié des noirs immigrés – soi environ 70 000 à 80 000 – habitent la région parisienne.[PAGE 162]

« STOPPEZ L'INVASION NOIRE... »

Voici quelques-uns des graffiti que l'on peut lire sur les murs ou les affiches, dans le métro, à Paris : « Attention, Paris se négrifie... », « Paris n'est pas la poubelle de lAfrique ! », « Débarrassez Paris, sales arabes, nègres parasites », « Stoppez l'invasion noire ... », « Les Européens en Europe; les autres... ailleurs », etc ...

Les noirs immigrés se sont regroupés dans les quartiers populaires de Paris, Le. 11e, 12e, 13e, 18e, 19e et 20, ainsi que dans les communes ouvrières de banlieue où, avec les autres immigrés, ils représentent de 15 à 40 % de la population, ce qui explique partiellement les réactions enregistrées ci-haut qui démontrent que le Noir n'est pas accueilli à bras ouverts et que sa présence occasionne des problèmes.

    « Mais maintenant Garba il est fâché parce que les gens du coin ils ne sont plus contents de nous, « y en a vraiment trop » ils disent. Y en a qui disent : « c'est dangereux pour nous tous ces nègres-là, y en a vraiment trop. On ne peut plus sortir le soir, c'est dangereux ».
    Garba il dit : « Au début qu'on était pas nombreux, tout le monde était très gentil. Maintenant on dit y en a trop, y en a trop. Qu'est-ce que tu veux qu'on fasse, nous on ne peut rien à ça. Nous on n'aime pas bien ça, venir ici, on est mieux chez nous. Mais, chez nous il n'y a pas d'argent, alors qu'est-ce qu'on peut faire si les gens ne sont pas contents de nous, dans le coin ? » (P. 105).
    (LAURAN Annie, Un noir a quitté le fleuve..., Paris, EFR, 1968.)

Il est certain qu'en plusieurs endroits, l'on a dépassé le « seuil de tolérance » en ce qui concerne le pourcentage des immigrés au sein d'une population française. Faut-il ensuite s'étonner si l'existence massive de sous-prolétaires vivant dans la misère et l'abandon provoque la violence ?[PAGE 163]

PERCHOIRS, TAUDIS ET BIDONVILLE

Un des premiers obstacles – et de taille – auquel le noir doit faire face est celui de dénicher un logement. Quelques chanceux trouvent, en arrivant, une chambre qui les attend dans un FOYER pour travailleurs immigrés ou dans un Centre Universitaire, quand il s'agit d'un étudiant, boursier de son pays, mais tous les autres, à la recherche d'un logis le moins coûteux possible, aboutiront, soit dans un FOYER, à Paris ou en banlieue, soit dans un appartement partagé à plusieurs, soit dans une chambre individuelle qui risque rapidement de n'avoir d'individuel que le nom !

Quand on parcourt la banlieue parisienne, il arrive que l'on rencontre des noirs installés dans un hangar, sur un terrain vague, ou bien dans une maison délabrée, abandonnée... dans un entrepôt désaffecté...

Les noirs immigrés, dans une importante proportion, vivent dans des FOYERS. Voici des témoignages sur certains de ces FOYERS :

    « Dans une usine désaffectée au 119, avenue Lénine à Pierrefitte, l'A.S.S.O.T.R.A.F. loge depuis cinq ans 267 travailleurs africains. Les locataires sont entassés dans 15 chambres où l'on a peine à circuler. Un intervalle de 30 cm est laissé entre les groupes de 4 lits. Le cubage d'air est nettement insuffisant – à titre d'exemple, la chambre No 8 où, sur 12 à 16 mètres carrés, vivent 12 personnes. Les murs des chambres sont rongés par l'humidité. Quand on lave le parquet au premier étage, il est fréquent que l'eau arrive au rez-de-chaussée; cafards et punaises envahissent placards, murs, matelas, couvertures – qui en 3 ans ne furent lavées qu'une fois, en août 1970. La plupart des matelas n'ont pas été changés depuis 4 ans. Le nombre des sanitaires est nettement insuffisant : par exemple, pour les chambres 13, 14, 15 on compte 3 douches (dont l'eau chaude ne fonctionne pas), et dans chacune des chambres un lavabo avec 4 robinets, le tout pour 58 personnes. Le local d'alphabétisation a été transformé en dortoir depuis janvier 1970, et 22 locataires y ont été entassés sans chauffage, ni eau, ni W.C.[PAGE 164] Le bureau d'aide sociale a souligné qu'en 1969-70, sur 76 personnes hospitalisées à Pierrefitte pour affections pulmonaires, 38 sont locataires du FOYER. » (p. 87).
    (N'DONGO Sally, Voyage forcé, Paris, Maspéro, 1975.)

    « Faut-il appeler foyers ou taudis, ces bâtiments que j'ai visité dans le 14, à Paris ? Une ancienne laverie au 214, rue Raymond-Losserand : s'y abritent 271 Africains, tous frappés d'expulsion dans le cadre des travaux de rénovation du quartier. Pas de salle à manger. Une cuisine noire comme une cave à charbon : six réchauds. Dix lits dans 20 mètres carrés avec un petit vestiaire métallique par personne. Des vêtements suspendus au plafond. Et partout des malles, des valises, des cantines. Deux vestiaires seulement pour dix personnes dans la chambre à côté. Aucun placard pour 8 personnes dans la chambre 6. Les fenêtres sont bloquées par les lits. Pas de chauffage. Pour se laver, aller aux toilettes, il faut traverser la cour : quatre douches, vingt lavabos, dix W.C. donnant sur un couloir ouvert en plein vent. »
    (Dans : LA CROIX (Enquête), le 20 novembre 1973.)

