© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 94-109



AMNESTY INTERNATIONAL SECTION FRANÇAISE: LA PAILLE ET LA POUTRE

Vince REMOS

Bienheureux les Africains, élus par le Destin pour faire sortir la vérité du puits, toute nue. Bienheureux les nègres, Gorgones sous le regard desquelles se pétrifient telles qu'en elles-mêmes enfin ces allégories de la tartuferie libérale occidentale que sont les organisations religieuses, les organisations politiques, les organisations humanitaires, les organisations démocratiques, les organisations de coopération internationale, les organisations de Défense des Droits de l'Homme, etc.

Bienheureux les Noirs, implacables révélateurs de la vraie nature de l'homo prétendu sapiens et de sa foncière inaptitude à la sincérité et au désintéressement que proclame pourtant un discours plus exalté chaque fois et pourtant toujours plus creux.

Bienheureux, bienheureux les hommes à face sombre par qui jaillit le scandale de la lumière. Bienheureux, oui, bienheureux...

Quelle consternation, mais aussi quelle édification pour celui qui observe de l'extérieur les extravagants ébats de ce nouveau diplodocus, la Section Française d'Amnesty International.

Car enfin, de quoi s'agit-il, en clair ?[PAGE 95]

Il se passe des choses pour le moins stupéfiantes au Cameroun depuis vingt ans, bien avant la naissance d'AISF; on y fusille les militants politiques à tour de bras, on y massacre les populations innocentes, les camps de concentration y prolifèrent et l'emplacement de chacun a été situé avec précision par la Section Canadienne d'Amnesty International. La torture y est une divinité publiquement adorée, dans des temples que chacun peut désigner sans hésitation au premier visiteur un tant soit peu curieux. Paris protège jalousement le dictateur local, Ahmadou Ahidjo, sa créature, dont l'installation au cours des années soixante fut si ardue qu'il a fallut noyer dans le sang le mouvement révolutionnaire U.P.C. largement majoritaire. Ses assistants techniques y enseignent toujours la torture, la délation, le rapt, la séquestration, bref tout l'arc-en-ciel des recettes de terreur.[1]

Pourquoi la Section Française d'Amnesty International, la mieux placée pour intervenir, parce que nécessairement la mieux informée en raison des liens « particuliers » qui, par le biais des accords de coopération, unissent le Cameroun à la France, n'a-t-elle jamais organisé une campagne pour la défense des Droits de l'Homme au Cameroun, alors qu'elle le fait si souvent avec tant d'ardeur pour le Chili, l'Argentine, l'Union Soviétique, la Tchécoslovaquie ?...

Il n'est pas un seul Africain à qui il ne soit arrivé de se poser cette question, ne serait-ce que par malice. Il se trouve en effet, comme par hasard, que le Quai d'Orsay serait profondément peiné si les projecteurs des droits de l'homme se braquaient malencontreusement sur cette République africaine « francophone », providence du franc et de la balance commerciale chers à Giscard d'Estaing et à son compère Barre,

Et que dire de l'Empire Centrafricain où règne un certain Bokassa qui se croit empereur ? Qui n'a entendu parler de son inénarrable Majesté et de ses méthodes très spéciales de gouvernement ? « Le Canard Enchaîné », par exemple, qui, il est vrai, se complaît un peu trop à mettre en vedette les nègres monstrueux, à l'exclusion de tous les autres (ce [PAGE 96] qui est une forme bien peu subtile de racisme, oui, cher confrère !) n'a pas cessé de les dénoncer pendant ces dix dernières années.

Ainsi Sa Majesté ne dédaigne pas de mettre elle-même la main à la pâte, comme on dit, torturant cruellement des opposants, fouettant des étudiants récalcitrants quand elle ne les fait pas massacrer purement et simplement par ses prétoriens, exécutant un officier comploteur avec des raffinements de sadisme, visitant les prisons incognito pour s'assurer de la rigoureuse application de consignes personnelles ayant pour but d'ôter à des adversaires toute chance d'échapper à la mort. Et j'en passe.

Comment se fait-il que la Section Française d'Amnesty International, la mieux placée pour intervenir, parce que nécessairement la mieux informée en raison des liens « particuliers » etc.... n'ait jamais organisé une campagne pour défendre les Droits de l'Homme en Centrafrique ? Voilà une question que tout Africain a dû se poser un jour, serait-ce par malice. Il se trouve en effet, comme par hasard, que le Quai d'Orsay serait vivement irrité si les projecteurs des droits de l'homme se braquaient malencontreusement sur cette... j'allais dire République africaine « francophone » (zut ! je maintiens cette appellation : pourquoi céder aux caprices d'un Ubu ?), très riche elle aussi, mais surtout champ préféré de défoulement de la safaromanie giscardienne.

