© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 74-86.



LA FLEUR ET LA FERRAILLE

(nouvelle)

Jean-Blaise BILOMBO-SAMBA

Le soleil répandait, prodigue, ses rayons sur toute l'étendue de la rue sablonneuse qu'était la rue Liwa-Kitoko. Les arbres rabougris aux feuilles cornées, surpris par cette générosité qui dépassait les limites de la bienséance, dardaient un regard noir sur l'astre indélicat et demandaient à leurs bras souterrains de suivre les nervures terrestres jusqu'aux portes de nouvelles sources. Ce soleil tout de même !

L'ombre montrait timidement son visage sans corps sous quelques manguiers indomptables dont le feuillage laiteux et laineux intimait une halte salutaire à la chaleur. Et là, sous cette ombre propice à la paix, poules et coqs, chiens et chats, hommes, femmes et enfants, consommaient avec un plaisir non dissimulé la survie de cette fraîcheur paradisiaque.

Les mouches, même les mouches, ces éternelles polissonnes, s'accordaient avec tout le monde au sujet de la nécessité soudaine d'une trêve.

Il était trois heures de l'après-midi. Quinze heures, diraient certains. Réglé comme une horloge, Moléki-Nzéla sortit de la torpeur de la sieste une minute et trente-deux secondes très exactement avant que le réveil ne vînt à sonner. Bientôt, le réveil fit entendre une voix qui traduisait le choc de [PAGE 75] pierres et de clous dans son ventre, Moléki-Nzéla eut l'impression que cette fois, plus que de coutume, la sonnerie s'acharnait contre sa cervelle avec une insistance démoniaque et scientifique. Ses dents brillaient de tout leur émail. Ses cheveux se dressaient comme lorsque, enfant, il crut se trouver en face du diable en chair et en os. Mais il ne s'était agi que d'un linge blanc oublié sur le fil et auquel le vent avait donné la forme suggestive d'un homme debout mais sans tête. Aujourd'hui, rien que d'y penser, il en tremble encore. Mais il essayait de se rassurer en se disant que, malgré tout, sa peur à lui n'atteindrait jamais celle paroxystique qu'il lisait sur les visages angoissés et osseux qu'il torturait avec une précision d'esthéticien pour arracher quelque aveu qui l'aiderait à vérifier ses hypothèses policières. Des aveux. Il voulait toujours et toujours plus d'aveux pour sauvegarder la sécurité de l'Etat.

Quinze heures, quinze minutes. Il se leva pour mieux savourer la cigarette qu'il venait d'allumer. Pas une de ces foutues cigarettes que fabriquaient les usines locales et qui ne peuvent se vendre sans publicité ! Comme si celles importées se passaient de cette publicité. Mais une importée, ah ! ça, au moins, ça le rapprochait de James Bond 007 et de Coplan qui, par la logique des préoccupations, étaient devenus ses directeurs de conscience. Il possédait tout un rayon de leurs récits d'action, cependant que tous les autres rayons témoignaient encore violemment de l'orientation de sa vie effervescente d'hier.

Marx côtoyait Balzac. Diderot annonçait Lénine. Sartre, Guerin, Fanon et Lumumba semblaient se revendiquer de la race de Rosa Luxembourg. Puis venait l'écriture essentielle, la parole-préface de toute entropie : la poésie ! Il y avait là Eluard et N'Débéka, Neruda et Maunick, Rimbaud et Depestre et, bien sûr, Césaire plus présent qu'un baobab séculaire prodigue de sa photosynthèse. Cent mille autres soleils étaient là qui se mouraient sous le fétichisme d'Etat. Aujourd'hui, Moléki-Nzéla leur préférait l'insalubrité des romans de politique-fiction et d'espionnage.

De riffifi à ceci, du riffifi à cela, il adorait ça !

*
*  *

Comme dans le « Il était une fois... » du conte africain, tout avait commencé un lundi matin d'il y a trois ans. [PAGE 76]

En ce temps-là, la conscience politique s'était introduite dans la vie des étudiants comme une lampe à huile dans les ténèbres d'une masure... Et, comme la lampe à huile, elle avait réveillé l'humiliation, avait projeté des étoiles filantes dans l'immobilité des choses et des êtres. Elle leur avait raconté – la lampe à huile – l'histoire de l'homme et des hommes, l'histoire de la lampe à huile.

