© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 112-135.



UN LONG SANGLOT DE MÉRINOS
(fin)
[1]

Georges LOUISY

Jimmy s'était arrêté, avait sorti d'un placard une bouteille et deux verres et, s'asseyant sur un pouf, avait à moitié rempli nos deux verres.

« Tout cela ne nous empêchera pas de boire... Moi, ça va après la douche. Frais comme une rose. Toi, tu n'as pas bu... Tu vois, p'tit frère, moi je t'aime bien. C'est pour ça que je te raconte ma vie... Tu ne seras pas statufié de ton vivant comme Pelé, mais tu dois pouvoir t'en sortir... Et puis, après tout, cela vaut-il la peine d'être célèbre ? Dernièrement, au Luxembourg, je me suis arrêté devant la statue de Baudelaire. Il faisait beau et je bandais doucement en pensant aux « Fleurs du Mal »... Un pigeon vint se poser sur la tête du grand homme et, en guise d'hommage, lui lâcha une merde sur le crâne avant de s'envoler, l'esprit léger... Voilà ce qui risque de choir sur la tête des immortels... La souillure d'une merde dans un jardin public... Alors, crois moi si tu veux, p'tit frère, il reste que j'ai débandé aussi sec. »

Je ne pus m'empêcher de rire bruyamment malgré la gravité de l'instant. Jimmy souriait doucement en se tapant sur les cuisses, complètement remis. Il continua : [PAGE 113]

« Je ne me suis pas senti devenir maquereau... Je naviguais tant bien que mal à Paris, ne foutant rien, d'accord, traînant un vague ennui « existentiel »... je n'y comprenais rien, mais le mot était à la mode... Moi, je parlais des tableaux que j'avais détruits et des poèmes que je lançais dans le vent. J'affirmais la permanence du génie et l'inutilité de l'art avec une grandiloquence qui épatait tous les gogos. On me disait : « Fais quelque chose qu'on puisse juger. Après tu pourras lancer tes brûlots. »

« Je répondais, outré : « Quoi, créer alors que je vais bientôt crever ? Mourir comme Radiguet ou Lautréamont, c'est pas mon genre. Exercer un chantage posthume à la jeunesse ? Non pas ! Ma gloire sera de crever vierge de toute corruption élitiste. Je suis. Et vous, mes amis, vous le savez. Saluez un génie inconnu »... etc., etc. Puis je devins « beat » après avoir lu Kerouac et pris quelques années dans la gueule. Mon auditoire s'était rajeuni, la France rentrait dans l'abondance... Remarque que James Dean, ça m'aurait plu... mais j'ai eu beau faire la putain au « Flore », il n'est passé dans mon ciel aucun réalisateur miracle... Je me suis fait avoir par plus requins que moi. Des mecs dont les projets n'aboutissaient jamais. Des actrices dont les noms avaient depuis longtemps disparu des génériques... tout un grouillement de ringards qui m'enfonçaient chaque jour un peu plus dans le stupre... Puis il y eut des bruits de bottes de plus en plus persistants en Algérie, la guerre d'indépendance avait atteint son rythme de croisière... Des voix s'élevaient çà et là pour dénoncer la torture. Je découvris que j'étais nègre, donc solidaire des Algériens... On parlait tout bas de la désertion d'une poignée de nos compatriotes, dans le petit monde des Antillais de Paris. L'idée de les imiter me vint un beau jour dans une sorte de sursaut anticolonialiste. J'étais déjà aux abois, et j'essayais de redresser la barre par un coup d'éclat. Je posai une demande d'engagement volontaire dans les paras, ce fut ma grande déception. Mon organisme était usé par les veilles, l'alcool et la drogue. Mais le pire, c'est que je fus irrémédiablement réformé pour une acuité visuelle insuffisante... Eh oui, p'tit frère, je porte des verres de contact et mon œil droit est presque mort... Pour les yeux perçants et durs, faudra repasser... Je retournai donc au « Flore », passant à côté d'un destin de héros anonyme... J'ai rencontré depuis d'anciens déserteurs : ils traînent après eux un profond traumatisme, quelque chose de tragique qui [PAGE 114] les nimbe d'une aura de martyr, et je les envie. Une belle amnistie pour un crime non perpétré, un engagement d'HOMME.... d'HONNETE HOMME réhabilité par l'Histoire. Voilà ce qu'ils ont et que j'ai raté, les brisés de la guerre d'Algérie...

« Un beau jour, je me suis retrouvé à accepter les petits cadeaux d'une fille avec qui je vivais plus ou moins. Une ceinture ou une cravate, de temps en temps une veste. Après mes nuits blanches, j'allais la retrouver sur le coup de six heures dans son studio, et nous restions au lit jusqu'à deux heures de l'après-midi. Un matin, j'étais à peine couché qu'on frappa à la porte. J'ouvris pour me trouver nez à nez avec deux messieurs qui m'annoncèrent, en me glissant leur carte de policier sous le nez, qu'ils m'arrêtaient pour proxénitisme. Je fus condamné à six mois de prison.

« Lorsque je quittai la Santé, Magali, ma copine, m'attendait un peu plus loin, dans un taxi. C'est de ce jour que je devins vraiment un peu mac... Parce que mon truc, ce n'est pas tout à fait ça... Je ne me suis jamais vraiment intégré au milieu. Ils me tolèrent, me respectent un peu... et puis j'ai toujours un peu de fric à refiler aux minables du « Coulirou Frit »... En cas de coup dur, je n'aurai qu'à les siffler... Ils cavaleront ventre à terre pour m'assister. Mon truc c'est le gros poisson... la rombière qui a pignon sur rue. Genre directrice de galerie de tableaux ou bijoutière, pas trop mûre... le genre de nanas sortables... J'aime bien respirer dans un grand appartement, marcher pieds nus sur une moquette épaisse, disposer d'une grande glace dans la salle de bains pour m'appliquer à camoufler ce désert qui grandit sur le haut de mon crâne... Il y a des jours où les tifs sont rebelles... ils refusent de plier... Alors là, ça devient grave... Je m'énerve un peu et refuse de mettre le nez dehors. Magali et moi, nous sommes restés deux ans ensemble... Après, je l'ai poussée à se marier... Je crois qu'elle est heureuse... elle vit en province : elle a une quincaillerie qui marche, deux charmantes fillettes et un mari passionné de rugby et de bonne chère.