Pour remédier à ces terribles conditions de logement, le gouvernement français ou divers organismes ont construit des FOYERS modernes et confortables, mais, parfois, des règlements internes et une discipline très sévère (contrôle minutieux des entrées et des sorties, interdiction de recevoir des amis dans sa chambre, de faire de la musique ou du bruit après telle heure, etc ... ) en plus de l'isolement de certains FOYERS situés relativement loin des magasins, des écoles, des hôpitaux, des lieux de loisir.. les font ressembler à des prisons sans joie dans lesquelles les noirs immigrés ne sont pas heureux malgré le confort dont ils jouissent.

A Paris même existent de nombreux foyers dans les quartiers populaires (dans le 11e, 12e, 13e, 18e 19e et le 20e arrondissement) et ils sont pour la plupart encombrés. Le FOYER présente deux avantages majeurs : l'Africain y retrouve une vie communautaire indispensable à son équilibre psychique et ne paie qu'un loyer mensuel très modique, ce qui lui permet d'envoyer une large part de son salaire à sa famille. Toutefois, la vie dans un FOYER comporte aussi [PAGE 165] une foule d'inconvénients : la promiscuité, le bruit continuel, aucun endroit calme pour se retirer, être seul, lire en paix un journal, etc... Ceux à qui déplaît la vie dans les foyers essaient de se trouver une chambre, entreprise hasardeuse, fertile en surprises et en péripéties !

En septembre dernier, pour aider un ami sénégalais à trouver un logement, je suis allé moi-même chez plusieurs concierges leur demandant s'ils disposaient encore de chambres à prix modique pour étudiants; à quelques endroits, on me répondit affirmativement, mais dès que je demandais si l'on acceptait de louer à des étudiants noirs, je recueillais habituellement un refus net ou encore un commentaire révélateur :

    « Non ! on n'accepte pas de noirs ici !... Oh ! vous savez, nous ne sommes pas racistes, mais ces gens sont tellement différents. Il vaut mieux qu'ils vivent entre eux, n'est-ce pas !... Ils sont si bruyants : ils font jouer la radio ou le tourne-disque à tue-tête et du matin au soir... Comment peut-on vivre dans le bruit continuel ? Certains sont malpropres et ignorent l'hygiène élémentaire : ils font pipi partout... ne riez pas !... vraiment partout, je les ai vus !... lis invitent des amis et se permettent de coucher à 4 ou 5 dans une petite chambre, ce qui est formellement interdit par le bail de location... Non, les Noirs dans un hôtel n'apportent que des problèmes et des ennuis. »

Même si ces reproches ont pu se vérifier dans certains cas, ne vaudraient-ils pas aussi pour beaucoup d'Européens ? et a-t-on le droit de généraliser, de les étendre à tous les Noirs et de leur fermer la porte ?

Je suis souvent allé visiter des amis africains logés sous les combles d'un édifice de 6 ou 7 étages que l'on gravit par un escalier de service. En longeant les corridors où, de chaque côté, se trouvent les mansardes, j'osais à peine imaginer ce qui se passerait si le feu prenait en de tels lieux ! Quelle souricière !

Dans ces greniers traversés de poutres de bois, on a aménagé le plus de chambres possible, petites cellules exiguës meublées d'un lit, d'une table, d'une chaise ainsi que d'une commode ou d'une armoire. A la hauteur des épaules ou au-dessus de la tète s'ouvre une lucarne ou [PAGE 166] un vasistas comme un hublot sur la mer grisâtre du désespoir. Qu'on le veuille ou non, de tels lieux respirent l'austérité ! Un ami guinéen m'avouait : « C'est un four en été et un congélateur en hiver; quand souffle le vent du nord, on grelotte même entouré de deux couvertures de laine ! » A quel point ces dures réalités diffèrent des chansons des poètes célébrant les toits et le ciel de Paris !

LES NOUVEAUX ESCLAVES

Quand « la conjoncture économique » est défavorable – comme disent les politiciens pour essayer de justifier leur impuissance – les Africains sont bien les premiers à s'en rendre compte. Pour préserver leur haut niveau de vie, atténuer les effets de la crise économique, contrôler l'inflation et diminuer le chômage, etc... les pays européens ont pris un ensemble de mesures qui affectent directement les travailleurs africains.

Depuis 1972, presque partout, on pose en principe : « Priorité d'emploi aux travailleurs nationaux. » On restreint considérablement l'immigration en provenance des pays d'Afrique Noire et l'on s'efforce de rapatrier vers leur pays tous les travailleurs ou étudiants africains en « situation difficile P. Ces cas se multiplient puisque, sur le marché du travail, les noirs sont les derniers embauchés et les premiers congédiés en période de crise.

Venus ici dans l'espoir d'amasser de l'argent pour leur famille restée au pays, réduits parfois, par les circonstances, à la misère, à la famine, les Africains désirent ardemment travailler et sont disposés à faire n'importe quoi pour gagner leur vie.