A-t-on bien remarqué que, chaque fois qu'il y débarque, Giscard prend soin de donner une accolade spectaculaire à l'« empereur », son cousin de la main gauche, sans que cela scandalise d'ailleurs personne en France. Imaginez un moment la reine d'Angleterre Elizabeth II débarquant pour une partie de safari en Ouganda et donnant ostentatoirement l'accolade au vaillant Maréchalissime Idi Amin Dada. Quel tollé le lendemain dans la très sourcilleuse grande presse française, hein ! Avez-vous bien observé le dégoût et la révulsion suscités dans la presse de l'hexagone récemment par le test de virginité que des butors britanniques innommables faisaient subir à des malheureuses jeunes indiennes au moment de pénétrer sur le territoire de Sa Gracieuse Majesté ? Alors imaginez la levée unanime de boucliers si l'on venait à apprendre qu'existe à Marseille, dans un quartier nommé Arenc, une prison clandestine accueillant les immigrés africains soupçonnés d'opposition aux [PAGE 97] régimes de leurs pays avant leur refoulement souvent demandé par des gouvernements amis de la France. Imaginez quelle révolution se déchaînerait s'il était établi que, après avoir été ainsi livrés à des dictateurs enragés, certains de ces malheureux avaient disparu sans laisser de trace, à moins qu'ils n'aient été tout simplement assassinés.

Trêve d'ironie facile ! Cette affaire d'Arenc étant connue depuis de nombreuses années, on aimerait savoir quelle protestation la Section Française d'Amnesty International a élevée auprès des autorités françaises qui se permettent ainsi de bafouer la libre circulation des hommes (et des idées) telle qu'elle a été définie à la conférence d'Helsinki où Giscard d'Estaing remporta la palme de champion des Droits de l'Homme ?

Et que dire du Gabon où, récemment, M. Omar Bongo, grand ami de Giscard d'Estaing, promulgua un décret plaisant qui chassait d'un seul trait de plume dix mille Béninois installés de longue date dans son pays ?

Et que dire du Sénégal de l'illustre poète-président Senghor où, en 1973, le jeune militant Omar Blondin Diop, détenu dans une prison pour des motifs exclusivement politiques, fut battu à mort par ses geôliers ?

Arrêtons-nous un moment sur le Tchad. Le Tchad, tout le monde connaît. On ne parle que de cela depuis des années. Tombalbaye, Mme Claustre, Hissène Habré, le commandant Galopin, le général Félix Malloum, et tutti quanti, autant de zèbres dont on vous rebat sans cesse les oreilles. Et n'oubliez pas le corps expéditionnaire français, ah ! très modeste pour le moment (il faut bien un commencement à tout !) : deux mille hommes? trois mille? quatre mille? On ne sait pas très bien. Ce que nul ne peut ignorer, c'est la mission qu'ils doivent accomplir là-bas; stopper les progrès militaires et politiques de la « rébellion » (c'est-à-dire de l'opposition nationale), noyer celle-ci dans le sang éventuellement et même, si possible, l'extirper à jamais, comme un autre modeste corps expéditionnaire tenta de le faire au Cameroun au cours des années soixante. En ce qui concerne le Tchad, cela dure depuis quatorze ans.

Stopper les progrès militaires et politiques, extirper la « rébellion » dans une République « souveraine » ou dans une colonie d'outre-mer, cela consiste donc en quoi, pour un corps expéditionnaire étranger ?

Peut-être n'étiez-vous pas né au moment de l'occupation [PAGE 98] allemande en France ? Ou bien, Africain, vous n'avez peut-être jamais connu une situation aussi tragique ? Mais qui n'a vu au moins l'un des cent films qui retracent ou évoquent ces cruelles années ?

Vous n'étiez peut-être pas né ou bien vous étiez trop jeune pendant la guerre d'Algérie, à moins que, Africain, vous n'ayez eu l'impression, de votre douar natal, que cette affaire ne vous concernait pas ? Du moins, vous n'avez pas manqué de lire le célèbre ouvrage d'Yves Courrière, «La Guerre d'Algérie », une relation exhaustive et courageuse de l'une des plus sanglantes guerres de libération nationale. Qui que vous soyez, vous imaginez donc le climat de terreur, d'exécutions pour l'exemple, d'arrestations arbitraires de masse, de tortures systématiques, de souffrances d'épouses et de mères, de désespoir d'enfants innocents, de successions de violences et de vengeances. Eh bien, depuis quatorze ans, le Tchad c'est exactement tout cela.

