© Peuples Noirs Peuples Africains no. 7-8 (1979) 1-6



POURQUOI AMNESTY INTERNATIONAL ?

Il se trouvera des gens, et d'abord au sein même d'Amnesty International Section Française où ne manquent ni les couards, ni les révérencieux, ni les snobs, ni les tartufes, ni les jobards, ni les cyniques, ni les moutons, pour s'étonner, s'attrister ou s'indigner de voir l'unique publication pouvant légitimement prétendre parler au nom des peuples noirs sous obédience française prendre à partie Amnesty International Section Française. Ce n'est pas à ceux-là que nous nous adressons, mais aux autres – aux vrais amoureux de la Justice, aux hommes non seulement de bonne volonté mais exigeants, à ceux qui ne se satisfont pas du spectacle, mais veulent connaître la coulisse, aux artisans lucides du progrès, aux vrais missionnaires de la paix et de la fraternité.

Une organisation soi-disant humanitaire et qui, de surcroît, s'est vu récemment couronner Prix Nobel de la Paix, se doit d'être au-dessus de tout soupçon. Amnesty International, et plus particulièrement sa Section Française, est-il au-dessus de tout soupçon ? Est-il plus précisément au-dessus du soupçon de ménager les dictatures d'Afrique « francophone » pour ne pas compromettre les intérêts français que ces dictatures ont pour mission de couvrir, de dissimuler ?

Notre désir est de laisser le lecteur seul maître de la réponse à donner à cette effrayante question, qui n'aurait jamais dû se poser. A cet effet, nous lui soumettons d'abord des documents, puis des commentaires ainsi que des exposés des faits. Telle est l'économie du dossier que nous offrons [PAGE 2] à nos amis dans cette livraison. On pourra, à juste titre, reprocher à certains commentaires d'être entachés d'esprit partisan ou du moins d'esprit polémique. Mais les deux longs exposés des faits dus à des militantes françaises de la base ne peuvent encourir aucun soupçon.

Nous avons réparti les documents en quatre sections pour en faciliter la lecture et la compréhension. La première section doit suggérer au lecteur quelle est l'atmosphère réelle au sein de la Section Française d'Amnesty International. Le moins que l'on puisse dire est que cette atmosphère, où autoritarisme, suspicion, délation, intoxication et même intimidation dominent, ne saurait être propice à l'exercice de la démocratie. La Section Française d'Amnesty International fonctionne mal, et c'est ce fonctionnement vicieux qui a permis la tortueuse et longue manœuvre de manipulation ayant pour but de tenir l'Afrique « francophone » à l'écart du bénéfice des Droits de l'homme.

Le deuxième groupe de documents (Section 11) met concrètement en évidence une crise particulière au cours de laquelle a culminé cette volonté de manipulation : un membre de la base d'AISF a pu être exclu de l'organisation dans des conditions qui établissent que plus d'un membre du tribunal improvisé a pu ignorer qu'il se faisait l'instrument d'un complot politique.

Un troisième groupe de documents (Section 111) veut décrire une technique typiquement totalitaire de conservation du pouvoir, devant laquelle les dirigeants d'AISF n'ont pas reculé, allant jusqu'à présider à la fabrication de toutes pièces d'un faux grâce auquel, entre autres pièces d'un dossier entièrement truqué, ils purent faire avaliser l'exclusion d'un membre africain par l'Assemblée Générale de Mulhouse, en 1978. Signalons que le seul crime de ce membre africain était d'avoir formulé une opinion qui ne plaisait pas aux dirigeants, et pour cause! puisqu'il les accusait de complaisance à l'égard du gouvernement français et de ses protégés africains « francophones ».

Un quatrième groupe de documents (Section IV) doit révéler au lecteur que cette crise, bien que dissimulée par les dirigeants, a accéléré à la base la prise de conscience des tares du mouvement, et a suscité un débat au terme duquel AISF devra nécessairement réviser ses statuts.

Bien entendu, soumis au harcèlement de certains de ses groupes, AISF a dû finalement se résigner à l'effort nécessaire [PAGE 3] pour démentir les accusations dont il était de plus en plus souvent la cible facile. Des prisonniers politiques d'Afrique francophone (du Cameroun notamment, qui est, il ne faut pas l'oublier, le pays d'Afrique noire «francophone où le fascisme tropical sévit depuis le plus longtemps, y causant des ravages inconnus partout ailleurs, y compris dans l'Ouganda d'Idi Amin Dada et la Guinée de Francisco Macias Nguéma, pays sur lequel le gouvernement français a réussi à fixer l'attention des medias français afin de soustraire ainsi son chouchou Ahidjo à la curiosité de l'opinion publique) ont fait l'objet d'adoptions dans les groupes de base : des listes de prisonniers africains circulent. C'est là une évolution positive, dont nous sommes bien entendu les premiers à nous féliciter. Encore convient-il de reconnaître que ce changement est la conséquence des interpellations incessantes de Mongo Beti, entre autres. Voilà qui ne peut que nous encourager à continuer notre guérilla, et non point à l'interrompre.