« J'ai connu la Martinique à quinze ans, complètement bilingue. Ma mère avait de grandes ambitions pour moi, mais je pense que, dès le départ, c'était foutu. Il y avait trop de mystères autour de moi, trop d'allées et venues dans le bordel qu'elle tenait à Castries, trop de champagne vidé et de types saouls. Et puis, j'ai baisé à douze ans et les nanas me trouvaient beau gosse... Toute cette saloperie qui m'est tombée [PAGE 115] sur la tête pour un petit coup tiré à la sauvette avec un muletier. Brave type, au demeurant, paraît-il... Mais il n'était pas question d'avortement dans la famille : le prêtre était à la table de mes grands-parents tous les dimanches. Ma mère a su dissimuler la chose jusqu'au cinquième mois, le Romeo, sentant venir l'orage s'était enfui en Guadeloupe où il vit encore. On embarqua ma mère sur le premier bateau en partance pour Le Havre, en lui signifiant l'interdiction de remettre les pieds à la Martinique, tant qu'il y aurait un seul Saint-Jammes vivant dans le pays. Elle quitta la Martinique munie d'un important viatique. De quoi vivre confortablement deux ans. Elle accoucha dans la banlieue parisienne, confia à neuf mois son fils à une nourrice, qui s'occupa de mon frère aîné jusqu'à l'âge de seize ans, âge auquel il s'enfuit sans laisser d'adresse. Deux ans plus tard, la nourrice recevait une longue lettre du fugitif postée à Dakar.

« Ma mère ne supportait pas l'Europe; elle gagna Londres où elle passa quelques semaines, s'embarqua sur un bateau qui faisait route vers Sainte ucie, et s'installa dans cette île où, par beau temps, on peut, dans le lointain, percevoir les contours de la toute proche Martinique. A soixante ans maintenant, elle est devenue une dame respectable qui exploite deux hôtels touristiques aux environs de Castries, un autre à la Guadeloupe, et le dernier sur l'ancienne propriété familiale. Eh ! oui... elle a été sollicitée par les St-Jammes survivants pour sauver de la banqueroute l'entreprise familiale. Mes oncles, tantes et cousins se sont reconvertis dans le tourisme de masse et vendent du sun, sand and sex aux hordes de barbares qui descendant de l'hémisphère nord, viennent chaque année nous prostituer un peu plus. Mon frère aîné est lui aussi, un Saint-Jammes, ma mère l'ayant reconnu. Mais totalement perdu pour la famille. C'est lui qui ne nous reconnaît pas... Et je voudrais lui dire tant de choses... C'est à l'âge de douze ans que je sus son existence... Par un type qui ne voulait certainement pas du bien à ma mère... C'était un Martiniquais qui faisait de la contrebande de cigarettes... Il était assis dos au bar, le panama cassé sur les yeux, vidant tranquillement bière sur bière... Il parlait d'une somme d'argent que lui devait ma mère et attendait son retour en roulant ses gros yeux rouges; il était là depuis des heures, maman étant partie à Trinidad pour le carnaval. De temps en temps, en débarrassant les tables, je lui jetais un coup d'œil craintif. Il me suivait du regard, puis baissait la tête et [PAGE 116] chassait sur sa cuisse une mouche imaginaire. A un moment, il se redressa pour se dégourdir les jambes, repoussa le panama sur son front, et, comme je passais à sa portée, il m'attrapa par le bras :

« – Hé, Jimmy, où est ton frère ?

« Je le regardai, surpris et un peu effrayé :

« – Je n'ai pas de frère.

« – Mais, si, mais si, tu as un grand frère.

« Il souriait en observant attentivement l'effet que produisait sur moi ses paroles. Il reprit : « Il doit avoir quatre ou cinq ans de plus que toi. Je crois qu'il est né en France, et qu'on l'a laissé là-bas. Peut-être qu'il pesait trop lourd... »

« Il me relâcha, jouissant sadiquement du trouble qu'il faisait naître en moi. Je disparus dans ma chambre pour le reste de la journée. Maman arriva en début de soirée. C'était le mercredi des Cendres. Elle m'embrassa rapidement et retourna à ses affaires... Je n'ai jamais revu ce type, mais quelques jours plus tard ma mère ne se fit pas prier pour tout m'expliquer. Simplement. Elle m'apprit en même temps la fugue de mon frère et les efforts qu'elle faisait pour le retrouver. Elle m'assura qu'il n'avait jamais manqué de rien, et que, par l'intermédiaire d'une banque, il lui était versé chaque mois jusqu'à sa disparition, une pension confortable. La vie que je menais alors entre les putes, les trafiquants en tous genres, et les aventuriers m'avait assez endurci pour ne rien laisser paraître de mes émois. Mais je me jurais de le retrouver un jour. J'étais très seul et ce frère me manquait... Nous aurions vécu ensemble... ma vie aurait peut-être été différente.

« ... Je quittai la Martinique après une sale affaire. Je suivais plutôt mal les cours d'une école religieuse où j'étais pensionnaire. Dix-sept ans, un peu branleur, à l'étroit entre les hauts murs gris de l'institution, mal à l'aise en compagnie des prêtres et de tous les garçons trop bien élevés qui m'entouraient. Le port de la cravate était obligatoire; les sermons, neuvaines et vêpres durs à encaisser et lugubrement fades par rapport à la salacité d'une vie passée dans les jupons d'une mère maquerelle et les appas somptueux d'un personnel dévoué, offrant généreusement sa dîme au « fils de la patronne ».

« Je m'étais plusieurs fois fait pincer en faisant le mur et, dans le petit peuple de potaches de la ville, je passais pour un « dur à cuire », étiquette qui m'ouvrait les salons [PAGE 117] des maisons bourgeoises où l'on adore exhiber ces moutons à deux têtes qu'on se passe parfois d'une villa à l'autre pour amuser la galerie. Mon nom étant très connu, cela ajoutait du piment à la sauce. Je faisais le singe, inventant des histoires de putes, de duels au rasoir, m'attirant les grandes tapes dans le dos d'un public haletant. Puis, un jour, tout craqua... Au cours d'une surprise partie, m'étant laissé aller à boire, titubant, j'avais aimablement invité à danser une de ces demoiselles qui riaient si fort en écoutant mes histoires. Elle avait refusé et, comme j'insistais, elle m'avait reproché mes origines en des termes si injurieux, que cédant à un réflexe de voyou outragé, je lui avais cassé le nez d'un coup de tête à bout portant. L'affaire fit scandale, ses parents portèrent plainte, je fus exclu de l'école. Je ne pus m'en tirer que grâce à l'habileté d'un avocat qui sut amener les parents de la jeune fille à retirer leur plainte, moyennant une substantielle contre-partie financière. Ayant moi aussi éclaboussé la respectabilité des Saint-Jammes, je fus tout de go « invité » à choisir la France pour une expiation temporaire... Et voilà ! Il y a plus de vingt ans que ça dure... Bien sûr, je suis plusieurs fois revenu au pays et j'aurais pu m'y installer, mais Paname me colle aux tripes... et puis... J'ai encore quelque chose à faire ici... quelque chose qui... (c'est trop bête, voilà que j'ai des préoccupations bourgeoises)... Voilà que je pense à un coup d'éclat... Ça me reprend encore, moi l'asocial... comme ma mère jadis m'envoyant chez les prêtres... le coup de torchon purificateur qui me restituerait une virginité immaculée, et me sortirait intact de ce cloaque...