Dans un langage de flammes vertes au parfum d'arachide, la lampe à huile leur avait dit :

    « Je suis Kondo-Kanda, le sans-famille;
      comprenez par là : cent familles,
          cent milliards de familles !
    Je suis Konda-Kanda, le sans-famille.
    Ma parole est votre horizon.
    Ecoutez-moi, écoutez-moi.
    Je suis la mémoire de ce qui va venir,
    La part du feu et la part du miel.
    Voici : retrouvez votre folie dans l'eau assoiffée de vos bouches;
      plantez des arbres insoumis dans le désert de votre faim,
    Soyez poètes : venez du cœur, venez du ventre[avec des mots clairs qui prolongent la vie ! »

Ainsi, comme une lampe à huile, leur avait parlé la conscience politique descendue dans les rues de l'école du « béni oui-oui » et de la morale industrielle.

Ce si soudain langage vert revivifia les arbres que des oiseaux, qui portaient le vent et le chant fou des domaines inexplorés, fécondèrent de fleurs de silice au parfum d'eau de mer. Oh ! se dirent les arbres, comment résister aux semailles de la poésie qui lèvent dans les jardins de nos corps ? Comment ?

Et l'écho de cette question, après avoir traversé les limites putrides de la résignation et de l'obscurantisme, vint tendre une main de feuillage fraternel aux élèves et étudiants -qui s'effrayèrent de se sentir si humains soudain.

La parole leur arriva des entrailles. De nouvelles définitions du bonheur fusèrent de ces bouches dont les soleils païens ressuscitaient l'entropie créatrice. Un vent, d'une insolence jamais vécue de mémoire d'homme, investit les corps qui se mirent à dire : « NON ».

Dans cette masse ouverte sur le monde et le pays du refus, [PAGE 77] dans cette projection à corps perdu faite de visages multicolores et d'individualités fertiles, quelques noms habillés d'émeraudes et d'or se distinguèrent de l'argile uniforme des pas en transe de la foule conquérante.

Le nom de Moléki-Nzéla se chuchotait de bouche en bouche. Il devint vite l'étincelle qui favorise la flamme. La flamme qui libère l'espoir. L'espoir de vivre à contrecourant. Puis le courant fraternel du refus scientifique contre l'injustice pressentie et la claustration de l'esprit critique. Moléki-Nzéla ici. Moléki-Nzéla là. Partout MolékiNzéla.

De la légende de la lampe à huile prit corps la légende de Moléki-Nzéla que, dans moins d'un siècle, les enfants écouteront, assis non plus au bord du feu, mais dans de grands canapés qui meurtrissent l'échelle humaine de l'amour et du rêve.

Dans les salles de classe, les tableaux prirent la parole. Les bancs voulurent redevenir bois et les élèves et étudiants enfants. Des papillons conversaient avec l'oxygène de l'air que buvaient à pleins poumons les protagonistes de cette epopée du temps présent.

On parla de l'école du peuple et de l'école néo-coloniale à abattre, de la misère du peuple et de la démocratie démembrée. Puis, non, se dit-on, pourquoi de si grands sujets alors même que le vécu quotidien et séculaire revendique notre regard ? Hein, pourquoi ? Alors on parla du manioc et du prix des larmes, du poisson fumé et de la rumeur paysanne, du poisson salé et du rôle des épices comme catalyseur de fraternité dans la société africaine, de la canne à sucre et des cultures d'exportation en général comme facteur d'aggravation des échanges inégaux nord-sud.

Jamais fraternité libertaire ne fut plus présente dans la mémoire du réel et jamais elle ne fut plus brève.

La horde policière arriva, non, plutôt des militaires en tenue de combat et armés jusqu'aux dents : canines aiguisées, molaires affûtées, qui se disposèrent en ceinture d'enfer autour des établissements scolaires. Ils avançaient et resserraient leur étau méthodiquement.

Contre l'embrasement généreux, ils furent le fleuve d'eau lourde, l'onde qui dévore, noie et rase tout ce qui rit et écrit des poèmes, tout ce qui fait l'amour et abaisse le prix du [PAGE 78] coït, tous ceux qui citent les abeilles en exemple et les arbres verts comme antidote de la vie machinisée.

