© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 110-125



QUELLE AVENTURE MES ENFANTS !

Mongo BETI

Comment raconter avec le minimum indispensable de clarté les épisodes souvent enchevêtrés de cette étrange affaire, cascade à peine croyable de mauvaises surprises, aussi cruelles et douloureuses pour moi que des coups de poignard ? Que je réponde d'abord à cette question :

Comment et pourquoi je suis entré à AISF

Je suis professeur dans un lycée du centre de Rouen depuis la rentrée de 1966. L'interdiction et la saisie de mon livre Main basse sur le Cameroun, en 1972 furent suivies d'une longue bataille judiciaire, envenimée à partir de mai 1975 d'une tentative du pouvoir pour m'expulser de France : cet affrontement n'allait connaître son issue qu'en mars 1976, quand le tribunal de Grande Instance de Rouen donna catégoriquement tort au ministre de l'Intérieur, ce qui coupa court, brusquement, à toutes les manœuvres de ce dernier en vue soit de me réduire au silence, soit de m'éloigner de France, autre façon de me neutraliser ainsi que le demandait avec insistance le dictateur Ahmadou Ahidjo, président imposé aux Camerounais par la force en 1960.[PAGE 111]

L'affaire n'avait pas été sans me valoir quelque réputation, en tant qu'écrivain, bien sûr, car j'avais été jusque-là un auteur assez obscur, mais aussi comme militant du tiers-monde; mais en aucun cas comme dirigeant d'un mouvement d'opposition au régime de Yaoundé, que je n'ai jamais été, contrairement aux allégations de certains dirigeants d'Amnesty International Section Française.[1]

Donc, au mois de mai 1976, tandis que l'auréole de ma récente victoire judiciaire sur M. Poniatowski brille encore de tous ses feux, je suis invité au lycée technique Flaubert par une classe qui, dans le cadre des 10 %, désire organiser un débat que j'animerais sur le thème du néo-colonialisme, avec projection, si possible, du film Contre-Censure, inspiré de mon livre Main basse sur le Cameroun, mais réalisé par une équipe de journalistes canadiens, avec le soutien et la collaboration de la Section Canadienne d'Amnesty International (aussi appeler ce film le film de Mongo Beti, comme le fait un document de la Section Française d'Amnesty International daté du 31 janvier 1976, relève de la diffamation).

Il se trouva que, à mon insu et d'ailleurs tout à fait fortuitement, deux membres d'AISF, appartenant au groupe 15 de Rouen, avaient été invités par la même classe et à la même heure pour participer à un débat, avec projection d'un film, sur la répression en Amérique latine. Des raisons techniques rendirent irréalisable la projection du film de ces militantes d'AISF; Contre-Censure put être projeté, en revanche, sans difficulté et fut donc le point de départ unique des deux débats qui finirent par se fondre en un seul, à la demande des lycéens venus en plus grand nombre qu'on ne s'y attendait, et auxquels les deux militantes d'AISF exposèrent très longuement, à la fin, la nature de leur mouvement, les modalités de son action et les buts qu'elle vise.

Ici il convient peut-être de revenir un moment en arrière, car ce n'était pas vraiment là ma première rencontre avec Amnesty International Section Française. Déjà, pendant l'hiver 1974-1975, les réalisateurs canadiens de Contre-Censure, séjournant en France et accueillis au Crépac (rue Clavel, dans le dix-neuvième arrondissement) qui leur offrait des facilités pour le tournage du film, avaient invité [PAGE 112] Gerson Konou, chercheur ayant en charge l'Afrique noire francophone, un jour et à une heure où ils savaient que je devais venir travailler avec eux; car, bien entendu, ils m'ont fait tourner, de même qu'ils ont fait tourner bien d'autres témoins de la tragédie camerounaise, ainsi qu'il est aisé de s'en rendre compte en regardant le film.

C'est ainsi que je rencontrai Gerson Konou, alors chercheur pour l'Afrique noire dite francophone; il me déclara qu'il était bien informé des persécutions diverses dont j'étais l'objet de la part du gouvernement français et qu'il allait bientôt venir me rendre visite à ce sujet à Rouen. Je précise par parenthèse que Gerson Konou n'est jamais venu me voir, ni à Rouen ni ailleurs, qu'il ne m'a pas non plus fixé rendez-vous à un endroit qui lui aurait mieux convenu. Simplement je n'ai plus entendu parler de Gerson Konou, jusqu'à l'AG de Dijon en 1976, théâtre d'une écœurante entourloupette dont on peut lire la relation plus loin dans le mémoire d'Edith Trochard.[2]

