© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 136-185.



LA RUINE PRESQUE COCASSE D'UN POLICHINELLE ?
(suite)

Mongo BETI

Résumé des épisodes précédents

Dans une jeune république africaine très récemment décolonisée, le Parti Progressiste Populaire, convaincu que l'indépendance octroyée spectaculairement par le général de Gaulle n'est qu'une grossière mystification, est résolu à poursuivre le combat pour une émancipation réelle. Il a chargé trois militants de la capitale, liés d'amitié, de libérer une province éloignée de l'ancienne colonie. Constitués en commando de maquisards, ces derniers se retrouvent face aux symboles familiers de l'oppression des Noirs : des missionnaires dont la bonhomie dissimule à peine un racisme et un esclavagisme fonciers, des potiches noires dévouées corps et âme à l'ordre blanc, une communauté de paysans africains en voie de désagrégation, résignés à une forme de servitude à ta fois sournoise et extrêmement pernicieuse...

***

Juste à cet instant-là, il leur sembla que l'on tirait silencieusement le battant de bois, qu'une ombre faisait passer avec peine, mais sans s'essouffler, ses jambes l'une après l'autre par-dessus la murette de béton. Apparemment, quelqu'un [PAGE 137] avait fait un calcul semblable à celui de sapak Evariste, mais peut-être plus précis, plus proche aussi des réalités du palais. Un tison rougeoyant s'agitait maintenant dans les ténèbres, dessinant les anneaux d'un dragon de feu qui se dévorait instantanément. Les prisonniers, incrédules, entendirent une voix de femme leur chuchoter :

– Je viens vous délivrer, vous autres; ce n'est pas bien difficile, figurez-vous, surtout n'allez pas vous effrayer ou vous troubler comme les lavettes d'ici. J'ai pourvu à tout. Ne savez-vous pas qu'on fait ce qu'on veut au palais, en distribuant à droite et à gauche quelques feuilles de chanvre et quelques gouttes de ratafia ? Ces vieux cochons de gardiens ! Ils sont déjà hébétés en temps ordinaire, alors, vous pensez ! Enfin, vous m'avez compris, tout le monde dort, et pour de longues heures encore. Quant à vous autres, contentez-vous de me suivre et tout ira très bien.

A gauche, se creusait bien un boyau sinueux, mais ils prirent à droite, grimpèrent un escalier étroit avant de traverser des couloirs qui parurent être ceux du palais aux deux rubénistes; ils n'eurent pas le temps de bien observer, car c'est là que l'ombre qui les avait délivrés leur tendit à chacun un pagne dont ils s'enveloppèrent à la manière des autochtones d'Ekoumdoum. Puis, ils se faufilèrent longtemps entre les maisons, là où les ténèbres étaient le plus épaisses.

L'ombre les emmena dans une habitation où ils purent se nettoyer à la hâte et se restaurer en tâtonnant à la très faible lueur de braises achevant de se consumer dans un coin.

– Je suis Ngwane-Eligui, chuchota l'ombre en s'adressant à Jo Le Jongleur, as-tu peur des coups ?

L'ancien mauvais garçon hésitait, encore ébahi de l'aventure.

– Dis-moi que tu n'as pas peur des coups, reprit la jeune femme. Un homme ne devrait pas avoir peur des coups, une femme non plus d'ailleurs. Qu'est-ce qu'un homme qui a peur des coups ? Moins qu'un excrément, regarde les lavettes d'Ekoumdoum : elles ont tout de suite livré tous vos secrets, tellement les coups leur font peur. Il n'y a que les fusils que les autres n'ont pas encore retrouvés, mais rassure-toi, ça ne va sûrement pas traîner. Il paraît que tu voulais assassiner le vieux singe ? Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ? Quand tu reviendras, n'oublie pas de [PAGE 138] m'associer à tes projets, quelles que soient tes raisons. Laisse-moi deviner, ne me dis rien : il y avait une jolie fille dans ton village, tu étais fiancé avec elle depuis votre enfance, tu es allé travailler à Mackenzieville, puis, un jour, tu as appris que le père de la petite l'avait vendue au vieux singe ? Et tu es là pour te venger : tu as bien raison, il faut le tuer. Dis-moi que tu n'as pas peur des coups.

– Personnellement, je n'ai pas peur des coups, articula sans conviction Jo Le Jongleur, débordé par la volubilité de son interlocutrice. Simplement, tu vois, je ne suis pas seul, il y a cet enfant.

– Oh, il ne faut pas me la faire, à moi, dis. Ce gars-là n'est pas plus un enfant que tu n'étais un Haoussa. Je n'ai jamais été abusée par votre déguisement, très astucieux, remarque bien.

– Tu as raison : c'est vrai, je ne suis pas un Haoussa, avoua Jo Le Jongleur, mais lui, c'est vraiment un enfant, je te jure.

– Alors, dis-lui de se retirer dans cet appentis, là, à gauche, et de s'y enfermer quelques instants.

Dès qu'ils furent seuls, la jeune femme prit le rubéniste par la main et l'emmena dans un lit où elle l'obligea à s'allonger d'abord près d'elle, puis bientôt sur elle. Mais, dès que Jo Le Jongleur, jamais pris de court dans ce genre d'exercice, eut commencé à la besogner en s'appliquant, comme un homme rendu gauche par de longs mois d'abstinence, elle se crispa, elle le griffa, elle le mordit, elle parut se refuser; elle fit tant que Jo Le Jongleur rendit les armes avant d'en être venu à bout.

– Alors, ce sera pour la prochaine fois, fit-elle sans amertume.

– Ce n'est donc pas vrai ? Tu n'y es pas encore passée, alors ? Quel genre d'être es-tu donc ?

– Oui, je sais, on se figure, dans la cité, que ça y est, j'y suis passée, mais, je vais te dire, moi je n'ai pas peur des coups; je suis forte, tu comprends ? Ceux-là peuvent bien me taper dessus comme sur un tambour, ça ne sera jamais avec eux, si je dois y passer. Retiens bien ce que je te dis, c'est mon dernier mot. Et, maintenant, il est temps de vous tirer, ça va commencer à se remuer partout. Quelle fameuse idée d'avoir tenté de leur piquer leurs pétoires, j'aurais voulu voir leurs sales gueules après; mais ce n'est pas comme cela qu'il fallait s'y prendre; il n'y avait qu'à me [PAGE 139] dire : et pas à ceux-là, car l'un d'eux s'est aussitôt empressé d'aller tout livrer votre micmac à ce Van den Rietter, c'est le fils de la veuve qui est l'auteur de cette prouesse. C'est malin ! Moi aussi je suis d'un village près de Mackenzieville, mais sur la rive anglaise; ils ont dû traverser le fleuve pour venir m'acheter. Associons-nous pour nous venger, veux-tu ? Tout le long de l'enceinte de bambou, il n'y a que des orangers, sauf un mandarinier, on le reconnaît même dans les ténèbres, il est le plus petit. Entre son tronc et la lamelle de bambou, il y a une faille très étroite; il y aura toujours un message là pour toi, si tu reviens. Je sais écrire un peu, et toi ? Glisse-moi un message de temps en temps, toi aussi. Je sais que tu reviendras.

Obéissant aux recommandations de Ngwane-Eligui, les deux rubénistes se gardèrent bien de se risquer sur l'artère centrale ou dans ses parages, mais traversèrent furtivement la zone des bananeraies, derrière les maisons, pour rallier Mor-Zamba, embusqué au bord de la route depuis le désastre, et observant la cité nuit et jour. Il les entraîna, sans émotion apparente, dans les bois, jusqu'à la cache la plus proche, où des vêtements et des pataugas attendaient les deux rescapés.

– Comment savais-tu que nous allions nous en sortir ? demanda l'arsouille.

– Je ne savais rien du tout, j'espérais.

Sans même laisser ses amis reprendre haleine, le géant ordonna qu'ils se remettent en route. Quand ses camarades butaient contre les souches et les arbustes bordant le chemin, trébuchaient sur les troncs d'arbres couchés en travers devant eux ou s'accrochaient aux rameaux tendus si bas qu'ils obstruaient le passage, Mor-Zamba avançait d'un air dégagé et à grandes enjambées. Il accéléra d'ailleurs le pas dès que le soleil parut inondant les rares clairières rencontrées ou criblant les sous-bois de broussailles de taches d'un blanc éclatant.

Il semblait à ses deux compagnons que leur marche s'éternisait. L'enfant se plaignit que ses pataugas étaient devenus un brasier où ses pieds cuisaient; sur les conseils de Mor-Zamba, il les ôta et entreprit de marcher pieds nus. Mais son supplice fut encore plus cruel quand, sous le ténébreux plafond de branches étroitement tressées, il lui fallut patauger dans la bourbe glacée d'un marécage. Alors, Jo Le Jongleur se rebella. [PAGE 140]

– Tu vas arrêter, veux-tu ? dit-il en s'emportant, l'enfant n'en peut plus.

Mor-Zamba prit l'enfant sur son dos comme un nourrisson et repartit de l'avant, suivi de l'arsouille qui dut serrer les dents pour ne pas fondre en larmes. Le géant sacrifiait manifestement à sa manie bien connue de la fuite éperdue; à quoi bon essayer de le ralentir ou de l'arrêter ? Tout à coup, Jo Le Jongleur s'aperçut qu'ils avaient quitté le sentier, à peine frayé au demeurant, qu'ils avaient suivi jusque-là plus ou moins laborieusement, et s'aventuraient à travers une sorte de sous-bois, à la végétation clairsemée mais où déjà il faisait nuit; ici, Mor-Zamba lui-même devinait plutôt son chemin, revenant parfois sur ses pas, suspendant sa marche pour s'orienter.

Enfin, ils arrivèrent à leur destination, une hutte merveilleusement camouflée, un énorme nid dont les contours, les formes et les diverses nuances de vert devaient, le jour, se confondre dans le décor environnant de fourrés inextricables. C'était une véritable forteresse en miniature, édifiée par Mor-Zamba en combinant sa force de géant, son expérience et sa science d'homme des bois, l'imagination hardie d'un baroudeur de Kola-Kola. Lits de bambou, foyer pour cuire un repas sans dégager de fumée au loin, provisions abondantes, assiettes et cuillers de bois, étanchéité et robustesse des murs en treillage de bambou frais recouverts de panneaux d'écorce d'arbre, dispositifs pour surveiller l'éventuelle approche de l'ennemi, rien ne semblait devoir manquer à leur confort ni à leur sécurité.

Les deux aînés n'entamèrent l'explication réclamée par les événements que le lendemain matin, mais elle dura toute la journée et fut cruelle pour Jo Le Jongleur, bien que l'indécision marquât le réquisitoire de Mor-Zamba pris au piège entre l'exigence naturelle de courtoisie à l'égard d'un compagnon valeureux qu'accable l'infortune et la juste revanche de la prudence et de la modération trop longtemps bafouées. De son côté, si Jo Le Jongleur, beau joueur, consentait à être traité comme un vaincu, il manœuvrait sans répit pour n'avoir pas à s'asseoir sur le banc d'infamie.

Ils s'employèrent d'abord à dresser l'inventaire des pertes matérielles. La fouille de Van den Rietter avait aussi été un pillage en règle, le missionnaire ayant dû voir en chaque objet un indice qui, bien examiné, allait lui livrer un secret. Il avait donc agi comme un ouragan, et Mor-Zamba, qui [PAGE 141] n'avait pu résister à la tentation d'aller sur place observer les raisons et les suites du tumulte et de la fureur clairement perçus de la route, et en même temps de revoir sa propre maison, avait pu constater la désolation provoquée par le cataclysme.

– Que te manque-t-il ? demanda Mor-Zamba.

– Tout ce que j'avais sur moi, pardi !

– C'est-à-dire ?

– Ne t'en fais pas, rien que des bricoles : ma montre-bracelet, la petite lampe-stylo, les sandales, tous les vêtements et toute la literie. Et aussi des sous, pas beaucoup, juste de quoi épater les culs-terreux. Pas la plus petite arme, rassure-toi. Si, ah ! les salauds... mon couteau à cran d'arrêt.

– Il faudrait ajouter tous les vêtements du sapak aussi, ses sandales, sa literie. L'un dans l'autre, ça commence à y faire. Les veuves vous avaient prêté des ustensiles, je crois ? Et bien d'autres objets encore, si je me rappelle bien. Eh bien, à mon passage, il ne restait pas une cuiller à soupe. Tu te crois sur un terrain vague de Kola-Kola, en train de jouer au football, tu caracoles, tu virevoltes, tu fais des niches à l'adversaire; mais en même temps, tu gâches tout, tu brouilles tout, tu dessers notre cause. Tu ne crois pas qu'il est temps que tu t'arrêtes ?

– D'accord, il vaut mieux que je m'arrête, c'est vrai. Après tout, cette expédition, c'est d'abord ton affaire; il n'y a pas à dire, tu es le patron, c'est toi qui dois avoir le dernier mot. Tout à fait d'accord. Mais quand même, je n'accepte pas qu'on me reproche de ne rien prendre au sérieux. Rien au sérieux, moi ? Qui avait prédit que nous allions probablement affronter, non pas le vieux chef lui-même, mais plutôt son fils, un personnage impétueux, imbu de lui-même, cruel ? Ce n'est pas moi peut-être ? Qui avait deviné que depuis Ouragan-Viet les données du problème d'Ekoumdoum n'ont pas manqué de se modifier fondamentalement ?

Il raconta alors, en détail, les circonstances exactes de la déroute de ses troupes, insistant sur la trahison d'un affidé pour établir définitivement, croyait-il, que l'axiome de base de sa stratégie était bien le meilleur : Mor-Zamba devait surtout se garder de se montrer, du moins à ce stade de l'affaire.

– Si tu avais une meilleure idée, tu aurais dû nous la dire. Il est toujours temps, tu sais ? conclut l'arsouille. [PAGE 142]

Comme le géant se taisait, Jo Le Jongleur, à qui une nuit de repos et l'excès de scrupule de Mor-Zamba avaient fait retrouver une partie de sa verve et de son assurance, proposa de raconter un nouvel épisode de la vie de ses héros préférés, les deux frères bien connus qui, avant de se lancer dans le vaste monde, allèrent, chacun à son tour, consulter successivement leur papa et leur maman; il intitula l'épisode : « L'homme qui ne voulait pas remonter le fleuve ». Mais ce titre, énigmatique à souhait, ne piqua nullement la curiosité de Mor-Zamba, dont le visage demeura fermé, contrairement à son habitude. La question, posée cette fois par les deux frères à leurs géniteurs, était la suivante : « Voici, soudain, devant le voyageur, un fleuve de largeur monstrueuse, de courant impétueux, de profondeur insondable. Notre homme n'aperçoit point de passeur, ni personne d'aucune sorte pour le lui faire traverser. Pourtant, il faut qu'il traverse, on l'attend sur la rive opposée; son honneur et sa fortune sont en jeu. Que doit-il faire ? »

Voici quelle fut la réponse du père : « Marche sur la rive, mon fils, et remonte toujours vers la source. Ainsi abordé, il n'est point de cours d'eau qui ne se laisse traverser, un jour ou l'autre; car il y a toujours quelque part un gué ou un passeur courageux; c'est à toi d'aller à eux. Marche donc sur la rive, sans te lasser, et remonte le fil de l'eau, en direction de la source. » Telle fut donc la réponse du père.

– Et que dit la mère ? demanda vivement Mor-Zamba, comme soudain éveillé. Que dit la mère ? Voyons, dépêche-toi.