Dans cette course effrénée entre la fleur et la ferraille, un soldat demanda à un officier qui étudiait la carte des lieux :

– Dites, chef, ce n'est tout de même pas vrai cette histoire, hein, chef ? Ils n'ont pas pensé comme ça à faire la grève juste ce matin, au réveil ?

– Les agitateurs sont déjà « fichés ». Cela fait longtemps qu'ils sont suivis. Un certain Moléki-Nzéla et certains professeurs gauchistes qui ont, paraît-il, suivi des entraînements dans les camps des Fedayins.

– Une vraie histoire de fous, chef, une vraie histoire de fous.

L'impérialisme, mon cher, l'impérialisme...

Des coups de feu fusèrent. Quelque part, dit-on, un élève tomba. Moléki-Nzéla, au milieu d'une foule coléreuse et fraternelle, tenait un langage aux pétales de soufre qui désignaient le feu-fossile de la conscience populaire comme l'ultime et unique chemin à suivre jusqu'au bout.

– ... Jusqu'au dernier, ajoutait-il farouchement, jusqu'au dernier !

Mais le rêve aux mains nues et l'espoir d'outre-morale furent écrasés comme de vieux mégots de cigarette.

Bien sûr, on ne trouva aucun professeur sur les lieux. Mais il est bon pour les analphabètes du Pouvoir – qui préfèrent le bêlement grégaire à la parole critique – de voir se perpétuer l'image du peuple-enfant et de l'élève-jouet. Les protagonistes de la légende épique, dont Moléki-Nzéla, furent conduits à la garnison la plus proche. On n'eut plus, pendant longtemps, de nouvelles d'eux jusqu'à ce que « Radio-Trottoir », la voix de la rumeur publique, rapportât à quelque temps de là que les héros de la veille subissaient un lavage de cerveau systématique, qu'après mille et une tortures, on leur avait arraché des lettres d'excuses adressées au Père de la Nation, qu'ils avaient été priés d'intégrer les rangs des forces armées nationales pour mieux barrer le chemin à l'impérialisme. Mais, sur ce dernier point, « Radio-Trottoir » fit état de divergences. Après une relecture des classiques de la révolution suivie d'un débat houleux comme seul sait l'être le maniement des concepts, Moléki-Nzéla – qui défendait la thèse de l'intégration – fut mis en minorité par ses camarades déjà d'hier.

– Souvenez-vous, menaçait-il, Souvenez-vous du cheval [PAGE 79] de Troie ! Il faut pouvoir être au cœur même de l'appareil d'Etat pour mieux le miner, pour mieux accélérer son dépérissement. Dites-moi, hein, dites-moi comment connaître les loups et les combattre sans hurler avec. Comment ?

– Oui, va satisfaire tes appétits cachés, ripostaient les autres. Va et ne mêle surtout pas le nom du peuple à ton projet égoïste. Les beaux sentiments ne suffisent pas pour changer les choses et tu le sais bien.

« Tu vas te faire récupérer, te mettre à rentabiliser selon les normes du profit d'Etat le baiser de notre révolte et les étoiles de sa mémoire et, très bientôt, te retrouver empêtré jusqu'au cou dans cette marmelade sociale où l'analphabétisme est le critère cardinal d'originalité et de réalisme. Va donc, cher Moléki-Nzéla, va.

Ainsi, Moléki-Nzéla intégra « l'appareil » selon ses propres termes. Après six mois de stages « pratiques » passés en Europe et en Amérique du Sud, Moléki-Nzéla revint triomphalement au pays natal. Affecté d'abord au service de l'immigration et ensuite promu au poste de troisième vice-secrétaire à la direction des renseignements, il se surprit à maugréer contre sa situation présente. C'est que ce vieux diable de la contestation des années folles ne l'avait pas encore quitté ! Il se dit – à raison, d'ailleurs – que le spectre de cette contestation légendaire devait, aujourd'hui encore, hanter la mémoire calculatrice de ses chefs hiérarchiques. Il se dévoua alors à son travail « productif ». Ses anciennes connaissances de stratégie et de tactique vinrent à son secours et lui inspirèrent de proposer l'introduction de l'ordinateur dans ce qu'il aimait à appeler « la science du renseignement » et l'instauration de la « provocation tactique » comme révélateur du masque de la parole de chaque individu.