« Omar, je m'imagine un jour marié, avec des gosses, cinq filles peut-être... Marié comme mon frère... Et j'irais peut-être à l'église le dimanche et les gens me salueraient bien bas... L'infrastructure est déjà là-bas... Les hôtels et peut-être la femme, elle aussi... Ma mère me supplie de revenir pour diriger ses établissements. Je suis trilingue, j'ai de l'entregent et j'ai suivi deux ans des cours de gestion... Mais le temps passe, j'attends... C'est trop dur qu'à côté de ceux qui triment, tout me tombe tout cuit dans la bouche... Et c'est ici que je veux d'abord me réaliser... Anonyme dans cette ville sombre... traînant comme un forçat le fardeau d'un destin frappé du sceau de l'anathème... Il faut que cette direction d'hôtel je l'ai d'abord gagnée. C'est maintenant une course contre la montre sur les chemins piégés d'une très « Longue Marche ». [PAGE 118]

« Le destin de mon frère est curieux, Alors que j'essayais en vain de me faire engager dans les paras, il était déjà depuis quatre ans en Algérie, se couvrant d'honneurs et de faits d'armes sous l'uniforme français. C'est par correspondance qu'il épousa une Sénégalaise, ne s'offrant aucun répit dans sa chasse aux fellagha. Promu lieutenant lors de l'éclatement de la Fédération du Mali, il opta pour la nationalité sénégalaise, fut versé dans les cadres de la toute nouvelle armée nationale avec le grade de capitaine. Pour les militaires coloniaux de cette folle époque, l'histoire empruntait de singulières bifurcations... Mon frère ne s'attarda pas dans l'armée... Il s'était trouvé une patrie, avait largué les Antilles, la France. Sans passé, il rompait avec la diaspora nègre pour planter ses racines dans le ventre de l'Afrique... Il s'établit assureur à Dakar. C'est aujourd'hui une personnalité sénégalaise. Il dispose d'un splendide pied-à-terre parisien... Deux mois par an, il vient s'y détendre avec femme, enfants et... domestiques. Quelle ironie ! L'enfant abandonné a pris sa revanche.

« Il m'a éconduit, mon frère, tu sais ! Et je ne lui reproche pas de voir en nous des dégénérés sans intérêt. J'étais prêt à tout lui expliquer... lui dire ma quête, mon innocence... Comme lui, je suis victime... Mais il m'a éconduit mon frère... Je n'ai pu voir que sa bonne portugaise... Il m'a fait répondre qu'il n'avait pas de frère... que ses seuls parents étaient sa femme et ses trois enfants... Et je pense qu'il a raison mon frère... Lui, il a pu sortir de ce merdier et il a la chance de ne pas prêter à rire lorsqu'il se déclare nègre... Mais regarde-moi, ma peau, mes cheveux, mes traits... A peine plus bronzé qu'un Parisien... mais nègre jusqu'à la pointe des orteils... L'Histoire m'a joué un sale tour : ma couleur pâle est devenue un handicap, et l'on ne me croit pas lorsque je me proclame Antillais... »

CHAPITRE XXI

Le claquement d'une porte me réveille en sursaut. Je regarde ma montre : six heures et demie; j'ai dû m'endormir [PAGE 119] une demi-heure. Une feuille de papier a été glissée sous ma porte. Je la ramasse, reconnais l'écriture malhabile de Margot et lis avec stupeur la conclusion qu'elle a tiré de notre conversation : « Omar, je t'aime bocoup, mais je préfère que tu es un Noir. » Verdict déchirant. On condamne en moi l'Arabe pour tolérer le Nègre. Brisure. Le ver est dans le fruit et l'innocence vacille. Cela s'abat comme un coup de hache qui me fendrait de pied en cap pour tenter de m'extirper une tare. Je choisis le parti de sourire, désabusé, range le papier en me promettant d'en discuter plus tard avec Margot. Elle se glisse parfois chez moi pour parler, grignoter quelque chose ou chercher un peu d'affection. Elle vit seule avec sa mère qui lui interdit de me rendre visite, mais elle n'en tient pas compte. Souvent brutalisée et battue, elle a cette farouche résignation des enfants trop systématiquement châtiés et pour qui les coups relèvent d'un rituel patiemment assimilé. Insensible aux brimades, elle me garde son amitié malgré les colères maternelles. Sa mère et moi ne nous parlions plus depuis que j'étais intervenu pour abréger une « correction » qui avait amené sur le palier tous les locataires de l'étage. A ma grande surprise, ces derniers s'étaient rangés derrière la marâtre, lorsqu'elle m'eût signifié de me mêler de mes affaires. L'union sacrée des blancs m'avait remis à la place que, selon eux, je « méritais ».

La nuit s'installait sur Barbès et je devais rencontrer Jimmy au « Coulirou Frit ». Il m'avait évasivement parlé d'un cocktail littéraire auquel il était invité et souhaitait ma compagnie pour la circonstance. Je m'étais fait tirer l'oreille avant d'accepter, ne sachant trop ce que pouvait être ce genre de manifestation pour un béotien englué dans ses problèmes d'adaptation à la vie parisienne, assailli par les affres du doute quant à sa nouvelle orientation sociale. Jimmy m'avait rassuré et promis son appui. Le soir où il s'était si longuement confessé à moi, j'avais senti poindre en lui un souffle fraternel. Il s'en était expliqué : « Trop de gosses dans ton cas, petit frère, arrivent ici au bout de leur route... piétinent... patinent et sombrent... S'il y avait un paradis pour les Nègres chez les Blancs, ça se saurait. La branche qui te soutenait s'est cassée. Empresse-toi d'en agripper une autre... Mais ce n'est pas la peine de la chercher par ici... Tire-toi vite lorsque tu te seras façonné une stature d'homme... Retourne chez toi, mais n'y vas pas les mains vides... Tiens. Je pourrais t'aider si tu apprenais l'anglais, [PAGE 120] par exemple, et que tu t'intéressais à l'industrie hôtelière ... Je pourrais te faire caser là-bas... En attendant mon retour ... Toi et moi on pourrait se débrouiller pas mal... Et puis t'as une belle petite gueule, ce qui ne déparerait pas le décor... Il y a ici des types qui, débarqués depuis quarante ans, croyaient aborder aux rivages de l'Eldorado. Ils n'ont jamais cessé de tourner en rond comme des chiens qui essaient de se mordre la queue, et placent leur dernier espoir dans un tiercé miracle qui leur permettrait de rentrer au pays à peu près honorablement... P'tit frère, crois-en mon expérience, n'allonge pas la liste des paumés... Tu es jeune, c'est ton atout... Plus l'attente dure, plus c'est dur... Regarde-moi et tu comprendras... Je ne veux pas que tu me ressembles dans vingt ans... C'est pour cela que je veux t'aider. »

J'enfilai rapidement une veste, attrapai un roman policier qui traînait et dévalai les escaliers. J'étais en avance. Dans la rue, je ralentis le pas, accordant mon allure au rythme de la médina somnolente. Ici fleurissaient les djellabas immaculées et l'insolente bigarure des boubous bruissant au vent poivré des merguez. La voix puissante d'Oum Kalsoum s'échappant d'un bar enfumé glissait sa mélancolie orientale dans le clair-obscur des âmes déracinées.