– Patience, grand-père; qu'est-ce que tu me promets ? Dis, tu veux bien me laisser tenter ma chance une dernière fois ? Tu veux bien, n'est-ce pas ? Merci. La mère répondit donc à peu près ceci : « Dans ce cas-là, mon fils tendrement aimé, la sagesse, c'est de t'armer de patience et, assis à l'ombre d'un bois voisin, d'attendre en contemplant le flot qui déferle : sous la caresse du regard, la vague qui ondule est une croupe pâmée. Ainsi cajolé et attendri, il n'est point de cours d'eau qui ne livre finalement son secret. Certes, l'attente peut paraître longue, très longue même; il suffit de t'armer de patience. » Voilà ce que répondit la mère. Ça te va ?

– Et alors ?

– Et alors ? tu ne devines pas la suite ? L'aîné des deux frères suivit les conseils de son papa et vint à bout de toutes ses entreprises, parussent-elles d'abord désespérées. Quant [PAGE 143] au cadet qui avait trop bien écouté sa petite maman, que crois-tu qu'il advint de cet individu stupide ? Naturellement, il ne réussit jamais rien, passant niaisement sa vie à attendre que ses désirs se réalisent d'eux-mêmes, ce qu'ils ne firent jamais : c'est bête, mais tout comme la vie qui nous file entre les doigts, figure-toi que le flot qui file entre les grèves et les falaises n'a pas de mystère.

– Et comment comptes-tu remonter maintenant à la source de Van den Rietter ?

– Je n'ai réfléchi qu'à ça pendant ma détention chez le Chimpanzé Grabataire, mon vieux. C'est très simple, nous n'avons plus que notre va-tout : l'assaut les armes à la main, la vraie bataille. Nous ne leur sommes pas tellement inférieurs, allez !

– C'est bien ce que je pensais, tu es cinglé !

Avec une éloquence fougueuse et pressante qui lui était peu familière, Mor-Zamba entreprit de plaider pour le bon sens. Selon lui, la supériorité des missionnaires, sans même parler du Chef et de Zoabekwé, était éclatante et d'ailleurs double. Ils avaient de meilleures armes, et en grand nombre, au point que, sans considération de la qualité des tireurs, elles surclassaient déjà, à elles seules, les huit pétoires des rubénistes. Supposé une attaque frontale, que se passe-t-il ? Chacun des toubabs prend une arme dans sa main droite, une autre dans sa main gauche, ils tirent au moins trois salves, sans avoir à recharger, donc sans s'arrêter et ils abattent facilement six ennemis en quelques secondes, quand les rubénistes n'en tueraient au plus que trois. Voilà les assaillants exterminés dès le premier choc.. Car quelle puissance de feu auraient les missionnaires en face d'eux ? Les rubénistes devraient recharger chaque fois leurs armes à eux, sauf peut-être le revolver en miniature, mais sa portée ne devait pas être extraordinaire. Que dire maintenant si on prenait en compte l'adresse et l'expérience des deux missionnaires, sans doute de bons soldats, bien entraînés, comme tous les toubabs, soumis dès l'adolescence à l'apprentissage de la guerre.

– J'ai vu des soumazeu à la garnison d'Oyolo, poursuivit-il avec flamme; pendant la guerre, ils étaient mobilisés comme les autres; ils faisaient les mêmes exercices, ils subissaient le même régime et, crois-moi, ils n'étaient pas les derniers. Je te dis, c'est pure folie d'attaquer ces gens-là.

– Aussi, n'est-ce pas à eux que nous nous en prendrons. [PAGE 144] Et si je te disais que nous avons déjà dans la place des amis ? Et quels amis !

Jo Le Jongleur raconta enfin, avec force détails, les circonstances dans lesquelles ils avaient été libérés et même celles qui avaient immédiatement suivi leur libération proprement dite. Mais Mor-Zamba ne semblait pas voir en quoi la jeune femme pouvait faciliter une attaque de la cité par trois malheureux rubénistes, dont un enfant.

– Mais si, écoute bien. Nous nous entendons avec Ngwane-Eligui, elle met le feu tel jour, à une heure convenue, dans plusieurs maisons du bois aux chimpanzés, et pourquoi pas au palais lui-même ?

– Pourquoi pas, en effet ?

– Pendant que tout brûle et que la population, saisie d'une frayeur panique, fuit de tous côtés, crie, pleure, nous entrons en action; nous nous en prenons aux missionnaires : c'est le plus facile, parce qu'on les distingue très bien dans les ténèbres.

– A condition qu'ils se montrent. Et s'ils ne se montrent pas ?

– Impossible, grand-père. Et c'est là que réside mon génie. Ils se montreront nécessairement, ce sont les vrais maîtres de la cité, surtout Van den Rietter, d'ailleurs le plus combatif.

– Nous les faisons prisonniers, et après ?

– Dis, grand-père, ça va bien, oui ? Prisonniers, prisonniers ! Et puis quoi encore ? Pourquoi ne pas organiser aussi des élections libres, sans doute sous l'arbitrage de Baba Toura ! Tu pourrais mettre cette occasion à profit pour lui dédier le beau travail que tu auras accompli pour sa plus grande gloire, spontanément, et gratis encore.

– Alors, on les tue, comme ça, en deux temps trois mouvements, couic !

– Eh bien quoi ? on n'est pas en guerre, peut-être ?

– Pour bien faire, il vaudrait peut-être mieux leur préciser cela avant de les tuer; ils ne savent peut-être pas que nous sommes en guerre avec eux.

– Tu n'as rien compris, grand-père, rien, mais rien du tout. Et eux, est-ce qu'ils nous ont expliqué, en arrivant chez nous, qu'ils venaient pour nous faire la guerre ? Est-ce qu'ils ne sont pas arrivés en proclamant que nous sommes tous frères ? Est-ce que ça les empêche de nous faire la guerre ? Tous frères, tous frères, je t'en fous. Est-ce que tu te [PAGE 145] rappelles bien ce qu'il a osé proférer devant nous, le Van den Rietter ? Il a dit, ce cochon-là : « L'indépendance, tu parles ! ils n'ont même pas encore entendu le mot ici à Ekoumdoum, je veillerai d'ailleurs à ce qu'il en soit le plus longtemps ainsi... » Alors, qu'est-ce que tu dis de ça ? Un toubab qui ose dire ça ne te fait pas la guerre, vraiment ? Franchement, je me demande ce qu'il te faut. Et je ne te compte même pas le reste.

– Georges, mon ami, mon frère, je crois t'avoir compris; je crois avoir compris que tu ne plaisantes pas; figure-toi que j'en doutais encore il y a seulement un instant. Alors, Georges, mon frère, écoute-moi à ton tour, et dis-toi que je parle très sérieusement, moi aussi. Alors, je te déclare qu'il est hors de question de tuer les deux missionnaires; moi vivant, je jure que cela ne se fera pas. Ce n'est pas que je les aime plus que toi, Georges. Quand j'ai été capturé, il y a vingt ans, à Ekoumdoum, Van den Rietter était déjà là, dans la cité, il a été de bout en bout témoin de cette violence, il n'a pas levé le petit doigt, il s'est tu. Qu'il souhaite secrètement notre maintien à jamais dans les fers de l'esclavage, crois-tu que je l'ignore ? Ils souhaitent tous que nous leur soyons toujours soumis.

« Mais, Georges, mon frère, pourquoi es-tu venu à Ekoumdoum, si loin de Fort-Nègre, si loin de cette ville qui est sans doute toujours l'endroit où tu te plais le plus au monde ? Pour soulager la souffrance des gens ou pour leur apporter des maux supplémentaires ? Réfléchis donc un instant. Exterminer ces deux missionnaires ici à Ekoumdoum, sais-tu bien ce que cela veut dire ? Cela veut dire que tu déclares une guerre inexpiable à Sandrinelli, à Maestraci, à Brède, à tous les toubabs qui entourent constamment Le Bituré et lui dictent à chaque instant ce qu'il doit faire, sans compter tous les autres. Tu sais aussi bien que moi que la particularité de ces gens-là est de ne jamais oublier. Le temps peut bien passer, les jours se succéder et se ressembler en apparence, il demeure cette vérité dont tu peux être assuré : ces gens-là creuseront souterrainement, comme des termites, ils s'approcheront à pas menus, imperceptiblement mais inexorablement comme des fourmis, ils ramperont centimètre par centimètre s'il le faut, ils restaureront la route, tronçon par tronçon, ils achemineront des engins de mort, ils viendront jusqu'à Ekoumdoum, jusqu'à toi.

– Et alors ? [PAGE 146]

– Tu as beau dire, Georges, mon frère, tu ne les connais pas aussi bien que moi. Tu les as vus dans leurs maisons, à côté de leurs femmes ou entourés de leurs enfants : c'étaient des époux tendres, des pères souriants, des êtres à peu près humains. Tu les as vus dans les bureaux, plongés dans un dossier ou distribuant des ordres à leurs subordonnés noirs avec une morgue lasse. Mais tu ne les as pas connus en temps de guerre, sur le chantier d'une route par exemple, brûlant de haine secrète et de vengeance, acharnés, cruels, se mordant la lèvre, déchaînés comme des fauves, implacables.

– Nous nous serons préparés, nous aussi; nous les attendrons de pied ferme. Nous leur ferons la guerre. Pourquoi pas, après tout ?

– Avec leurs engins dont tu n'imagines pas la puissance de destruction, ils t'auront écrasé en un instant.

– Est-ce certain ?

– Ils extermineront les innocents habitants de la cité, et même les chiens errants et les rats, à coup de bombes, s'il le faut, lâchées d'avions; ils raseront toutes les maisons, ils mettront le feu aux décombres préalablement arrosés d'essence. Voilà comment ils sont et pas autrement. A quoi bon provoquer leur instinct de vengeance ? Quoi qu'ils prêchent, ils ne tendront pas l'autre joue pour se faire souffleter : c'est ce qu'ils recommandent à l'intérieur de leurs églises, mais au dehors, c'est une autre affaire.

« J'ignore dans quel état Ouragan-Viet souhaite trouver Ekoumdoum à son retour, mais tant que je vivrai, je veux lui préserver intacte cette cité qui est son berceau. Qu'il la trouve toujours debout, pour s'y appuyer, s'il le veut, ou pour la sacrifier, s'il le désire, et en faire offrande à la cause sacrée.

– C'est terrible, ce que tu dis là, grand-mère. Sais-tu que cela reviendrait à renoncer à toute action ?

– Mais non, Georges ! fais ce que tu veux, mais ne zigouille pas les deux missionnaires.

– De quoi as-tu peur, grand-mère ? Le temps que Fort-Nègre, qui est à près de deux mille kilomètres d'ici, d'où l'on ne peut venir jusqu'ici par aucune route, qui n'entretient aucune communication régulière avec Ekoumdoum, le temps que Fort-Nègre s'avise de quoi que ce soit, nous nous serions organisés, nous nous serions érigés en bastion d'où nous pourrions facilement repousser tous les assauts. On résiste aux [PAGE 147] bombardements aériens en creusant des trous dans la terre. Un peu d'audace et d'imagination, que diable ! De toute façon, un jour, tôt ou tard, tu seras bien obligé de régler tes comptes avec Baba Toura.

– Peut-être, mais j'ai dit mon dernier mot. Tout ce que tu veux, sauf l'assassinat de ces deux-là.

– Facile à dire.

Au même instant, dans la cité d'Ekoumdoum, se déroulaient des scènes empreintes d'un désarroi et d'une angoisse au moins égaux à ceux que révélait la dispute qui opposait les deux rubénistes dans la forêt. On ne s'avisa de la disparition des prisonniers que vers dix ou onze heures dans la matinée. Le fils du Chef, Zoabekwé, dit Le Bâtard, fut si désespéré que, pris de frénésie, il s'abandonna à tous les égarements par lesquels la folie se manifeste à l'extérieur.

Dès qu'il commença à se ressaisir, il songea à infliger une sanction exemplaire à ses sbires, dont la responsabilité lui parut alors aller de soi. Il dut se détromper bien vite : impossible d'établir avec certitude auquel de ces personnages, dépourvus de la moindre suite dans les idées, incombait la garde à l'heure présumée de la fuite; impossible de déterminer sur qui reposait généralement la répartition des tours de garde ni même selon quels critières elle se faisait. Tout s'accomplissait apparemment dans un laisser-aller primesautier, une anarchie joyeuse, une bonhomie qui, devant le maître, dissimulait la perfide férocité des incapables et des fainéants, un rare acharnement contre les détenus la nuit venue.

Le Bâtard pensa alors à toutes les femmes habitant la résidence, puisque, sans distinction, elles pouvaient aller librement partout dans le palais, accédaient aux pièces à usage domestique, comme aux salles réservées à l'administration ou au protocole; autant examiner à la loupe un tas de grains de sable. Il soupçonna les adolescents venant de la cité, auxquels il n'avait jamais été question d'interdire l'entrée dans la résidence où leurs nombreux services étaient irremplaçables. Il soupçonna tout le monde, mais sut presque instantanément qu'il ne confondrait personne.

Tant que le bonheur et l'insouciance d'autrefois avaient régné dans le bois aux chimpanzés et même après que le goût du caprice chez les jeunes épouses du maître eut commencé à se muer désastreusement en esprit d'indocilité, ses habitants avaient vécu dans l'indistinction, [PAGE 148] l'enchevêtrement et même la confusion. Entre les épouses du père et celles du fils, les parentes de celles-ci venues leur rendre visite ou séjourner avec elles, les épouses des domestiques et leurs filles de tous âges, les femmes de la cité unies aux épouses du Chef par des liens que la tradition encourageait et souvent présentes dans l'enceinte de la résidence, il avait toujours été malaisé de faire précisément la part. De même, c'était la tradition que les enfants de la cité, même en passe d'achever leur adolescence, envahissent dans la journée le quartier prestigieux. Mais cette affluence, ce va-et-vient, ce flux et reflux incessant, ce méli-mélo apparentaient ces lieux augustes à un champ de foire ou à un caravansérail plutôt qu'à la résidence d'un homme placé à la tête d'une immense cité, et exerçant une autorité sans partage.

La nuit surtout, parmi les ombres dont la danse grotesque était orchestrée par la flamme de rares lampes à huile ou à pétrole, les rondes mélodieuses de jeunes filles, les mères poursuivant avec force jurons des enfants trop espiègles, des adolescents venus de la cité et portant furtivement des messages polissons, et même des amoureux se faufilant à la dérobée au milieu de cette fourmilière rarement apaisée avant dix heures du soir, on en venait à croire que les puissants l'emportent surtout par le privilège d'être le pôle des joies et des intrigues d'une famille dont les rangs s'élargissent sans cesse. Qui aurait imaginé les événements tragiques où allait s'engloutir inexorablement tant de félicité ?

Dans la fureur de son impuissance, le Bâtard se précipita aux pieds de Van den Rietter, promptement remis des suites de sa dramatique rencontre avec les rubénistes en qui il voyait plus que jamais des saboteurs britanniques.

– Aidez-moi, mon père, supplia le Bâtard. Venez à notre rescousse, sinon qu'adviendra-t-il de nous, mon père ? Mais d'abord, expliquez-nous : que nous arrive-t-il ? Où allons-nous ? Est-ce la fin du monde ? Qui sont donc nos ennemis ? D'où viennent-ils ? Que nous veulent-ils ? Qui les a aidés à s'enfuir ? Qui frapper ? Qui épargner ? Comment mettre un peu d'ordre dans cette pagaille générale ? A qui se fier ? De qui se défier ? Et pourquoi ? Et pourquoi pas ? Où suis-je ? Où aller ? Que faire ?