Malgré cela, Moléki-Nzéla était ce qu'il était : un homme en deux morceaux. Ses collègues se méfiaient de ce policier « politisé » et les hommes asservis à la liberté en mouvement se défiaient de celui qui dénuda la fleur et para la ferraille de soleils paludéens.

Vraiment, un homme en deux morceaux !

Quize heures trente minutes. Moléki-Nzéla sortit de sa maison et inspecta les alentours. En fait de maison il avait un deux pièces qu'il louait au prix fort de quinze mille francs ! [PAGE 80]

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Dans ce vieux quartier de la capitale, les mots clôture et propriété n'avaient de sens que sur les permis d'occuper que délivrait le Ministère de l'Urbanisme et de l'Habitat. Le Mot clôture correspondait dans les faits à l'ensemble du quartier. Les enfants pouvaient, en poussant un cerceau, faire don de leur présence lumineuse aux quatre points cardinaux du quartier. C'était une vie à l'envers de la solitude qui faisait là son bonhomme de chemin. Un exemple de fraternité qui féconde les sillons de la terre. Un exemple de solidarité ensoleillée qui dura jusqu'au jour où survint Moléki-Nzéla comme un cheveu dans la soupe.

Dès son arrivée, et après avoir pris possession de ses deux pièces dans la rue Liwa-Kitoko, Moléki-Nzéla inspecta le quartier du nord au sud, de l'est à l'ouest. Les vieux retraités, dont la plus grande joie était de fumer la pipe et de souhaiter la paix de l'âme aux passants, furent les premiers à s'intriguer des innombrables va-et-vient de Moléki-Nzéla malgré leur presbytie avancée. Cet homme à l'air sournois, qui voulait se faire plus discret qu'il ne l'était, avait fini par les inquiéter. Ils le suivaient d'un regard sceptique, qui retournait les papiers sur ses pas, fouillait les poubelles à la recherche de timbres, disait-il, interrogeait les enfants en leur tendant des bonbons, enflammait les jeunes filles d'un regard électrique et indifférent aux modulations calculées; ils le suivaient.

Au bout d'une semaine d'interrogation, d'hypothèses et d'inspirations, un dossier plus volumineux que le Grand Larousse vint orner la bibliothèque de Moléki-NzéIa. Il y avait dedans, enfermées, la paix et la solidarité de Liwa-Kitoko. Un sociologue n'eût pas fait mieux.

Oui, la paix et la solidarité de la rue Liwa-Kitoko et de tout le quartier s'en allaient à vau-l'eau.

Moléki-Nzéla parlait de chacun à tous : des uns aux autres et des autres aux uns. La peinture qu'il faisait de chaque individu à autrui ternissait l'image du concerné. Le quartier n'était plus, aux yeux de chacun, qu'un vaste champ envahi de mauvaises herbes. La rue Liwa-Kitoko, une pépinière d'agents secrets. La maison de Moléki-Nzéla, un laboratoire d'analyses socio-comportementales.

Moyennant de quoi acheter une cravate rouge et une paire [PAGE 81] de chaussures signée Pierre Cardin, des jeunes et des moins jeunes venaient chez Moléki-Nzéla, à la faveur de la ténèbre épaisse, incriminer pères, mères ou frères de quelque complot imaginaire.

Des femmes mariées depuis plus d'un demi-siècle quittèrent leurs époux, ayant appris de la « bouche » du manipulateur de l'information, leur appartenance à des sectes secrètes d'Europe ou d'Asie. Quand on leur demandat si c'était là un motif suffisant après tant de jours et de nuits partagés, de joies et de peines vécues ensemble, elle répondaient, désabusées :

– Lorsqu'on vit avec un démon, on ne s'en débarrasse jamais assez tôt. Tout s'explique aujourd'hui sur la mort de plusieurs de nos enfants emportés par des diarrhées illogiques et des fièvres bénignes.

Des superstitions sans nom déchiraient les cœurs. Des familles qui se connaissaient de longue date n'arrivaient plus à se regarder en face. Et Moléki-Nzéla, le cœur léger, gérait cette épouvante qui poussait les paisibles habitants de la rue Liwa-Kitoko vers les charlatans les plus divers.