Ici stagnait Barbès, grosse verrue suppurant au flanc de la métropole. Je bifurquai dans la rue Caplat, me débarrassai non sans peine d'un vendeur de hachisch qui me collait aux basques, m'arrêtai quelques secondes près d'un groupe d'Antillais qui, accroupis sur le trottoir, lançaient imperturbablement leurs dés avec des cris de bûcherons à la peine.

A l'angle de la rue Charbonnière un petit Nègre, haut comme une bitte, tirait par le col de son manteau une grande rouquine qui, cassée en deux, traînait les pieds en gémissant.

« Merde alors ! glapissait l'avorton. C'est pas la peine d'être maquée si c'est pour raquer comme une cave. A ce tarif-là on va crever de faim. Hein, c'est ça que tu veux ?

– Arrête, Fredo, suppliait la femme.... Laisse-moi t'expliquer...

Expliquer quoi ? grande feignasse... que tu bosses comme un photomaton... Quat' francs pour six poses !... Que tu racontes ta vie aux caves... J'arrête pas de te ré-péter que ton cul est un outil... Va falloir que tu t'en serves, merde... Je perds du fric sur ton dos, sale tocard... Combien de passes t'a fait ?

– Cinq, Fredo. [PAGE 121]

– Cinq... A quarante tickets... une misère ça ! Et tu me ramènes 180... Où est passé le reste ? J'ai bien envie de te couper le cul pour t'apprendre la bienséance ! »

Je me glissai dans la rue Charbonnière, pliant l'échine dans l'indifférence ambiante. Le Tiers-Monde mâle s'agglutinait aux devantures des hôtels de passe, tendant le cou pour évaluer la gélatine flasque offerte à sa fringale sexuelle. A Barbès, la putain n'était pas du super choix. Echouaient là toutes celles dont les charmes n'étaient pas négociables dans les quartiers plus huppés, les recalées de la profession en butte aux « cadences infernales » qu'imposait la permanence d'une clientèle pléthorique, peu exigeante sur la qualité du produit à consommer. Confinée dans les catacombes d'une société verticale, la tourbe outre-merdeuse se pourléchait des bas morceaux putassiers, bénissant les libérateurs éclairés grâce auxquels ces cuisses aux blancs fanons s'écartaient pour absorber la crue incontinente des délires oniriques.

Je m'engageai dans la rue Jessaint, achetai une poignée de raisins secs à un épicier algérien qui tenait boutique en face du « Coulirou Frit ». Debout au bord du trottoir, je croquai lentement mes raisins avant de traverser la rue. Il y avait peu de monde à l'intérieur du bar et Jimmy n'était pas arrivé. Je m'installai au fond de la salle et me plongeai dans le roman policier après avoir commandé du jus de goyave. Jimmy fit son entrée avec une vingtaine de minutes de retard. Il était soucieux et m'expliqua que son amie Ilke (un mannequin allemand avec laquelle il vivait depuis deux ans) qu'il attendait en début de soirée, lui avait téléphoné de Munich pour lui annoncer qu'elle était retenue au chevet de sa mère, victime d'une mauvaise chute.

« Tant pis ! » conclut-il. Je voulais te la présenter ce soir. Je crois que vous vous seriez entendus. Ce n'est que partie remise. » Il tendit la main vers le livre placé devant moi, lut le titre, et esquissa une moue ironique :

– Ah ! un polar. T'est à la recherche de frissons ? Moi qui te prenais pour un gars sérieux...

– Et moi qui voyais en toi un mec éclectique et tolérant, répondis-je du tac au tac. Ça fait très bien passer le temps... Quand, seul dans un bar, on attend un copain qui tarde à venir... Ça permet aussi d'éviter les raseurs qui hésitent à interrompre le lecteur... Et puis on apprend tout de même des choses... Je viens d'y lire que les nègres sentent le musc. Tu savais ça, toi ? [PAGE 122]

Il éclata de rire :

– De qui est-ce ?

– Peu importe. On ne va tout de même pas l'immortaliser.

– Bof ! On ne lui reprochera pas d'avoir usé d'un euphémisme. Il a dû être gêné au moment d'écrire que les Nègres « schlinguent ». Je crois savoir que le musc est employé en parfumerie. Au mieux, cela pourrait passer pour un éloge, ajouta-t-il narquois.

Il commanda un punch, le but à petites gorgées, l'air absent. Il tressaillit soudain, se retourna le doigt levé, s'adressant au patron :

– Au fait, Martin, tu peux la mettre, ta plaque. IL est mort.

– Ah ! enfin, répondit ce dernier en se frottant les mains. Et depuis quand ?

– Voyons... cela fait quelques semaines. Et je n'ai lu nulle part qu'IL était Antillais. Même dans la mort, IL vous aura snobé.

– On s'en fout, reprit Martin. Moi, je sais qu'IL est né chez nous. C'est l'essentiel.

– Ouais, mais IL sera difficile à noircir. D'ailleurs, je ne vois pas comment tu feras croire aux gens qu'il a vécu dans ce quartier pouilleux. IL était diplomate de carrière. Ces gens-là ne sont pas réputés endurer les misères de l'artiste méconnu. »

– T'inquiète pas pour moi, Jimmy; y en a quelques-uns à qui je fermerai la gueule rien qu'en leur montrant la plaque.

Le sens de ce dialogue m'échappait. Jimmy ne se fit pas prier pour m'expliquer : « Martin, un jour, s'est éloigné de ses bases, histoire de jouer les intellectuels au Quartier Latin. Dans un bar de Saint-Michel, il fut abordé par un prof de lettres éméché, qui venait d'être viré de la Guadeloupe pour avoir traité un de ses élèves de « sale macaque ». Bien entendu, il ne portait pas les Antillais dans son cœur et le fit clairement savoir. Martin, furieux, lui donna la réplique qui s'imposait, jusqu'au moment où, à bout d'arguments, le type lui lança : « D'ailleurs, vous n'avez même pas un prix Nobel ! » Notre champion accusa le coup, mais il avait un solide crochet du droit et il étala le type pour le compte. Cependant cette histoire de prix Nobel lui trottait par la tête... Il n'arrêtait pas d'en parler autour de lui, jusqu'au jour où l'un de ses clients lui suggéra Saint-John Perse, né à la Guadeloupe, et qui sert de caution intellectuelle à tous les Antillais en [PAGE 123] mal d'égalitarisme racial (Perse a beau être un z'oreille, on s'en fout). L'informateur devait être un rigolo, car il lui balança en vrac Ralph Bunche, Martin Luther King, Pouchkine et Alexandre Dumas, termina par Mohamed Ali, Esope et Christophe Colomb, sachant sans doute que les juifs, après tant d'autres, revendiquaient eux aussi ce dernier.