– Du calme, mon garçon, du calme ! répondit Van den Rietter. Surtout pas de panique; ce serait la meilleure façon de perdre la partie, au moment où tu dois jouer serré avec un ennemi vicieux. Qui sont ces gens-là ? Des saboteurs [PAGE 149] envoyés par Mackenzieville, pardi, c'est-à-dire par les Anglais, trop jaloux de nous voir concilier ce qu'ils appellent l'indépendance avec l'amitié et la reconnaissance des populations de notre rive; ils espéraient l'Apocalypse, le bain de sang, le chaos; en somme, ils voulaient nous refaire le coup qu'ils nous ont fait si souvent avec succès, en Syrie, en Indochine, en Afrique du Nord.

« Pour l'instant, ils n'ont pas encore gagné ici, mets-toi cela dans la tête, mon petit. Oui, les autres ont des armes, ils ont peut-être nos armes, et nous sommes tout nus, nous autres; ils savent que nous sommes à leur merci, et ils vont sans aucun doute se jeter sur nous d'un jour à l'autre, peut-être même d'un moment à l'autre. Mais tout n'est pas joué, si nous nous hâtons de nous organiser. Si bien armés soient-ils, quelques hommes contre une cité de plusieurs milliers d'habitants sont condamnés d'avance, à moins qu'ils n'aient une cinquième colonne parmi nous.

« Alors, tu veux mettre de l'ordre chez toi, mon petit ? Je pense bien qu'il le faut, c'est vital, il y va de notre survie à tous, sans compter la sauvegarde de l'œuvre réalisée pendant les vingt années qui viennent de s'écouler. Je vais te faire des recommandations douloureuses, mais nécessaires. Mais d'abord es-tu sûr d'avoir l'approbation de ton père ?

– Il acceptera, c'est un impotent.

– Impotent, sans doute, mais jaloux de son autorité.

– J'en fais mon affaire, mon père.

– Voilà qui est mieux dit, mon garçon. Alors, à partir de ce jour, n'oublie jamais ceci : je fais fond sur toi, et sur toi seulement. D'accord ?

– D'accord, mon père.

– Très bien. Alors, au fait. La première source de désordre et d'anarchie chez toi, mon garçon, c'est le surpeuplement; il y a trop de gens chez toi, impossible de les garder tous en les contrôlant efficacement.

– Qu'est-ce que je peux faire ?

– Qu'est-ce que tu peux faire... Qu'est-ce que tu peux faire !... Tu peux tout faire, voyons, puisque tu es chez toi. Oui ou non, es-tu bien chez toi ?

– Je suis bien chez moi, mon père.

– Bon, alors tu peux bien, une fois, transgresser une vénérable tradition en renvoyant de ton quartier la population superflue : les beaux-parents, les cousins proches ou éloignés des beaux-parents, les domestiques et les concubines des [PAGE 150] beaux-parents, et j'en passe. A la réflexion, mon petit, qu'est-ce que tu en as à foutre de tous ces gens-là ? Rien, strictement rien. Quelqu'un de vous deux doit y laisser sa peau, toi ou la tradition. A toi de choisir. Alors, que choisis-tu ?

– C'est entendu, mon père, je les renvoie.

– Tu auras le courage ? Je te préviens que ça va être dur.

– Je serai inflexible, je te le promets.

– Bravo, mon petit. Ensuite, il te faut une vraie police, mais là, c'est moi qui vais m'en charger. Je t'explique quand même. Jusqu'ici, tes hommes ne formaient pas vraiment une troupe, mais une horde. Première opération : nous allons les ranger suivant une hiérarchie. Nous nommerons d'abord un chef, puis des chefs adjoints, puis des subordonnés des chefs adjoints, puis une catégorie de subordonnés immédiatement inférieure à la précédente et ainsi de suite, jusqu'à la dernière marche de l'échelle. Alors, en cas de défaillance, on établira sans peine qui n'a pas été à la hauteur de sa tâche, et on le châtiera aux yeux de tous, et il servira d'exemple. En revanche, comble de présents et de prestige tes meilleurs serviteurs, mets-les en vue, donne-leur l'occasion de triompher. Il n'y a pas cinquante-six façons. Comme je viens de te dire, mon garçon, je vais là-dessus mettre la main à la pâte moi-même. Seulement, mon petit, c'est urgent, très urgent, crois-moi, parce que les autres ne vont pas tarder à se montrer.

– Mon père, pourquoi ne pas aller demander des armes à Mackenzieville ?

– Oh, surtout pas ça, mon petit ! Tout mais pas ça. Tu ne veux pas que nous allions donner à nos ennemis le spectacle de notre panique ? Faut-il que nous allions crier sur les toits que nous nous sommes laissé dépouiller de toutes nos armes par des vagabonds déguenillés ? Qu'est-ce que tu crois ? Leur malveillance, leurs sarcasmes nous guetteront là-bas. Rien ne leur échappera, pas même la plus petite lueur de notre regard, ni la moindre inflexion inaccoutumée de notre voix. Non ! Frère Nicolas ira avec sa péniche à Mackenzieville, comme d'habitude, et le plus tôt sera le mieux : car nous n'hésitons pas à nous montrer. Bien sûr qu'il sera le point de mire des regards de tous les mouchards anglais. Comme d'habitude il débarquera avec nos hommes, les hottes et les sacs remplis de nos productions ordinaires. Comme d'habitude, il chargera les denrées et les objets correspondant à la demande de nos paisibles populations. Il aura la tête haute, le visage serein et même quelque peu nonchalant, la [PAGE 150] démarche insouciante de celui qu'aucune contrariété particulière ne tracasse. Il affichera une assurance extrême, la béatitude en somme. Et surtout il ne demandera pas d'armes. Comme cela, si les Anglais ont espéré nous voir nous débander après le coup qu'ils viennent de nous porter, ils en seront pour leurs frais. Va commencer à prendre les mesures qui s'imposent, mon garçon, les autres ne vont plus tarder. C'es peut-être pour cette nuit.

En quelques jours, les battues répétées mais infructueuse de Van den Rietter convainquirent Ngwane-Eligui que la fable d'armes jetées dans un buisson anonyme par la précipitation et la peur était un stratagème convenu pour tromper les deux missionnaires et les détourner de parer aux initiatives éventuelles de leurs ennemis invisibles. Elle se persuada longtemps, elle aussi, qu'étant seuls désormais à posséder des fusils, les deux inconnus allaient revenir sans tarder, pour harceler les autorités qui terrorisaient maintenant la cité ou même, plus probablement, pour frapper un grand coup. Quoiqu'elle veillât toujours jusqu'à l'extrême limite de sa résistance au sommeil, chaque nuit pourtant lui apportait son lot accru d'étonnement et de désenchantement. Elle ne percevait dans les ténèbres et dans le silence établi selon la nouvelle organisation de Van de Rietter aucun indice attendu. La boîte aux lettres du mandarinier collectionnait désespérément ses propres messages et seulement ceux-là.

Comment, se disait Ngwane-Eligui, des hommes sémillants et armés jusqu'aux dents peuvent-ils tergiverser si longtemps en face de trois vieillards défaillants et les mains nues, à la tête d'un troupeau anodin de moutons ? Dans l'imagination de la jeune femme, les deux inconnus, troublés par leur isolement peut-être, se confinaient dans une forêt des environs de la cité, sans doute à quelques jets de lance du bois aux chimpanzés, se contentant de furtives incursion nocturnes dans la cité même, rôdant lâchement tels des hyènes, esquivant les rondes, comme des chiens apeurés qui traînent la queue entre les jambes. Ils n'osaient donc pas eux non plus, les lavettes, son ultime espoir.

Pour leur donner du cœur au ventre, elle jouait à semer la perturbation dans l'appareil complexe mis sur pied et commandé, en réalité, par Van den Rietter. Un jour, elle frappait violemment d'un coup de bâton un chien efflanqué ou un chat errant, ou encore elle versait à la dérobée [PAGE 152] un plein seau d'eau bouillante sur une bête et lui arrachait une plainte effroyable à une heure avancée de la nuit; un autre jour, elle soudoyait un jeune garçon et l'envoyait faire exploser dans les ténèbres un de ces étonnants pétards que les plus petits enfants d'Ekoumdoum excellaient à mitonner avec quelques allumettes et un clou, des riens en somme; ou bien, encore, elle faisait partout dire par un chasseur qui revenait de la forêt qu'il avait observé des traces de pas étrangers dans le sable ou dans la boue d'une rive, d'une berge ou d'une grève.

Chaque fois, l'appareil policier de Van den Rietter se mettait en branle; des hommes brandissant des lances, des sabres d'abattage, des gourdins, occupaient vivement la position suspecte, se répandaient dans les maisons environnantes qu'ils fouillaient avec des gestes fébriles et convulsifs, tandis que leurs compagnons prenaient position sur les toits ou se dissimulaient derrière un buisson du bois aux chimpanzés; ou encore, Van den Rietter, affichant une hardiesse agressive, prenait la tête d'une équipe qui se livrait de longues heures à des battues dans le secteur désigné par les confidences du chasseur.

Poursuivi sans relâche ni bénignité après l'arrestation des conjurés, l'interrogatoire des alliés de Jo Le Jongleur ne laissait pas encore, une semaine plus tard, espérer la découverte des armes volées. Mor-Eloulougou et ses acolytes, les meneurs autochtones, avaient, certes, opposé peu de résistance avant de passer des aveux satisfaisants et de solliciter avec humilité le pardon pour leurs errements en promettant solennellement de ne plus jamais y retomber. Mais, s'ils s'étaient reconnus coupables du vol des armes, ils avaient affirmé ne pouvoir répondre de leur disparition et désigné nommément les trois membres du petit détachement chargé, cette nuit-là, d'aller les récupérer dans la forêt et de les ramener auprès des chefs. Mais ces exécutants s'étaient obstinément dérobés aux investigations de Zoabekwé et de Van den Rietter qui dédommagèrent leur curiosité et leur courroux sur la pauvre personne de Mor-Eloulougou, suspect de toutes les perfidies. On devine son soulagement quand, las du compagnonnage jamais rassurant des habitants ordinaires des sous-bois, désespérés de demeurer si longtemps sans pouvoir manger chaud, les trois fugitifs étaient réapparus et s'étaient rendus à Soumazeu et au Bâtard, leurs juges. Ils leur avaient complaisamment raconté leur histoire : [PAGE 153] sous l'emprise de la panique en comprenant que la conspiration avait été trahie, ils avaient jeté leurs armes dans un buisson que, faute d'y avoir mis une marque distinctive, ils n'avaient pas pu indentifier tout à l'heure en ralliant la cité où ils auraient aimé revenir en les portant sur eux. Ils s'étaient dissimulés ces deux jours dans la nature, mais, de guerre lasse, avaient décidé de revenir au bercail.

Cette confession avait incité Van den Rietter à organiser battue sur battue, ratissant d'immenses étendues de forêt, exténuant ses employés et ses amis, et surtout Zoabekwé dont la mollesse et la fainéantise foncière apparurent alors dans toute leur splendeur. Mais chaque jour ces efforts se révélaient aussi vains que la veille.

Le véritable rapport des forces entre les autorités officielles d'Ekoumdoum et ceux que Ngwane-Eligui n'appelait plus que les inconnus de la nuit échappait donc à tout le monde, et même à la jeune femme dont l'intuition, volontiers sacrilège, fut pourtant toujours à cent lieues de soupçonner l'hilarant paradoxe d'une situation il faut dire très rare. Les maquisards ne doutaient point que leurs ennemis eussent facilement recouvré le précieux butin sur lequel Jo Le Jongleur avait réussi à faire main basse, sans pourtant se l'approprier définitivement. Zoabekwé et Van den Rietter étaient peu à peu amenés, par le fiasco de leurs recherches, à se convaincre qu'ils se faisaient berner et que leurs armes étaient définitivement en la possession de leurs ennemis. La colère que leur inspirait cette réflexion ne pouvait pourtant s'assouvir avec toute la liberté désirée; autant eût valu étaler au grand jour leur panique et laisser se ternir une image flatteuse d'impassibilité et de confiance absolue en soi.

Les habitants d'Ekoumdoum ne furent cependant pas dupes des ravages exercés chaque jour plus profondément sur la personnalité de Van den Rietter par la démence qui lui était venue dès les premiers instants de son drame, mais qui d'abord couva longtemps comme un feu de broussailles avant de flamboyer brusquement. Il avait été auparavant un défricheur insensible et remuant, il devint tout à coup un dominateur agité et impérieux. Plus tenaillant que le remords, aussi entêté qu'une obsession, il s'était on eût dit multiplié à l'infini, il était au même instant présent à travers toute la cité. Son inséparable bicyclette, vieillie, brunie par la patine, mais non point usée, sa silhouette élancée dans une carrure robuste, sa blanche soutane retroussée jusqu'aux cuisses [PAGE 154] velues sur lesquelles battaient tumultueusement les pans d'un ample short kaki, sa longue barbe maintenant poivre et sel, ses yeux chafouins tapis derrière le retranchement de rides et de poils, ses cheveux de plus en plus rares mais toujours d'un rouge pourpre, lui composaient désormais un personnage non plus de voisin entreprenant, mais de concitoyen rapporté en quelque sorte, d'occupant en un mot, de barbare pour tout dire.

Sa parole, qui n'avait été que ferme auparavant, se fit métallique et cassante. Seulement impénétrable jusque-là, comme la muraille qui décourage les audacieux, son visage s'aiguisa comme la pointe d'un fer, creusant dans les âmes et les cœurs les cavernes où s'engouffraient la veulerie, le doute, la débâcle. Lui, qui, auparavant, ne s'était approché du vieux Chef que de loin en loin et ne lui avait témoigné qu'une bienveillance discrète, comme honteuse, assiégea le maître de la cité ainsi que son fils Zoabekwé, dit le Bâtard, avec lesquels il se cloîtrait pour élaborer des plans de bataille. Il réapparaissait, hochant la tête d'incrédulité stupéfiée sans doute, fermant le poing de colère impuissante certainement, remuant les lèvres et marmonnant, en même temps qu'une prière, l'interpellation au Dieu qu'il servait avec tant de zèle, et qui cependant l'abandonnait.

Au lieu de s'attrouper et de l'entourer ainsi que naguère, les enfants s'égaillaient maintenant, effarés par son approche; si, par hasard, il les surprenait, il était accueilli, non plus par un « loué soit Jésus-Christ, mon père », claironné dans sa propre langue, qui le ravissait naguère de fierté et de mélancolie, mais par le silence, la gêne, peut-être l'intérêt teinté de compassion.

– C'est étrange, confia-t-il avec lassitude à Frère Nicolas, dès que celui-ci, qui était allé comme prévu à Mackenzieville, fut de retour, c'est étrange, on dirait qu'il y a je ne sais quoi d'hostile dans l'air.

– Allons donc, père, lui répondit son compatriote, tu te fais des idées parce que nous ne retrouvons pas nos armes.

– Pourtant, je ne sais pas !... Le regard des enfants, le détachement des adultes, il y a des jours où je me demande s'ils ne savent pas, s'ils ne sont pas dans le coup.