Trois mois durant, chaque soir, Moléki-Nzéla tria et retria ses renseignements. Chaque fiche était d'une précision démoniaque. On pouvait y lire le nom et le prénom, l'âge et la profession, la principale manie car il est bien entendu que chacun de nous a une manie au moins, fùt-ce celle de l'honnêteté maladive ou l'amour du travail. Les honnêtes et les travailleurs acharnés étaient appréciés dans un angle de la fiche comme « dangereux » et « à suivre de près ». Mais la partie la plus salée de la fiche demeurait celle des divers. On pouvait franchement se renseigner chez Moléki-Nézla sur sa propre vie. Du nombre de mictions au nombre de coïts, de la préférence de l'indigo au rouge à la délectation de tomates crues, du tic insignifiant au défaut majeur, rien, absolument rien n'y manquait.

Moléki-Nzéla s'attirait chaque jour les foudres d'une population qui en avait « ras l'bol ». Il recevait des montagnes de lettres anonymes dont il devinait aisément l'origine par des recoupements presque alchimiques. Et d'ailleurs, d'aucuns ne disaient-ils pas qu'il possédait une double vue que lui procurait un talisman venu de l'Inde millénaire ? Parfois ces lettres provenaient simplement des filles et jeunes femmes mariées qui lui reprochaient, dans une diatribe pimentée, de s'enkyster dans un célibat sans printemps quoiqu'elles [PAGE 82] fussent elles-mêmes entrées et sorties de sa vie par la petite fenêtre.

La discrétion était la règle d'or de sa vie. Mais on ne se méfie jamais assez. Et cette enquête sur les habitants de son quartier, commencée par routine, poursuivie par loisir et qui, aujourd'hui, s'érigeait en une véritable passion qui l'étreignait comme une liane carnivore, commençait à l'inquiéter.

Il avait bien raison de s'inquiéter, Moléki-Nzéla, car la rumeur de ses enquêtes véhiculée par le vent et les oiseaux de nuit, atterrit comme une gifle dans la salle de travail du président-directeur général des services de Renseignements. Tout un après-midi, il compulsa minutieusement le volumineux dossier Moléki-Nzéla qu'il avait fait venir d'urgence des archives personnelles du Ministre de l'Intérieur.

Les images de la grève refirent surface. Les rancunes féodales, comme de vieux volcans qui se réveillent, revinrent aux commandes des grandes décisions. L'appareil invoquait tous ses diables contre l'imposteur. C'est toujours ainsi que les comptes se règlent au sud du Sahara : l'herbe folle est d'abord identifiée, ensuite jetée hors du jardin. L'Eden revient à ceux qui courbent l'échine tels des bambous apprivoisés.

Mais Maléki-Nzéla avait un passé indomptable. Cela ne se concevait pas quoiqu'il se fût lui-même aligné dans les rangs.

Ah ! que de choses incroyables ne connurent pas les habitants de la rue Liwa-Kitoko et des environs ! Que de choses !

Des oiseaux incolores, qui ne chantent ni ne votent, sillonnèrent la rue Liwa-Kitoko et quadrillèrent le quartier de l'aube au crépuscule et du crépuscule à l'aube. Des hommes, aux lunettes plus noires que leurs cheveux, promenaient leurs épouvantails à travers la quiétude des intimités à peine retrouvées.

– Oh ! pays de fantaisies, voilà qu'on voit à travers le charbon à présent ! soupiraient avec lassitude les veuves velues armées de morale.

Mais elles n'avaient encore rien vu car, à quelque temps de là, un imposant panneau publicitaire vint égayer le relief de la rue Liwa-Kitoko, et on pouvait déchiffrer, après une longue concentration, ces quelques mots :

« Ici, Grande magie blanche et Petite magie noire.
Guérison paralytiques et aveugles par la vertu des plantes.[PAGE 83]
Lunettes au charbon magique et imposition des mains
(plus cher !) »

Allez donc savoir comment le malheur. s'arrange à donner des idées aussi saugrenues aux gens ! Et d'ailleurs il faut bien vivre.

– Il se débrouille, commentaient avec indulgence les maîtres de la sagesse. Il se débrouille.