Perplexe, Martin se rallia à Perse qui lui semblait plus crédible et qui, de surcroît, était né comme lui-même à la Guadeloupe. N'ayant jamais entendu parler de cet oiseau rare, il le situait au XIXe siècle, et il voulut lui rendre hommage à sa façon. II commanda à un marbrier-graveur une plaque avec l'inscription suivante :

SAINT-JOHN PERSE
PRIX NOBEL DE LITTERATURE
A VECU ICI

« Le jour prévu pour la fixation de la plaque, j'arrive ici inopinément, et voilà Martin tout excité, me contant cette affaire. Je lui réponds que chacun a l'idole qu'il veut même si la réalité historique en prend un coup, mais qu'il risque d'avoir des ennuis, si Perse ou l'un de ses amis aperçoit cette plaque au-dessus de l'entrée de son coupe-gorge. « Il y a au moins cent ans qu'il est mort, qu'il me répond. Qui s'en soucie maintenant ? Moi-même, je ne le connaissais pas. » Me voilà expliquant à Martin, éberlué, qu'en cette année 1973, Saint-John Perse était bien vivant, même s'il faisait le mort. Il me fallut, pour le convaincre, téléphoner à l'éditeur du poète qui me prit pour un mauvais plaisant, s'indigna et invita par la même occasion Martin à lire son œuvre si vraiment il voulait rendre service à un grand homme... Je ne croit pas qu'il l'ait fait... Mais ce dont je suis certain, c'est qu'il attendait sa mort avec impatience, pour enfin fixer cette plaque. Qui peut dire aujourd'hui que Perse n'a jamais vécu ici ? Lui seul. Quant à Martin, il retrouve une dignité perdue depuis le jour où cet ivrogne l'avait fait passer pour un sous-homme. En plus, il finira par faire croire à ses clients qu'il gère un monument historique. Chez les commerçants, la fleur bleue se marie souvent avec le porte-monnaie. »

Jimmy but une dernière gorgée, posa son verre et, secouant la tête d'un air désabusé, laissa tomber : « Voilà des gens qui se prétendent noirs et fiers de l'être, mais qui ne sont [PAGE 124] pas heureux s'ils ne se font légitimer par un papa ou une maman de race blanche. Bokassa chiale aux obsèques de de Gaulle : « J'ai perdu mon père. » Son orphelin de frère, Idi Amin, trépigne parce que la reine Elisabeth ne l'invite pas à Buckhingham; voilà Martin qui réhabilite les Antillais en leur déterrant un prix Nobel. Quant à Tsiranana, il était investi d'une mission divine par le même Dieu que Franco. Tiens, c'est comme si les Algériens s'appropriaient Camus, alors que Meursault leur démontre comment on peut descendre froidement un Arabe et se faire passer pour innocent aux yeux de l'opinion mondiale...

– Mais ce n'est pas ça, Jimmy, tu dérailles, interrompis-je.

– Toi, ta gueule, p'tit frère. C'est vous qui déraillez, vous, les grugés de l'idéologie colonialiste. Ce bouquin-là et sa philosophie ne vous concernent pas. Exit les indigènes. L'absurdité de la vie de Meursault, ce gros rocher qu'il pousse inlassablement, c'est la masse arabe qu'il accuse à tort d'être à l'origine de son échec. Meursault est un raté de la colonisation, un type qui n'a pas fait son trou, alors que dans ce pays il suffisait d'être blanc pour réussir. On a beau nous donner des clefs pour comprendre « l'Etranger », notre devoir est de les refuser. Rien ne nous interdit d'entrer par effraction dans l'inconscient de Meursault. On nous dit : attention, ne sortez pas des balises, un peu plus loin c'est des marécages. Eh bien, allons-y dans ces marécages. Ce que nous y découvrons n'est pas très joli. Le colon n'est pas aux colonies par philanthropie. Porter la bonne parole aux « natives », leur faire bénéficier des bienfaits de la civilisation occidentale, mon œil. En 1954, il n'y avait pas trente universitaires algériens sur près de 8 millions d'habitants. Ceci après plus de cent ans d'administration française. Les gens comme Meursault sont là pour s'enrichir aux dépens d'une population indigène spoliée, à qui on a volé ses terres.... Mais Meursault n'a pas de dents pour mordre dans ce gâteau. Rond-de-cuir, il vit dans un immeuble minable avec des paumés de son espèce, un vieillard à moitié fou traînant un chien galeux, un maquereau minable (pardon pour lui), un brave cafetier aussi ahuri qu'un indigène, lorsqu'il lui faut témoigner devant les assises. Le soleil... ce soleil qu'on adore... qu'on bénit, ce soleil dont on aime jouir, se repaître... cette lueur blanche dans laquelle on se vautre des journées entières... Eh bien, ce soleil, c'est le calvaire de Meursault. L'échec n'en est que plus cuisant... On offre même à notre « ami » [PAGE 125] la possibilité d'aller bosser à Paris... Il refuse parce que Paris est gris. Il y serait pourtant à l'abri du soleil... Et pourquoi ne pas penser que s'il n'y va pas, c'est parce que sa situation risque d'être pire. A Paris, il ne sera pas un privilégié... pas de population arabe... Personne à dominer. Rien que des blancs comme lui, dans une lutte à armes égales... Pour les Arabes, il peut encore passer pour « quelqu'un », mais à Paris, sa médiocrité sera criante. Meursault est piégé et il ressasse sombrement son échec... Voilà ce qu'il ne nous dit pas mais que nous savons, nous qui avons pratiqués les colons. Aux colonies n'importe quel minus blanc se prend pour un « monsieur »... Bien entendu, le fautif c'est le lampiste, en l'occurrence l'Arabe. Ailleurs il serait nègre, juif ou catholique irlandais, toute cette racaille puante qui empêche aux « seigneurs » de respirer. Et l'Arabe ? Qu'est-ce qu'il est allé foutre sur cette plage ? Ne sait-il pas que c'est réservé aux Blancs ? En voilà un qui ne sait pas rester à sa place ! Meursault va lui apprendre à vivre. Alors c'est là que la machination est claire. Raymond veut lui régler son compte illico, mais Meursault voudrait un meurtre sans bavures. Il attend que l'Arabe, paniqué, sorte son couteau pour l'étendre comme un chien. Pas bête, Meursault; il recherche la légitime défense et, par son attitude provocante, il va précipiter l'événement... Lorsque l'Arabe dégaine enfin, Meursault est au bord de l'orgasme. Ecoute-moi ça, petit frère : « Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. »... Meursault tire... et, pour être sûr que l'autre ne va pas se relever, il lui loge quatre autres balles dans les tripes... La guerre d'Algérie a commencé.