– Ce serait donc un coup monté selon toi ? Et au moins une partie des habitants de la cité seraient complices ? Non, père, ce genre de choses ne saurait arriver ici, chez nos [PAGE 155] nègres ! Voyons, tu les connais bien, ceux-là. Tu m'as toujours dit toi-même qu'ils étaient parfaitement inoffensifs. Nous finirons par récupérer nos armes, rassure-toi; moi, je crois assez à une mauvaise plaisanterie. Tu vas voir, ils finiront bien par l'avouer, si notre ami Zoabekwé les y aide un peu plus vigoureusement.

– Il ne fait que cela, et il n'y va pas avec le dos de la cuiller.

C'est dans ce climat que tombèrent les premières actions entraînées par la nouvelle tactique des rubénistes désormais réfugiés dans la forêt. Loin d'avoir été jeté dans l'abattement, Jo Le Jongleur avait au contraire puisé dans son récent échec, pourtant si troublant, si mortifiant, et dans la voie étroite que lui avait imposée Mor-Zamba, un enthousiasme et une verve paradoxalement accrus. En en débattant avec Evariste le sapak, ancien collégien féru d'histoire et de livres, il s'était avisé que la bataille rangée n'était pas l'unique va-tout de leur situation, et qu'ils pouvaient lui substituer une tactique plus avantageuse et non moins meurtrière, bien que la psychologie y eût la plus grande part. En se stimulant et en s'amendant mutuellement avec férocité, ils avaient rédigé, plusieurs jours durant, une fière proclamation. Le sapak l'avait recopiée, en la calligraphiant de sa plus belle main, sur les grands feuillets à en-tête de la République Française raflés au groupe scolaire du 18 juin par l'ancien domestique de Sandrinelli. Le texte, ainsi reproduit à plusieurs exemplaires, disait :

« Respectables et respectés habitants de la grande cité d'Ekoumdoum,

« Nous sommes les hommes du Commandant Abéna, l'enfant d'Ekoumdoum, votre noble fils parti à la guerre il y a vingt ans, aujourd'hui sur le chemin du retour, et impatiemment attendu par vous, nous le savons. Et c'est au nom du Commandant Abéna, le noble fils d'Ekoumdoum, que nous nous adressons à vous, respectables et respectéshabitants de la noble cité d'Ekoumdoum. Le Commandant Abéna a fait la guerre victorieusement sur les cinq continents, affrontant au cours de sa longue épopée des peuples de toutes les couleurs. Chaque fois qu'il lui est arrivé de se trouver au milieu de populations accablées par la cruauté de Chefs qui accaparaient les terres, l'or et les femmes, il a libéré ces peuples de leurs [PAGE 156] « Chefs odieux, il a terrassé l'oppression pour lui passer l'épée au travers du corps.

« Mais, pendant ce temps, le Commandant Abéna n'oubliait pas que son propre peuple gémit toujours sous l'oppression cruelle d'un Chef accapareur de terres, d'or et de femmes, comme ceux-là même qu'il combattait sur les cinq continents. Cependant, le Commandant Abéna devait s'armer de patience et attendre, il devait compter les années, il devait compter les mois, il devait compter les jours; car il ne pouvait agir avant le terme prescrit par le destin.

« Respectables et respectés citoyens d'Ekoumdoum, ce terme va bientôt arriver. Aussi, au moment où vous lirez cette proclamation, votre noble fils sera-t-il inexorablement sur le chemin du retour. Il vient libérer enfin son propre peuple; il vient vous libérer, nobles habitants de la grande cité d'Ekoumdoum, chasser l'accapareur et terrasser l'oppression.

« Préparez-vous donc à combattre à nos côtés, sous la bannière du Commandant Abéna, le noble fils de votre vénérable terroir. Vous recevrez bientôt des consignes précises, nous vous demandons de les observer rigoureusement. En attendant, soyez vigilants. Qu'aucun de vos regards ne se perde; que votre pied se pose toujours sur un sol préalablement inspecté que votre oreille vibre au moindre craquement. Que votre cœur se dispose à accueillir le retour d'Abéna et à fêter en même temps l'indépendance, le Commandant Abéna l'a dépêchée lui-même en avant-garde de son armée comme signe avant-coureur de son retour. L'orage va éclater.

« Respectables et respectés citoyens d'Ekoumdoum, voilà ce que le Commandant Abéna, votre noble fils, nous envoie vous dire. »

Jo Le Jongleur déclara alors qu'il irait seul jusqu'à Ekoumdoum où, dissimulé dans les ténèbres, il placarderait avec des agrafes de bambou les feuillets de la déclaration aux endroits les plus appropriés. Cette prétention, dont la présomption relevait de l'enfantillage compte tenu du peu de familiarité du mauvais garçon koléen avec les exigences de la vie et de la marche dans la jungle, fit ricaner Mor-Zamba qui décida que tous trois feraient le voyage. Partis le lendemain, ils marchèrent sans hâte, musardant même parfois, comme si le géant avait voulu se donner le loisir d'initier ses [PAGE 157] jeunes amis aux secrets du maquis. A mi-chemin, ils firent étape dans une hutte, à plus d'un égard semblable à leur quartier général; elle offrait toutefois l'avantage singulier de servir de dépôt idéal au ravitaillement prélevé sur les champs des habitants d'Ekoumdoum à moins d'une demi-journée de marche, mais au-delà du fleuve dont une boucle faisait de son cours une source de surprises. Evariste le sapak, qui était certainement le plus savant des trois et celui dont la dialectique était la plus pertinente, observa que si un nom n'était pas donné à chacun de ces points de ralliement, les maquisards nageraient bientôt dans une confusion pernicieuse; il proposa donc de leur conférer le même nom, mais un chiffre différent, et, par exemple, d'appeler Fort Ruben I leur grand quartier général, celui qu'ils avaient quitté dans la matinée, Fort Ruben II la hutte où ils passaient la nuit en ce moment et ainsi de suite. Cette proposition fut adoptée sans difficulté, et l'esprit méthodique du sapak fut universellement apprécié et même lui attira l'éloge de Mor-Zamba.

Ils arrivèrent dans les parages de la cité comme le crépuscule tombait et s'embusquèrent dans un fourré aux abords de la route, en attendant que la nuit fût suffisamment avancée. Jo Le Jongleur, qui avait obtenu d'accomplir tout seul la mission d'affichage, afin de jouir de la plus grande liberté de mouvement possible, parcourut la cité sans d'abord rencontrer âme qui vive, comme il s'y attendait. Il placarda ses feuillets surtout sur les murs de pisé des bâtisses de l'école; il se hâta d'afficher un unique feuillet sur une dépendance du presbytère, assez écartée pour lui éviter d'avoir à affronter le berger allemand des missionnaires. Il s'en prit, finalement, au bois aux chimpanzés sur l'enceinte duquel il s'en donna à cœur joie. Tenant alors achevée cette partie de sa mission, il songea à Ngwane-Eligui et entreprit de repérer et de distinguer le mandarinier qu'elle avait promu boîte à lettres. Il marcha précautionneusement le long de la palissade de bambou en s'arrêtant à chacun des arbres qui l'ornaient pour en évaluer les dimensions, contraint d'ailleurs par les ténèbres d'user plutôt du toucher et de l'odorat que de la vue. Soudain, il lui parut qu'il avait découvert son mandarinier; pour en avoir une preuve décisive, il s'accroupit et vérifia l'absence de racines en saillie, caractéristiques de l'oranger, et que le tronc mince s'enfonçait tout droit et tout nu dans la terre, comme un piquet. [PAGE 158]

Défintivement convaincu, le rubéniste s'était détendu pour se redresser, mais, juste à ce moment-là, Van den Rietter qui, habillé de noir, effectuait une ronde et venait d'entrevoir ce qui lui parut l'ombre de l'un de ces galants effrontés dont se plaignait Zoabekwé, bondit sur lui et vînt littéralement empaler son thorax vaste et creux sur le crâne de plomb récemment rasé de Jo Le Jongleur. Rebondissant l'un contre l'autre en plein élan, comme deux projectiles qui se heurtent, les deux hommes allèrent rouler au sol, chacun de son côté mais Van den Rietter, assommé encore une fois par une tête de rubéniste, resta derechef étendu dans la poussière, sans connaissance. Très contrarié, l'arsouille se releva et prit vivement et sans perdre de temps les jambes à son cou, s'enfuyant à travers la zone des bananiers et ne s'arrêtant pour reprendre haleine que lorsqu'il eut enfin rejoint la route, après s'être déchiré le corps à toute sorte de broussailles. Adieu, les messages de Ngwane-Eligui dont la lecture aurait peut-être immédiatement changé la face d'Ekoumdoum – comme Ie nez de Cléopâtre, ajoute toujours mystérieusement le sapak Evariste à ce moment du récit. Car, dans le plus récent, la jeune femme posait aux maquisards une question qui, sans aucun doute, leur aurait révélé indirectement que les autorités de la cité recherchaient toujours les armes qu'on leur avait ravies, ce qui revenait à dire qu'elles étaient à la merci d'un coup de main du premier venu. Quand en demande aujourd'hui à Jo Le Jongleur ce qu'il aurait fait s'il avait eu la révélation de cette extravagante situation.

– Moi ? fait-il en s'indignant qu'on ose lui poser une telle question, eh bien, j'aurais foncé, bille en tête, sourd à tous les avertissements, aveugle à tous les obstacles. Quoi que vous disent les fanfarons, personne n'a encore trouvé le moyen de donner à un homme désarmé assez de courage pour crâner devant un fusil prêt à cracher la mort. J'aurais bouclé ces messieurs, avec le Chimpanzé Grabataire, au premier étage du palais. Pour faire plaisir à Mor-Zamba, je les aurais nourris, choyés, engraissés comme des eunuques, mais très étroitement surveillés; et, pendant ce temps-là, qui c'est qui aurait tout transformé à Ekoumdoum ? Eh bien, nous, nous autres... comme maintenant, quoi.

– Oui, mais plus tôt, lui rétorque alors habituellement le sapak, et en économisant pas mal d'angoisses, de sueur et même de sang. [PAGE 159]

– Ouais, bien sûr, conclut Jo Le jongleur; bien sûr que ce ne fut pas de chance, mais à qui le dis-tu !

Quand Jo le Jongleur eut rejoint ses amis et qu'il leur eut relaté le déroulement de sa mission, une brève discussion mit en évidence que, à la suite de sa nouvelle mésaventure, on devait s'attendre que Van den Rietter fasse preuve d'une vigilance draconienne pendant peut-être une dizaine de jours encore; il était donc inutile et même périlleux de s'aventurer dans la cité avant ce délai; Jo Le Jongleur irait se saisir des messages de Ngwane-Eligui quand Soumazeu aurait relâché son attention. Les rubénistes retournèrent à Fort Ruben I, mais par un itinéraire nouveau qui permit aux deux plus jeunes koléens d'en apprendre encore davantage sur la forêt et de faire connaissance avec un autre point de ralliement, à mi-chemin lui aussi entre Ekoumdoum et Fort Ruben I, mais destiné surtout par Mor-Zamba à servir de cache d'armes. Le sapak lui donna le nom de Fort Ruben III, approuvé par ses deux aînés.

De tous les tracts placardés dans divers quartiers d'Ekoumdoum, on s'étonnera qu'un seul, échappant au ratissage de Van den Rietter, soit parvenu réellement jusqu'à la population; encore fut-ce avec une telle lenteur et à travers tant de vicissitudes que jamais peut-être destinée ne mérita autant que celle-là d'être contée. C'est le directeur de l'école, un homme à qui un long séjour d'apprentissage à Bétara, très loin de sa cité natale, n'avait ôté ni une nonchalance distraite jusqu'à l'hébétude ni une sensible indigence immagination, qui s'avisa de ce feuillet affiché sur le mur de pisé, tout près de la porte du petit bureau où il pénétrait chaque matin une demi-heure avant de sonner l'entrée des élèves dans les salles de classe. Il le parcourut mécaniquement sans jamais chercher vraiment à en saisir le sens ni à plus forte raison la portée avant de le tendre au plus jeune de ses subordonnés comme une extravagance appartenant à l'arsenal de farces et de facéties propres au tour d'esprit incompréhensible qui caractérise l'enfance. Ce jeune homme soumit le document à la curiosité d'autres jeunes maîtres, et il arriva que leur perplexité commune ne cessa plus de croître à mesure que passait le temps et qu'ils relisaient le texte du feuillet.

Ils avaient coûtume de converser avec frère Nicolas, un Blanc ouvert, leur semblait-il, moins dédaigneux en tout [PAGE 160] cas que le modèle ordinaire, puisqu'il consentait, de temps en temps, à leur exposer l'exquise intelligence des usages de l'Europe et l'humanité profonde des mœurs des civilisations chrétiennes en général. Ils allèrent le consulter et lui demandèrent de leur dévoiler le mystère de ce texte. Frère Nicolas se saisit du feuillet, fit mine de le parcourir et demanda un délai de quelques heures pour y réfléchir à loisir dans sa chambre. Il savait pourtant déjà, pour en avoir discuté avec son compatriote Van der Rietter, que c'était de la propagande subversive répandue par les diaboliques agents anglais envoyés par Mackenzieville pour tourmenter les paisibles populations de cette rive placées par la providence sous la bienfaisante protection française et qui d'ailleurs ne demandaient qu'à le rester. Arrivé dans sa chambre, il fourra le feuillet dans un tiroir et, quelques jours plus tard, déclara aux jeunes maîtres, en simulant l'extrême confusion, qu'il avait eu le malheur de perdre le document prêté par eux. Le hasard voulut que le missionnaire tint ces propos en présence non seulement des jeunes maîtres, mais aussi du très jeune frère de l'un d'entre eux, un petit garçon qui servait occasionnellement de domestique à Frère Nicolas et qui, ce matin-là, en faisant le ménage chez le gros homme, avait ouvert un tiroir et y avait aperçu le fameux tract. L'enfant garda le silence, mais plus tard, dès que l'occasion lui en fut donnée, il s'empara du document et vint le confier à son frère.

Prenant conscience du mensonge de Frère Nicolas, un homme qui leur avait paru si ouvert, si peu dédaigneux, les jeunes maîtres furent très intrigués; ils en parlèrent tant entre eux qu'à la fin ils eurent l'idée de venir confier toute l'affaire à la vieille mère d'un certain Abéna, parti à la guerre vingt ans plus tôt, racontait-on, et dont on n'avait entendu parler qu'une fois, par un vieux missionnaire infirme de guerre, sans doute au bord de la sénilité et du radotage. C'est ainsi que l'événement atteignit enfin le grand public d'Ekoumdoum, auréolé des prestiges de la légende, attisé par les frustrations, les silences et les cachotteries des pouvoirs, frémissant du délire des imaginations, propice à la fièvre des fables, grossi d'attentes viscérales, gonflé d'espérances insensées,

La figure d'Abéna, l'enfant énigmatique d'Ekoumdoum dont le souvenir s'était estompé avec le temps, resurgit tout à coup dans un éclat quasi astral. Il parut stupéfiant que [PAGE 161] chacun ne l'eût pas tout de suite reconnu dans les indications de cette proclamation, qu'il se soit trouvé des Ekoumdoum, même à la mamelle, pour ne pas être transportés à l'instant par la résonance familièrement épique de ce nom. La cité atteignit au paroxysme du désarroi et de la fantaisie quand elle voulut établir les liens du noble enfant disparu avec ceux qui avaient rédigé et répandu cette feuille magique.