    « Tous on est pressés, très pressés, on est venu pour ramener de l'argent à notre famille, là-bas, au village. Nous, on veut bien faire n'importe quoi pour gagner de l'argent, on ne regarde pas au prix des heures. » (p. 106)
    (LAURAN Annie, Un noir a quitté le fleuve.... Paris, EFR, 1968.)

Les patrons le savent; C'est pourquoi ils ne se gênent pas [PAGE 167] de leur réserver ou de leur offrir les emplois les plus sales, les plus dangereux, les plus durs, les moins hygiéniques, les moins intéressants et les moins payants. Et puis, pourquoi ne pas profiter de 'cette main-d'œuvre à bon marché que l'on paie au SMIG (Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti) et parfois, en dessous du SMIG quand on peut organiser d'astucieuses et enrichissantes combines !

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale et surtout depuis les années 1960, l'immigration étrangère a permis à de nombreux pays d'Europe de surmonter de graves crises démographiques et de relancer leur économie en s'assurant d'une force de travail jeune, fraîche, célibataire, aisément renouvelable, une main-d'œuvre à bon marché, mal payée ou sous-payée, prête à accepter des travaux pénibles ou rebutants pour gagner quelque argent.

Parmi les immigrés, les travailleurs africains sont peut-être les plus exposés à subir des discriminations scandaleuses dans tous les domaines : salaires, droits sociaux, syndicats... car ils sont illettrés à plus de 90 % et ne parlent pas le français couramment à plus de 80 %. Albert Memmi a vertement dénoncé ce nouvel esclavage où un groupe humain est immolé aux intérêts d'un autre :

    « Certes, l'utilisation des travailleurs étrangers est la dernière forme d'exploitation de l'homme, de la voracité permanente du système capitaliste, de l'iniquité permanente des sociétés occidentales. Mais il faut bien ajouter que si elle se prolongeait, elle serait aussi le signe éclatant de l'échec des pays pauvres, de leur démographie affolée, de leur instabilité politique, d'une économie artificielle, de leur incapacité à rendre leur pays habitable. Pour la santé des pays pauvres, pour leur dignité aussi, il faudrait qu'ils cessent de se prêter à cette nouvelle traite. » (pp. 140-141)
    « Les travailleurs des pays sous-développés sont aujourd'hui « bien contents » de trouver du travail dans les pays industrialisés, dans n'importe quelles conditions, sans logement, sans grande protection syndicale ou juridique, les derniers embauchés, les premiers renvoyés, toujours en bas de l'échelle salariale, professionnelle et sociale. Mais aussi bien, ils en crèvent, de nostalgie et de misère, d'injustice et de maladie, sans compter les dommages graves subis par leur pays d'origine. D'où [PAGE 168] cet énorme et nouveau ressentiment qui s'accumule entre les pays riches et les pays pauvres. « (p. 142)
    (MEMMI Albert, L'Homme dominé, Paris, Payot, 1973.)

LES TRAVAUX DES FILS DE CHAM

Beaucoup moins glorieux que les travaux d'Hercule et moins spectaculaires que les travaux d'Astérix, voici quelques-uns des travaux des Fils de Cham.

Le nègre balayeur de rues, l'éboueur ramassant les ordures, le vendeurs « d'objets d'art africains » et de colifichets... ces visions ne font-elles pas désormais partie de l'image « d'Epinal » du noir en Europe ?

Dans les campagnes, ils servent de main-d'œuvre d'appoint à l'époque des récoltes, des vendanges, etc... Dans les villes, on les rencontre nombreux comme terrassiers ou manœuvres sur les chantiers de construction. La SNCF (Société Nationale des Chemins de Fer) les emploie principalement pour des travaux subalternes : nettoyage, manutention, entretien, consigne, etc... Il en va de même pour la RATP (Régie Autonome des Transports Parisiens) et le métro.

On reste parfois ahuri d'entendre un noir raconter les 36 métiers qu'il a exercé et les 36 misères qui accompagnaient ces besognes variées !

Quelques-uns parviennent à se hisser d'un palier dans l'échelle sociale et assument les nobles fonctions de policier, de postier, d'employé de bureau, etc..

Pour gagner leur vie, certains exercent des « métiers » fort anciens, mais guère honorés, comme la (ou le) prostituée qui arpente les trottoirs de Pigalle, de Saint-Lazare, de la rue Saint-Denis ou du quartier Montparnasse... Le NOIR n'est-il pas « la couleur de l'amour » qui se déploie furtivement la nuit, dans la complicité des ténèbres ? Le NOIR de la nuit n'aide-t-il pas à assouvir tous ces instincts que l'on n'ose dévoiler à la lumière du grand jour ?... ce NOIR des Africaines aux seins gonflés et durcis à la silicone... ce NOIR de l'Africain que l'on a payé pour participer à une orgie où il doit satisfaire des demoiselles d'un certain âge...[PAGE 169]

ET TOUS CEUX QUI VIVOTENT...

A côté des travailleurs africains, la foule de ceux qui vivotent tant bien que mal, d'un copain à l'autre !

Ces noirs qui amusent les badauds et les touristes par le chant, la danse et la musique africaine improvisée sur les quais, aux bords de la Seine, à l'ombre de Notre-Dame de Paris. « Prostitution lamentable » aux dires de certains, mais elle permet de survivre !