J'avais aussi, un an plus tard, fait la connaissance de Marie-José Protais, toujours grâce aux Canadiens et toujours au Crépac, rue Clavel. C'était en novembre 1975, cette fois. Nathalie Barton, une amie personnelle de Marie-José Protais, chargée elle-même d'importantes responsabilités au soin d'Amnesty International Section Canadienne, était venue présenter à la presse parisienne Contre-Censure enfin achevé. Après la projection du film et le long débat qui s'ensuivit, les participants, dont votre serviteur, intervenant très librement soit pour poser une question, soit pour apporter un éclaircissement, Nathalie Barton, qui se trouvait être en même temps du groupe d'amis canadiens qui m'accueillent quand je vais à Montréal, nous présenta, Marie-José Protais et moi. Celle-ci, comme dans un salon parisien, me tint des propos anodins dont je m'empressai d'oublier la teneur sinon le ton badin, qui m'avait choqué.

On ne saurait donc affirmer que j'ignorais totalement AISF lorsque je rencontrai par hasard, en 1976, au lycée Flaubert, Edith Trochard, car l'une des deux militantes n'était autre qu'Edith Trochard, alors secrétaire du groupe 15 du centre de Rouen où j'étais domicilié moi-même avec ma famille depuis 1973. Le fait est seulement que, de mes contacts précédents, si fugaces qu'ils aient été, avec [PAGE 113] l'organisation, j'avais gardé un souvenir très mitigé. Gerson Konou s'était engagé à venir me voir à Rouen, et ne l'avait jamais fait, sans jamais s'excuser. Quand Nathalie Barton nous avait présentés, Marie-José Protais avait eu des propos dont la platitude et la banalité m'avaient paru détonner avec l'ambiance de gravité et les circonstances où nous nous trouvions.

Vieux militant anti-colonialiste, militant du SGEN, auteur habitué à affronter ces forbans que sont les éditeurs de Paris, je dois dire que j'ai l'habitude de me heurter à des personnalités assez rudes, ce qui, sans doute, n'a pu manquer de me façonner. Or, le souvenir que je gardais de Gerson Konou et de Marie-José Protais était celui plutôt de personnalités sans grand relief, fades pour tout dire, affligées de cette futilité qui m'a toujours paru rédhibitoire dans les personnages avec lesquels on me propose de cohabiter ou de travailler.

Lorsque, quelques jours après notre première rencontre, Edith Trochard vint me proposer d'entrer à AISF, je me montrai extrêmement réservé. Dissimulant la vraie raison de ma réticence, je mis en avant mes déjà trop nombreux engagements au MRAP,au syndicat...; je lui dis que j'écrivais beaucoup et que, pour cela, il me fallait beaucoup de temps; il ne fallait pas non plus oublier, last but not least, que j'étais professeur de l'enseignement secondaire, ce qui impliquait une foule de besognes : préparation des cours, présence au lycée, corrections de copies, conseils de fin de trimestre, conseils d'enseignement, réunions parents-professeurs, etc.

C'est alors qu'elle me fit une confidence qui me troubla beaucoup :

– Au sein d'AISF, me dit-elle, nous n'arrivons pas à intéresser les gens à l'Afrique francophone, qu'il s'agisse du Maghreb ou de l'Afrique noire. Tout se passe comme si nous nous heurtions à un verrou quelque part, comme si on ne nous prenait pas au sérieux, comme si on refusait de nous prêter créance. Or, vous êtes un écrivain connu, vous; personne ne mettra votre dénonciation en doute, puisque, de surcroît, vous êtes Africain. S'il y a quelqu'un qui connaît tout de même mieux que quiconque la situation là-bas, c'est bien vous. Il faut venir, vous nous aiderez beaucoup.

Ma femme assistait à l'entretien, elle fut plus ébranlée [PAGE 114] encore que moi-même; après le départ d'Edith Trochard, qui avait consenti à me laisser quelques jours de réflexion, c'est ma femme qui vint à bout de mon hésitation. Voilà comment et pourquoi j'ai adhéré à AISF au printemps de 1976. Ces explications n'étaient nullement superflues, les dirigeants ayant, à force d'intoxication, réussi à persuader à certains groupes d'AISF (je pense notamment à un groupe d'Amiens) que j'étais entré dans AISF dans l'intention d'imposer « mon idéologie » ou peut-être même, qui sait ? poussé par une puissance communiste, la fameuse main de Moscou, pour désintégrer l'organisation. De telles insinuations ne sauraient m'atteindre. Ceux qui me connaissent bien (à commencer par les Renseignements Généraux qui exercent sur mes activités une surveillance jamais interrompue) savent que je suis parfaitement indépendant à l'égard de tous les gouvernements, de toutes les organisations politiques, ce qui ne veut pas dire que, individuellement, je n'aie pas de préférence pour une philosophie à l'exclusion des autres, mais nous en sommes tous là.