Et d'abord, qui étaient-ils ? S'agissait-il bien, comme le crurent bientôt la plupart des gens, des deux voyageurs qui avaient récemment séjourné dans la cité déguisés en musulmans, un petit homme à la parole tantôt effrayante, tantôt mielleuse et caressante, et un adolescent élancé, aux membres grêles, au regard triste ? qu'étaient-ils donc devenus après leur étonnante et mystérieuse évasion du cul-de-basse-fosse du palais ? Avaient-ils fui, loin de la cité, loin du pays peut-être ? Mais peut-être rôdaient-ils dans les parages à cette heure ? Et pourquoi ne se dissimuleraient-ils pas dans une maison de la cité, auprès d'un complice ? Quels amis pouvaient leur rester depuis l'arrestation de Mor-Eloulougou et de sa bande ? Pour en avoir le cœur net, ne convenait-il pas de se mettre secrètement en liaison avec les détenus ?

Du climat créé par cette exaltation collective naquit une folle agitation populaire qui devait être à l'origine immédiate de la déconfiture du Chef et de ses protecteurs, de leur ruine lente mais inexorable, retardée par la ruse, ajournée par la violence, mais jamais vraiment conjurée. Ainsi eut-on bientôt connaissance dans toute la cité, non sans consternation, d'un incident qui aurait été inimaginable auparavant et que, particularité vraiment étrange, les adultes n'évoquèrent qu'en se chuchotant mutuellement dans le creux de l'oreille. Des garnements de la cité avaient été surpris par une épouse du Chef (et selon d'autres par une épouse du Bâtard) en train de marauder dans son champ. Au lieu de décamper suivant l'usage, ils poursuivirent sereinement leur insolente besogne et même, comme la jeune femme n'avait pu se retenir de les vitupérer, ils lui avaient adressé des gestes obscènes d'abord, puis des paroles de menace sur le sens desquelles les salves de questions des uns criblaient le mur de silence des autres :

– Attends un peu qu'Abéna soit là, et nous te ferons rendre gorge, ainsi qu'à tes semblables, avaient-ils osé leur déclarer.

Le mystère de l'expression « rendre gorge » intriguait et [PAGE 162] bouleversait d'autant plus au palais que l'incident s'était répété, mettant en cause d'autres enfants de la cité et d'autres épouses du Chef ou du Bâtard qui remuaient désespérément mais vainement leur mémoire, cherchant à y découvrir même le soupçon d'une extorsion ou d'un vol.

D'autres menaces, plus vagues peut-être, mais répétées, appuyées, furent proférées en présence d'habitants du palais, créant une atmosphère si pesante que certains hommes du Chef, recrutés dans des tribus éloignées qui ne partageaient même pas notre langue, trop conscients d'avoir été l'instrument de notre oppression et d'encourir notre vengeance si jamais la roue tournait, ne purent longtemps résister et demandèrent humblement d'être autorisés à se séparer de leur maître; il est vrai que leur demande fut repoussée, car ils n'eurent jamais le courage de s'en expliquer en toute sincérité, écartelés entre l'inconsistance des motifs invoqués et les dramatiques implications de leur requête. Il arriva même que des enfants de la résidence du Chef revinrent en larmes et confièrent qu'ils s'étaient entendu interpeller par cette bizarre et sans doute injurieuse apostrophe de leurs petits camarades du bas de la cité :

– Sales métèques ! attendez un peu qu'Abéna soit là, et on vous fera la peau.

Non moins étrangement, leurs mères jamais ne divulguèrent cette provocation. Zoabekwé fit bientôt comprendre à Soumazeu qu'il ne pourrait plus désormais prendre aucune tâche à cœur si une solution n'était pas enfin donnée au drame que, pour sa part, il n'hésitait pas à placer en tête des graves problèmes de la cité : aucune des mesures adoptées précédemment n'avait refroidi l'ardeur des amoureux des deux côtés de l'enceinte; c'était à croire au contraire que leur rage en avait été attisée.

– Il n'y a pas trente-six solutions, mon petit, lui répondit Van den Rietter. Transforme ta clôture de bambou en un mur de pisé. Mets-y tout ce qu'il te reste de monde – je dis bien tout –, j'y ajouterai le mien. Avec un peu d'énergie de ta part, tu verras, ce sera fait en une semaine.

L'ouvrage, qui ne laissa pas d'impressionner les habitants de la cité, fut, en effet, achevé en une semaine; mais on s'aperçut aussitôt qu'il ne remplissait que très imparfaitement son office : il avait suffi aux amoureux de substituer à la technique de la brèche, vieille comme le désir charnel – comme disait Van den Rietter –, celle non moins éternelle [PAGE 163] de l'escalade, pour continuer à pénétrer dans la résidence ou à en sortir selon les caprices des jeunes cœurs.

Les craquements de l'édifice du pouvoir se firent plus distincts avec la surprenante effervescence qui se fit jour parmi les anciennes épouses du Chef recueillies à la mission catholique par Van den Rietter. Elles avaient toujours proclamé qu'elles se félicitaient d'un sort qui, au moins, les soustrayait aux caprices de maîtres dont la volonté de possession ne souffrait point de borne. Mais ne voilà-t-il pas que tout à coup elles exigeaient la faculté de réintégrer l'enceinte naguère abhorrée. Elles prétendaient qu'elles désiraient recouvrer ainsi un semblant de foyer, car, depuis qu'elles n'étaient plus la propriété de personne, elles se sentaient abandonnées de tous, comme dédaignées, bien inutiles. L'incohérence de ce comportement suffisait déjà à inspirer de graves doutes à un célibataire endurci par la théologie et la pratique inlassable de la piété mais Van den Rietter crut définitivement à la possession diabolique de ses pupilles, quelques jours plus tard, lorsqu'elles lui dépêchèrent une délégation pour lui tenir à peu près le langage que voici :

– Van den Rietter, notre père, pardonne-nous de ne t'avoir pas toujours témoigné la franchise totale que les enfants doivent à leur père. Si nous désirons quitter définitivement la mission, ce n'est pas pour réintégrer le palais, comme nous l'avons d'abord dit mensongèrement, mais pour aller nous confondre, sans façon, avec les habitants ordinaires de la cité d'Ekoumdoum; nous voulons y vivre avec les hommes de notre choix, mais sans leur demander de reconnaître aucune dette envers le Chef; car, c'est à nous d'acquitter les sommes qui font de nous la propriété du Chef; nous le ferons en travaillant dans les champs, comme toutes les femmes d'Ekoumdoum, où la terre ne manque pas; nous confierons notre production, comme les autres femmes, à la péniche de Frère Nicolas pour l'écouler à Mackenzieville; et avec l'argent ainsi gagné, nous rembourserons notre maître. Cela prendra le temps qu'il faudra, mais nous en viendrons à bout, pourvu que vous nous laissiez aller vivre, en toute simplicité, avec les hommes et les femmes de la cité notre bonheur est à cette condition, et non dans cette prison stérile où tu nous as enfermées, naguère avec notre consentement, il est vrai, mais désormais malgré nous. Laisse-nous partir d'ici, Van den Rietter, notre père. [PAGE 164]

Van den Rietter leur opposa un refus catégorique et cassant. Une nuit, ces dames, qui n'étaient alors assujetties à aucune surveillance, s'égaillèrent et furent accueillies sans façon dans divers foyers de la cité où un fond de fronde, jamais résorbé chez les patriarches d'Ekoumdoum intégristes de la tradition ancestrale, leur réserva d'éclatants témoignages de sympathie et même d'amitié sinon de solidarité. Le lendemain, il fallut que le missionnaire, à la tête de ses hommes, vint fouiller, l'une après l'autre, les maisons d'Ekoumdoum et s'assurer de la personne de chacune de ses pensionnaires; il les ramena comme un troupeau de moutons dans leur quartier de la mission, autour duquel s'organisa une police redoutable, ainsi qu'il avait été fait autour du bois aux chimpanzés. Mais, là non plus, les damoiseaux ne se découragèrent pas; au contraire, on eût dit que leur frénésie croissait à proportion des obstacles dressés autour de ce qu'ils considéraient comme leur gibier naturel, maintenant que, disait-on, Abéna était sur le chemin du retour; car si Abéna allait réparer toutes les injustices, cela ne signifiait-il pas qu'il allait combler toutes les privations ? Comment, en effet, se priver sans s'estimer victime d'une injustice ?

Qui, de Van den Rietter ou de Zoabekwé, étroitement associés désormais, et ne se montrant plus en public, le plus souvent, que côte à côte, prit la décision d'étouffer, coûte que coûte, cette fantasmagorie dont le bouillonnement menaçait d'engloutir la cité ? On ne peut nier que l'homicide proprement dit soit imputable à Zoabekwé, dit le Bâtard, puisqu'il, trempa ses mains dans le sang en assurant l'exécution d'une besogne contre laquelle son père l'avait pourtant toujours mis en garde en lui expliquant qu'elle allait nécessairement précipiter leur famille dans la malédiction du sang, le crime appelant tôt ou tard sa seule riposte expiatoire, un autre crime. Il est non moins vrai que Van den Rietter prit toujours soin de demeurer ostensiblement éloigné de l'engrenage de la violence où se laissa emporter Zoabekwé il déclara même plus d'une fois que la pensée de ces actes abominables le glaçait d'horreur, la nuit, dans son lit; il ajoutait que, par malheur, la conduite de ce jeune homme, d'ailleurs couvert par son père, s'inspirait d'une tradition authentiquement africaine, héritage millénaire contre lequel, voulût-il le combattre, il était impuissant, lui, le Blanc, l'étranger par excellence. [PAGE 165]

C'est dans des situations semblables et des propos de ce genre qu'éclatait la dissimulation de Van den Rietter. Dans certaines affaires, son adresse et sa subtilité nous donnaient facilement le change; dans d'autres, nous avions le sentiment qu'il ne faisait aucun effort pour cacher son jeu, comme si, à ses yeux, nous eussions été trop stupides pour le démêler ou qu'il n'eût plus de voile en réserve pour couvrir sa nudité, sa duplicité. Il en est allé ainsi en cette tragique occasion. Car enfin, puisque la suprême appréhension de Van den Rietter était de ne pas s'interdire suffisamment de toucher à notre tradition, puisque son désir le plus vif était d'en préserver à jamais la pureté, le mieux n'eût-il pas été qu'il ne vînt jamais chez nous ou, qu'y étant arrivé en quelque sorte par inadvertance, il en fût aussitôt reparti ? Comment avait-il donc espéré concilier les mœurs chrétiennes apportées dans ses bagages avec nos coutumes ancestrales, à moins de modifier ces dernières ? Et, dans le fait, à quoi donc avait-il passé ces vingt années de son séjour à Ekoumdoum sinon à moquer nos usages, à les rabaisser, à nous en faire honte comme d'une barbarie, et même, parfois, à nous en défendre la pratique, comme il en avait été pour la danse au clair de lune, à laquelle on avait fini par renoncer, qu'il avait fallu désapprendre autant dire, après avoir tenté pendant quelques années de s'y adonner à l'écart de la cité, dans des clairières taillées au plus profond de la forêt dans ce dessein ? Comme déclaraient plus tard les plus jeunes des maîtres de l'école, qui connaissaient bien le missionnaire, Van den Rietter n'avait usé de cette argumentation spécieuse que pour se justifier de n'exercer pas sur son ami, bien que cohabitant constamment avec lui, les pressions qui l'eussent détourné de ses sinistres projets. Et même ces jeunes gens, rétrospectivement clairvoyants, découvrent enfin aujourd'hui la vérité, par déduction, en posant les questions qui viennent à l'esprit de tout homme de bon sens : Van den Rietter ne souhaitait-il pas l'effusion de sang, pourvu qu'il n'en fût point lui-même éclaboussé ? Ne fut-il pas l'instigateur, celui qui met l'arme dans la main de l'égorgeur, et qui mérite plus que personne de supporter l'opprobre du crime ?

Aussi peu propres qu'elles se soient révélées à décourager les récalcitrants et les audacieux, les méthodes de surveillance et de défense appliquées au quartier du Chef et au camp des femmes avaient tant conquis le Bâtard que, ayant la hantise tout comme les deux missionnaires d'une [PAGE 166] incursion des saboteurs britanniques, comme ils appelaient les maquisards rubénistes, il se mit en tête de la prévenir en entourant la cité entière d'une fortification.

– Tu n'y penses pas, mon garçon, lui avait dit en pouffant Van den Rietter; il faudrait faire travailler toute la population de la cité, donc la tenir sous la contrainte pendant des semaines, des mois, une année peut-être; où est ton armée de policiers ? Sais-tu que tu n'aurais pas assez d'un homme armé pour trois habitants de la cité ? Alors calcule. Supposons même que tu réussisses et qu'elle soit faite, ta muraille de Chine; et après ? Te figures-tu que des gens habitués à aller et venir librement vont accepter de se laisser enclore comme des moutons, comme cela, sans préparation ? Ils en deviendraient dingues, mon petit, ils se mettraient peut-être à tout casser; ce serait l'émeute, l'insurrection; c'est qu'il y en a du monde, dans ton patelin, mine de rien. Alors, tu imagines un émeute là-dedans ? Ce sont les Anglais de Mackenzieville qui en feraient des gorges chaudes.

« Tu as la manie d'aller chercher midi à quatorze heures, mon petit gars; il faudrait renoncer enfin à cette mauvaise habitude. On enferme bien mieux les gens par les sentiments que par la clôture; c'est une technique qui, de plus, économise du temps et surtout de l'argent.

Comme Zoabekwé, esprit à la fois lent et mais, ne paraissait pas encore comprendre, Van den Rietter précisa, en regardant le fils du Chef au fond des yeux :

– Je connais un sentiment qui tient bien son monde, la peur. La peur, tu sais ce que c'est ?

– Oui, mon père.

– J'en doute, mais enfin fais comme si tu savais. Fiche-leur à tous la trouille une bonne fois pour toutes, et viens me dire si elle ne les neutralise pas mieux qu'un enclos. La peur, mon petit, ce sont des milliers et des milliers de barreaux invisibles, et en acier encore, des barreaux d'acier très soigneusement croisés. Tu vois ce que je veux dire ? Un homme qui tremble est un homme clôturé, paralysé.

Zoabekwé emporta cette image comme un homme jusque-là en bonne santé recueille sans le savoir le germe anodin d'une affection mortelle. Il se figure toujours aussi solide que le roc, quand le ferment de la décomposition déjà s'active en lui et le sape. Son sang plombé, qui ne circule plus [PAGE 167] sans déperdition du cœur aux artères et des artères au cœur, quoi qu'il lui en semble, gronde sous l'effet d'une sourde ébullition. Sa chair, flasque et baveuse, s'enfle imperceptiblement d'humeurs viciées, quand il se croit encore l'haleine assez fraîche pour embrasser ses amis. Ignorant son mal, à quel médecin se confierait-il ?

Or, il arriva peu de temps après, à moins que ce ne soit le jour même de la conversation qui vient d'être rapportée, qu'une des épouses de Zoabekwé, sans doute la plus laide et la plus envieuse, s'approcha du Bâtard, lui prodigua des cajoleries et lui promit une révélation étonnante s'il lui offrait un cadeau dont un long marchandage estima finalement le prix à trois mille francs. La curiosité, le désir d'actionner des ressorts décisifs dans une situation cruciale et l'impatience d'exercer une autorité qu'on lui mesurait eurent raison de l'avarice légendaire du Bâtard qui donna la somme réclamée. Il apprit alors que, non contente de dédaigner son lit, Ngwane-Eligui n'hésitait pas à exciter à la révolte les femmes du bois aux chimpanzés et celles de la mission catholique; c'est même à son instigation que ces dernières avaient exigé et même tenté d'abandonner la mission pour aller vivre au milieu des habitants d'Ekoumdoum, sous prétexte que c'est là qu'était leur bonheur.