Ces « nègres en liberté » que l'on rencontre un peu partout aux terrasses des cafés, sur le « boul'Mich », dans les jardins du Luxembourg où ils recherchent un peu de soleil, d'aventure et d'oubli ! Ceux qui se pavanent pour faire admirer leur tenue vestimentaire criarde ou recherchée ! Ces merveilleux « chanteurs de pomme » capables de mille et une ruses pour aborder une jeune fille et l'amadouer !

Mais attention, nègre audacieux ! Le Blanc, tout au long du XIXe siècle, t'a poursuivi jusqu'au fond des savanes les plus reculées, des forêts les plus sauvages pour t'apporter LA CIVILISATION, et maintenant, tu oses le poursuivre dans les rues des quartiers qu'il a construits, dans la jungle des cités industrielles... et tu oses même convoiter ses filles ! Ah ! vraiment ! n'est-ce pas trop ? Aurais-tu le droit de te comporter comme un Blanc ?

Nègre, mon frère, quand tu couches sur les quais ou sur une bouche de vapeur... après avoir bu un litre ou deux de vin rouge et que tu retrouves soudain l'odeur troublante de la savane ou la puissance mystérieuse de la forêt tropicale, tu sais alors, au plus profond de toi, que le paradis perdu existe peut-être encore... à l'ombre des palmiers de ton village natal, mais sûrement pas dans ce Paris cruel et inhumain, ni dans tous ces ailleurs qui lui ressemblent !

LE POIDS ECRASANT DE LA SOLITUDE

On peut bien chanter, sur un air de guitare : « La solitude, ça n'existe pas », mais quand elle vous prend aux tripes, vous serre le cœur jour après jour, trouble les nuits... elle fait sentir toute sa réalité crucifiante. Pour beaucoup de noirs, fouler le sol d'Europe, c'est bientôt éprouver la solitude et l'angoisse : [PAGE 170]

    « Premier contact. Première désillusion. ( ... )
    En Afrique, I'hospitalité est un droit sacré pour l'étranger. Ici, elle semble être l'autorisation de respirer l'air qui n'appartient à personne... Dans ces foules qui se bousculent, combien on se sent seul !
    Cette solitude poursuivra l'Africain jusque dans les écoles et les facultés car, ici, la camaraderie et l'amitié ne Sont pas spontanées.
    ... Ailleurs, l'étudiant africain rencontrera une opposition presque explicite. Il doit alors se battre contre une hostilité qui n'a pas de nom... puisque le racisme n'existe pas en Europe ! ».
    (KALMOGHO Ignace)

Paris, comme toutes les grandes villes cosmopolites, risque d'écraser les individus noyés dans une mer anonyme. Ainsi l'Africain nouvellement arrivé découvre vite un monde impersonnel, froid, déshumanisé... un monde individualiste : « Chacun pour soi, Dieu pour tous !», égoïste et profiteur qui ignore les faibles, les petits, les isolés, qui ferme les yeux sur la misère, la souffrance et la mort des hommes qui l'entourent. Hélas ! on peut naître et mourir à Paris sans que personne ne fasse attention à vous !

Coupé de la vie communautaire et de l'encadrement tribal qu'il avait toujours connu jusque-là, le noir éprouve un vif sentiment d'abandon, de désolation. Désemparé au point de vue affectif et moral, il se demande comment agir dans ce .drôle de monde et sur qui, ami ou femme, s'appuyer pour affronter la vie.

    « Dans nul pays au monde la solitude ne pèse autant qu'ici, où tout, jardins, ombres, indifférence des passants, favorise les effusions. Paris est mortel à l'homme sans liaison, aussi les couples sortent-ils ensemble, en se tenant par les bras, et les amis en groupe. Et la femme seule, l'homme seul, n'ont pas l'allure dégagée, joyeuse des premiers. Ne pas être aimé à Paris est une catastrophe. » (p. 108)
    (DADIE Bernard, Un nègre à Paris, Paris, Présence Africaine, 1959.)[PAGE 171]

CE PECHE D'ETRE DIFFERENT

Dans un pays étranger dont il s'apprêtait à goûter les charmes et l'hospitalité, le noir ressent cruellement le racisme ambiant qui suinte un peu partout, même quand il se cache sous des formules polies, qu'il porte des gants blancs ou qu'il est enrubanné de salutations respectueuses et courtoises... emballage hypocrite et trompeur de La Civilisation. Il n'est guère plus attrayant quand il s'étale au grand jour sous les insultes « classiques » : « Sale mec », « Raton », « Macaque », « Bicot »... et tout ce vocabulaire méprisant hérité de la « glorieuse aventure coloniale ».

    « En Europe occidentale, en France le racisme qui, dans les années suivant la Libération, se nommait d'abord antisémitisme et portait l'affreux visage d'Auschwitz, apparaît surtout dirigé contre les travailleurs étrangers. Et parmi eux, contre ceux que l'éloignement de leur pays, la couleur de leur peau, leurs difficultés de s'assimiler aux coutumes françaises, rendent plus vulnérables, plus « étrangers » encore que les autres, les Nords-Africains, les immigrés d'Afrique Noire, et souvent aussi les Portugais. » (p. 220)
    (PARAF Pierre, Le racisme dans le monde, Paris, Payot, 1972.)