Je n'ai jamais touché aucune subvention d'aucun pouvoir, ni africain, ni français, ni américain, ni soviétique, ni chinois... Et ceci parce que je n'ai jamais entrepris que ce que j'étais assuré de pouvoir financer moi-même, avec l'aide de mon épouse. Je songe, par exemple, à cette revue dont le coût n'excède nullement nos possibilités financières, tout en obérant nos ressources au point de nous contraindre à imposer certains sacrifices à nos enfants.

Pourquoi je me suis opposé à la direction d'AISF

Edith Trochard, ancienne secrétaire du groupe 15 du centre de Rouen, raconte excellemment plus loin[3] tous les déboires qui nous ont été infligés de 1976 à 1977 chaque fois que nous avons tenté d'amener la discussion sur l'Afrique, au sein de diverses instances d'AISF. Je ne saurais point relater aussi bien qu'elle ni surtout avec autant de simplicité et de cœur, toutes les péripéties qui nous ont amenés irrésistiblement à la conclusion que nous nous trouvions devant un mur et qu'à moins d'imaginer une tactique audacieuse, nous allions piétiner ainsi pendant des années, sinon pendant des siècles.[PAGE 115]

Mais il y a des faits sur lesquels je dois insister, en ce qui me concerne personnellement, parce que sans eux on ne comprendrait pas pourquoi j'ai fini par adopter l'attitude la plus dure à l'égard des dirigeants d'AISF après m'être persuadé de leur foncière improbité.

Pour ne pas accabler le lecteur d'épisodes, je veux bien glisser sur l'inertie révoltante d'AISF lorsque, après une extraordinaire vague d'arrestations opérées par le régime camerounais en 1976, à partir du mois de juillet, parmi les populations africaines soupçonnées d'opposition, nous mîmes sur pied, avec des camarades de toutes couleurs et de toutes obédiences, le CDAPPC (Comité pour Défendre et Assister les Prisonniers Politiques au Cameroun) et que nous tentâmes en vain d'obtenir d'AISF qu'il assiste au moins à nos meetings.

En revanche, je vais faire un sort particulier à une affaire qui me persuada, la première, que le sabotage de l'Afrique francophone venait de la direction même d'AISF, et très probablement de Marie-José Protais, bien que je ne l'aie jamais nommée dans les articles que j'allais bientôt commencer à publier pour dénoncer les dirigeants de l'organisation.

J'ai déjà dit qu'au mois de novembre 1975 Nathalie Barton, important membre de la direction dAmnesty International Section Canadienne, vint à Paris présenter Contre-Censure à la presse qui à cet effet, avait été convoquée au Crépac, rue Clavel. J'ai déjà dit que cette Nathalie Barton, un de mes meilleurs amis canadiens, est aussi une amie personnelle de Marie-José Protais qui, à ce titre, est particulièrement bien informée des activités et même des sentiments de la militante canadienne. On ne peut pas dire que les journalistes parisiens se soient présentés en foule. Vinrent pourtant quelques personnalités bien connues de la presse; je me souviens bien, par exemple, de Daniel Junqua, du quotidien « Le Monde », de Félix Lacambre, de « La Croix », d'un journaliste du « Canard Enchaîné » dont j'ai oublié le nom, et de quelques autres encore. Parmi les autres assistants, on remarqua surtout un citoyen belge marié à une Française de couleur, Yves Verbeeck, qui avait été un très proche collaborateur d'Albert Ndongmo, l'ancien évêque de Nkongsambe, et dont l'intervention fut émouvante.

A aucun moment au cours de la soirée, je n'apparus et personne ne me donna comme l'auteur du film Contre [PAGE 116] Censure. Il est donc doublement inconcevable que Marie-José Protais ait pu se tromper sur ce point, elle qui est personnellement liée à Nathalie Barton et connaît ainsi la nature et l'état de ses activités, d'une part, elle qui, d'autre part, eut tout loisir ce soir où le film fut montré à la presse de se convaincre, à partir de ce qui était dit et montré, que je n'en étais pas l'auteur ni même la vedette, m'étant contenté de témoigner de ce que je savais, comme une demi-douzaine d'autres interviewés.