– Cette fille-là, grommela le Bâtard quand la femme eut fini, celle-là, c'est certainement la fille préférée de Satan, c'est une diablesse; je ne doute plus qu'elle ne soit prête à tout mettre en œuvre pour nous tourmenter. Mais que faire ? Ecoute : pour l'instant, surveille-la, ouvre l'œil, observe sans répit son manège, retiens bien par cœur ses amitiés ici au palais, ses contacts à l'extérieur, ses ruses pour communiquer avec ces derniers. Rapporte-moi fidèlement tout ce que tu sauras. Ce n'est pas de cadeaux ni d'argent que tu manqueras si tu me sers fidèlement; compte sur moi.

La vénalité retorse d'une pauvresse venait de livrer au Bâtard une des clés du vrai pouvoir; il n'allait plus s'en séparer. La femme témoigna un zèle de la délation au-dessus de toute imagination, au point que, quelques jours plus tard, ses indications permirent de découvrir Ezadzomo caché sous le lit d'une épouse du Chef, qui n'était autre cette fois que Ngwane-Eligui, ce qui ne pouvait qu'aggraver le cas de ce très jeune homme, au passé pourtant tumultueux.

Déjà tenu par les sbires du palais pour une forte tête, [PAGE 168] un galopin irrécupérable, Ezadzomo était un récidiviste de ce délit et un habitué du tribunal spécial qui lui avait fait parcourir toute l'échelle de ses sanctions, de l'amende aux travaux forcés de six mois dans une plantation. Voilà le gibier rêvé pour le châtiment qui allait définitivement frapper la cité de stupeur et l'enfermer à jamais dans un enclos de terreur, se disait le Bâtard. Il ne le ferait donc pas juger, niais le jetterait pour le moment dans une basse-fosse du palais, en attendant que l'inspiration lui suggérât le supplice le plus approprié.

Comme l'esprit lui venait peu à peu avec la fonction, il imagina en même temps de soudoyer d'autres femmes du palais pour en faire des sycophantes; il choisit celles que leur coquetterie paraissait désigner comme des proies faciles pour les galants. Il ne s'ouvrit de son bonheur à Van den Rietter que quand il eut constaté que sa réussite dépassait ses espérances les plus folles.

– Félicitations, mon petit, lui dit le missionnaire en l'embrassant. Tu vois, tu fais des progrès. Magnifique, c'est magnifique, il n'y a pas d'autre mot. Viens boire un verre avec nous. Tu ne sais pas ce que tu pourrais faire maintenant ? Etendre ton procédé à la cité entière. Pourquoi pas, Hum ?... Tu vas faire mieux que les enfermer derrière une clôture, mon garçon, tu vas les ficeler, couïc !

Toujours docile malgré ses progrès reconnus dans l'art de gouverner, le Bâtard ne manqua pas de suivre les conseils de son mentor, tissant en effet autour de la cité, comme un filet aux mailles d'abord frustes et lâches, mais se resserrant ensuite et se raffinant, le premier réseau d'espions, de mouchards et d'indicateurs qui ait jamais tourmenté une population de paysans bantous, peut-être les populations les plus paisibles du monde. Les gages de ces hommes et de ces femmes étaient dérisoires; outre la nouveauté d'un jeu pervers, ils étaient surtout poussés par l'ivresse de nuire secrètement et impunément.

Il serait bien difficile de peindre aujourd'hui les ravages que firent ainsi Zoabekwé et son maître dans les esprits et les âmes. Ils surent à peu près tout ce quil leur plut de savoir; ils circonvinrent même les meilleurs. Une bise inconnue glaça les pétulances, étonna les audaces. On musela les galants en leur révélant leurs liaisons ou même simplement un projet intimement caressé on réduisit au silence les hâbleurs – même les plus inoffensifs – en leur répétant à [PAGE 169] la lettre des vantardises proférées la veille au milieu de confidents au-dessus de tout soupçon.

En revanche, les deux compères s'efforcèrent de se concilier les patriarches, objet de vénération chez les Ekoumdoum, en flattant leur attachement aux traditions, ou de ruiner leur crédit, s'il faisait ombrage à l'emprise grandissante des gouvernants, en les mettant en situation d'assouvir ostensiblement des convoitises répugnantes ou avilissantes tenues secrètes par eux jusque-là.

Ces vieillards, qu'encourageait malgré tout la complaisance douteuse des maîtres de la cité, se réunirent un jour et s'étonnèrent que le jeune Ezadzomo, à peine sorti de l'enfance, n'eût pas encore été jugé sous le chef habituel de violation de l'enceinte sacrée du maître de la cité et récidive en galanterie avec une de ses épouses, mais qu'il fût tenu au secret depuis sa lointaine arrestation. Ils résolurent de faire une démarche qu'ils n'avaient pas osé effectuer depuis très longtemps et se rendirent en cortège auprès du Chef auquel ils exposèrent leur inquiétude. Le vieillard grabataire se dressa convulsivement sur son séant, et déclara avec une surprise indignée, au milieu des crachotements d'une quinte de toux, qu'il ignorait tout d'une grave affaire dans laquelle un jeune écervelé avait osé décider sans en référer à lui, le vrai Maître, encore vivant, et bien vivant. Mandé d'urgence, le Bâtard, le jeune écervelé que Van den Rietter pour sa part n'avait pas hésité à prendre sous sa protection, reconnut les faits qu'évoquaient les patriarches, mais en se barricadant de réticences, dont il ne se départait, pas à pas, qu'acculé par les imprécations paternelles au cours d'une scène que les vénérables représentants de la cité, bien timorés à la vérité, qualifient aujourd'hui encore de très pathétique en caressant leur barbiche chenue.

Il fut arrêté, sans autre forme de procès, que le jeune Ezadzomo, serait libéré sur-le-champ. Il réapparut dans la cité, plus gris qu'un blessé que la douleur a longtemps roulé dans la poussière, émacié, exténué par le jeûne et les ténèbres du cachot, ignorant, comme presque tout un chacun à Ekoumdoum, qu'un complot de meurtre s'était ourdi sur l'innocence de sa jeune tête.

Le Bâtard ne vit pas sans fureur s'éloigner une proie dont le prestige de profanateur indomptable s'auréolait en outre de la préférence insensée de sa chère Ngwane-Eligui, cette diablesse qu'il ne pourrait jamais se consoler de n'avoir pu [PAGE 170] séduire, lui, le fils du Maître de la cité. Dire qu'elle avait prêté sa croupe comme une chienne en rut à ce morveux ! Comment le croire ? Imaginant d'accréditer la rumeur vite lancée d'une mesure de clémence générale, il fit aussi libérer ce même jour, à la nuit tombée, les conjurés natifs de la cité, toujours détenus. Il convia aussitôt Mor-Eloujougou et ses plus proches lieutenants à des agapes secrètes et, dès que le vin eut commencé à troubler l'esprit des jeunes gens, il leur proposa de mettre leur perspicacité à son service, en échange d'avantages qu'il leur détailla un à un, sans se hâter, afin de les séduire à coup sûr, sans leur laisser le temps de la réflexion. Quand on évoque aujourd'hui cette lamentable affaire à Ekoumdoum, il est de bon ton de parler du piège où devaient nécessairement tomber des jeunes gens déjà peu réfléchis et qui, de surcroît, sortant de prison, crurent sans doute jouer leur liberté. Le fait, c'est qu'à partir de cette nuit-là, le Bâtard et Van den Rietter n'eurent pas de meilleurs espions dans la cité, pas de plus zélés en tout cas que les anciens alliés de Jo Le Jongleur. Aussi longtemps qu'ils s'étaient trouvés par le hasard de leurs destinées dans le camp dont les combattants n'avaient que des coups à recevoir, leur pleutrerie naturelle n'avait que trop cruellement bridé leur malfaisance et leur agressivité trépidantes. Avec quelle volupté ne purent-ils pas désormais laisser libre cours à ces instincts, assurés de l'impunité des plus abjects bourreaux et de l'approbation inconditionnelle des pouvoirs. Ils se lancèrent avec d'autant plus de rage sur les traces d'Ezadzomo que l'accordéoniste lui tenait secrètement rigueur d'avoir mis sa détention à profit pour le devancer triomphalement auprès de Ngwane-Eligui.

Encore tout jeune enfant, Ezadzomo avait manifesté son goût pour la chasse et des aptitudes pour la vie dans la forêt qui avaient éveillé l'intérêt de Mor-Afana, le maître le plus prestigieux dans cet art, le seul homme capable, de mémoire d'Ekoumdoum, de capturer vivante une vipère géante, après une attaque frontale contre elle, malheureusement arrivé au déclin sinon au crépuscule de sa vie et en quête de disciples à qui léguer ses secrets. L'homme vieillissant avait pris le gamin sous son aile et lui avait peu à peu inculqué les deux principes auxquels il avait résolu de borner son initiation. « A la chasse comme à la guerre, lui disait-il un jour, qui frappe sans fermer les yeux ne tarde pas à cueillir la victoire. » En application de cet adage, [PAGE 171] l'enfant s'était exercé à deviner à quel geste allait se livrer son antagoniste, et même quel dessein était en train de germer en lui. Malgré le rire toujours flambant de son regard, rien de ce que faisait ou pensait son vis-à-vis n'échappait à son observation perpétuellement en éveil.

Un autre jour, le vieillard déclinant confiait au petit enfant qui se dressait : « A la chasse comme à la guerre, qui voit sans être vu a chance seul de survivre. » Aussi, derrière son air de feu-follet inquiétant, toujours en veine d'espièglerie sacrilège, se cachait un jeune homme doté, à force de pratique, d'une patience infinie, capable de guetter l'adversaire des heures durant, posté sur son passage supposé, jusqu'à ce qu'il survienne enfin et s'offre, inconscient du danger, à sa rapacité.

Il n'avait pas eu trop de ces deux pouvoirs de divination et d'immobilité vigilante pour servir Ngwane-Eligui, dès que celle-ci lui eut signifié qu'elle l'avait élu de la meute de loups voraces qui la poursuivaient; il avait suffi qu'elle lui fasse parvenir ce message : « Il est impossible que les deux étrangers soient partis bien loin d'ici. Retrouve-les et viens me le dire le plus tôt que tu pourras. » S'embusquant successivement partout où son instinct lui indiquait qu'il pouvait arriver que les deux étrangers passent, il avait épié d'interminables heures, sans se fatiguer, relayé parfois par son inséparable compagnon. Ce fut peine perdue; en revanche, il avait facilement devancé Van den Rietter, le Bâtard et leurs hommes dans la course aux armes égarées; les ayant retrouvées, il les avait tout simplement changées de cache. Il avait hésité à en informer la jeune femme, puis s'y était finalement résolu.

– C'est incroyable ! avait-elle chuchoté, raidie par la stupéfaction. Ecoute bien : laisse-les où elles sont, mais retrouve vite les deux étrangers et je tiendrai toutes mes promesses. Reviens me dire souvent où tu en es. Mais je te jure que, dès que tu auras établi le contact avec eux, je serai à toi ce jour-là même.

Quand il fut sorti de prison, elle lui fit savoir qu'elle lui renouvelait son serment,

Alors Ezadzomo, vite remis de sa détention, presque miraculé, et son fidèle compagnon reprirent l'habitude de sillonner la forêt ténébreuse aux mille croissements. Fascinés par la guerre, comme toute la nouvelle génération des Ekoumdoum, ils allaient, avant chaque randonnée, rendre un culte [PAGE 172] enfantin à ce qui avait failli être le butin de Jo Le Jongleur. Ils prenaient chaque arme dans leur main, la soupesaient, la contemplaient en y promenant leur regard de bas en haut et de haut en bas, mettaient en joue. Chaque jour voyait leur hardiesse progresser d'un cran; ils se surprenaient à démonter les fusils et à les remonter. Ils passaient là des heures qui ne laissèrent pas d'intriguer leurs chasseurs qui les épiaient de loin.

Voici comment Mor-Afana, qui a bien connu Ezadzomo, ayant été son maître dans l'art de la chasse, noble entre tous aux yeux d'un Ekoumdoum, évoque aujourd'hui le jeune homme tragiquement disparu :

– Il avait les deux qualités qui font un homme invincible; mais il était affligé d'une tare qui, seule, pouvait le perdre à la fleur de l'âge. Je m'en suis aperçu un jour qu'il m'avait accompagné au-delà du fleuve; nous nous étions avancés jusqu'au cœur de la jungle désolée. Je fis une fausse manœuvre en tentant de trancher d'un seul coup de ma machète, extrêmement amincie par l'usure, une liane tendue au-dessus de ma tête; l'instrument ricocha en quelque sorte sur le bois élastique de la liane et vînt me faire une entaille sur la main gauche; ce fut plus vite fait que dit. Aussitôt des flots de sang jaillirent et ruisselèrent. Je suppliai en vain l'enfant d'uriner sur ma plaie; il était secoué de sanglots, il m'embrassait avec effusion, il se griffait les avant-bras, puis les joues en me criant : « Mon Dieu ! mais tu vas mourir; bientôt tu ne seras plus qu'un cadavre raidi et glacé alors en t'enterrera, on t'enfouira sous terre comme une bouture de manioc; je ne te verrai plus, je ne t'accompagnerai plus dans la jungle ! » J'avais beau lui dire : « Mais non, mon garçon, tu te trompes; je ne cours aucun risque pourvu que tu urines là, sur ma plaie. » Rien à faire, il était crispé par le désespoir. Malgré toute sa bonne volonté, il n'a pas pu sécréter une goutte d'urine : il avait perdu la tête tout à coup, il s'était emballé.

« Où que tu sois, mon pauvre petit, la compassion fut ta faiblesse. Tu devenais comme fou en imaginant la souffrance de ceux que tu aimais. Tu fus comme un lion qui aurait eu le cœur sur la main. »

On ne saurait mieux décrire le drame que fut le procès d'Ezadzomo et de son inséparable compagnon Ezabiemeu, et dont l'issue devait être fatale aux deux jeunes gens à peine sortis de l'enfance. Il est vrai que, bouleversé de compassion [PAGE 173] à la vue de la souffrance dont Ngwane-Eligui lui parut donner le poignant spectacle, le jeune homme crédule s'emporta d'un tel désespoir qu'il se mit à proférer contre le Chef et sa famille un torrent d'imprécations que l'assistance de patriarches fut impuissante à interrompre, malgré les gémissements, les supplications, les clameurs d'épouvante et d'horreur dont ils s'efforçaient de couvrir la voix de leur téméraire protégé. Alors les vieillards vénérables quittèrent ensemble la salle du tribunal, hagards, tremblants, terrifiés comme s'ils eussent été témoins de la transgression d'un interdit auprès duquel même l'acte d'amour d'un homme avec sa propre mère eût paru une banale peccadille.

Ngwane-Eligui n'avait été convoquée devant le tribunal qu'à titre de témoin. Il est aujourd'hui établi qu'avant de pénétrer dans le prétoire elle n'avait pas été battue et qu'elle n'était nullement menacée d'un tel traitement. Peut-être un garde fit-il mine de s'apprêter à lui administrer un ou deux coups de chasse-mouches sur les fesses; mais ce n'est là qu'un rite symbolique qui lui aurait rappelé qu'une femme doit se pénétrer de révérence et d'humilité au moment de comparaître devant une assemblée d'hommes siégeant en vertu de pouvoirs concédés par le maître de la cité. Personne ne s'était attendu que l'entrée de la jeune femme donne lieu à l'explosion à laquelle on assista. Ngwane-Eligui parut les joues inondées de larmes, hirsute, gémissante, le visage décomposé par la douleur, comme si elle avait été soumise au supplice toute la nuit et tout le jour précédents.

