© Peuples Noirs Peuples Africains no. 6 (1978), 14-19.



LA REVUE ET SES LECTEURS

Nombre des premiers abonnements nous sont parvenus avec un mot d'encouragement. Le plus fréquent c'était : bonne chance ! bon courage ! tenez bon ! Cette chaude sympathie est peut-être ce qui a le mieux justifié l'existence de la revue. Voici comment J. Chartier saluait la naissance de la revue :

« Ces quelques lignes s'adressent à la nouvelle revue... Des vœux orientés, en quelque sorte. Qu'elle demeure effectivement ouverte aux courants de pensée et d'inspiration de ceux qui sont sans fric et sans volonté de puissance, et sans moyens d'expression; de ceux qui se refusent à être des « guides » et qui n'aspirent qu'à être des témoins, parmi d'autres... Qu'elle reste indifférente aux modes parisiennes. Qu'elle se méfie des dogmatismes générateurs de ghettos. Que la théorisation n'y précède pas l'humble analyse. Que l'anesthésie n'y tienne pas lieu de réflexion. Qu'elle capte, si c'est possible, sans la passer au crible de la critique politique, la respiration profonde des peuples africains. Et qu'elle la restitue. Au lecteur d'en faire son affaire... Je n'ai ni la prétention, ni l'outrecuidance de parler au nom de ceux qui sont autres et que je respecte. Je crois seulement, par expérience, que la contestation vigoureuse du capitalisme ne saurait être séparée de la dénonciation des maux de la [PAGE 16] société technicienne. Seuls des Africains parlant à des Africains pourront démonter le système et surtout le déshonorer.

» Ruiner dans les esprits, ridiculiser, la vie en miettes de I'Européen, l'anonymat concentrationnaire des villes, la bagnole individuelle et toute la gadgetomanie, la comédie du pouvoir, des décorations, la hiérarchisation des tâches. Déconsidérer la bureaucratie, chanter la solidarité du village, la richesse des palabres, le temps gagné à le passer en fêtes, la complicité rugueuse de l'homme de la terre.

» Car s'il s'agit simplement d'inviter l'Afrique à parcourir le même chemin que nous, celui qui passe par l'Etat, ses frontières, ses armées et ses conquêtes, son P.N.B. et sa puissance, quelle que soit sa couleur, je n'en suis pas. Les Algériens sont devenus peuple et nation à travers les souffrances de la lutte armée, mais quel Etat construisent-ils ? Il me paraît, hélas ! bien trop familier.

» Peut-être l'Afrique rurale peut-elle encore échapper au piège dans lequel nous sommes coincés (à l'ouest comme à l'est). C'est à la subversion des valeurs de la société capitaliste productiviste et technicienne qu'il faut que ses fils, et eux seuls, la convient.

» Les outils de lutte n'ont pas changé, c'est la manière de s'en servir qui désormais diffère. L'avenir dira si, dans nos sociétés industrielles, le moteur principal du changement a été la lutte des classes classique ou la « désertion spirituelle » d'individus de plus en plus nombreux à refuser de continuer à jouer le jeu. Je crois, pour ma part, à la contagion de l'indifférence et à l'efficacité de la dérision : avatars, parmi d'autres, de la non-violence...

» Je sais que telles ne sont pas tes convictions profondes. Tu ne me tiendras pas rigueur, je l'espère, de ne pas t'avoir tu les miennes... Bon vent pour Peuples Noirs Peuples Africains. »

Après la parution des quatre premiers numéros, les premiers lecteurs à se réabonner l'ont fait en nous donnant leur opinion sur l'entreprise et le style de la revue.

« Enfin la parole n'est plus aux néo-coloniaux ! » disent-ils, « encore plus d'informations politiques et de documents sur un plus grand nombre de pays ! »

On trouve « très positif que des Africains puissent s'exprimer sur l'Afrique. » On apprécie les « tribunes libres ». On [PAGE 17] voudrait voir traiter « Les conditions de travail dans les entreprises, la classe au pouvoir, les Mouvements Politiques de résistance à l'impérialisme, la répression. » Ou encore : « L'enseignement néo-colonial. »

Certains voudraient « des illustrations (au moins des dessins, l'art africain est riche). »

L'un nous dit : « Attention aux attaques personnelles : il faut combattre des systèmes et des doctrines avant les personnes qui n'en sont que l'expression. Encore que certains, il est vrai, méritent une, volée de bois vert. »

L'autre : « Continuez vos amusantes polémiques. »

Il est certain que nous préférons exposer des faits plutôt que des idées. Les idéologies n'existent pas en dehors des personnes qui les incarnent. Elles sont strictement ce que ces personnes les font par leurs actes. La vigoureuse dénonciation que nous faisons de ces actes ne peut être que personnalisée, faute de quoi notre discours tomberait dans un moralisme assez inefficace. Inutile d'ajouter que jamais nous ne nous en sommes pris à quiconque en tant que personne privée, ni eu égard à son caractère, n'ais toujours nous avons usé de notre droit à la critique des faits, gestes et paroles de personnes dont les activités sont hautement engagées professionnellement et politiquement, quand bien même elles se disent, et surtout quand elles se disent purement « neutres », désintéressées, humanistes, etc.