Or, le 31 janvier 1976, soit quelques semaines plus tard seulement, au cours d'une réunion du B.E., Marie-José Protais étant présente comme l'atteste le procès-verbal, la recommandation suivante est adoptée « Il est décidé d'acheter à Nathalie Barton (A.I. Québec) pour 1.000 F une copie du film Main basse sur le Cameroun de Mongo Beti, mais ne le passer que si, préalablement à la séance, on explique qui est Mongo Beti, de façon à préserver l'impartialité d'A.I. »

Harcelés dès le printemps de 1976 par les protestations de membres du groupe 15, les dirigeants parisiens répondirent d'abord, quand ils ne faisaient par la sourde oreille, qu'ils ignoraient comment cette appréciation pour le moins étrange s'était glissée dans le procès-verbal de la séance du 31 janvier, puis inventèrent toute sorte de justifications aussi peu convaincantes les unes que les autres. Le sommet de l'hypocrisie fut atteint le jour où je comparus devant le C.N. rue de Varenne. Comme je ramenais ce scandale sur le tapis, un certain, Teddy Follenfant, personnage extrêmement louche, qui a certainement été mêlé avec Josette Bos de Besançon à la confection du faux distribué à Mulhouse en 1978 (c'étaient les deux observateurs dépêchés par la direction d'AISF à l'assemblée régionale de Normandie), se leva pour déclarer que c'est lui qui avait pris l'initiative de la restriction accompagnant la décision d'achat de Contre-Censure. Il eut même le cynisme d'ajouter que, dans son esprit, cette recommandation était un hommage à la personnalité exceptionnelle de l'écrivain Mongo Beti. Aucune audace n'effraie décidément les dirigeants d'AISF.

Quant à la crainte de compromettre l'impartialité d'Al, pourquoi cette restriction n'accompagne-t-elle que la décision d'achat de Contre-Censure parmi les nombreux films que possède l'organisation sur la violence politique dans divers pays ? Surtout dans combien de groupes à travers toute la [PAGE 117] France est-on capable d'expliquer en connaissance de cause qui est Mongo Beti ? Sans doute dans aucun, et cela Marie-José Protais ne pouvait pas l'ignorer. Alors, cette recommandation ne revient-elle pas purement et simplement à dissuader les groupes de passer Contre-Censure ?

Enfin, si un film avait été réalisé à partir d'un livre de Soljénistsine ou de tel autre dissident soviétique ou opposant de Pinochet, le B.E. aurait-il recommandé aux groupes de ne passer le film qu'après avoir expliqué préalablement qui est Soljénistsine afin de sauvegarder l'impartialité d'Al ? A qui le fera-t-on jamais croire et surtout avec quels arguments ? En réalité, contrainte par ses rapports d'amitié avec Nathalie Barton, Marie-José Protais n'avait pu faire autrement que d'acheter le film, mais, jésuite comme on l'est dans ces milieux-là, elle s'était bien promis d'en torpiller la diffusion dans toute la mesure de ses moyens. C'est ainsi qu'elle avait laissé inscrire cette perfide recommandation, à moins qu'elle ne l'ait elle-même inspirée, quitte à faire porter le chapeau, au besoin, par l'homme des besognes sales, Teddy Follenfant.

L'affaire de Contre-Censure, venant après l'incident de l'Assemblée Générale de Dijon, qu'Edith Trochard raconte fort bien dans son mémoire, aurait déjà suffi à me persuader qu'il y avait décidément quelque chose de pourri au royaume de Danemark, et à justifier amplement à mes yeux l'article que je publiai en mars 1977 dans « S.O.S. Cameroun », lebulletin du Comité pour défendre et assister les prisonniers politiques au Cameroun (CDAPPC) dont je suis le président.

Là-dessus, je découvre au début de 1977 (je ne pourrais pas dater avec précision l'événement) que Marie-José Protais est rédacteur en chef de Actuel Développement, un magazine de luxe entièrement financé par le ministère de la Coopération pour servir sa propagande. Une enquête rendue difficile par la manie du secret des administrations publiques françaises me révéla que la maison Hachette achetait régulièrement la plus grande partie sinon la totalité du tirage de chaque livraison, et qu'elle adressait la revue gratuitement aux coopérants français disséminés à travers le monde, mais aussi aux ambassades françaises. En échange de quels avantages commerciaux ?