Exploit inespéré, Amnesty International est même allé, à l'occasion du récent voyage de Valéry Giscard d'Estaing au Cameroun, jusqu'à envoyer à la presse un communiqué d'une rare énergie, dont nous publions le texte par ailleurs, non sans mettre en regard une version de ce texte affreusement mutilée par un grand journal parisien du soir, dont l'objectivité prétendue s'accommode fort bien d'une censure qui ne le cède en rien à celle de la « Pravda », (preuve, s'il en était besoin, que l'Afrique est décidément un facteur de perturbation de l'équilibre mental collectif des Français). On peut malheureusement affirmer que cette noble initiative n'avait rien de spontané, On savait un peu partout depuis la fin de janvier 1979, époque de sortie de notre dernier numéro, que nous préparions un numéro spécial consacré aux carences d'AISF.

Les militants sincères doivent de plus savoir qu'au moment où a paru le communiqué de presse évoqué ci-dessus, notre numéro était en cours de fabrication et que nous n'en pouvions plus interrompre la gestation, à supposer que la publication du communiqué fût un événement justifiant cette interruption. Est-ce le cas ?

Autrement dit, le communiqué constitue-t-il une démarche suffisante pour apaiser le scepticisme de ceux qui sont convaincus qu'AISF est inféodé au Quai d'Orsay ? Par exemple, pourquoi un simple communiqué de presse ? Pourquoi [PAGE 4] pas une campagne, comme ce fut le cas lors du voyage de Giscard dEstaing en Guinée, pays de Sékou Touré ? D'ailleurs, ce n'est pas seulement le Cameroun qui est en cause, mais toute l'Afrique dite francophone, et plus particulièrement l'Afrique centrale. Pourquoi Amnesty International Section Française ne souffle-t-il toujours mot et, a fortiori, n'entreprend-il toujours aucune action de longue haleine à propos de l'« empire » centrafricain où les récents événements auraient, dit-on de source digne de foi, fait plus d'un milliers de morts? Et le Gabon où dix mille Béninois ont été expulsés par Bongo l'année dernière, sans autre forme de procès, après avoir été spoliés du maigre fruit de dizaines d'années de travail ? Et le Tchad ?...

Enfin, nous sommes d'autant plus résolus à poursuivre notre campagne que, à nos yeux, la trahison d'AISF, loin d'être anecdotique, sert de révélateur à la cécité volontaire de toute une culture, de toute une civilisation qui ne peut se résigner à accepter l'existence des Noirs sans en même temps renoncer à son confort moral et matériel, et se condamner ainsi à périr tôt ou tard. En voici une preuve, ajoutée à des milliers d'autres.

Le 14 février 1979, Alfred Grosser, célèbre chroniqueur au Monde, grand journal objectif bien connu, et non moins célèbre professeur à l'Institut de Sciences Politiques, est reçu à l'émission « expliquez-vous » d'Europe 1 par Philippe Gildas, qui pose quelques questions sur « Holocauste » à l'éminentissime personnalité de l'intelligentsia parisienne.

Ph. Gildas (Europe 1).:

« Est-ce que ça pourrait recommencer, un tel génocide ? »

A. Grosser (Prof. à Sc. Po.). :

« Un tel génocide ? Nous avons aujourd'hui dans le monde deux sortes de pays qui n'acceptent pas de passer Holocauste; ce sont les pays arabes, et ce sont les pays de l'Est. Il se trouve que ce sont deux séries de pays où l'antisémitisme est vif. En Union Soviétique, les caricatures qui sont publiées sont assez identiques aux caricatures que le Sturmer, la pire feuille antisémite, publiait dans les années trente; et lorsque vous lisez un certain nombre de déclarations du côté ultra palestinien, il n'est pas évident que c'est très pacifiquement et avec des conséquences très pacifiques qu'on veut s'ouvrir la vole de Jérusalem. Par conséquent, il y a un aspect sur lequel il faut aussi insister : L'antisémitisme n'est pas mort. Il n'est sûrement [PAGE 5] pas mort en Allemagne ou en France, mais il vit à l'état, disons, de situation protégée dans un certain nombre de pays. »

Ph. Gildas (Europe 1). :