Alors, comment se fait-il que la Section Française d'Amnesty International, la mieux placée pour intervenir parce que nécessairement la mieux informée en raison des liens « particuliers », etc... n'ait jamais organisé une campagne en faveur des Droits de l'Homme au Tchad? Voilà une question que s'est posée au moins une fois dans sa vie chaque Africain, au moins par malice. Il se trouve en effet, comme par hasard, que le Tchad est un pion capital sur l'échiquier stratégique et donc diplomatique de l'impérialisme français en Afrique, et que le Quai d'Orsay serait très vivement irrité, etc.

Tout ceci est, certes, troublant, mais non point encore décisif, d'autant que Mongo Beti, nouveau militant d'AISF où il n'est entré qu'au printemps de 1976, n'en prendra connaissance qu'après coup, c'est-à-dire après avoir été témoin de nombreuses manœuvres d'obstruction et de sabotage dont on peut lire le récit sans apprêt ni détour par une mère de famille française membre du groupe 15 de Rouen, celui précisément de Mongo Beti.[2]

Mais surtout, moment capital, Mongo Beti découvre début 1977 que la présidente d'AISF, Marie-José Protais, est rédacteur en chef d'Actuel Développement, un magazine de propagande du ministère de la coopération, que tous les Africains considèrent, à juste titre, comme le véritable [PAGE 99] maître d'œuvre de la répression au service du capitalisme français dans les Républiques africaines dites francophones - c'est-à-dire anciennement colonisées par la France et demeurées dans sa mouvance grâce à des accords de coopération désastreux pour les populations africaines, mais extrêmement avantageux pour le capitalisme français et les régimes africains qui, sur place, lui servent de paravents.

A l'évidence, Marie-José Protais, présidente d'AISF, émarge au budget de l'Etat français impérialiste, non pas en tant que fonctionnaire titulaire remplissant des fonctions techniques dans le cadre d'un système dont il peut ne pas approuver les orientations idéologiques ni les ingérences répressives allant jusqu'aux interventions sanglantes, mais comme agent politique, ayant offert ses services volontairement et délibérément, en toute connaissance de cause. C'est alors seulement que, dans le très modeste bulletin bimestriel du Comité pour défendre et assister les prisonniers politiques au Cameroun (CDAPPC) dont il est le président, Mongo Beti publie un article accusant les dirigeants d'AISF d'être au service de l'impérialisme français en Afrique noire.[3]

Voici donc la section française d'une organisation internationale couronnée récemment prix Nobel en récompense de son combat en faveur de tous ceux que l'on tente de contraindre au silence par la violence physique ou l'iniquité de procédures judiciaires truquées, confrontée à son tour avec l'opposition, la dissidence pour la protection desquelles elle ne cesse de ferrailler avec les régimes totalitaires. Que ferait-elle si elle se préoccupait d'appliquer ses propres principes ? Ne chargerait-elle pas d'abord une commission notoirement impartiale d'entendre les accusations de Mongo Beti afin de prendre leur vraie mesure? Ne ferait-elle pas ensuite, en toute connaissance de cause, comparaître Mongo Beti devant une instance désignée démocratiquement ? Celle-ci, au cas où elle jugerait ces accusations frivoles ou précipitées, n'infligerait-elle pas, dans un premier temps, un blâme à leur auteur, puis, s'il y a récidive, un avertissement solennel, et enfin, devant son obstination injustifiée, ne prononcerait-elle pas à contre-cœur l'exclusion, avec toute la publicité que doit comporter, en bonne justice, une sanction aussi infamante ?[PAGE 100]

La section française d'Amnesty International a-t-elle le moins du monde respecté ces garanties qu'elle somme tant de gouvernements totalitaires (pourvu, il est vrai qu'ils ne soient pas d'Afrique « francophone ») de vénérer religieusement ?

On va voir, au contraire, qu'aucune des mesures qu'elle prit à l'encontre de son propre dissident ne serait reniée par Brejnev ni par Pinochet, ni même par Idi Amin Dada.

Avec une précipitation stupéfiante, Mongo Beti est convoqué devant une instance formée de ceux-là mêmes qu'il accuse, l'aréopage des dirigeants de la Section Française d'Amnesty International, à la fois juges et partie – mais ce n'est pas cela qui leur inspirerait le moindre scrupule.