On croirait que le NOIR est la couleur de la mort; quand elle approche, on recule, on s'en écarte, on la fuit comme la peste, on s'efforce de la nier, de l'ignorer – comme le Noir – et pourtant, il faudra bien lui faire face un jour, si on veut vivre dans la vérité !

En France, en Belgique, en Suisse, en Angleterre... j'ai rencontré quantité dAfricains et j'ai pu constater, ici et là, des sursauts ou des vagues de racisme plus ou moins agressifs ou violents auxquels répond parfois « l'antiracisme » des Africains. Quand, de part et d'autre, en aura-t-on assez de s'injurier, de s'expulser, de se nier mutuellement ? Pourquoi « être différent » signifierait-il « être inférieur » ? Quand sera-t-il possible de se regarder face à face, comme des hommes à part entière et d'entamer un bénéfique dialogue ?[PAGE 172]

    « Et lorsque je vois un père tenir son enfant par la main, lui sourire en racontant des histoires, je dis, « mais ils se conduisent comme des nègres »; ils sont comme nous ! ils aiment aussi les enfants. » (p. 35)
    « Sous leur dure carapace, ils demeurent des hommes comme nous, emportés par le tourbillon du temps vers on ne sait quel destin. Ils croient au ciel tout en craignant la mort. Ils regardent leurs femmes, leurs enfants, leurs amis et se disent, tout comme nous, qu'il faudra quitter un jour tous ces êtres chers; pour où ? Il leur arrive de vouloir en finir avec la vie, mais qu'un oiseau chante, que le vent souffle dans les arbres, qu'un être leur sourie et aussitôt, l'espoir renaît et ils rentrent dans le circuit. Ils aiment l'amitié, l'honnêteté, la franchise et sont sensibles au sourire de l'enfant. Ils ont seulement d'autres habitudes. Je ne vois guère ce qui les sépare fondamentalement de nous. Je ne cherche que cela depuis mon arrivée dans ce pays. Je rencontre partout des hommes comme nous : bavards, timides, audacieux. Je les regarde manger, rire, converser, boire, discuter, courir, s'arrêter, rêver, s'aimer. Je comprends davantage la vanité des barrières sur lesquelles nombre de gens sont si à cheval. » (pp. 148-149)
    (DADIE Bernard, Un nègre à Paris, Paris, Présence Africaine, 1959.)

AU PRIX DE LA SANTE

Les conditions de vie de l'Africain en France se font lourdement sentir sur sa santé. Le brusque passage d'un climat tropical à un climat tempéré fait que l'Africain est beaucoup plus exposé à la tuberculose que le Français :

    « La tuberculose pulmonaire apparaît généralement chez les Noirs africains immigrés entre le 6e et le18e mois de séjour. Le risque tuberculeux est 1,5 à 2 fois plus élevé chez le portugais que chez le français, 6 à 8 fois plus chez le Nord-Africain, et 20 à 30 fois plus chez l'Africain noir. Il est également constaté un plus grand nombre d'ulcères gastro-duodénaux (« type même de la maladie d'adaptation ») et des cas de morbidité [PAGE 173] psychiatrique 2 à 3 fois plus élevés chez les étrangers que chez les autochtones. »
    (DARIEL J.-L., La traite des pauvres, Paris, Fayard, 1975.)

Les conditions lamentables de logement, le manque d'aération, une alimentation insuffisante, etc... causent, à la longue, une foule de maladies, dont plusieurs mortelles. Chez d'autres, le dépaysement, l'inadaptation et toutes les difficultés qu'elle déclenche sont largement responsables des troubles digestifs, des maladies nerveuses, quand elles ne conduisent pas au bord de la folie :

    « Qu'est-ce que tu veux, Sada, il supporte pas la vie ici. » Mamadou a dit « Y en a souvent qui ne supportent pas. Ils deviennent un peu malades de la tête. Y en a un comme ça, au premier séjour ça allait. Et puis à son deuxième séjour il est devenu comme fou. Et il est à l'hôpital maintenant. Quand il sera mieux on va le faire revenir au pays, on va payer son voyage et le renvoyer au pays. » (pp. 95-96)
    (LAURAN Annie, Un noir a quitté le fleuve, Paris, EFR, 1968.)

VIVRE POUR AILLEURS...

Le Noir est déchiré entre, d'une part le désir sincère de rentrer dans son pays dès que possible et, d'autre part, la nécessité de vivre à l'étranger en vue de gagner de l'argent pour les siens. Mais quand il travaille à Paris, sa pensée est ailleurs...

    « Je te l'ai déjà dit, nous, si on vient ici, en France, c'est pour l'argent. Ce qu'on veut, nous, ici, C'est avoir du boulet, vite, et renvoyer l'argent chez nous, à Golmy. » (p. 53)
    « Tous on pense à Golmy, tous on veut partir. Nous, on n'est pas heureux ici, tu sais bien, on est venu pour l'argent, mais on n'est pas heureux ici : rien n'est pareil avec Golmy ici, les gens et ce qu'on mange et les rues. Rien n'est pareil. » (p. 63)
    « Nous, on envoie notre argent au village. Nous on ne [PAGE 174] dépense 'pas nos sous, nous on boit pas, nous on ne fait rien pour dépenser. Sans ça, pourquoi on serait venu ? » (p. 77)
    (LAURAN Annie, Un noir a quitté le fleuve.... Paris, EFR, 1968.)