Mais le contenu du magazine est bien plus révélateur encore. Certes, ce n'est pas le bourrage massif et grossier [PAGE 118] de certaines publications financées par les dictatures d'Afrique, c'est plutôt une propagande par insinuation, par infiltration pour ainsi dire homéopathique, c'est un bel exemple de ce qu'un célèbre sociologue américain a appelé la persuasion clandestine, dont on sait aujourd'hui qu'elle est sans doute la plus efficace. Par exemple, le magazine ne donne jamais la parole à l'opposition des pays dont les gouvernements sont liés à la France. C'est que cette opposition n'existe pas, conformément à la théorie constante du ministère de la coopération, c'est-à-dire de l'Etat français; il ne saurait y avoir d'opposition là-bas, étant entendu une fois pour toutes que les conflits là-bas se ramènent toujours à des antagonismes tribaux.

Mais le plus grave, c'est l'image, dessin ou photographie. Tenez, je tends la main et me saisis du premier exemplaire venu d'Actuel Développement : c'est le no 16 (novembre-décembre 1976). Sur la couverture, le lecteur tombe sur un beau dessin en couleurs représentant un homme basané et frisé menacé par l'avalanche hétéroclite d'objets qui sont censés concrétiser l'invasion du tiers-monde par la culture technique européenne : livres (beaucoup de livres), automobiles, avion, télévision, excavateur, réfrigérateur, etc. Sa grande préoccupation, sous ce déluge, semble être de conserver son âme, son identité : c'est sans doute là le thème de la livraison.

Dans ce bric-à-brac occidental suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus du malheureux sous-développé, ne figure ni tank, ni mitrailleuse, ni fusil à répétition, aucun appareil de torture; on aperçoit bien un avion, mais qui ressemble davantage à un Concorde qu'à un Mirage. Ah, je m'avance un peu : tenez qu'aperçoit-on là-bas, tout en haut du dessin ? Oui, un tout petit objet bizarre. En regardant bien, on se demande si cela ne pourrait pas être un canon renversé. Mais pourquoi renversé, si méconnaissable ? Autrement dit, entre assisté et tuteur, la violence est ou totalement évacuée ou réduite au strict minimum, pour ainsi dire à l'allusion, alors que, dans la réalité, elle définit la nature même de leurs rapports, comme en témoignent les interventions de Giscard aujourd'hui au Tchad, en Mauritanie, au Zaïre, au Bénin, et hier celles de De Gaulle au Gabon et au Cameroun.

Le ton est d'ailleurs donné avec ce dessin de couverture. Feuilletez le magazine, le tiers-monde est constamment mis [PAGE 119] en position d'infériorité : toujours demandeur, il n'a jamais rien à donner, même si, dans la réalité, il est démontré que l'Occident est bien incapable de se passer des fournitures de matières premières exotiques, alors qu'une rupture ne changerait rien, sinon en mieux, dans la condition tellement misérable déjà de l'indigène. Pages 36 et 37, on voit deux dessins montrant l'un un coopérant blanc debout initiant un indigène accroupi et ravi à la connaissance symbolisée par un gros bouquin dans lequel le Blanc lit avec des airs péremptoires de Diafoirus, l'autre une rencontre ambiguë entre un voyageur blanc passant allègrement son chemin et heureux de voyager sans autre souci et un indigène, à l'arrière-plan, désolé de l'indifférence du touriste, ouvrant la bouche comme pour l'appeler au secours.

Page 45, un coopérant blanc, manches retroussées, habillé comme pour camper sur la Côte dAzur, et un Noir nu et famélique, se font face, échangeant des répliques burlesques qui s'inscrivent dans deux bulles. Mais cela ne trompe pas le lecteur qui comprend vite que le Blanc est bien là pour civiliser le Noir, et non pour lui extorquer ses maigres ressources. Page 47, on trouve une photo représentant un groupe de Noirs entourant un Blanc; c'est le Blanc seul qui agit, naturellement; en l'occurrence, il s'active sur une balance romaine à laquelle est accroché un sac de jute rempli d'une quelconque denrée coloniale; le maniement d'une balance romaine est pourtant une technique rudimentaire dont l'apprentissage ne devrait pas exiger plus de quelques dizaines de minutes. Peu importe, les disciples noirs contemplent leur maître blanc avec une concentration admirative et prometteuse de docilité.