Au moment de comparaître, Mongo Beti se doute-t-il du moins qu'il encourt l'exclusion ? Oh ! que non. Sa convocation n'en soufflait mot, et d'ailleurs personne n'a daigné lui communiquer un dossier de l'accusation, bien que des documents bien entendu calomnieux circulent déjà parmi les dirigeants qui s'apprêtent à le juger. De ce fait, il n'a pu se faire assister d'aucun défenseur.

Quel verdict croyez-vous que vont s'empresser de prononcer ces graves défenseurs de la veuve et de l'orphelin, modernes chevaliers de l'occident chrétien ? La sanction extrême, bien entendu, celle qui, dans un régime totalitaire, équivaudrait à la peine capitale honnie par Amnesty International, à savoir l'exclusion immédiate. Foin de la progressivité des peines !

Tout cela s'accompagnera d'ailleurs du déploiement de ces techniques avilissantes contre lesquelles Amnesty International passe aux yeux du monde pour l'ennemi le plus acharné. L'observateur extérieur n'en croit pas ses yeux; pourtant les documents sont là, ainsi que les faits. Impossible de les récuser. C'est l'horreur typique des justices de goulag.

C'est d'abord le silence, c'est-à-dire la cachotterie mesquine pour ne pas alerter les militants de base, et les tenir à l'écart de l'affaire, car ils pourraient être troublés par des méthodes qui ne ressemblent en rien au modèle que le discours officiel leur propose. La publication officielle du mouvement ne portera jamais la moindre mention de l'affaire ni, quand elle éclatera quand même au grand jour, du trouble de ses membres les plus intransigeants. Francis Meyer, de Strasbourg, demandera en vain que sa lettre de [PAGE 101] démission soit publiée; il ne sera pas le seul, loin s'en faut. Des membres du groupe 15, celui de Mongo Beti, entreprennent-ils d'informer les différents groupes en leur faisant parvenir de longs rapports circonstanciés sur l'affaire ? Ils doivent le faire à leurs frais, les dirigeants se gardant bien de leur prêter la moindre assistance. Quant à la presse nationale, elle ignore toujours qu'une importante crise secoue la Section Française d'Amnesty International. Des militants ayant dûment payé leur carte manifestent-ils le désir de savoir pourquoi un chercheur noir ayant en charge l'Afrique francophone a brusquement été mis sur la touche ? « Cela ne vous regarde pas ! » glapit à leur adresse Mme Heller, dans une commission improvisée à lAssemblée Générale de Dijon en 1976. Le refus, chez les dirigeants, d'informer la base, est flagrant, délibéré, universel, permanent. C'est sans doute là le plus stupéfiant. C'est un refrain lancinant qui revient dans toutes les lettres adressées par des militants de base à Mongo Beti ou à ses amis : « Comment se fait-il ?Nous ne savions pas, nous ne comprenons pas. Pouvez-vous nous renseigner ? Nous avons bien écrit aux dirigeants, mais ils ne répondent pas. Ou bien, quand ils nous répondent, c'est pour nous reprocher, comme une faute grave, d'avoir manqué de confiance dans nos dirigeants... »

On ne saurait imaginer jusqu'où peut aller cette forfaiture. Récemment le groupe 15 de Rouen, auquel appartient le secrétaire de la région de Normandie, demanda à celui-ci un compte-rendu de l'entretien que dut avoir le B.E. d'AISF avec le président Giscard d'Estaing au cours d'une visite à la publicité de laquelle aucun media ne manqua. « Impossible, répondit l'étrange personnage; car il a été convenu entre monsieur le Président et ses invités que le contenu de leur conversation ne serait pas divulgué ». Quant à lui-même, il ne voyait là, personnellement, rien que de très normal. Le libéralisme avancé, c'est cela.

En somme, tout le monde semble convaincu à AISF que le droit de la base à l'information est une condition élémentaire du bon fonctionnement de toute organisation démocratique. Tout le monde... sauf les dirigeants.