    « C'est la misère, la faim qui poussent à émigrer, qui nous forcent au « voyage ». Nous ne laissons pas femmes, enfants, champs, village pour venir admirer la Tour Eiffel, ou pour subodorer de près ce que d'aucuns appellent la société de consommation. Le vent du Fleuve, la verdure de la Casamance ne se mettent pas en balance avec les effluves de poubelles ou les cadences infernales d'une chaîne. ( ... ) (p. 117)
    « Mon pays, c'est l'Afrique, c'est le Sénégal, c'est le village, la maison où je suis né, où mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père ont vécu, c'est la terre que j'ai cultivée comme l'avaient fait ceux des miens qui m'ont précédé.
    « Mon pays, c'est là où se trouvent ma culture, ma civilisation, là où j'ai le droit de revendiquer, le devoir de me battre. Là où est l'avenir des enfants.
    « Ne pas mourir, ne pas être enterré ailleurs que chez moi. Le corps ici, en France. Mais l'esprit là-bas. Constamment. Et le combat quotidien pour le retour. » (P. 118)
    (N'DONGO Sally, Exil, connais pas.... Paris, Cerf, 1976.)

J'ai rencontré plusieurs de ces travailleurs africains qui, littéralement, « vivent pour ailleurs ». Voici quelques exemples : Omar, dans la quarantaine avancée, chef de salle dans un FOYER, a laissé au pays sa femme et trois enfants. A peu près tous les deux ans, il y retourne pour quelques mois, le temps de faire un autre enfant, puis il revient dans ce foyer africain de Paris où il incarne, parmi les siens, le Chef, le Sage, le défenseur des coutumes tribales et de la religion musulmane. A Paris, il mène une vie très austère et la majeure partie de son salaire va à sa famille en Afrique. De même, Yatéra, jeune balayeur de rues de 20 ans, réussit à envoyer la moitié de son modeste salaire à sa famille où il passe pour un grand homme !

Pour économiser, l'Africain doit, après avoir payé le [PAGE 175] logement et sa carte mensuelle de métro, dépenser le strict minimum, marchander sur l'achat des vêtements au « Marché aux puces », éviter toute dépense inutile... Il peut aller au cinéma une fois par semaine... et les autres soirs, déambuler dans les rues de Paris avec des amis, rêver devant les vitrines des grands magasins de tous ces objets séduisants et trop coûteux pour lui, contempler ces jolies parisiennes, le plus souvent inaccessibles et qui ne le gratifient même pas d'un regard bienveillant !

Ayant eu l'occasion de connaître de près la vie misérable que mènent certains noirs à Paris, je demandai à l'un ou l'autre : « Pourquoi ne rentres-tu pas au pays où tu serais tellement plus heureux parmi les tiens ? »

Pour certains, mieux vaut l'exil et la mort que le déshonneur; en effet, comment rentrer au pays les mains vides, sur un échec, portant au front la honte de n'avoir pas réussi dans son entreprise ?

Quelques-uns affirment préférer les chaînes de Paris à celles plus lourdes de leurs pays, car une plus grande liberté aide à supporter bien des privations ! D'autres s'entêtent à rester malgré tout, envers et contre le bon sens... et l'on ne sait trop pourquoi, puisque :

    « Rester ici, c'est vivre en exilés, éternellement insatisfaits, tourmentés, nostalgiques, amers. » (p. 203)
    (OUSSOU-ESSUI Denis, La souche calcinée, Yaoundé, CLE, 1973.)

COMMUNAUTE, PARTAGE ET SOLIDARITE

L'Africain ne peut se résoudre à vivre longtemps seul. Il ressent vivement le besoin de retrouver la vie communautaire de partage, de solidarité, de fraternité à laquelle il est habitué depuis sa tendre enfance.

    « Pour nous, en dehors de la collectivité il n'y a pas de salut, c'est le vide. ( ... )
    « En France, un immigré africain trouve aide et assistance auprès de sa communauté. Il vaut mieux pour lui qu'il ne se tienne pas volontairement à l'écart, car alors il n'aura plus de nouvelles du pays, sera coupé de tout, et sa famille sera avertie. D'ailleurs tôt ou tard [PAGE 176] il devra reconsidérer son attitude, tant il est vrai qu'en cas d'accident, de maladie, ce sont ces frères qui devront s'occuper de lui. » (pp. 81-82)
    (N'DONGO Sally, Exil, connais pas..., Paris, Cerf, 1976.)

Voilà pourquoi il se regroupe spontanément avec des compatriotes, organise sa vie avec eux... chacun sachant qu'au besoin il peut compter sur le soutien et l'entraide de l'autre.

A Paris, comme en Afrique, il arrive que des noirs, fils de président, de généraux, de ministres ou de hauts-fonctionnaires... étudient à la faculté, roulent en voiture sport, dépensent insolemment, affichent une richesse criante qui fait fi totalement du dénuement et du combat pour la vie de leurs frères. Ils iront même jusqu'à dénigrer ou renier les travailleurs africains comme le manifestent ces propos d'un étudiant :

    « Ces gens-là nous font honte. Ils balaient les rues. On ne peut plus se promener au Quartier latin sans que les filles nous confondent avec eux. Une honte. Il faut les rapatrier. » (p. 58)
    (N'DONGO Sally, Exil, connais pas..., Paris, Cerf, 1976.)
    Heureusement, il s'agit là d'une infime minorité.