Page 32, M. Galley, ministre français de la coopération, est photographié successivement avec M. Babacar Ba, ministre des finances du Sénégal (où, en 1973, Omar Blondin Diop, jeune intellectuel réfractaire à la coopération selon l'évangile de saint Senghor, et détenu pour ce motif politique, fut battu à mort par ses geôliers), M. Kodjo, ministre des affaires étrangères du Togo (où règne le rude général Eyadéma, un des dictateurs les plus féroces d'Afrique « francophone », chez qui la répression politique a fait quelques dizaines de mort en 1976 et 1977) et M. Kamougué, ministre des affaires étrangères du Tchad (où un corps expéditionnaire français est occupé en ce moment à casser la « rebellion », c'est-à-dire, dans le langage élégant de la coopération [PAGE 120] franco-africaine, l'opposition nationale). Or ces trois images ont pour fonction de symboliser l'état excellent des rapports unissant la France aux pays dAfrique « francophone ».

Ainsi, sans même aborder la teneur des textes (M. Robert Galley est interviewé très complaisamment page 32, un éloge de la politique économique de M. Senghor s'étale page 28 : on aimerait savoir ce qu'en pense l'opposition sénégalaise connue pour la virulence de ses critiques à l'égard du poète-président), qui ne voit déjà que la destination naturelle de ce magazine est de faire accepter au lecteur, comme une situation normale, inscrite en quelque sorte dans l'ordre des choses, la tutelle de la France sur des systèmes politique fondés sur la violence et dont les maîtres africains pratiquent la peine de mort à tour de bras, parfois sans aucun jugement ? Alors qu'Amnesty International est censé lutter pour l'abolition de la peine de mort, comment Marie-José Protais pouvait-elle concilier sa mission de dirigeante d'AISF et sa casquette de serviteur de la coopération, c'est-à-dire de la violence ? Duplicité.

Car, elle a beau protester, rien ne pourra faire qu'elle n'ait pas servi des régimes de violence. En tant que rédacteur en chef, qui, sinon elle, choisissait tel texte qui pouvait faire plaisir à un chef d'Etat africain ami, de préférence à tel autre qui eût pu hérisser un dictateur ? Qui, sinon elle, était chargé de trier les images, en évitant celles qui contenaient une allusion humiliante pour un chef d'Etat à l'opposition dans tel pays ? Qui, sinon elle, refusait la parole à l'opposition africaine qui, comme chacun sait au ministère de la coopération, n'existe pas ?

Ceux qui, dans AISF, prétendent que Marie-José Protais gagnait tout simplement sa vie dans ce magazine, comme je gagne la mienne en enseignant le latin dans un lycée, c'est-à-dire en toute innocence, sont ou des candides qui ignorent tout des conditions réelles de l'exercice du métier de journaliste en France, ou des complices de Marie-José Protais, qui craignent de devoir l'accompagner dans l'opprobre.

D'ailleurs, cette innocence est si peu plausible que, dès qu'elle eut appris que j'accusais les dirigeants d'AISF d'avoir partie liée avec la violence du néo-colonialisme, elle s'empressa de démissionner du magazine, dans des conditions si obscures qu'elle pouvait raconter qu'elle avait été [PAGE 121] licenciée.[4] Elle n'allait d'ailleurs pas tarder à démissionner aussi de la présidence d'AISF, alléguant, dans une interview que peu de militants d'AISF connaissent (et que nous reproduisons dans la partie « Documents ») des motifs de haute noblesse morale.[5]

Enfin, quel militant un peu informé croira que le ministère de la Coopération, c'est-à-dire l'Etat bourgeois, finance une publication par philanthropie, quand on sait ce qui est arrivé aux « Textes et Documents pour la classe », publication appréciée des enseignants, mais étranglée par le ministère de l'Education Nationale parce qu'elle était soupçonnée de dissidence ?

L'excommunication

Toujours est-il que, à la suite d'un article paru en mars 1977, dans un obscur bulletin, me voici convoqué par une lettre datée de Toulon, 2 novembre 1977 (que je peux très bien ne recevoir que le 4 ou même le 5), pour venir m'expliquer devant le C.N. le 10 du même mois ! Nous savons maintenant, après coup, que cette prétendue séance d'explications cachait un véritable procès d'excommunication. Mes vénérables juges m'accordent donc en somme cinq ou six jours pour me préparer. Nous savons aussi aujourd'hui que mon exclusion était déjà décidée, comme l'atteste le fameux document no 5 distribué à l'A.G. de Mulhouse en 1978. Comment ces gens-là peuvent-ils prétendre qu'ils ont eu l'intention de me juger conformément aux principes de la démocratie ?

