© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 50-58.



LETTRE OUVERTE AUX ANTILLAIS ET AUX GUYANAIS

Christian-Jacques PARACLET

Dans une correspondance secrète, datée du 16 mai 1769, Louis XV s'exprimait en ces termes : « Prenons garde qu'en voulant faire trop fleurir nos îles (les Antilles), nous leur donnions les moyens, un jour, et peut-être promptement, de se soustraire à la France, car cela arrivera sûrement un jour de toute cette partie du monde. »

Hélas, le temps n'a pas eu raison des théoriciens de cette école, car force est de constater que la stratégie du pouvoir colonial aux Antilles/Guyane obéit et obéira toujours à ce principe : « Ne pas industrialiser pour mieux dominer. »

Nous nous apercevons que le système par lequel nous sommes régis est dysfonctionnel, délétère et totalement inadapté au contexte géopolitique et économique de notre nation.

Le « mal » antillo-guyanais se caractérise par la carence de tissu industriel qui sévit dans notre nation.

Certains diront que notre « mal » se situe dans le politique, d'autres diront dans le culturel et dans le psychologique : il y a, certes, une part de vérité, mais il se trouve que la tare principale de notre système est en fait la sous-industrialisation, donc elle se trouve dans l'économique.

J'en veux pour preuve l'exode migratoire de nos [PAGE 51] compatriotes antillo-guyannais vers la France; en effet, la sous-industrialisation de notre nation en fait un pôle économique atone.

Après ceux de la départementalisation administrative et politique, le nouvel avatar des théoriciens organiques, des hommes politiques et des fonctionnaires du système colonial, c'est la « départementalisation économique ».

Ne nous y trompons pas, en dépit des apparences, le système colonial subsiste bel et bien.

Les quatre caractéristiques principales du « Pacte Colonial sont :

1. Le marché colonial est réservé aux produits métropolitains.

2. Inversement, les produits coloniaux ne peuvent être exportés qu'à destination de la métropole.

3. Le monopole des transports entre les colonies et la métropole est réservé à la marine et aux compagnies aériennes métropolitaines.

4. Les denrées des colonies, en contrepartie, bénéficient dans la métropole d'un accueil privilégié.

La première de ces caractéristiques s'accompagne évidemment de l'interdiction pour les colonies de produire sur leur propre sol des biens susceptibles de concurrencer l'industrie métropolitaine, ceci afin de protéger d'une part les débouchés de cette industrie, d'autre part, la main d'œuvre métropolitaine employée dans les industries de transformation des produits coloniaux.

Prenons un exemple : les Antilles ne disposent pas de structures industrielles capables de raffiner le sucre, ce dernier est expédié en vrac en France, puis nous revient raffiné des raffineries françaises.

En ce qui concerne la Guyane, il existe un projet patronné par l'International Paper Company qui prévoit l'exploitation, le sciage, le déroulage du bois mais pas la production de pâte à papier et encore moins de papier et de carton.

Nous pouvons donc constater que la politique industrielle de Paris à l'égard des Antilles/Guyane n'est pas des plus profitables.

Il n'est plus à démontrer que notre rôle, en tant que colonies françaises, est de servir de débouchés pour les produits français.

La France, à l'aide d'une politique douanière appropriée et qui nous est préjudiable, préserve de la concurrence [PAGE 52] étrangère les débouchés coloniaux que nous constituons. C'est ainsi que les monopoles français ont la possibilité d'écouler leur production à des prix exorbitants et de qualité douteuse qui ne trouvent pas de débouchés sur d'autres marchés.

Cette politique délibérée de sous-industrialisation obéit à l'implacable logique des stragèges du Secrétariat d'Etat aux Départements et Territoires d'Outre-Mer qui consiste à maintenir notre nation sous la domination française.

La condition sine qua non de la possibilité de décider et d'organiser notre propre stratégie de développement industriel est l'indépendance nationale.