LA LOI DU SOURIRE

Malgré tous les malheurs qui l'accablent, le noir a un tel sens et un tel amour de la vie qu'il trouve la force de sourire. « Ils rient toujours, ces grands enfants, et s'amusent d'un rien ! » Ce rire qui éclate, surgi parfois du fond du désespoir, déroute le Blanc. Ce rire, cet humour « noir » n'est-il pas finalement la planche de salut qui permet au noir de retrouver sa fierté, sa dignité, d'avaler les humiliations et une vie hautement dérisoire ? Ne raconte-t-on pas que, sur les bateaux négriers en route vers l'Amérique, les « nègres » savaient entre eux rire, danser et chanter... échappant ainsi provisoirement à l'asservissement et à toutes les souffrances qu'ils supportaient ![PAGE 177]

UN ART DE VIVRE...

En parlant un soir avec une dame française qui habite à côté d'un foyer africain, je lui demandai ce qu'elle pensait de ses voisins. Elle me déclara :

    « Je les admire : ils n'ont rien, aucune sécurité. Ils vivent au jour le jour. Ils me sourient, me saluent aimablement et s'offrent à me rendre service. Ils s'entraident les uns les autres. Ils sont plus heureux que nous ! »

Cette femme reconnaissait, après avoir vécu plusieurs années à côté de travailleurs africains, qu'au point de vue des relations humaines et de la vie communautaire, ces derniers sont plus avancés que nous, mais cette même personne n'ignorait pas certains « inconvénients » de la vie auprès des noirs :

    « Parfois, ils font jouer de la musique jour et nuit... durant le week-end, certains boivent, s'enivrent et deviennent gâteux... ils sont vaniteux : ils dépensent des sommes d'argent considérables pour se procurer des vêtements luxueux ou tape à l'œil avec lesquels ils iront se balader sur les grands boulevards... »

Hélas ! malgré ces réticences, ce témoignage d'humanité, de compréhension et de sympathie apparaît plutôt comme une note exceptionnelle dans le concert discordant des opinions sur les noirs à Paris.

A chaque fois qu'un ami africain m'invitait à l'accompagner au FOYER, l'on préparait et l'on me servait ce thé vert, amer, sucré légèrement au terme d'un lent et long rituel accompagné de salutations, d'informations diverses ponctuées de taquineries et de rires, en utilisant, la plupart du temps, la langue du pays. Prendre le thé dans ces conditions exige au moins une heure – sinon deux – car, d'un même paquet de feuilles de thé, l'on doit tirer trois infusions que l'on boit cérémonieusement dans un petit verre au rebords doré et décoré finement de motifs orientaux.

Lors d'un thé, Omar, le chef de salle, se plaignit de ce que plusieurs jeunes travailleurs africains abandonnaient peu à peu toute pratique de la religion musulmane, mais, [PAGE 178] me disait-il, il s'agit là d'un phénomène de jeunesse, passager, car, dès qu'ils ont des enfants et des responsabilités, les « infidèles » reviennent à la religion de leurs pères.

A ce sujet, le cuisinier confessait que la religion gardait sa pleine valeur, au village, en Afrique, niais qu'à Paris, elle n'avait plus aucun sens et que d'ailleurs, il était pratiquement impossible de la pratiquer à cause des heures de travail, des mœurs alimentaires différentes, etc... Un autre avoue :

    « On finit par tout oublier. Dieu paraît si loin. On se laisse tenter par un tas de distractions : le café, le tiercé, le cinéma, la voiture, la télé, le dancing. Les gens qui vivent autour de nous font la même chose. Nous avons quelques problèmes en plus, mais sur bien des points nous nous ressemblons. Dieu, la religion, on n'a pas le temps d'y penser ni même beaucoup envie. »

Les loisirs constituent aussi un problème pour des travailleurs qui disposent de très peu d'argent à cette fin, s'ils tiennent à remplir les promesses faites à leurs familles. Parfois, avec un tam-tam, divers instruments de percussion ou bien quelques disques, on organise une soirée de danse au cours de laquelle les hommes dansent entre eux, comme en Afrique, dans la gaieté et l'exubérance communicatives.

D'autres brûlent le temps dans l'une de ces nombreuses « boîtes » africaines ou particulièrement accueillantes envers les Africains : le Tropic Bar, la Brasserie Africaine, le Gévaudan, le Cloître, le Frit-Shop... pour en nommer quelques-unes. Dans ces lieux de rencontre, on peut passer plusieurs heures autour d'un verre ou d'une tasse pendant que défilent connaissances et amis.

Quand il a trop « soif de la femme » et dispose de peu d'argent, le noir fait la queue – comme au cinéma – devant l'un de ces hôtels particuliers près du métro Barbès.

MAIS OU SONT LES MISSIONNAIRES ?

Depuis le Concile Vatican II, on a chanté sur tous les tons : « Tout chrétien doit être missionnaire, annoncer l'Evangile dans sa vie quotidienne, par ses paroles et ses [PAGE 179] actes, faire découvrir le Christ à son prochain – proche ou lointain – qu'il soit québécois, belge ou africain ! »

Que penser de cette brave dame, abonnée à plusieurs revues missionnaires et versant régulièrement son obole au noir exotique et lointain, à celui qui sourit à pleines dents dans les pages des revues missionnaires, mais incapable de sympathiser avec le noir « étrange, bruyant et encombrant » qui habite la maison voisine ou dans sa rue ? Peut-on affirmer : « J'ai fait mon devoir missionnaire » quand on a envoyé quelques colis de vêtements, de livres, de médicaments ou un chèque pour aider les populations défavorisées d'Afrique ?