La deuxième étape, logique et inévitable, de cet engrenage de goulag, c'est, bien entendu, le mensonge. Les dirigeants l'AISF mentent en effet comme ils respirent et, apparemment, aucune déformation n'est trop monstrueuse à leurs [PAGE 102] yeux pourvu qu'ils s'imaginent par là étouffer leur opposition. Savez-vous pourquoi aucune publicité n'a été donnée à toute l'affaire ? Par pure délicatesse pour Mongo Beti, militant courageux du tiers- monde, au combat duquel la direction d'AISF ne voulait pas porter préjudice.[4] Vous, mesdames ! c'est écrit noir sur blanc dans un document daté du 12 janvier 1979 et signé d'un certain Michel Odier. Qu'est-ce qui est donc le plus infamant ? De faire savoir à la base au fur et à mesure des événements que Mongo Beti a proféré de graves accusations contre les dirigeants, qu'on va le faire comparaître pour ce motif, que son exclusion est sérieusement envisagée, qu'elle a été finalement prononcée dans telles conditions, etc ? Ou, après avoir fait silence pendant plus de six mois sur les tenants et les aboutissants du conflit, de proclamer brusquement Mongo Beti exclu de la Section Française de l'organisation, au risque d'accréditer le soupçon d'une tare inavouable ?

Signalons, par parenthèse, que Mongo Beti a toujours souhaité, quant à lui, que la plus large publicité soit assurée à l'affaire, estimant qu'il y allait de l'intérêt des prisonniers politiques dAfrique dite francophone, et du Cameroun en particulier; et d'ailleurs il est aisé de vérifier que l'écrivain s'est constamment employé dans ce sens, avec ses très faibles moyens, et sans jamais obtenir l'aide des dirigeants d'AISF.

Dans un autre document, il est affirmé que la décision d'exclusion a été prise à l'unanimité des juges.[5] Or, l'on sait maintenant et de source absolument certaine que quatre participants votèrent contre l'exclusion.

Mais surtout les dirigeants d'AISF n'ont pas hésité à utiliser délibérément, pour porter le coup de grâce à leur adversaire, un document qui est un faux grossier que dédaignerait peut-être même l'officine la plus cynique de la plus sombre dictature. Il s'agit du fameux document no5 du dossier de recours de Mongo Beti[6] dont, bien entendu, l'accusé ignorait tout avant le jour où il comparut devant l'assemblée générale à Mulhouse. Le document est un faux à un double titre. D'une part, il se donne pour ce qu'il n'est pas, à savoir un extrait du compte-rendu de l'assemblée [PAGE 103] régionale de Normandie. Ceci, les dirigeants le reconnaissent aujourd'hui, étant dans l'impossibilité de faire autrement. Mais ils se justifient par une fable à laquelle personne ne croira, mis à part leurs amis inconditionnels : c'est, prétendent-ils sans rire, la faute d'une secrétaire qui, par inadvertance, aurait affublé le document d'un titre qui ne lui correspondait pas.[7]

Combien ils se trompent s'ils se figurent échapper par cette calembredaine à la déconsidération qu'ils ont méritée. Ainsi donc, aucun de ces dix, vingt ou trente personnages n'aurait relu assez à fond des documents qui devaient être soumis à l'instance souveraine dans une affaire d'excommunication, pour s'aviser d'une erreur aussi renversante. C'est dire la frivolité ou l'irresponsabilité de tristes individus qui n'ont plus désormais le choix qu'entre passer pour une bande de demeurés, incapable de superviser le travail d'une secrétaire ou un gang de malfaiteurs si, comme il est évident, ils ont délibérément utilisé un faux à la confection duquel il est alors impossible qu'au moins certains d'entre eux n'aient pas participé.

En effet (et voici la deuxième considération qui fait du document un faux), à peu près chacune de ses phrases est un mensonge éhonté. Mongo Beti aurait donc écrit une lettre insultante à Marie-José Protais ? Où est cette lettre ? Pourquoi ne pas la produire ? Mongo Beti n'aurait pas répondu à des courriers dans lesquels le chercheur Austin Chegwé, chargé de l'Afrique francophone, lui demandait des informations concernant les prisonniers politiques du Cameroun ? Où sont ces courriers? Pourquoi ne pas les produire ? Pourquoi ne pas donner aux militants le texte du prétendu article publié dans Croissance des Jeunes Nations par Mongo Beti ? Des membres du groupe 15 de Rouen auraient déclaré que Mongo, Beti n'était pas un membre tellement actif d'Al ? Pourquoi ne pas dire les noms des auteurs de cette confidence, sinon parce qu'ils n'existent pas ? D'ailleurs, ne suffit-il pas de dire, pour qualifier le procédé, que ce fameux extrait de compte-rendu de l'assemblée générale de Normandie ne porte même pas un soupçon de signature, les dirigeants d'AISF se montrant là encore une fois fidèles à leur tradition de pleutrerie.
[PAGE 104]

On n'en finirait pas de citer les mensonges de la direction d'AISF.