Il serait bon que les débats politiques actuels aux Antilles/Guyane gravitent autour de cette question : «L'indépendance, avec ou sans la transition, qu'est l'autonomie ?» Car les questions de type : « Les Antilles/Guyane avec ou sans la France ? », ou bien : « Comment départementaliser les Antilles/Guyane ? » n'ont plus lieu d'être posées étant donné leur caducité prouvée par les événements économiques et sociaux actuels.

Dans les milieux départementalistes, certains tentent de saisir la nécessité de l'impératif industriel aux Antilles/ Guyane, mais cependant ils se refusent à saisir l'importance de l'option politique séparatiste pour mener à bien le développement industriel de notre nation.

Dans les milieux séparatistes, certains tentent de saisir la nécessité de l'impératif industriel aux Antilles/Guyane, mais cependant ils se refusent à saisir l'importance de l'option politique séparatiste pour mener à bien le développement industriel de notre nation.

Dans les milieux séparatistes, certes, l'idée de la nécessité dé développement industriel est acquise, mais là où le bât blesse c'est dans les revendications de ceux-ci en ce qui concerne :

– l'alignement du SMIC sur celui de la France;

– les prestations sociales

– les congés payés.

Bref, ils demandent des avantages qui sont concevables en pays développé, industrialisé, tels que la France, mais qui ne sont pas transposables en pays sous-développés que sont nos régions, Caraïbe, Amérique Latine.

Comment pourrions-nous, avec des salaires élevés, [PAGE 53] posséder une industrie compétitive sur un plan international et même régional ?

On peut comprendre dans cette mesure les revendications des milieux séparatistes qui n'ont que des finalités électoralistes, voire même démagogiques, mais malheureusement la rationalité économique ne fait pas toujours bon ménage avec l'électoralisme et la démagogie.

D'autre part, cette surenchère revendicative, au niveau salarial et des avantages sociaux, fait le jeu de la classe politique départementaliste qui reprend à son compte l'accroissement du niveau des salaires et des prestations salariales qui représentent en eux-mêmes un cadeau empoisonné de la France aux Antilles/Guyane par le fait qu'ils alimentent la hausse des prix consécutive à l'augmentation de la masse monétaire. Ceci constitue en fait une distribution de salaires, de revenus et de crédits sans augmentation de notre production locale de biens d'équipement et de consommation. Il est donc aisé de constater que notre consommation surpasse de loin notre production.

Nous devons nous mettre à l'évidence que :

hauts salaires   Ÿ   coûts de production élevés et hausse des prix   Ÿ   manque de compétitivité de notre industrie   Ÿ   sous-industrialisation   Ÿ   domination

Ainsi nous demeurons prisonniers d'une spirale infernale de dépendance à l'égard de la France.

En résumé, nous, Antillais/Guyanais, n'avons qu'une seule révolution à mener à bien, n'en déplaise à certains : elle est celle de la révolution industrielle, laquelle requiert une véritable détermination politique.

Comme nous le savons, il existe deux forces politiques aux Antilles/Guyane qui s'opposent dans le discours, mais qui, en fait, jouent le même jeu qui est celui de la départementalisation.

Nous avons d'une part : une force de droite (départementaliste) qui prône la « départementalisation économique », mais qui ne se donne pas les moyens politiques de notre [PAGE 54] développement économique, c'est-à-dire la revendication de notre indépendance.

D'autre part, une force de gauche (autonomiste/indépendantiste), qui ne se donne pas les moyens économiques de l'accession réelle de notre nation à l'indépendance.

Il serait donc réaliste, rationnel et par conséquent souhaitable, l'émergence d'une troisième force qui serait en fait la synthèse des deux précédentes : c'est-à-dire qui se donnerait les moyens nécessaires sur les plans politique et économique de notre accession à l'indépendance dans le développement économique.

J'entends par là une troisième force qui ne se laisserait pas contaminer par l'absurdité et le manque d'imagination des politiciens de la droite départementaliste et par la démagogie des politiciens de la gauche autonomiste/ indépendantiste.