Est-ce logique, est-ce chrétien de prétendre aider les Noirs d'Afrique, de prêcher l'esprit missionnaire, universel, si l'on n'aime pas l'étranger, le noir vivant tout près de nous, si on l'ignore, si on le méprise ?

Est-ce vraiment respecter l'Africain que de l'inviter à un repas au cours duquel les enfants s'empressent de toucher sa peau et d'examiner avec attention les paumes de ses mains comme s'il s'agissait d'un article de musée ?

Que penser même de ce Père missionnaire qui exalte le « bon noir », simple, naturel, spontané de la brousse africaine, mais qui ne veut pas entendre parler de ces noirs immigrés « mal frottés à la Civilisation dont ils n'ont retenu que les vices » ? Suffit-il encore d'inviter quelques noirs à l'occasion de kermesses, d'expositions ou de congrès missionnaires pour assurer la « couleur locale », exécuter quelques danses folkloriques ou donner un témoignage qui stimule la générosité des participants envers les « pauvres noirs dAfrique » ?

Comment peut-on envoyer au loin, au nom d'une communauté chrétienne, des missionnaires porter un message d'amour, d'amitié, de fraternité universelle, de justice... si, au pays, dans sa ville, dans son quartier, on accueille si mal les étrangers, les Africains, si on les traite en inférieurs ou si on les exploite de quelque façon ? Sommes-nous de ceux qui déplorent l'exploitation des noirs en paroles, mais qui l'encouragent en pratique ?

Sommes-nous de ceux qui demandent aux noirs de s'assimiler au plus tôt, de se noyer dans notre culture, sans faire de bruit, sans accorder la moindre attention à leurs valeurs propres qu'ils doivent obligatoirement remplacer par les nôtres. « les meilleures » ? [PAGE 180]

Avons-nous vraiment l'esprit missionnaire qui nous pousse à nous intéresser aux noirs tels qu'ils sont et à leur donner le témoignage humain et évangélique d'un accueil inconditionnel conscients que leurs rencontres, leurs valeurs, leurs expériences peuvent enrichir notre esprit et notre foi ? Qui sait si, au plan de la foi, les situations ne sont pas inversées, si ce n'est pas le riche matériellement, le développé techniquement des pays d'Europe et d'Amérique qui ne soit démuni devant la vie spirituelle des Africains, qui n'ait à s'enrichir humainement et spirituellement en redécouvrant auprès des noirs la vraie dignité de l'homme et du chrétien ?

Si l'on veut éviter la constitution de ghettos d'étrangers, de noirs, ne faut-il pas d'abord s'intéresser à eux, les aider à comprendre et à partager notre vie et notre culture tout en restant eux-mêmes.

La tolérance qui accepte que les autres soient aussi pleinement hommes, même s'ils ne pensent pas et n'agissent pas comme soi n'est-elle pas une des vertus les plus bafouées dans notre société et l'une de celles que le chrétien, à l'esprit missionnaire, doit s'efforcer d'acquérir ou de raffermir au plus tôt ?

COMMENT LES AIDER ?

Dans plusieurs pays et spécialement dans les grandes villes, il existe toutes sortes d'organisations qui se proposent d'accueillir les noirs et de leur venir en aide au besoin : organismes gouvernementaux, services assurés par les ambassades et les consulats, organisations politiques et syndicales, associations étudiantes, sociétés humanitaires et culturelles, centres d'accueil et d'hébergement, etc...

Certaines de ces organisations travaillent avec un dévouement, une efficacité et un désintéressement admirables, mais parfois, un noir, un Africain met beaucoup de temps à découvrir et à contacter ces organisations... et rien ne saurait remplacer le sourire et l'accueil sympathique d'un citoyen... ou encore effacer les premières expériences désagréables éprouvées.

    « Le meilleur moyen « d'aider » l'Afrique est de lutter dans votre propre Pays pour y changer les choses, et d'œuvrer avec les travailleurs africains dans les foyers [PAGE 181] en liaison avec leurs organisations pour la formation Professionnelle, l'alphabétisation correcte, l'initiation aux problèmes politiques. Non dans un but de récupération. Ou d'assimilation. Mais par solidarité. Les connaissances qu'auront réussi à acquérir les camarades immigrés leur seront utiles une fois rentrés en Afrique. L'ébauche d'une véritable coopération passe par là. »
    (N'DONGO Sally, Exil, connais pas.... Paris, Cerf, 1976.)

Les Noirs veulent être considérés comme des hommes à part entière; sommes-nous prêts à agir en ce sens et à les traiter concrètement comme des frères ?

    « Nous sommes des noirs, mais avant tout des hommes égaux de tous les autres hommes, et cela compte seul; et nous voulons aussi avoir notre place dans les trains que vous exaltez, les trains que vous lancez sur les rails de votre orgueil : le train de la liberté, le train de l'égalité, le train de la fraternité. »
    (Aimé Césaire.)

Lucien LAVERDIERE