Ezadzomo ignorait sans doute que toutes les femmes coupables d'infidélité ou de dévergondage en usent ainsi pour apitoyer leurs juges et conjurer les tourments encourus. Il ne savait sans doute pas que Ngwane-Eligui avait la réputation de surpasser dans cette comédie toutes ses sœurs du vaste monde et que, depuis son arrivée à Ekoumdoum, elle ne s'était sauvée de la colère de ses maîtres justement irrités par ses incessants dédains qu'en les terrorrisant par le raffinement de cet artifice. Aussi bien, dès que le tribunal prétendit commencer son interrogatoire, la vit-on tout-à-coup se jeter violemment et se rouler sur le sol de ciment, battant frénétiquement des jambes et accompagnant ce manège de hurlements déchirants.

Or donc, ne pouvant en supporter davantage, le jeune homme à peine sorti de l'enfance entama un réquisitoire vengeur dont le malheur voulut que seules les bribes les [PAGE 174] plus consternantes fusent dans le brouhaha de l'affolement général : le Chef était un usurpateur; ses mains étaient rouges du sang de son prédécesseur, le vrai maître de la cité, le chef légitime des Ekoumdoum; depuis des décennies, le sang du maître légitime de la cité n'avait cessé de crier vengeance; pour que justice soit enfin faite, la cité attendait impatiemment la venue imminente d'Abéna, le noble enfant des Ekoumdoum parti à la guerre il y avait vingt ans et qui avait affronté les peuples de toutes les couleurs sur les cinq continents...

Ces propos, inexplicables à l'insu de leur auteur et de son compagnon inséparable qui, comme de juste, les avait approuvés ostensiblement, scellaient le sort funeste des deux accusés. Le huis-clos fut décidé comme les patriarches quittaient précipitamment le prétoire, dans une telle atmosphère de confusion et d'irréalité que les deux missionnaires, partis tous deux en péniche, comme un fait exprès, l'avant-veille pour Mackenzieville, n'obtinrent jamais, après leur retour, une version intelligible de la péripétie. Ainsi Zoabekwé leur dissimula-t-il la véritable raison de son implacable ressentiment à l'égard d'Ezadzomo et d'Ezabieumeu, se bornant à leur confier que les deux accusés avaient proclamé vouer une haine mortelle au Chef et à sa famille, façon de reconnaître, selon lui, qu'ils étaient bien au service des bandits venus de Mackenziewille pour le compte desquels ils recélaient évidemment les armes volées. Pour sa part, Van den Rietter avait depuis longtemps sa religion faite, pour ainsi dire, à ce sujet : à force de jouer au soldat en s'exerçant à tirer, à force surtout de démonter la carabine Winchester 30-30, les deux jeunes gens en avaient décroché la culasse; mais Soumazeu s'était persuadé qu'ils l'avaient détériorée sciemment, et c'était là un crime bien caractéristique de la perfidie anglaise.

Les deux Européens allaient donc ignorer jusqu'à la fin la nature profonde du conflit qui avait opposé Ekoumdoum à son maître, et cela de tous temps bien qu'à l'insu des deux somnambules si imbus de leurs visions qu'ils jugèrent toujours sans intérêt et d'ailleurs interminable de parcourir les méandres de l'âme d'une cité au fin fond de l'Afrique, pourvu toutefois qu'ils l'eussent bien en main. La découverte de la vérité, alors qu'il était bien trop tard, fut le juste châtiment de ces hallucinés volontaires.

Dès le lendemain du procès, bien avant qu'ils eussent [PAGE 175] matériellement disparu, la cité parut s'être résignée à la perte d'Ezadzomo et d'Ezabiemeu, deux malades apparemment au-delà de toute médication désormais. Il arrive que le possesseur d'un membre engourdi l'oublie; il est surpris de s'entendre dire tout à coup que cette chose inerte, comme délavée par les intempéries, est bien sa propre chair; il la considère avec un étonnement mêlé d'horreur, en écarquillant les yeux et, brusquement, détourne son regard. Ezadzomo et Ezabiemeu paraissaient deux membres de la cité à jamais engourdis, dont Ekoumdoum, muet, indifférent, au moins en apparence, avait détourné les yeux définitivement, de sorte qu'il ne restait plus à la science du chirurgien qu'à les sectionner.

Cela ne fut pourtant pas sans surprise. Il est de fait que deux ou trois décades après le procès, la rumeur se répandit tout à coup que les deux compagnons, toujours inséparables, s'étaient évadés de la cellule de leur prison. Une étrange effervescence s'empara des habitants de la cité, à la fois furieuse et mécanique, révoltée mais exempte d'étonnement. A la tête de leurs hommes, le Bâtard et Van den Rietter firent de vaines battues dans les forêts comme pour se conformer à la ronde des rites mystificateurs qui forment la substance du pouvoir. Les recherches se poursuivaient depuis trois jours avec l'entrain des mascarades lorsqu'un pêcheur dont la barque remontait le fleuve en côtoyant la rive, aperçut deux cadavres de jeunes gens à peine sortis de l'enfance qui dérivaient côte à côte sous les buissons surplombant l'eau. Mais alors, la colère et la vindicte embrasèrent les hommes les plus jeunes, de loin les plus nombreux, ainsi que la plupart des femmes, et tous les enfants; le palais et le presbytère tremblèrent. Trois pleines journées et trois nuits entières de torrents de larmes, de vociférations de douleur, de bains de cendres semblèrent devoir amener la cité au bord de l'émeute. Puis un début de lassitude rendit chacun peu à peu attentif aux paroles des hommes et des femmes d'âge dont le désintéressement de plus en plus douteux n'avait pourtant pas ruiné la réputation, pourtant bien surfaite, de sagesse et de perspicacité. Le fait est qu'ils susurraient des propos qui ne pouvaient irriter Zoabekwé ni Van den Rietter. La cause de tous ces malheurs, la malédiction originelle, c'étaient bien ces deux voyageurs, ces bandits se disant croyants d'Allah, qui l'avaient introduite dans le corps de la cité comme la goutte de poison qui va [PAGE 176] détraquer l'organisme, ainsi que cette haïssable NgwaneEluigui, cet oiseau de malheur, ce mirage capiteux dont la séductrice scintillation n'avait cessé de tourner la tête aux jeunes gens comme Ezadomo et Ezabiemeu à peine sortis de l'enfance.

C'est un fait aussi que, faute de pouvoir accéder aux vrais coupables bien à l'abri derrière les remparts de leurs forteresses hérissées de fusils et de janissaires, les gens inclinèrent peu à peu à jeter en pâture à leur vindicte plus exaspérante qu'un enfant pleurant de faim les trop inoffensifs innocents que leur désignaient les vaticinateurs de l'acceptation du malheur. Il ne fut pas rare d'entendre maudire les deux voyageurs disparus, ci-devant croyants musulmans dont la popularité avait été si grande; on murmura à l'extérieur du palais que le renvoi de Ngwane-Eligui dans son pays apaiserait peut-être la malveillance du sort à l'égard de la cité à l'intérieur du palais, ses compagnes crachaient sur son passage; elle reçut même un soufflet.

Il vint même une période où les doctes prédicateurs de la résignation à l'ordre des choses prétendu immuable, purent se livrer à leur enseignement sans s'inquiéter, assurés de ne plus rencontrer d'objections.

– Comment ces deux garçons en auraient-ils réchappé, les pauvres ! exposaient-ils. Comment de telles paroles pourraient-elles être prononcées, articulées, énoncées sans que la foudre frappe aussitôt leur auteur ? Que penserait-on alors ? Que dirait le bon peuple ? Que n'importe quoi peut être énoncé sans retour de bâton ? Qui accepterait après cela de contraindre encore sa langue ? Qui voudrait se priver du plaisir de blasphémer ? Espérons qu'ils ont emporté leur discours sacrilège sous la tombe et qu'il ne reparaîtra jamais à la lumière. Enfouissons notre visage dans le sein de l'oubli où nous vivions d'abord heureux.

Sous l'effet de cette prédication, la cité, meurtrie, brisée, désespérée, se pelotonna; les chiens eux-mêmes, plus efflanqués que jamais, ne semblaient reparaître au jour que pour raser les murs. Le Père Van den Rietter et Frère Nicolas éprouvèrent peut-être un sentiment de paix pour la première fois depuis ce jour où fut révélé le vol de leurs armes; c'est du moins l'apparence qu'ils donnèrent publiquement; on les vit, en effet, vaquer de nouveau en toute sérénité à leurs activités ordinaires. Soumazeu se remit à concilier le père et le fils, la veuve et le beau-frère, l'orphelin et le tuteur. [PAGE 177] Frère Nicolas reprit son vieux camion poussif pour transporter le sable et d'autres matériaux destinés à l'érection de cette église de brique qui commençait à s'élever, là-bas, à l'autre bout de la cité, près de la chapelle de pisé, mais à si petite allure que même les plus jeunes affirmaient douter de voir s'achever ce monument. Insouciant, il traversait royalement la cité, presque aussi silencieuse maintenant, aussi prostrée qu'un cimetière, et à peine moins déserte, qui retentissait des mille hennissements simultanés de son moteur. Il ne semblait nullement se douter que tout un chacun, en le regardant passer, s'attendait qu'un malheur subit le frappât : arbre jeté sur lui par la rafale d'une tornade, chute inopinée dans un ravin, arrêt foudroyant du cœur consécutif à un éternuement violent. Que peut, en effet, susciter le meurtre d'êtres humains sinon des malheurs aussi cruels qu'imprévisibles, un coup frappé par le destin plus puissant que tous les humains réunis ?

C'est au demeurant ce qu'expliquait au même moment Mor-Zamba à Jo Le Jongleur et au sapak Evariste. Il est vrai, leur déclarait-il, que l'ordre des hommes, souvent condamnable, parfois intolérable, appelle la révolte, même armée : c'est la voie que nous traça naguère l'immortel Ruben; c'est ce que nous a encore enseigné récemment, pour ainsi dire hier, Ouragan-Viet. Mais à quoi bon violer l'ordre naturel avec la persévérance apportée par Jo Le Jongleur à cette besogne ? Harceler son ennemi la nuit au lieu de dormir, se déguiser en croyant et usurper le costume d'une religion qu'on ne professe pas, mêler des enfants innocents à l'acte abominable consistant à voler des armes à feu, besogner une femme sous le toit même de son époux, peut-être dans la chambre contiguë à celle de son homme, sur quoi donc pouvaient bien déboucher tant de profanations sinon sur d'autres sacrilèges, comme l'assassinat mystérieux de deux hommes très jeunes, presque deux enfants.

– Mystérieux, mystérieux, rétorqua Jo Le Jongleur en ricanant, pas tant que tu crois. Ecoute, je te lis le message de Ngwane-Eligui : « Les deux hommes, presque deux enfants, qui avaient été surpris en possession des armes volées, ont été assassinés par le Bâtard; on a dû leur donner le poison, avant de jeter leurs corps dans le fleuve, pour simuler la noyade. Ce sera votre sort, s'il vous tient jamais; il a réussi à monter la cité contre vous, et contre moi. Mon sort ne sera peut-être plus en suspens très longtemps. [PAGE 178] Prenez garde à vous, mais, de grâce, ne vous éloignez pas de trop, et signalez de quelque façon votre présence. »

Jo Le Jongleur avait en effet de nouveau pénétré dans la cité d'Ekoumdoum, par une nuit d'encre, au lendemain de la découverte des deux corps dans le fleuve. A force de virtuosité dans la ruse et la vigilance, il avait réussi à jouer victorieusement à cache-cache avec les gardes et les miliciens dont l'imagination soupçonneuse de Van den Rietter et la prétention morbide de Zoabekwé avaient maintenant peuplé les ténèbres. Ekoumdoum a bien changé ! songeait Jo Le Jongleur, à la fois amusé et irrité d'avoir sous-estimé l'ennemi. Le mandarinier s'appuyait maintenant sur un mur de pisé, au lieu de l'enceinte de bambou. Pendant sa construction, Ngwane-Eligui était venue retirer tous les messages qui s'étaient accumulés dans cette boîte bien rudimentaire; elle venait maintenant chaque soir, à une heure avancée, en glisser un seul qu'elle reprenait le lendemain de bonne heure, s'il n'avait pas été ôté par le destinataire, ce qui avait toujours été le cas jusqu'ici. En tâtonnant patiemment dans la fente à peine perceptible au toucher laissée entre l'arbre et le mur, Jo Le Jongleur finit par palper et extraire un bout de papier plié plusieurs fois et enfilé sur une brindille de bambou.

– Que penses-tu de cette recommandation de ne pas s'éloigner de trop, grand-père prédicateur ? demanda Jo Le Jongleur à Mor-Zamba. Moi, j'en serais assez partisan. Et toi ?

Ils n'eurent pas le loisir d'en débattre longtemps. Ce même jour, à une heure qui devait se situer dans l'après-midi, le sapak fut piqué par un serpent dont la morsure était tenue pour redoutable, presque toujours mortelle, en pays d'Ekoumdoum. Les rubénistes, qui campaient à Fort Ruben II, avaient l'intention de s'approvisionner dans une zone de cultures appartenant au Chef et commençant à une demi-journée de marche. Parvenus après un long chemin à proximité des champs, les trois maquisards s'étaient séparés, chacun ralliant l'emplacement de sa mission particulière. Le sapak avait été chargé de se fournir en cannes à sucre, tâche très aisée. Il foulait depuis un moment un sentier souvent piétiné par les paysans dont il craignait peu la rencontre, car c'était dimanche. Toutefois, il sollicitait son ouïe plus que tous ses autres sens réunis, tressaillant au moindre craquement, prêt à s'escamoter dans un [PAGE 179] buisson s'il entendait des voix ou le bruissement caractéristique de la marche parmi les arbustes, les broussailles et les rameaux. A la jungle de halliers ténébreux, se substituait progressivement une forêt moins dense, trouée de zones de bois clairsemés ou de taillis signalant la jachère.

L'ancien collégien de Kola-Kola a coutume de raconter, rires et larmes mêlés comme il arrive quand on évoque un péril auquel on a échappé comme par miracle, qu'il se trouvait au milieu d'une végétation de transition, alors qu'une coulée de soleil à l'éclat d'ambre, chevauchant une masse noire, formait une frange de clair-obscur moucheté d'une profusion de taches blanches qui ruisselaient littéralement de tous côtés et affolaient sa vision. Il lui sembla soudain qu'il pataugeait dans un grouillement à ras de terre, une sorte de gigantesque ondulation, difforme, furieuse. Il crut traverser un ruisseau dissimulé sous les arbustes – étrange ruisseau pourtant, coupant à flanc de coteau et transversalement. Il sursauta en observant le tourbillon de diaprures glauques, rousses, bleues, jaune clair. Il hurlait d'horreur, inconsciemment, depuis quelques instants lorsqu'il trébucha sur l'édredon cotonneux, flasque mais en même temps élastique qu'est le corps d'un ayang géant; l'effarante sensation lui donna des ailes, le sapak détala, hurlant plus affreusement que jamais. Il lui sembla que le monstre jaillissait à son tour derrière lui.