Certes, faisant droit à ma protestation, on a consenti à reporter d'un mois ma comparution. Je répète pourtant ce que je n'ai cessé de proclamer (et dont on va avoir la preuve ici en lisant les documents que nous publions),[6] ni dans la lettre-convocation datée du 2 novembre, ni dans la suivante qui reportait ma comparution, il n'est précisé ni que je vais être jugé, ni que j'encours une grave sanction, ni en vertu de quelle disposition des statuts je suis poursuivi. Il me semble que c'est tout de même là le minimum [PAGE 122] de garanties qu'Amnesty International exige des gouvernements ayant à juger des opposants. Et qu'étais-je, après tout, sinon un opposant, moi qui n'avais commis d'autre crime que l'expression d'une opinion ?

Et surtout, ceux qui s'arrogeaient le droit de me juger n'étaient-ils pas ceux-là mêmes que j'avais dénoncés ? Autrement dit, n'étaient-ils pas à la fois juge et partie ? Que dirait-on à Amnesty International et ailleurs si Brejnev réunissait ses ministres pour juger un dissident ou Giscard d'Estaing pour juger Georges Marchais ou Michel Rocard ? Car, j'ai toujours dénoncé les dirigeants d'AISF, collectivement, et non Marie-José Protais que, par un tour de passe-passe, on a tenté de mettre en avant comme mon adversaire unique.

Ai-je eu un avocat pour m'assister ?

Ce détail a été cyniquement déformé par les dirigeants d'AISF, et notamment par Aimé Léaud, pendant son temps de parole devant l'A.G. de Mulhouse et alors que je ne pouvais plus lui donner la réplique. Quel avocat formé en France, où l'on sait que les gens sont les plus intelligents du monde, aurait accepté de me défendre dans les conditions où je comparaissais, sans dossier, dans une affaire dont il ne savait pas le premier mot ? Quand ont-ils donc communiqué mon dossier à mon avocat ? Quand se sont-ils concertés avec lui, comme c'est l'usage ?

Il est vrai que je me suis fait accompagner d'un avocat, Lev Forster, qui revenait du Cameroun où il avait été appelé pour défendre l'une des milliers de victimes de la vague d'arrestations de juillet 1976. Lev Forster s'était d'ailleurs heurté sur place à un mur de silence, les cas politiques ne suivant pas là-bas la procédure « régulière », mais relevant du bon vouloir du président de la République lui-même, auprès duquel, bien entendu, les avocats n'ont pas accès, les arrestations politiques étant toujours niées par le pouvoir.

Si j'ai demandé à Lev Forster de venir rue de Varenne, ainsi qu'il fut précisé d'entrée de jeu par lui-même d'abord, par moi ensuite, c'est que, dans ma naïveté, je croyais avoir affaire à des gens de bonne foi, au moins dans leur majorité, qui pouvaient hésiter très légitimement à croire à notre propre bonne foi quand nous dénoncions les tortures abominables pratiquées par la police d'un homme que la presse bourgeoise française avait coutume d'encenser. Je pensais [PAGE 123] qu'il suffirait qu'il leur dise ce qu'il avait vu et entendu là-bas; un tel témoignage, venant d'un avocat parisien, les ébranlerait. L'intervention de Lev Forster s'est donc limitée à un simple témoignage, et il peut le certifier lui-même.

Quoi qu'il en soit, j'ai été d'emblée condamné au maximum, l'exclusion, sans avoir jamais fait l'objet d'aucun avertissement ni, a fortiori, d'aucun blâme.

Telle est la justice des dirigeants d'AISF.

Question : quel militant de base d'AISF acceptera-qu'un homme soit jugé de cette manière ?

S'il s'en trouve, je lui pose encore cette question : que peut-il bien faire alors dans AI ? Est-ce que, en me jugeant dans les conditions que je viens d'exposer, les dirigeants d'AISF n'ont pas renié les principes dont l'organisation internationale tente d'imposer le culte aux dictatures et aux régimes totalitaires ?

Cette trahison a été aggravée lors de mon recours devant l'A.G. de Mulhouse en mai 1978. L'affaire du document no 5, qui est un faux grossier comme on n'en fait plus, même dans les pays les plus arriérés politiquement, a déjà été largement évoquée ici et ailleurs. Je signale simplement qu'il n'est pas sérieux de dire, comme le fait Michel Odier dans un plaidoyer ubuesque (dans lequel il n'oublie qu'une précision, à savoir qu'il fit lui-même partie de l'étrange tribunal dont j'ai exposé les pratiques),[7] que, si faux il y avait eu, j'aurais pu le dénoncer devant l'A.G. C'est oublier volontairement que la succession des interventions, telle qu'elle avait été fixée la veille, en mon absence, par l'A.G., sans doute à la suggestion des dirigeants, tous solidaires, et pour cause ! ne m'était point favorable, tant s'en faut. C'est l'accusé qui parla le premier, et il n'eut droit qu'à quinze minutes pour exposer l'affaire.