« Mais le piège de notre homme va se refermer sur lui-même. Si, pour lui, l'Arabe n'existe pas, sinon qu'en tant qu'ombre ricanante au sommet d'un rocher, pour les juges c'est une abstraction. On n'en parle même pas au procès. Nous savons qu'il a une sœur, qu'il était en compagnie d'un copain lors du drame. Qu'il n'est pas impossible qu'il ait eu un père, une mère, des frères, des cousins et cousines, et pourquoi pas des voisins, puisqu'il habitait Alger. Eh ! bien, aucun de ceux-là n'était au procès. Sa famille n'est même pas représentée par un avocat commis d'office, comme pour Meursault. C'est un règlement de comptes entre Meursault et ses juges. Ce type-là est inhumain : il se fout de Dieu et il [PAGE 126] n'a même pas pleuré à l'enterrement de sa mère. Pour cela, on va lui couper le cou. Là, voilà l'absurde. Le vrai procès de Meursault commencera en novembre 1954. Aujourd'hui, on en connaît le verdict. »

Jimmy posa son verre, l'air content de lui. Je le regardai en rigolant :

– Intéressante ta thèse, mais on ne manquera pas de te traiter d'analphabète. De te renvoyer au « Mythe de Sysiphe ». Et de t'inviter à une re-lecture de « l'Etranger ». Il ne manquera pas d'exégètes pour te qualifier de paranoïaque. On te sortira : « Lever, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi et samedi sur le même rythme, etc. » Après tout, si Meursault a descendu l'Arabe, c'est peut-être parce qu'il l'a confondu avec son patron.

– Alors là, p'tit frère, je n'y avais pas pensé. Ce que je sais, c'est qu'on entre dans « l'Etranger » comme dans une auberge espagnole, et que la dialectique n'est pas faite pour les chiens... Maintenant, il faut qu'on se taille. »

Je collais à Jimmy comme un chiot craintif se presse aux jambes de son maître, le suivant dans ses moindres méandres, ballotté dans la jacassante cacophonie des invités qui jouaient des coudes pour se rapprocher du buffet, dissimulé derrière deux rangs ténus de goinfres inamovibles et braillards. Au milieu de cette faune affamée, un géant blond et barbu – Bob Givens, le héros du jour – embrassait tout le monde comme du bon pain, éructant un tonitruant sabir franco-anglais qui enchantait ses admirateurs copieusement arrosés par l'inquiétante parabole d'une coupe de champagne que notre homme brandissait au-dessus des têtes amies ou supposées l'être.

« Le « maître » a son compte, me murmura Jimmy, amusé. Dans un moment on risque de le trouver ronflant dans les cuisines. »

Il m'entraîna à sa suite dans un angle à peu près calme, pour observer à l'écart et satisfaire ma curiosité.

« Bob est un vieux pote de vingt ans, débarqué ici après la guerre de Corée où il a servi comme sous-officier. Je l'ai rencontré alors qu'apprenti cinéaste en chômage, il traînait à Montparnasse à la recherche des fantômes de Figzgerald et d'Hemingway. Il ne savait pas un seul mot de français, et pendant deux ans je fus son professeur et ami. S'il n'a [PAGE 127] jamais tourné un seul film, par contre il écrivait beaucoup, collaborant à des revues américaines de Paris, leur fournissant des critiques de théâtre et de cinéma, ou commentant la vie mondaine de ces compatriotes parisiens. Piqué au jeu, il s'enhardit à écrire un petit livre de souvenirs sans prétention qui, contre tout pronostic, eut un succès appréciable aux Etats-Unis. C'est alors qu'il décida de se consacrer au roman. Il en est à son septième; le dernier, celui que nous baptisons aujourd'hui étant une véritable gageure : il l'a en effet écrit en français, langue qu'après vingt ans il n'est jamais arrivé à parler de manière acceptable. Mais c'était devenu son rêve. Il estimait devoir cela aux Français... Nos routes, bien entendu, se sont séparées... Je ne l'avais pas revu depuis dix ans, lorsque je l'ai rencontré la semaine dernière à « La Coupole », où il m'a remis cette invitation. »

Il s'interrompit, scrutant les visages, grommelant entre ses dents :

– Ma parole... il y a là tous les vieux fossiles d'antan... Tiens, cette grande bringue un peu décatie à la veste de renard râpé, c'est Krista, ex-mannequin vedette... en son temps elle a enregistré un disque et publié un roman... La voilà métamorphosée en « rossignol »... le mec qui se promène avec un gosse sur les épaules, c'est Jean-Pierre Auber, réalisateur-vedette à la Télévision... Sous de Gaulle il fut le premier à montrer une paire de seins sur le petit écran... Cela lui valut deux ans de Purgatoire... La Présidente n'avait pas apprécié... Récupéré pendant ce temps par les Américains, il ramena du Vietnam un document qui, par son objectivité et sa charge émotionnelle, a ému le monde entier... Rentré en grâces sous Pompidou, il est, paraît-il, un directeur potentiel. »

Jimmy, excité, lançait ses observations en entomologiste passionné, se tapant le front du plat de la main chaque fois qu'un nom ou un détail lui échappait. Ebahi, je l'écoutais dévider tout un flot d'anecdotes surgies de son passé de dandy germanopratin.

« Merde ! s'exclama-t-il soudain... Emilienne ! Qu'est-ce qu'elle fout ici, cette garce ? Omar, voilà la femme la plus dangereuse de France. Foutons le camp, il y a du scandale dans l'air. »

Du menton, il me désignait une négresse boulotte en perruque rose qui nous tournait le dos et parlait haut, en gesticulant. Son interlocuteur, un homme grand et sec d'une [PAGE 128] soixantaine d'années, hochait la tête, en jetant autour de lui des regards furtifs. Jimmy me prit par le bras.

– Allons-nous en, Omar, je t'expliquerai dehors. »

Nous dûmes nous glisser derrière le couple pour gagner la sortie. Le ton de la femme était suffisamment perçant pour commencer à attirer sur sa personne des regards intrigués. Je saisis au passage une partie de sa conversation : « ... mais dites-moi où va notre Occident; ils voulaient leur indépendance, ils l'ont eue. Nos rues sont encombrées de zoulous et de pakistanais qui terrorisent nos fillettes et transforment nos trottoirs en souks... Qu'ils s'en retournent tous à Marrakech, aider Moulay Hassan à reprendre le Sahara... »

Dehors, je demandai des explications à Jimmy qui m'entraînait à grands pas à travers St-Germain-des-Prés.

– Tu n'as jamais entendu parler de Peggy Brown ? me demanda-t-il.