« Mais plus généralement ? Dépassons l'antisémitisme. Est ce que le monde entier a les yeux grands ouverts quand il se passe des choses ? »

A. Grosser (Prof. à Sc. Po.). :

« Ah! ouverts, pour les avoir ouverts, on les a ouverts, mais on ne fait pas plus. Si vous voulez, on s'indigne à juste titre sur la gloire d'Hitler pour les Jeux Olympiques de Berlin en 1936, mais lorsque l'équipe de football va en Argentine où on torture, lorsque en 80 on ira aux Jeux Olympiques de Moscou, où le moins qu'on puisse dire est que les Droits de l'Homme ne sont pas respectés, on fera comme en 1936, et on a fait pour l'Argentine comme en 1936. Qui donc pense même à prendre le minimum de sanctions peut-être vides, mais de sanctions spectaculaires et parlant aux gens, que l'on pouvait prendre en 1936, sans parler bien entendu de l'intervention qui aurait pu se faire en 36, mais ça c'est un autre problème... »

Ph. Gildas (Europe 1).:

« Il est huit heures cinquante. Pardon de ce retard, mais vous êtes d'accord, Professeur Grosser, c'était tout de même un événement, ça restera un événement que la présentation d'Holocauste... »

A. Grosser (Prof. à Sc. Po.).:

« Sûrement... »

Ph. Gildas (Europe 1).

« ... devant des millions de gens. Parce que précisément présenté à des millions de gens qui ne savaient peut-être pas. »

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*  *

La question de Philippe Gildas, posée d'ailleurs avec insistance, ne pouvait suggérer qu'une réponse : l'Afrique du Sud. Ce nom serait venu aux lèvres de n'importe quel bachelier français. Il faut croire que le très célèbre Professeur de Sciences Politiques Alfred Grosser, par ailleurs éminent chroniqueur du journal « Le Monde », est le seul bachelier français à ignorer que sévit en Afrique du Sud un régime se réclamant formellement des principes de l'hitlérisme et ayant érigé l'holocauste en méthode avouée de gouvernement. Il est vrai que c'est seulement l'holocauste des Noirs. Dès lors, pourquoi voulez-vous que cela intéresse [PAGE 6] M. Alfred Grosser, éminent professeur à Sciences Po et surtout grand bourgeois du seizième arrondissement de Paris ? Décidément, l'intelligence française n'est plus ce qu'elle était à l'époque d'un Montesquieu ou d'un Voltaire, pour lesquels, loin d'être un mythe ou un fantasme, un nègre, cela existait vraiment.

La vocation naturelle d'une publication comme la nôtre est nécessairement de briser cette carapace universelle d'hypocrisie et de bonne conscience raciste. Tant pis pour ceux qui nous trouvent excessifs, les mêmes d'ailleurs qui n'hésiteraient pas à qualifier J. B. Vorster de modéré. Car il faut bien reconnaître que ceux qui nous demandent de tempérer notre langage, somment rarement nos bourreaux d'adoucir leurs coups. A l'époque de l'ascension d'Hitler, dans les vénérables institutions religieuses ou politiques de l'Allemagne des années trente, si soucieuses de leur respectabilité, il a bien dû se lever ici et là un homme téméraire, ne parlant que selon sa conscience, pour vitupérer la barbarie des nouveaux maîtres de son pays. Imaginons ce que lui répondaient toujours les vénérés chefs de ces vénérables institutions : « Modérez votre langue. Adoptez un style plus poli. N'outragez pas des dirigeants légitimes. Quelles preuves avez-vous ?... » etc. Aujourd'hui, trente ans après la mort d'Hitler, trente ans après l'holocauste des Juifs et d'autres peuples coupables de ne pas être Aryens, chacun peut s'offrir, hélas trop tard pour les morts ! le luxe de déplorer que les téméraires dénonciateurs allemands de l'hitlérisme aient été trop rares.

Dans quarante ans, c'est à nous qu'on rendra hommage pour notre courage, qu'on n'appellera plus du qualificatif infamant d'extrémiste; et ce sont nos censeurs actuels qu'on flétrira pour leur excessive prudence. Ils s'en foutent, direz-vous, ils seront morts ! Voire.

Enfin, et ce n'est sans doute pas notre moindre justification, la base d'AISF va enfin, pour la première fois depuis la fondation du mouvement, disposer d'un seul coup d'une masse d'informations dont ses dirigeants se sont toujours évertués à la priver : y avait-il pour ces derniers meilleur moyen d'entraver ces échanges horizontaux si vivement désirés par les groupes de base et d'étrangler en même temps cette démocratie dont ils se gargarisent dans les mots quitte à la bafouer dans les faits?

PNPA