– Il devait être là en train de se reposer, précise alors habituellement Evariste, tu vois, tranquille, détendu. Quand il m'a entendu approcher, il a dû décider de s'éloigner, mais, trop paresseux, il ne l'a pas fait assez vite. Là-dessus, j'arrive, moi, comme un nigaud; au lieu des yeux, ce sont les oreilles que j'ouvre toutes grandes, faute capitale dans la forêt d'ici. Je ne sais pas comment sont les autres forêts dans le vaste monde, mais là, j'ai compris ce qu'il fallait faire dans la forêt d'ici. Oui, je l'entends se rassembler sur mes talons, vexé sans doute que je l'aie piétiné. Puis, comment dire ? Tu sais, à Kola-Kola, quand un mamelouk te poursuit, imagine. Avant que sa main s'abatte sur ton épaule, on dirait que tu as entendu le bras jaillir; il doit se produire une sorte d'ahan juste au moment où le bras va se projeter, peut-être simplement un petit souffle, mais ce qui est certain, c'est que le fugitif l'entend. Eh bien, cela s'est passé de la même façon. A peu près au même moment, j'ai senti son frôlement glacial glisser sur ma jambe droite; [PAGE 180] ça m'a fait l'impression d'une flèche qui manque son but, j'ai trébuché, mais j'ai poursuivi ma course, je me figurais que j'étais sauf. Je n'avais pas lâché ma machète. Me voici donc dans la plantation de cannes à sucre, j'en coupe une, bien que je tremble comme une palme sous la tornade. Je m'apprête à la consommer quand survient Mor-Zamba qui me dit : « Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu hurlais, à croire que tu t'étais transformé en chimpanzé. » Alors, je lui raconte ma mésaventure. Tout à coup, il se rembrunit et me dit : « Comment te sens-tu, là, tout de suite ? » Je lui réponds : « Ma foi, pas mal, pas mal; mais c'est curieux, j'ai tout à coup mal à mon pied droit, c'est sans doute une ronce centre laquelle je me serai frotté. » Mor-Zamba ne dit rien, mais prend mon pied dans sa main, sans avoir à me déchausser, car je ne pouvais toujours pas supporter ces foutus pataugas que Mor-Kinda voulait à toute force me faire chausser. Il prétend que si je m'étais plié à cette discipline élémentaire, je n'aurais pas été piqué, ou alors j'aurais été protégé par la toile du patauga. Le docteur Ericsson a pourtant dit que ce n'était pas certain, mais, rien à faire, il faut toujours que le commandant ramène sa fraise. Mais ce qui est certain, c'est que, en quelques instants, ma jambe droite avait tellement enflé qu'elle ressemblait à une patte d'éléphanteau; l'œdème avait tout noyé, orteils, talon, cheville, tout.

Avec son canif géant à plusieurs lames dont la plus grande avait été spécialement affilée en prévision de tels accidents, Mor-Zamba fit l'incision qu'il avait pratiquée plusieurs fois au camp de travaux forcés Colonel Leclerc d'Oyola où les piqûres de serpent étaient monnaie courante et posa au-dessus du genou un garrot confectionné avec une liane. Il prit le sapak dans ses bras et se dirigea du côté où devait se trouver Mor-Kinda qui, après avoir répondu au signal convenu, ne tarda pas à apparaître.

– Nous partons pour Tambona, lui dit Mor-Zamba d'une voix qui ne souffrait pas de réplique. Nous nous mettons en route dès que nous aurons rassemblé les effets indispensables. Evariste a été piqué par une sale bestiole et nous n'avons pas de quoi le soigner sur place. Nous n'avons besoin que de couvertures et d'argent qui sont à Fort Ruben I. Je m'y rends, je serai revenu d'ici quelques heures. La Raleigh est cachée près de la route, que nous pouvons rejoindre d'ici par un raccourci. Quand l'enfant aura soif, donne-lui à [PAGE 181] boire de ta gnole, c'est ce qui est recommandé. Tu peux commencer immédiatement d'ailleurs; force-le, s'il n'en veut pas.

Quand il reparut, après minuit sans doute, l'enfant, gémissant disait à Jo Le Jongleur :

– Je vais mourir, n'est-ce pas ? Dis que je vais mourir.

– Quelle idée ! répondait Mor-Kinda qui, pourtant, en était persuadé, en en jugeant par la température brûlante du sapak, la succession alternée de prostration délirante et d'agitation spasmodique qui semblait indiquer un état critique, et surtout l'œdème monstrueux de la jambe qui atteignait maintenant le genou.

– Menteur ! marmottait l'adolescent. Je sais bien que je vais mourir. Qu'est-ce que ça peut faire de me l'avouer ? Seulement, c'est bête de mourir avant.

– Avant quoi ?

– Mais voyons ! avant d'avoir administré une raclée à ces salauds en réponse à la leur. Quand un type te fiche la raclée, il faudrait pouvoir la lui rendre, c'est tout. Sinon, il n'y a pas de justice. C'est vrai, ça : quand on ne peut pas rendre une raclée, alors ça n'est plus de jeu. A Kola-Kola, rappelle-toi, nous rendions toujours leurs raclées aux mamelouks des négriers et de Baba Toura; ça, c'était juste. C'est bête de mourir avant.

– Tais-toi, tu dis des bêtises !

Les rubénistes se mirent en marche dès qu'il commença à faire jour; ils rallièrent la route bien avant la tombée de la nuit et récupérèrent la Raleigh sur laquelle Mor-Zamba put enfin se soulager de la charge du sapak qu'il avait porté jusque-là sur son dos. Malgré la rouille affreuse de certains de ses mécanismes et en roulant sur la jante dès le deuxième jour, la bicyclette transporta aisément le jeune malade assis sur le porte-bagages, la jambe droite attachée au cadre par une attelle et la gauche pendant au-dessus de la pédale du même côté. En marchant jour et nuit, presque constamment, ils arrivèrent à Tambona trois jours et seulement deux nuits après leur départ. L'enfant, toujours gémissant, mais de plus en plus prostré, ayant peu mangé et à peine bu davantage, conservait du moins incontestablement le souffle de la vie, ce qui parut un vrai miracle à Jo Le Jongleur, mécréant pourtant peu accessible aux croyances superstitieuses. Et même les progrès de l'œdème s'étaient arrêtés; [PAGE 182] Mor-Zamba prétendit qu'il avait reculé, mais Mor-Kinda n'en voulut rien croire à moins d'une voix autorisée.

Ils allèrent tout droit à la mission protestante et dès qu'ils eurent expliqué aux domestiques noirs que l'adolescent avait été piqué par un ayang, ces deux individus qui s'étaient montrés si réservés lors du premier passage des rubénistes allèrent aussitôt chercher leurs maîtres, le couple de missionnaires à la peau laiteuse. L'homme examina longuement le sapak et déclara :

– C'est bien la première fois que je vois quelqu'un s'en tirer à si bon compte; il est vrai que c'est un jeune garçon et que vous l'avez admirablement soigné, vous autres : l'attelle est parfaite, l'incision correcte. Tout de même, si c'est vraiment un ayang géant qui l'a piqué, la bête ne devait pas avoir beaucoup de venin; elle venait de s'en servir, sans aucun doute. Autrement, ce petit gars-là serait mort quelques heures plus tard; or, il est sauvé.

Les deux missionnaires ordonnèrent de porter l'enfant dans l'infirmerie de la mission et, pendant que l'homme le soignait, voulurent savoir où Mor-Zamba avait appris à parer à la morsure d'un serpent. Il leur raconta son histoire brièvement et en leur dissimulant les raisons peu pacifiques de son retour à Ekoumdoum, ainsi que tous les détails qui auraient pu effaroucher ces braves toubabs.

– Tiens ! suggéra le missionnaire après l'avoir attentivement écouté, je viendrai peut-être faire un tour chez vous un jour.

– Je ne sais si tu serais bien inspiré, remarqua Mor-Kinda, car il y a déjà un soumazeu là-bas...

– Ah oui ? fit le missionnaire en riant de bon cœur, et alors ?

– Et alors ? mais, c'est qu'il est jaloux de ses plates-bandes, celui-là. Un simsimabayane ne le transporterait pas forcément d'enthousiasme.

– Il y a pourtant plusieurs demeures dans la maison du Seigneur, déclara pensivement le missionnaire protestant. Eh, le soumazeu en question ne sait donc pas soigner les morsures de serpents ?

– Apparemment non, répondit Jo Le Jongleur; en tout cas, il n'est nullement équipé pour cela.

– C'est pourtant par là qu'il faut commencer, fit le missionnaire; ces gens-là sont drôles. C'est un Français ?

– Tu l'as deviné, fit Jo Le Jongleur. [PAGE 183]

Le lendemain, le missionnaire, qui avait offert le gîte aux rubénistes, dit à Mor-Zamba :

– Je suis le Dr Ericsson, pasteur de l'Eglise adventiste. Je te propose l'entente suivante : je m'occupe gracieusement de ton jeune frère, mais tu m'aideras jusqu'à ce qu'il se rétablisse. Je t'enverrai à ma place soigner les gens ici et là en pays tambona. Tes mains sont énormes, et pourtant tu es adroit, c'est rare. Tu sais déjà faire une intramusculaire; tu auras vite perfectionné, grâce à moi, ta technique des intraveineuses et d'autres soins. Tu vois, revenu chez toi, tu pourras soulager bien des souffrances. Tu es quitte avec moi dès le rétablissement de ton frère. Qu'en penses-tu ?

Mor-Zamba souscrivit sans aucune hésitation au trop séduisant marché du Dr Ericsson. Il en apprit en quelques semaines bien plus que durant les longues années de sa captivité au camp de travaux forcés Colonel Leclerc. Là-bas, il n'avait eu que le titre d'infirmier et la charge clandestine de milliers de camarades, mais non leur responsabilité officielle. Ici, il put acquérir la qualification de son emploi et même davantage. De plus, Ericsson, qui brûlait de sanctionner les attributions de son nouveau collaborateur, n'hésitait pas à lui confier sa motocyclette avec laquelle l'ancien pensionnaire du camp Colonel Leclerc accomplissait des missions de confiance à plusieurs dizaines de kilomètres de l'établissement protestant, sur des pistes difficiles mais dotées d'une chaussée assurée sinon ferme. Sa bonne intelligence de la mécanique et même sa maîtrise ravissaient Ericsson qui n'avait pas retenu, faute de l'avoir compris sans doute, l'interminable épisode de son apprentissage de chauffeur sur le camion d'un patron noir à Fort-Nègre.

A l'insu d'Ericsson, il arrivait à Mor-Zamba d'aller au-delà du rôle qui lui était dévolu, et c'était dans des circonstances très émouvantes. Confronté avec la mort inattendue d'un malade et le souhait de ses proches que l'adjoint du pasteur assumât toutes les fonctions de celui-ci, que de fois Mor-Zamba ne se vit-il pas contraint d'ouvrir la Bible, d'y lire un verset et même d'y ajouter quelques commentaires de son cru, en rapport avec la personnalité du disparu et l'espérance de salut des assistants, dans une contrée livrée alors au malheur. Répandue par un germe que le Dr Ericsson croyait venu de l'extérieur, et peut-être même de l'étranger, une épidémie de grippe décimait les Tambona, plus [PAGE 184] dispersés dans l'espace, plus diversifiés, répartis en un plus grand nombre de clans que les Ekoumdoum, moins aisés à saisir et à contrôler. Après une longue et irritante période de tâtonnements, Ericsson avait finalement découvert le meilleur traitement contre le virus responsable de l'épidémie, mais il manquait de médicaments et recommandait de fractionner la même dose d'antibiotique de façon à l'administrer à quatre malades.

Par ses catéchistes des villages environnant Tambona, Ericsson eut vent que son meilleur infirmier faisait aussi merveille aux enterrements en commentant la Bible.

– C'est une perle, ce garçon-là, se disait-il, oui, mais c'est quand même gênant. Il faudrait au moins qu'il soit baptisé. Oui, mais comment lui présenter la chose sans le blesser, ni même le troubler ? Et après ? Pas question d'en faire un simple catéchiste. Voyons voir, est-ce qu'un stage dans notre Centrale de l'Afrique de l'ouest ?... Oui, mais il faudrait qu'il connaisse un peu d'anglais. Quoi qu'un modeste pasteur du fin fond de l'Afrique ait plutôt besoin de foi, d'enthousiasme...

Pour ne s'être pas entendu proposer une activité profitable par le pasteur Ericsson, Georges Mor-Kinda, appelé plus souvent par ses amis Jo Le Jongleur, n'avait pas déchu à ses propres yeux, bien au contraire. Partant de l'adage selon lequel là où la chèvre est attachée, c'est là qu'il faut bien qu'elle broute, et bien qu'informé de l'ambiguïté douteuse de la sagesse dite populaire, l'ancien mauvais garçon de Kola-Kola avait résolu de tenter sa chance dans le petit commerce local, apparemment fort actif, grouillant d'escrocs éhontés, de gogos ahuris, de margoulins piaffants, toutes gens qui lui rappelaient Kola-Kola. Avec le capital prélevé sur le groupe scolaire du 18 juin et qu'il n'avait guère écorné encore, il avait acquis un petit stock de pacotille où dominait le sel, la denrée la plus demandée sur la place de Tambona : il allait le déployer au marché chaque matin sur un étal rudimentaire. Aussitôt installé, criant plus haut qu'aucun autre petit marchand, le visage caché sous un large chapeau de brousse dont le bord était relevé d'un côté et abaissé de l'autre, il se lançait dans un boniment burlesque qui avait vite fait de susciter un attroupement autour de lui.

– Oksinn ! oksinn ! oksinn ! En vérité oksinn, c'est trop peu dire, car je donne tout, je distribue tout. Voici la grande distribution tant attendue. Voici votre jour de chance, jeune homme, jolie fille, belle madame. Tenez, cette boîte de sel, [PAGE 185] mes camarades la vendent ? eh bien, moi, je te la donne, jolie madame; je te la donne gratis, vrai Dieu ! donne-toi seulement la peine de tendre la main, et elle est à toi. Tu en doutes ? essaye quand même, jolie madame. Je donne gratis le sel des bons bouillons, le sel des bons pot-au-feu, le sel qui fait de petits maris amoureux la nuit, jolie madame, le sel qui apporte des caresses, le sel qui fait venir de beaux enfants même aux femmes stériles. Voici le sel miracle, approchez, jolies filles qui cherchez des hommes amoureux et fidèles. Voici le sel miracle pour les hommes miracle, à la fois amoureux et fidèles.

Quand le sapak fut rétabli, il ne sut pas choisir définitivement entre les activités de Jo Le Jongleur, trop bruyantes, trop tumultueuses et, à bien y regarder, passablement douteuses, et celles de Mor-Zamba où il crut retrouver la bondieuserie obsédante dans laquelle s'était morfondue son enfance méconnue et humiliée. Il alla un jour avec l'un, le lendemain avec l'autre; le plus souvent, surtout s'il avait trouvé un livre ou un illustré d'Europe, fût-il vieux de plusieurs années, il gardait la maison pour se livrer à la lecture, qu'il affectionnait particulièrement.

Souvent, les trois rubénistes se retrouvaient ensemble. Habillés de kaki, coiffés du même chapeau de brousse, chaussés de pataugas, à l'exception de l'adolescent qui portait des sandales de plastique, ils faisaient néanmoins penser ici, non à des soldats combattant pour une cause austère et acharnée, mais à des élégants déambulant dans les rues colorées d'une grosse bourgade en cours de transformation accélérée, pourvue d'une certaine prospérité, l'opposé même d'Ekoumdoum – que d'ailleurs ils s'efforçaient maintenant d'oublier.

Mongo BETI