– Non. Qui est-ce ?

– C'est cette négresse à cheveux roses qui voulait polariser l'attention. Emilienne Hilarion pour l'état civil... La honte des nègres et l'alibi de l'extrême-droite dans sa dénonciation des « mauvais » immigrés... Le type à qui elle parlait, c'est son amant, Pierre Mertin, viré de la radio à cause de sa participation active aux opérations de l'ex-O.A.S. Il organise maintenant des safaris en Afrique noire. C'est lui qui pousse Peggy sur le devant de la scène et la manipule en coulisses... On dit même qu'il lui tient la plume pour ses éditoriaux de « France Toujours ».

– Ouais, mais qui est-elle exactement ?

– Mais, Omar, tout de même... tu connais « France Toujours ?

– O.K., Jimmy. Je sais que c'est un journal de droite... Je ne l'ai jamais lu... ce que je me demande, c'est comment une négresse peut-elle être amenée à collaborer à un tel journal ?

– Pauvre cave... Parce que tu crois à la solidarité entière des opprimés... Il n'y a jamais eu de juifs félons et d'Arabes renégats ? Les harkis, c'est quoi d'après toi ? Des patriotes alsaciens ? J'ai lu quelque part que le président de l'association des « Français musulmans » condamnait l'avortement parce que, disait-il : « Nous ne voulons pas que cette belle France soit occupée par des étrangers qui auront eu la sagesse de prévenir cet assassinat. » Ceci est une profession de foi arabe, Omar. Peggy Brown doit penser que son passeport [PAGE 129] français la met à l'abri de certaines... disons... vicissitudes de l'Histoire. Elle attend son führer en se disant que l'étranger est ailleurs. Les juifs français, eux aussi, tenaient le même raisonnement avant guerre. Elle se dit, elle, l'assimilée, que les nègres, c'est les autres.

– D'accord, mais d'où vient-elle, cette nana ?

– De chez nous. Elle est Martiniquaise comme toi et moi. Bien entendu, sa biographie officielle a subi pas mal de retouches, mais comment avaler tous ces bobards lorsque l'on est originaire d'un pays grand comme la main, où tout le monde est à peu près cousin. Selon ce qu'elle raconte, elle serait fille d'un consul américain en poste à la Martinique avant guerre. Son père, engagé volontaire, aurait trouvé la mort dans le Pacifique avant d'avoir pu la reconnaître. Elle aurait, avec sa mère professeur de maintien, quitté son pays à six ans pour vivre en Suisse, où elle aurait fait ses études avant de venir à Paris à l'âge de vingt ans. Ça c'est ce qu'elle raconte. En vérité, son père est cordonnier à Fort-de-France. Marcel Hilarion, c'est son nom. Sa mère est marchande de sorbets, et elle a cinq frères et sœurs, honorablement connus d'ailleurs. A dix-huit ans, elle remporte un accessit à l'élection de la reine du Carnaval, ce qui la fait remarquer par Mertin, venu sur les lieux pour un reportage radiophonique.

« Elle devient rapidement sa maîtresse, et est engagée comme speakerine à la Radio. Deux ans plus tard, son contrat terminé, Mertin rentre en France occuper un autre poste. Emilienne est avec lui et devient Peggy Brown. Elle présente des émissions scolaires à la Télévision. Mertin, tombé en disgrâces, entraîne Peggy dans sa chute, la case à France Toujours, au courrier des lecteurs. Depuis, elle a su creuser son trou. Elle dirige maintenant la rubrique féminine de ce magazine, et attise les haines raciales dans des éditoriaux au vitriol, chaque fois que, dans des crimes inexpliqués, des témoins affirment avoir vu passer dans les parages « un individu au teint basané ». On la soupçonne d'être à l'origine d'un sondage sur la peine de mort, diffusé dans la presse deux jours avant que le président de la République se prononçât sur la grâce de deux condamnés à mort. La majorité des Français approuvait la peine capitale. Le président a respecté la vox populi. Voilà le digest Peggy Brown, monsieur Salem. Etes-vous satisfait ?

– Ouais... mais c'est monstrueux tout ça, Jimmy. Mais d'où tiens-tu tous ces renseignements sur son passé ? [PAGE 130]

Jimmy, agacé, hocha la tête :

– Rentrons boire un coup au « Mabillon », tu veux ?

Je le suivis sur la terrasse du « Mabillon ». Il dénoua sa cravate, déboutonna sa chemise et, ouvrant son col, il m'invita à regarder une longue estafilade qu'il portait à la base du cou. Prenant ma main, il me fit suivre du doigt la cicatrice, se reboutonna et rajusta son nœud de cravate.

« Ça, c'est Peggy Brown, laissa-t-il tomber. Nous fûmes très intimes il y a quelques années... A une époque où elle ne s'était pas encore engraissée à écumer les cocktails des autres... Mince et flexible... J'en avais longtemps rêvé... Elle me croyait de race blanche, et c'est pour cela qu'elle a marché... Et puis je me disais naïvement qu'elle pourrait me donner un coup de pouce, pour un bouquin que j'avais écrit... Il avait été refusé par une dizaine d'éditeurs... mais, en l'écoutant parler, j'avais compris que c'était le mauvais cheval... conne comme un balai, son « parrainage » ne m'aurait mené à rien... Je me contentais donc de son corps, mais elle avait en elle quelque chose qui me gênait... Tout en elle était artificiel : son parler, ses ongles, sa peau qu'elle essayait d'éclaircir en s'enduisant d'un onguent nommé bleaching cream... En été, elle portait des manches longues et des gants blancs pour ne pas bronzer... Et le pire, c'était ces affreuses perruques qu'elle ne quittait jamais, même dans les moments les plus intimes : blondes, vertes, bleues... Ça me rendait malade. Elle était paniquée à l'idée de montrer ses cheveux crépus... Elle s'était rasé les poils du con... probablement parce qu'y accrocher une perruque représentait certaines difficultés techniques... J'ai voulu sincèrement l'aider à être elle-même... Je lui montrais dans la rue de belles femmes noires, les cheveux bien soignés, la démarche altière... Mais des siècles d'aliénation lui collaient aux tripes ... Le slogan black is beautiful n'était pas à la mode à l'époque ... Je lui parlai de moi, de mes origines... D'abord, elle le prit mal; elle disparut deux mois, puis un jour elle me relança. le pensais qu'elle avait mis à profit cette période pour s'interroger, se remettre en question... Hélas ! Elle arborait une extravagante perruque rousse dont les cheveux lui tombaient dans le dos... Je ne laissai rien paraître de ma déception, mais, lorsque nous fûmes au lit, je lui arrachai férocement la perruque ... Je n'aurais jamais dû faire cela... Un spectacle affligeant ... Ses cheveux, privés d'air et de soleil depuis des années étaient dans un état de dégénérescence pitoyable. [PAGE 131] Gris, piquetés de pellicules, dressés sur sa tète comme des cornes de chèvres, il lui manquait même une touffe au-dessus de l'oreille... Son front blême était hideux à voir... j'eus un haut-le-cœur... Je n'eus pas le temps de m'en remettre qu'elle me rentrait dedans, une paire de ciseaux à la main ... Heureusement en tombant en arrière je détournai le coup ... La garce, elle visait ma salière. Après l'avoir désarmée, nous nous sommes battus comme des chiens... Elle s'arrêta enfin, à la vue du sang qui coulait jusque sur ma poitrine... Nous ne nous sommes jamais plus revus... Mais je lis de temps en temps ses insanités; cette femme est dangereuse, Omar. »