Dans l'embarras où il pouvait se trouver devant le grand nombre de points sur lesquels il était urgent d'attirer l'attention de ses auditeurs, il ne pouvait que choisir, et choisir en fonction de ce qui lui semblait alors l'essentiel en même temps que le plus frappant. Et une fois épuisé mon temps de parole, je devais céder le micro à Aimé Léaud, sans aucune possibilité de lui porter ensuite la contradiction, à quelque déformation qu'il se livrât, ce qui fut le cas, ainsi qu'il est précisé dans l'article de Vince Remos.
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En fait, ayant eu cours dans mon lycée jusqu'à midi, je ne pus arriver à Mulhouse que très tard le samedi soir - passé vingt-deux heures si ma mémoire est exacte. Le dossier de recours ne m'ayant pas été adressé à mon domicile, avec un délai raisonnable, ainsi qu'il aurait été normal en bonne justice, je n'en ai pris connaissance, grâce à l'obligeance d'Edith Trochard, que le lendemain dimanche, de bonne heure, peu avant de comparaître devant l'A.G., et encore, très hâtivement. En vérité, il a fallu que, de retour à Rouen, et relisant ces documents à tête reposée, je prenne enfin la vraie mesure de la forfaiture. Dès ce moment-là, j'ai fait des pieds et des mains pour la dénoncer.

Ainsi dès mes premières paroles devant la Commission dite des sages nommée par l'A.G. de Mulhouse, devant laquelle j'ai comparu le 10 juin rue de Varenne, j'ai insisté, en présence de ma femme et d'Edith Trochard, sur le fait que ce document était un faux grossier, et que la Commission ne pouvait juger avant d'avoir fait une enquête pour établir qui l'avait confectionné (il n'était pas signé !), dans quelles circonstances, pour quels desseins.

Le hasard voulut qu'il se trouvât rue de Varenne à cette même heure deux dirigeants de la région de Normandie dont on sollicita le témoignage et qui déclarèrent que le document n'avait aucun rapport avec la teneur réelle des débats de l'assemblée régionale de Normandie d'octobre 1977. Sans avoir jamais demandé raison du document aux dirigeants d'AISF, autant que je sache du moins, la Commission des sages, où siégeait un ancien colonial du Carmeroun, crut pouvoir confirmer le verdict du Conseil National, confirmant ainsi qu'elle était composée de créatures du B.E.

Voilà les faits que nul ne peut récuser.

Je veux bien être jugé pour les déclarations que j'ai faites ou les articles que j'ai publiés, et que je persiste à croire conformes à la stricte vérité. Mais le moins qu'on puisse exiger de la base d'AISF, à mon humble avis, c'est qu'elle fasse aussi comparaître et sanctionne à proportion de leur faute ceux qui, pour se débarrasser d'un opposant qui les gênait, ont adopté les pratiques du plus sombre totalitarisme, n'hésitant pas même à fabriquer un faux de toutes pièces.

Il est pour le moins malsain de dire, comme font certains membres de la base d'AISF,que, bien que les dirigeants [PAGE 125] aient utilisé des méthodes douteuses, mon exclusion est méritée, parce que consécutive à une faute très grave, consistant à m'en prendre à des dirigeants au risque de déconsidérer le mouvement. Se sont-ils jamais demandé si tel dissident soviétique avait terni l'image du peuple russe en critiquant les dirigeants de Moscou ou si tel opposant révolutionnaire de Santiago avait terni l'image du Chili en dénonçant la dictature de Pinochet ? C'est pourtant ce qu'affirment régulièrement les dirigeants de ces pays, quand ils sont confrontés à de telles situations. Qui a jamais cru, à A.I., devoir prendre en considération ce genre d'argument ?

L'accusé a-t-il eu un procès équitable ? A-t-il pu se faire assister d'un avocat ? A-t-il pu prendre connaissance du dossier d'accusation avant le procès ? A-t-il comparu devant un tribunal dont l'indépendance était au-dessus de tout soupçon ?

Telles sont les questions qu'Amnesty International pose toujours dans de tels cas.

Pourquoi y renoncer tout à coup ?

Mongo BETI


[1] Voir « Documents », section IV, chapitre 8.

[2] Voir « Documents », section IV, chapitre 6.

[3] Ibidem.

[4] Voir « Documents », section II, chapitre 2.

[5] Voir « Documents », section I, chapitre 1.

[6] Voir « Documents », section II, chapitres 5 et 6.

[7] Voir « Documents », section IV, chapitre 8.