Cette troisième force se devrait d'adopter une attitude la plus réaliste, la plus rationnelle, la plus pragmatique possible, et donc se fixer pour objectif : l'indépendance des Antilles/Guyane dans le contexte socio-économique de la zone à laquelle nous appartenons, c'est-à-dire la zone américano-caribéenne.

Il va sans dire que notre appartenance à cette zone nécessite une orientation politico-économique en symbiose avec notre environnement.

Cette troisième force aura pour tâche de mener les Antilles-Guyane sur la voie du développement industriel.

Elle devra donc employer tous les moyens de pression pour amener le pouvoir colonial à accepter notre indépendance, car elle constitue la condition permissive de notre décollage économique.

Le décollage économique, outre celle de l'indépendance, passe aussi par la nécessité de placer notre nation en situation de zone de rivalité économique entre les pays de centre tels que les Etats-Unis, le Japon, les pays de la Communauté Fconomique Européenne.

Pour atteindre cette situation de zone de rivalité économique des pays de centre, nous devrons offrir à ces puissances détentrices de capitaux, un climat propice aux investissements productifs.

Pour en arriver là, une large fraction de la population doit être acquise à l'idée de contribuer financièrement au développement industriel et convaincue de la nécessité de [PAGE 55] créer les conditions nécessaires à l'implantation et à la prospérité d'industries.

Faute de cette adhésion populaire, l'atmosphère ne sera pas propice à l'introduction des changements nécessaires.

Si l'on désire obtenir le maximum de résultats, il est nécessaire de faire du développement industriel et de l'indépendance le but d'une sorte de croisade nationale, une cause que l'homme de la rue devra soutenir pour ses propres intérêts.

Nous savons que les grands supports de cette campagne sont les mass média qui sont contrôlés actuellement par le pouvoir colonial qui n'a pour objectif que l'asservissement et la vassalisation des Antilles/Guyane.

Peut-on compter sur le gouvernement français pour mener à bien notre poltique de développement industriel ?

La réponse ne faisant aucun doute, il va sans dire que seule cette troisième force, ayant des racines politiques nationales aux Antilles/Guyane, pourra mener à bien cette action.

J'entends par « racines politiques nationales » le fait que cette troisième force ne doit pas être la « succursale » outremer d'un parti politique français.

La Guyane semble déjà être assez en avance sur ce point.

En Martinique, le Parti Progressiste Martiniquais semble avoir pris ses distances vis-à-vis des partis politiques français; mais, conformément à l'idée de son fondateur, Aimé Césaire, qui est que le marxisme doit être au service du Noir et non pas l'inverse, il reste donc influencé par le courant de pensée marxiste.

Je pense effectivement que le Noir peut utiliser le marxisme à ses propres fins mais surtout qu'il doit, conformément à la réalité de notre inonde, ériger la science et l'argent en valeurs suprêmes.

Force est de constater que ceux qui maîtrisent la finance et la science détiennent le Pouvoir.

Certes, le marxisme ne rejette pas l'esprit scientifique, bien au contraire; par contre il rejette l'esprit de l'argent, d'entreprise et la mentalité industrielle. D'aucuns prétendent que la libération du Noir se fera par la révolution socialiste, il est à craindre que ceux-ci soient amplement déçus.

La libération du Noir ne commencera à devenir réalité que lorsque nous rassemblerons notre argent et nos cerveaux dans une perspective unique et commune qu'est le Pouvoir Noir.

Les Antilles/Guyane, faisant partie intégrante du monde [PAGE 56] Noir, et plus exactement de la Diaspora Noire, par conséquent, notre politique se doit d'être guidée par la dimension historique du fait diasporique.

Il semble que la perception de cette dimension est absente dans la classe politique départementaliste par le fait qu'elle se complaît dans ce dogme stupide et dangereux de l'appartenance des Antilles/Guyane à la France.

De plus, cette classe politique départementaliste jette le discrédit sur le caribéen en tant que guadeloupéen, guyanais, martiniquais, mais aussi en tant que Noir car cette attitude, qui n'est autre que celle de l'esclave résigné dans sa servitude, accrédite l'image stéréotypée du Noir qu'a le Blanc, qui est celle du Noir incapable de gérer ses propres affaires de façon rationnelle et efficace.

