© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 90-93



QUAND « LE MONDE » CENSURE AMNESTY INTERNATIONAL

On lira d'abord le communiqué authentique d'Amnesty International, puis la version que « Le Monde » en a donnée.

SITUATION DES DROITS DE L'HOMME AU CAMEROUN

A l'occasion du voyage du Président Giscard d'Estaing au Cameroun, Amnesty International tient à attirer l'attention sur la situation des Droits de l'Homme dans ce pays. Le Président Ahmadou Ahidjo dirige, depuis l'indépendance (1960), la République Camerounaise. Il est également président du parti unique, l'Union Nationale Camerounaise (UNC) depuis sa formation en 1966. La consolidation du régime du Président Ahidjo s'est faite au prix de l'écrasement de toute opposition même légale, et par une répression souvent brutale. Les derniers foyers de maquis armés, organisés par l'Union des Populations du Cameroun (UPC), se sont éteints avec l'exécution à Bafoussam en janvier 1971 de son leader, Ernest Ouandie.

En juillet 1976, des centaines de personnes ont été arrêtées à Douala et à Yaoundé à la suite de distributions de tracts anti-gouvernementaux. La plupart sont des étudiants, [PAGE 91] des enseignants ou des cadres professionnels ayant fait leurs études en France et soupçonnés d'avoir eu des liens avec l'Union Nationale des Etudiants du Kamerun (UNEK), dissoute en France sur ordre du gouvernement français en 1977.

En mai 1977, Amnesty International a pris en charge 120 Camerounais arrêtés en juillet 1976. Parmi eux, Gaspard Mouen et Martin Tobo Ebelle, actuellement détenus dans des conditions très dures au Centre de Rééducation de Tcholliré dans le nord du Cameroun. Tous deux ont subi des tortures au Quartier Général de la Brigade mixte mobile de N'Kondengue (Yaoundé).

Aucun des détenus arrêtés en 1976 n'a été inculpé ou traduit en justice. Lorsque des procès pour délits politiques ont lieu, les accusés passent devant un tribunal militaire. Rares sont les accusés qui peuvent assumer les frais de leur défense. Selon des sources dignes de foi, il y aurait au moins 200 prisonniers politiques actuellement au Cameroun. Cependant, l'atmosphère générale de peur et de suspicion qui règne dans le pays ne permet pas d'en connaître le nombre exact.

Les conditions de détention sont extrêmement dures, notamment dans les prisons de N'Kondengue, de Yoko et de Tcholliré, où les prisonniers sont coupés du monde extérieur, très mal nourris et maltraités par leurs gardiens. Nombreux sont ceux qui ont été soumis à la torture (technique de la « balançoire * » et de l'électro-choc sur les organes génitaux) et aux passages à tabac. Faute de soins, une détenue de Yoko arrêtée en 1976, Mademoiselle Rita N'Dongo Ngalle, 33 ans, paralysée, a dû être hospitalisée courant 1978 à Yaoundé dans un état très grave.

Amnesty International s'inquiète également de l'application fréquente de la peine de mort au Cameroun. L'article 320 du Code Pénal Camerounais permet en effet la condamnation à mort pour vol grave ou même pour complicité de vol. Amnesty International n'a pas eu connaissance d'exécutions depuis 1975. Mais en septembre 1978, 48 condamnés à mort attendaient leur exécution à la prison de Yaoundé.[1] [PAGE 92]

En février 1978, Amnesty International avait lancé un appel au Président Ahidjo, à l'occasion de l'anniversaire de son accession au pouvoir. Plusieurs détenus ont été libérés.

Voici le communiqué reproduit par « Le Monde » :

* Amnesty International, à la veille du voyage de M. Giscard d'Estaing au Cameroun, attire l'attention sur les violations des droits de l'homme dans ce pays, où « la consolidation du régime s'est faite au prix de l'écrasement de toute opposition même légale et par une répression souvent brutale ».

« En juillet 1976, écrit Amnesty International, dans un communiqué, des centaines de personnes ont été arrêtées à Douala et à Yaoundé à la suite de distribution de tracts anti-gouvernementaux. » Ces personnes, précise l'organisation humanitaire, sont soupçonnées d'avoir eu des liens avec l'Union nationale des étudiantsdu Cameroun (UNEK), dissoute en France sur ordre du gouvernement français en 1977. »

« Aucun des détenus arrêtés en 1976 n'a été inculpé ou traduit en justice », poursuit le communiqué, qui indique que, en mai 77, Amnesty International a pris en charge cent vingt Camerounais arrêtés en juillet 1976.

« Il y aurait au moins deux cents prisonniers politiques actuellement au Cameroun », conclut Amnesty International qui ajoute : « Les conditions de détention sont extrêmement dures. Nombreux sont les prisonniers qui ont été soumis à la torture (électrochocs sur les organes génitaux) et aux passages à tabac. »

Remarques

Si quelqu'un s'avisait de protester contre ces coupures, l'excuse serait toute prête, technique il va sans dire : le journal manquait de place, compte tenu de l'abondance de l'actualité internationale.

Toutefois, on peut observer que l'espace n'est pas aussi chichement mesuré aux communiqués d'Amnesty International qui dénoncent les violations des Droits de l'Homme en U.R.S.S., au Chili ou en Argentine.

De plus, les coupures opérées dans le communiqué dAmnesty International n'ont pas été effectuées au hasard. Dans ce genre d'informations, ce qui compte le plus, en mettant le gouvernement dénoncé dans l'embarras et en [PAGE 93] alertant en même temps les populations qui, très souvent, sont systématiquement tenues dans l'ignorance de la vraie dimension de ces atrocités, tout en subissant la terreur qu'elles engendrent, ce sont les noms de personnes et de lieux, lorsqu'ils sont rapportés avec précision; c'était le cas dans le communiqué dAmnesty International, qui citait les noms de quelques camps de « rééducation » et des noms de prisonniers.

Or, ces précisions si précieuses ont été miraculeusement caviardées dans la reproduction que « Le Monde » donne du communiqué.

Enfin, pour plus d'honnêteté et en vue de la meilleure information possible des lecteurs, n'est-ce pas le 6 février (le communiqué d'Amnesty International est daté du 5) qu'il fallait livrer ce texte à la connaissance du public ? Entamant une longue étude sur le Cameroun, Philippe Decraene crut en effet ce jour-là pouvoir faire dire à un officiel camerounais qu'il ne restait plus dans les prisons du pays que cinquante-six politiques, tous membres de la secte des Témoins de Jéhovah ayant refusé de chanter l'hymne national camerounais.

PNPA


[1] Un mouvement de balancier est imprimé au prisonnier suspendu par deux orteils, tandis que deux hommes le frappent sur tout le corps, de préférence sur le sexe, la bouche et les yeux.