Au point où ils en étaient, les pauvres vieux, mieux valait sauver la face que de contenir la vague de « malédictions » qui déferlait un peu partout à l'image des tornades du mois de novembre.

Le quartier vécut un forage systématique. Comme une vieille femme sans défense qui écarte les jambes, la dignité fut violée cinq, dix, cent fois par cinq, dix, cent MolékiNzélas.

Des écoliers, des élèves et des étudiants furent interpellés, interrogés, relaxés ou emprisonnés selon l'humeur du bourreau et la tête du « client ».

Devant tant de maux qu'aucun mot ne pouvait conjurer, un renversement des habitudes se fit jour.

Les paralytiques se mirent à courir, les bien portants à ramper et les rampeurs à nager. Seul le peuple des airs fut épargné car il fallait bien un témoin normal pour rapporter les faits tels qu'ils furent vécus, dans un siècle ou deux. Dire comment les croyants fervents devinrent des athées et les athées indécrottables des croyants inamovibles, comment des oraliens brûlèrent leurs prie-dieu et des vieux sages chantèrent la gloire des contestations mythiques, comment des innocents se sentirent traqués jusque dans la respiration de leurs peurs et comment les traqueurs décrétèrent sans gêne, et en plein midi un jour de la saison des champignons, les lois de la morale mécanique.

Mais, chose étrange, Moléki-Nzéla, l'agent secret aux quatre nez (il différenciait à un kilomètre à la ronde le parfum de l'ail et de l'oignon, l'odeur d'une bouche cariée et d'un nez suintant et bien d'autres choses encore !), en humant la brise de minuit avant de se mettre au lit, n'arrivait pas à dépister cette effervescence qui, lentement mais sûrement, resserrait son étau. Un malaise indéfinissable l'habitait. Plus que jamais, la solitude lui pesait. Il essayait d'en sortir en faisant défiler chez lui des gazelles aurorales. Mais rien n'y faisait. La nuit, parfois, il se réveillait en sursaut et se [PAGE 84] mettait à chercher fébrilement dans ses volumineux dossiers le nom de l'ennemi qui avait fait intrusion dans son sommeil. Au bureau même, il devenait moins causant. Aussitôt arrivé, il s'enfermait et consommait des tonnes de mauvaise littérature jusqu'à ce que fatigue s'ensuive, à la recherche qu'il était d'une analogie de situation.

« Comment ! se demandait-il, Jean Bruce ou Paul Kenny ont bien dû écrire ça quelque part, non ? Chase, alors... Chase ! »

Et ses yeux, à nouveau, parcouraient des milliers de kilomètres de pages, de pages et encore de pages !

Moléki-Nzéla n'était plus qu'un charlatan piégé et autopiégé.

Et la rue Liwa-Kitoko assistait à cette agonie, impuissante, ou plutôt partagée entre la nostalgie de la suspicion quotidienne (chacun ayant acheté la nouvelle bible de survie pour les temps présents intitulée : Comment devenir détective en cent leçons) et le désir diffus de voir éclore le printemps et ses fleurs tournoyer, hirondelles ivres de joie et de paix fraternelles, dans le ciel des cœurs de nouveau ensoleillés.

*
*  *

Dix-sept heures, zéro minute. Rasé de frais, habillé d'un complet kaki dont la veste était coupée dans le style « saharienne », Moléki-Nzéla, fidèle à son habitude, longea la rue Liwa-Kitoko en rasant les murs, ses seuls amis.

– Où va-t-il, se demandaient les gens, où va-t-il ?

Intrigués de le voir sortir si tôt, les habitants de la rue LiwaKitoko s'interpellaient de clôture à clôture et le nombre d'interpellés et d'interpellants augmentant, les paroles devinrent brouhaha. Et c'est ce brouhaha qui inspira aux enfants du quartier la chanson de leur marche dite Marche du mensonge, jeu qui consiste à bander les yeux de l'un d'entre eux et à l'appeler en diversifiant l'origine de ces appels :

« Où va-t-il, où va-t-il ?...
Par là, par là... Eh eh eh.
D'où vient-il, d'où vient-il ?
D'ici, de là... Eh eh eh.
Mais trouve-nous 1
Trouve-nous donc, s'il est vrai
Que tu es magicien... » [PAGE 85]

Cependant, Moléki-Nzéla avait ralenti sa marche à la lisière du quartier voisin et s'était engouffré dans le ventre d'un bar déjà bondé de monde à cette heure de la journée. Et là, ayant choisi une table un peu à l'écart, sous l'un des nombreux cassias qui dispensaient une ombre généreuse, il commanda une bière fraîche, puis une deuxième, puis une troisième, puis encore...