Il est certain qu'une fois notre indépendance acquise, le problème Noir ne sera pas résolu pour autant; cependant celle-ci constitue une des conditions nécessaires à sa solution car, ne l'oublions pas, la question de notre indépendance est sous-tendue par ce problème.

En effet, les exemples de Haïti, de l' « Empire » Centrafricain et bien d'autres prouvent que les indépendances ne suffisent pas à la libération du Noir.

Outre le fait que nous soyons africains par l'histoire, n'oublions pas que nous sommes américains par la géographie, nous devons donc considérer ceci comme un point important, mais aussi que le continent américain est le deuxième continent Noir, dont les pôles les plus importants sont les Etats-Unis et le Brésil.

L'immense majorité de nos frères des Etats-Unis et du Brésil ne rejettent pas la nature du système dans lequel ils vivent mais, cependant, revendiquent avec force raison la part du Pouvoir qui leur est confisquée.

Il convient de remarquer que le Pouvoir Noir est indépendant de la nature du système dans lequel il évolue, le Noir ne peut compter que sur lui-même pour s'émanciper en jouant le jeu du système ambiant tout en s'appropriant du Pouvoir, en l'occurrence financier et scientifique, par tous les moyens.

Ceci me paraît être la seule solution réaliste qui puisse faire du Pouvoir Noir une réalité tangible et influente.

Cette parenthèse était nécessaire pour rappeler l'attitude que nous devons avoir en tant que Noirs.

Pour en revenir aux problèmes économiques de notre [PAGE 57] nation, il convient de constater qu'au-delà des problèmes strictement politiques qui se posent, une stratégie d'ouverture tous azimuts aux capitaux étrangers s'impose afin de remédier à notre carence en capital national qui est une des origines de nos maux.

En effet, si nous ne possédons pas ou peu de capital national, il va de soi que l'industrialisation est hypothéquée.

Cette situation de sous-industrialisation entretenue sciemment par le pouvoir colonial alimente l'arsenal propagandiste qui a pour fonction d'entretenir une relation de chantage entre les Antilles/Guyane et la France, et chez l'antillo-guyanais la mentalité d'assisté, l'inconscience nationale et l'irresponsabilité nationale.

Il est certain que la seule façon de redonner à la nation antillo-guyanaise sa dignité, de lui faire prendre sa destinée en main, est qu'elle produise et exporte.

Produire et exporter impliquent forcément l'investissement productif qui doit être la ligne directrice de notre stratégie de développement car seul un effort réel de promotion des investissements représente la clef du développement industriel, de la croissance économique et du plein emploi dans notre nation.

En dernière analyse, étant donné que le principal facteur da développement économique est la création entrepreneuriale : c'est-à-dire le fait de susciter et d'exploiter des opportunités de développement rentable, nous devons faire en sorte qu'un gisement de main-dœuvre qualifiée et à bon marché, eu égard à la concurrence internationale, soit disponible pour être employée à des tâches créatrices de richesses destinées à être exportées, car l'exportation est un point-clé sans lequel notre nation ne pourra acheter des équipements et s'affirmer sur la scène internationale.

Il s'impose donc, dans la perspective de notre indépendance et de notre croissance économique, de jouer à fond – réalisme économique oblige – la carte du libéralisme économique.

Christian-Jacques PARACLET


Bien qu'il ne soit pas précédé de la mention « tribune libre », et quelque sympathie que nous inspire notre ami Christian-Jacques Paraclet, il va sans dire que Peuple noirs/Peuple africains, qui ne nourrit aucune sympathie pour le mode d'organisation économique appelé système libéral, ne saurait prendre à son compte l'intégralité des idées formulées dans l'article qu'on vient de lire. Nous le publions surtout dans l'espoir d'amorcer un débat ou perpétuellement différé ou mené jusqu'ici sans aucune vigueur, sur ce thème d'une actualité pourtant brûlante à l'évidence.