Qu'est-ce qui retiendra désormais ces individus sur la pente vertigineuse où ils se sont si imprudemment engagés ? Rien apparemment, et il semblerait que leur chute ne puisse plus que s'accélérer. Dans une récente lettre circulaire (déjà citée), à en-tête d'AISF, un certain Michel Odier, se disant fondateur de la Section Française d'Al, comme si cela lui donnait le droit d'intoxiquer la base en diffusant des contre-vérités, n'hésite pas à proclamer Mongo Beti « dirigeant d'un mouvement d'opposition au régime de son pays ».[8] Cette allégation est, bien entendu, totalement fausse.
[PAGE 105]

Rien, ni dans ses propos ni dans ses attitudes, ni dans son comportement, ne suggère que Mongo Beti soit un dirigeant politique, bien au contraire.

Comment la morgue des dirigeants, leur frivolité, leur cynisme, leur désinvolture ne finiraient-ils pas, à la longue, par conditionner et contaminer d'abord leur entourage immédiat composé de subordonnés généralement médiocres, étant choisis non point par un processus démocratique qui imposerait des hommes ayant quelque mérite personnel, mais par une cooptation de fait pour laquelle on n'a besoin que de la protection des grands dirigeants. Humiliés, intimidés, ces dirigeants subalternes se persuadent à la longue que la sécurité, aspiration suprême en Occident, ainsi que la réussite, résident, à AISF comme ailleurs, dans l'oubli des nobles principes et la résignation progressive à un pragmatisme sordide au jour le jour (il ne faut plus dire opportunisme, c'est démodé).

C'est le cas du secrétaire de la région de Normandie qui illustre mieux cette stratégie de l'abdication sournoise si typique de l'état-major d'AISF devant les nombreuses, incessantes et très inquiétantes trahisons dont les grands dirigeants semblent s'être rendus coupables tout au long de l'affaire Mongo Beti, sans compter ce qui a pu se passer avant. Notre homme a donc été élu secrétaire de la région de Normandie à l'automne de 1977, au cours de cette assemblée qui allait offrir à la direction l'occasion qu'elle croyait rêvée de fabriquer un faux; de sorte que s'il y a un homme qui devrait connaître la teneur des débats dont cette assemblée fut le théâtre, c'est le secrétaire de la région de Normandie.

On peut alors se poser quelques questions qui nous semblent de simple bon sens : par exemple, le secrétaire de la région de Normandie, mieux placé que quiconque pour en juger, a-t-il fait remarquer à ses pairs du tribunal la nature pour le moins frauduleuse du fameux document no 5 ? Et aussi pourquoi le secrétaire de la région de Normandie n'a-t-il pas informé son groupe de la perfidie qui se tramait ? Enfin pourquoi le secrétaire de la région de Normandie a-t-il fait constamment mine d'être en accord avec son groupe (le groupe 15 de Rouen) dont la majorité exprimait des positions critiques à l'égard des grands dirigeants ?

C'est cependant à l'assemblée générale de Mulhouse, en [PAGE 106] mai 1978, que ce dirigeant subalterne type d'AISF paraît avoir donné sa vraie mesure. Ce fut à l'occasion d'un incident qui a frappé certains membres du groupe de Rouen présents à l'assemblée générale, qui le racontent encore avec beaucoup de détails. Apparemment le moment était venu 0ù le secrétaire de la région de Normandie, membre du Conseil National et ayant siégé à ce titre comme juge de Mongo Beti aux côtés des grands dirigeants du Conseil Exécutif, sauf à s'entendre reprocher par la suite amèrement sa passivité et son inertie, devait se blanchir une fois pour toutes aux yeux des membres de son groupe présents à l'assemblée générale, sans cependant se désolidariser trop ostensiblement des grands dirigeants, au risque de mécontenter les vénérables chefs aux côtés desquels il n'était pas peu fier de siéger en tant que membre automatique du Conseil National.

Que fit-il donc en cette embarrassante conjoncture ?

Il leva timidement la main, faisant mine de demander la parole pour communiquer à l'assemblée une information importante, peut-être même une protestation. Bien entendu, devant cette intervention qui n'était pas prévue au programme fixé par les grands dirigeants, la parole lui fut refusée. Toutefois, sitôt la surprise passée, l'un des grands dirigeants, un certain Schwayer, s'approcha de lui et lui demanda à mi-voix de s'expliquer. Le secrétaire de la région de Normandie, en prenant bien soin d'être entendu par les membres de son groupe, lui fit remarquer le caractère douteux du document qui se donnait pour le compte-rendu de l'assemblée régionale de Normandie.