Plutôt que de nous enchanter de l'élaboration d'une utopie, à la Ivan Ilich, nous préférons assumer le rôle ingrat de ceux qui montrent « hie et nunc », pourquoi certaines pratiques ne laissent aucune chance à cette utopie de jamais exister. Or parfois ces pratiques sont celles des plus zélés discoureurs d'utopie.

Un lecteur nous demande : « Quels sont vos rapports avec l'A.F.A.S.P.A. ? » (Association Française d'Amitié et de Solidarité avec les Peuples Africains.)

Nous entretenons avec l'A.F.A.S.P.A. des rapports amicaux. Notre démarche est sensiblement différente dans la mesure où nous voulons exprimer un point de vue africain sur les choses, en même temps qu'un point de vue progressiste. Mais il est certain que nos buts sont convergents, ayant pour visée la libération des peuples opprimés par l'impérialisme. [PAGE 18]

C'est ce qu'a bien compris un autre lecteur, M. L. Faure-Brac :

« Je me suis abonné à la revue Peuples Noirs/Peuples Africains et je ne le regrette pas. Votre revue est maintenue sur de solides positions anti-impérialistes : donc je continuerai mon abonnement fidèle. Cependant j'aurais des remarques à vous faire. Dans le numéro 2, à propos de la Guinée, il y a un certain éreintement de M. Suret-Canale, un peu sommaire. On aimerait des précisions. Vous pourriez consacrer des études sérieuses à l'œuvre de M. Suret-Canale, qui, je pense, n'est pas colonialiste.

» Dans le no 4, p. 83, une note de bas de page me choque; j'y lis du racisme à rebours; « De même que la femme seule peut parler avec exactitude de sa condition, de la même façon la version plausible de l'histoire des Noirs doit être nécessairement l'œuvre des Noirs eux-mêmes. » En d'autres termes, si l'histoire générale de l'Afrique, parue ou à paraître sous les auspices de l'U.N.E.S.C.O. a des collaborateurs blancs, elle aura moins de valeur à vos yeux. Nous attendons des mises au point à ce sujet. Ces remarques faites, je recommanderai votre revue. La doctrine de base y est bonne. »

Nous n'avons pas attendu les observations de ce lecteur, soucieux, à juste titre, d'objectivité, pour préciser notre attitude à l'égard de Suret-Canale. Nous nous permettons de nous citer et nous empruntons ces lignes à l'éditorial du numéro 2 lui-même. « Ce n'est pas sans chagrin ni un sentiment d'injustice certaine que nous avons accueilli des textes où l'on s'en prend, fût-ce incidemment, à tel de nos plus vieux et plus grands amis, Jean Suret-Canale par exemple. Mais c'était la règle du jeu, et nous nous y sommes conformés si scrupuleusement que nous avons évité d'en faire la remarque au collectif guinéen, auteur de cet article par ailleurs excellent. » A partir du moment, en effet, où nous reconnaissons qu'un texte, dans son esprit, mérite d'être publié, par la tenue et le sérieux de ses analyses et de son argumentation, nous nous interdisons de le censurer dans le détail. Procédure qui ôterait bien vite toute vie et toute densité à l'expression des opinions. Au lecteur de réagir, et d'interpeller l'auteur de l'article. Ce qu'il fait souvent d'ailleurs et qui peut être le point de départ de fructueux échanges de vues.

Quant à notre « racisme à rebours », nous attendions cette remarque et nous nous en expliquons bien volontiers, sans [PAGE 19] prétendre clore le débat qui reste ouvert à tous ceux qui voudront intervenir. Loin de nous le racisme stupide qui consiste à censurer tel ou tel écrit d'après son auteur, par procès d'intention, et sans égard à son contenu. Il est bien évident que le fait d'être Noir ne garantit pas la justesse et la convenance d'un discours sur les Noirs, non plus que le fait d'être Blanc ne disqualifie l'analyste de la condition des Noirs. Ce serait trop facile, et nous dénonçons au contraire la naïveté de certains Européens qui supposent qu'un auteur est révolutionnaire et anti-impérialiste quand il est Noir. Bien des réputations politiques et littéraires se nourrissent de cette équivoque. Mais il est non moins vrai qu'il est essentiel, vital, pour un peuple, d'assumer l'expression de ses propres problèmes, et que personne, fût-il Dieu, ne peut le faire à sa place. Il est parfaitement sûr qu'aucun Blanc n'eût jamais pu écrire ce que Fanon a écrit. Nous ne pensons pas que c'est faire du racisme que de dire cela. Il n'est interdit à personne de parler, avec pertinence, de tel problème qu'il voudra. Mais si nous existons, c'est bien pour que ceux qui ont toujours été écartés de l'expression d'eux-mêmes puissent enfin y accéder.

Nous laissons le soin de conclure cette rubrique à l'un de nos lecteurs les plus attentifs, L. Goblot :

« J'ai apprécié dans votre revue le refus de la récupération et l'orientation féministe. »