Et le temps passait comme basculé dans une fuite en avant irréversible. Tous ceux qui connaissaient Moléki-Nzéla - et tous le connaissaient ! – suivaient, amusés et inquiets, cette âme ruinée qui cherchait une rédemption impossible dans l'alcool, les yeux vides, la tête de temps en temps entre les mains, l'air parfois absorbé et surtout la mémoire pour la première fois de sa vie à sa place : dans le passé.

Oui, Moléki-Nzéla revivait pour lui-même les moments colorés de sa vie désormais cadenassée. Il se revit lors de la grève, trois ans plus tôt, cette fraternité libertaire qui fut son grand baptême de feu. Il revit les camarades. Ah ! Dieu ! Etait-il possible que ce fut lui, là, oui là, cette chose désemparée ? Cette bouillie de maïs refroidie ? Cette peau de ténèbres marécageuses ? Et ces mains, les siennes, étaient-ce les mêmes qui caressaient les cheveux des femmes et des enfants et qui crevaient les yeux tuméfiés de l'espoir de l'homme avec un grand H ?

Mais se rendait-il compte qu'au moment même où il faisait intérieurement son auto-critique, ses anciens camarades étaient là, à quelques pas, au nombre de onze, venus fêter la flamme de ce moment glorieux d'alors, cette grève grave jaillie du plus profond de l'homme et de sa mémoire dont le feu brûle encore en eux ? Se rendait-il compte ? Et eux qui le regardaient, prêts à lui jeter la pierre, savaient-ils qu'ils n'avaient sous leurs yeux qu'un homme seul en proie à ses souvenirs ?

Cela n'avait plus aucune importance car le président-directeur général des services de renseignements, à la tête ce jour-là personnellement d'une équipe parallèle de la police parallèle, interpréta cette coïncidence de la présence d'anciens protagonistes de la grève « illégale » ce soir-là, précisément la date commémorant l'anniversaire de ce méfait, comme une preuve parfaite de complicité contre les institutions.

Moléka-Nzéla et les autres furent arrêtés au moment même où la cloche d'une église sonnait les douze coups de minuit. [PAGE 86]

Battus et saignés, la Radio-Trottoir ne put dire avec exactitude ce qu'ils devinrent par la suite. Moléki-Nzéla, seul, en réchappa. Peut-être que son innocence fut prouvée, on ne sait, car le pauvre diable fut restitué aux habitants de la rue Liwa-Kitoko délesté de l'usage de sa raison.

Aujourd'hui encore ceux qui passent par le croisement où la rue Liwa-Kitoko dit bonjour à trois autres rues, peuvent voir, à quelques mètres du siège de la Radio-Trottoir, l'imposant immeuble fait de sable et de pierre, de tôles rouillées et de vent, de feuilles d'herbes et de manuscrits inédits d'une écriture nerveuse et illisible, édifié par un architecte incongru au génie méconnu et qui frappe surtout par le tragique de ses yeux qu'il fixe sur tout ce qui bouge comme pour en éterniser l'image.

Parfois le gris de ses propos disproportionnés chante dans un lamento déchirant le gris palpable de sa condition. Mais gris + gris cela donne gris-gris. Aussi, ceux qui se trouvent sur sa trajectoire, à ce moment-là, s'en écartent-ils ostensiblement de peur que sa malédiction ne soit aussi contagieuse que la poésie mystique de sa tragédie.

Qu'il pleuve ou qu'il vente, il est toujours présent à son poste de travail pour écrire la légende de sa vie qui est celle de La fleur et la ferraille, et poursuivre son enquête sur « les hommes et leurs manies ». En son temps, ce testament illisible méritera d'être déchiffré, lu, et donné à lire comme un miroir nécessaire où chacun mesure sa laideur.

Jean-Blaise BILOMBO-SAMBA