Alors, aussi cynique qu'Aimé Léaud, le président, le nommé Schwayer répondit au secrétaire de la région de Normandie : « Vous comprenez bien qu'on ne vas quand même pas recommencer... » Et le secrétaire de la région de Normandie de s'incliner en se résignant au silence, comme s'il n'avait attendu que cette stupéfiante réponse du nommé Schwayer. Quand on lui rappelle aujourd'hui cet incident pour l'inciter à contribuer à la solution de cette affaire et éclairer la base ne serait-ce qu'en témoignant de ce qu'il a vu et entendu, il paraît que le secrétaire de la région de Normandie répond : « Cela, c'est une affaire entre Schwayer et moi... » Il entend par là que c'est une affaire de conscience qui, à ce titre, ne concerne que lui. Quel militant acceptera un tel point de vue ?
[PAGE 107]

Précisons que le secrétaire de la région de Normandie, agrégé de l'Université et enseignant dans le supérieur, n'est pas n'importe qui – du moins au sens où l'on entend cette expression dans la société bourgeoise. Autrement dit, personne mieux que lui n'est censé embrasser par l'esprit les responsabilités qu'impose la démocratie.

Quant à la base sous-informée, méprisée, mystifiée, comment ne se prêterait-elle pas avec docilité et complaisance à la manipulation des grands dirigeants, dont une forme particulièrement efficace est le double langage : on calme la combativité de ceux qui sympathisent avec Mongo, Beti, on exploite leur bonne volonté en leur faisant miroiter des perspectives de conciliation, d'amnistie et même d'annulation du verdict d'exclusion, mais en même temps on fouette l'ardeur des amis les plus sûrs en leur tenant un langage d'intransigeance et en dénonçant, avec des allusions perfides, le fanatisme des idéologies.

Devant les uns, on se fait tout miel; on convient que des erreurs ont pu être commises, ou des maladresses. Avec un peu plus de sang-froid de part et d'autre, tout n'aurait-il pas été plus facile ? Et pourquoi toute l'affaire ne se : ramènerait-elle pas, après tout, au choc de tempéraments plus qu'à une opposition d'idées ! AISF n'est-il pas une grande famille ? Etc. Les plus fermes tout à coup s'attendrissent, et même s'apprêtent à déposer les armes, sans exiger d'autres garanties que la parole de dirigeants pourtant rompus au mensonge.

Aux autres cependant, on fait entendre par la parole ou par l'écrit que l'affaire est désormais close et qu'on ne consentira aucune concession. A l'assemblée générale de Mulhouse, par exemple, tandis que Marîe-José Protais s'évertuait à amener Mongo Beti à accepter une conversation en tête-à-tête, les autres dirigeants, au même moment, garnissaient de leurs amis les plus inconditionnels la commission des sages dont l'assemblée générale venait de voter le principe, et qui allait, quelques jours plus tard, confirmer le verdict scandaleux du Conseil National.

Que signifie donc au juste tant d'abjection, tant d'acharnement, tant d'obstination à vouloir faire silence sur l'Afrique francophone ?

Selon une analyse chère à Mongo Beti, nous sommes en présence d'une nouvelle version de la guerre froide, qui, cette fois, est le fait d'impérialismes déchus se résignant [PAGE 108] mal à leur décrépitude et utilisant comme cheval de bataille les violations des Droits de l'Homme dans les chasses gardées des Super-Grands pour saper leur crédit et disqualifier leur hégémonie concertée sur les affaires du monde. L'Afrique, parce qu'elle se situe hors du champ d'influence des deux super-grands, et dans la mouvance des impérialismes déchus, échappe de ce fait à cette dénonciation forcenée et intéressée; c'est cela qui explique la complaisance d'Amnesty International, en France comme en Grande-Bretagne. Car il faut bien remarquer que l'inertie d'AIGB ressemble fort à celle d'AISF – et bien des militants français d'AI le font remarquer dans leurs lettres à Mongo Beti, et ils n'ont pas tort, bien au contraire.

Avec les dirigeants actuels, AISF n'est rien d'autre qu'un atout dans le jeu du Quai d'Orsay qui, tantôt, lui fera donner de la voix en Argentine, au Chili, en Uruguay, etc., pour faire la nique au géant gringo, ou en Tchécoslovaquie, en U.R.S.S., etc. pour hérisser l'ours russe - et tantôt lui ordonnera le silence à propos du Zaire, du Cameroun, du Tchad, de Bokassa, comme on -peut le voir en ce moment. Il en sera sans doute ainsi jusqu'à ce que les super-grands, lassés, acceptent de partager la direction du monde avec les deux impérialismes déchus. Ce jour-là, s'il vient jamais, AI sera sans aucun doute remisé dans quelque vieux tiroir du Quai d'Orsay et du Foreign Office.

On peut faire une autre analyse, bien entendu et, par exemple, tout replacer dans le cadre séculaire, certes, mais nullement désuet, de la division des tâches si favorables à l'Occident. Etendre sincèrement la défense des Droits de l'Homme aux Africains et, en général, aux Noirs, n'est-ce pas envisager délibérément de reconnaître, tôt ou tard, leur droit à la maîtrise totale de leur destin, de leur continent, et donc de leurs matières premières ? N'est-ce pas s'exposer à compromettre un jour ou l'autre, et gravement, le droit de l'homme blanc à la sécurité et à la pérennité des approvisionnements en matières premières gratuites et en main-d'œuvre presque servile pour balayer ses rues et récurer ses égoûts ? N'est-ce pas compromettre en connaissance de cause le droit exclusif de l'homme blanc aux privilèges du bien-être en général, et du confort en particulier ?

Voilà une contradiction qu'aucune organisation blanche, aucune communauté blanche, aucune institution blanche, [PAGE 109] n'a pu encore à ce jour vraiment dépasser. Dans toute organisation blanche, en somme, il y a de l'apartheid qui sommeille à peine. «Hypocrite occident chrétien, mon semblable, mon frère ! », comme se dit souvent, en riant sous cape, M. John Baltazar Vorster.

Vince REMOS


[1] La visite récente de Giscard d'Estaing au Cameroun ne change rien à cette vérité, ni le soutien renouvelé à cette occasion d'un important quotidien « objectif » du soir, au dictateur Ahmadou Ahidjo, l'homme de paille de Paris.

[2] « Documents », section IV, chapitre 6.

[3] « Documents », section II, chapitre 1.

[4] « Documents », section IV, chapitre 8.

[5] « Documents », section I, chapitre 8.

[6] « Documents », section III, chapitre 4.

[7] « Documents », section IV. chapitre 8.

[8] A ce propos, voici ce que nous communique Mongo Beti lui-même : « Je savais bien, depuis assez longtemps, que cette misérable calomnie, répandue par l'ambassade du Cameroun et le ministère français de la coopération, son compère, circulait sournoisement, entre autres, dans certaines sphères d'AISF proches du pouvoir et surtout du ministère de la coopération - tel est le cas, par exemple, de Marie-José Protais et de certains de ses amis de la direction, tels Teddy Follenfant. C'est pourtant la première fois, à ma connaissance, qu'on ose l'énoncer publiquement.
Il s'agit d'une propagande extrêmement pernicieuse, car elle mise sur des réflexes racistes de type pavlovien profondément enracinés dans l'âme du Français ordinaire, de toute classe sociale et de toute catégorie professionnelle, et pas seulement de Dupont-Lajoie. Voici le mécanisme de ce conditionnement : ces gens-là ne sont pas comme nous (voilà le background où n'importe quelle contrevérité viendra s'intégrer harmonieusement); chez eux, les citoyens ne se regroupent pas, comme chez nous, en partisans du changement et du progrès, autrement dit la gauche, et, d'autre part, les partisans du statu quo, autrement dit les privilégiés, c'est-à-dire la droite. Non, ça ne se passe pas ainsi chez eux. Gauche, droite, ces mots-là ne signifient rien chez eux. La vraie réalité, la seule réalité là-bas, ce sont les luttes tribales. Alors lorsque l'un d'eux parle droite, gauche, progrès, liberté, droits de l'Homme, c'est un masque, un discours creux, qui dissimule son ambition personnelle, son désir d'accéder à son tour à la dictature. Non, les soi-disant opposants africains aux régimes en place ne méritent aucune sympathie, croyez-moi. Le plus triste, c'est que ça marche presque toujours, alors que, s'agissant d'un Chilien ou d'un dissident soviétique, un tel discours révulserait sans doute les auditeurs. Avec les Noirs, rien n'est jamais trop gros. Et voilà par terre trente ans de luttes désintéressées au service de l'Afrique ! »