Nous ne nous quittâme pas de la nuit. Après avoir dîné au Quartier Latin, Jimmy me fit connaître un night club de Montparnasse où il avait ses habitudes, Dans son sillage ma timidité s'estompait, je me sentais mieux respirer. Il savait trouver le mot juste pour dérider un serveur ou émoustiller une jolie femme. Je me faufilais sur ses brisées pour entraîner sur la piste de danse les élégantes qu'à avait aguichées. Il ne s'en souciait pas, du reste; il lâchait ses bons mots comme on glisse un pourboire. Collé au bar, il avait le front soucieux; ses lèvres remuaient faiblement dans un soliloque inaudible. Souvent il tressaillait laissait choir un sourire collectif que chacun s'appropriait, vidait son verre d'un geste sec, se servait de nouveau à la bouteille de bourbon posée sur le bar. Son attitude m'intriguait. Je le questionnai entre deux danses :

« Ça ne va pas, Jimmy ?

Il s'efforça d'esquisser quelque chose qu'il prenait pour un sourire protecteur, mais sa lèvre supérieure tremblerait :

– Ça va, petit frère. T'occupe pas de moi et amuse-toi. Cette nuit, c'est moi qui te sors. Fais comme chez toi. »

A quatre heures il fit appeler un taxi et me demanda de rentrer avec lui. Il avait l'air désemparé, se pressant nerveusement les mains et se balançant d'arrière en avant. En quittant le taxi, il remonta frileusement le col de son imperméable beige, leva longuement les yeux vers le ciel, se tourna ensuite vers moi :

« Il doit faire beau maintenant au pays... C'est début décembre... On aiguise les couteaux de boucher pour Noël... Vingt-deux ans que je n'ai pas vécu un Noël antillais... C'est triste Noël, en France, pour les immigrés que nous sommes. Paraît que maintenant ils importent des sapins et du foie gras... Les Antilles, importatrices de traditions [PAGE 132] européennes... « ils » nous auront eus jusqu'au trognon... C'est ce qu' « ils » appellent « réduire les inégalités ». A quand la neige artificielle et les sports d'hiver sur les pentes de la Soufrière ? Même l'horoscope des journaux est importé... Il n'est pas rare de lire en plein carême des âneries de ce genre : « Méfiez-vous du verglas »... Ça me fait mal au cœur, on nous prend notre pays... Ya qu'une chose qu'ils nous aient laissé : notre fuseau horaire... mais sait-on jamais ? »

Il se détendit enfin dans son appartement, les membres écartés, assis les yeux mi-clos, la tête rejetée en arrière, dans un divan de cuir brun. Il faisait froid. Je frisonnai doucement, il s'en aperçut.

– Je suis désolé. J'avais oublié de te le dire, j'ai des problèmes de chauffage. Le réparateur doit venir demain. Mais on va pouvoir y remédier tout de suite, me lança-t-il en se remettant sur pieds.

Il mit un disque sur l'électrophone posé à même la moquette. C'était un air de flûte indienne, mélancolique et lancinant. Une pensée triste errant sur la solitude de l'Altiplano... Il disparut dans la cuisine, en revint avec un immense plateau marocain qu'il plaça au milieu de la pièce, empoigna une masse de feuillets dactylographiés sur la bibliothèque. Assis en tailleur sur la moquette, il sortit son briquet et m'annonça;

– J'ai quelques vieux documents à détruire. Nous aurons un peu chaud...

Un toupet de flamme jaillit de son pouce; il lui présenta un feuillet cueilli sur la pile à côté de lui. Le papier s'enflamma. Jimmy le tint, le bras tendu au-dessus du plateau et l'y laissa choir. Le papier brûlait vite, d'une petite flamme orange, bleutée à la base. Il l'alimenta avec d'autres feuillets, la flamme ragaillardie, grandit, belle comme l'espérance. J'y rapprochai mes pieds et m'étirai dans un baîllement. Jimmy ravitaillait méthodiquement son foyer improvisé. Le papier filait vite; il remuait les cendres avec une règle métallique, le masque impénétrable. Lorsqu'enfin il eut en mains le dernier feuillet, il le laissa tomber dans un long soupir :

– C'est ainsi qu'à Calcutta et Bénarès on assiste à la fin des êtres chers... C'est là une grand famille qui s'en va, Omar. Tu viens d'assister à la crémation d'une dynastie.

– Qu'est-ce que ça veut dire ? lui lançai-je, intrigué.

– Ce tas de cendres représente huit ans de travail. Trois mille pages manuscrites. Une immense saga qui devait me racheter aux yeux de tous. Un roman gigantesque. Tout ce [PAGE 133] que je voulais c'est qu'il fût publié, mais il fut partout recalé... Et puis, ce soir, à ce cocktail, il y a eu un déclic. Il fallait que j'en finisse avec cette comédie. Il n'y a que Ilke qui l'ait lu... pour apprendre le français. Bien sûr, pour elle c'était wunderbar. Je retourne à la Martinique, après tout, l'hôtellerie, c'est une occupation honorable.

– Mais, Jimmy, hurlai-je, tu n'avais pas le droit de faire ça ! Tu n'avais rien à prouver. Le plus dur tu l'avais fait. Mais de quel rachat s'agit-il ? Puis-que, pendant huit ans, tu t'es sacrifié pour pondre ce manuscrit. Ça représentait plus de cinq bouquins, même en élaguant...

– T'as rien compris, p'tit frère. Ce truc-là me soutenait comme la corde soutient le pendu. J'étais incapable de rien envisager tant qu'il me pendait au nez... Maintenant je suis libéré... Je vais pouvoir vivre maintenant, repartir à zéro. Voilà ce que signifie pour moi cet autodafé. Tiens, si on allait dehors, prendre un café... J'ai une voiture en bas, dans le garage. Il est près de six heures... on pourrait pousser une petite pointe jusqu'à Orléans par l'autoroute du Sud. Cette bagnole a besoin de rouler un peu.

Je restai bouche bée. C'était dit avec un tel détachement que j'en avais le souffle coupé. J'acquiesçai en grommelant et suivis Jimmy au garage. Il me désigna, gêné, une « Porsche » flambant neuf, gris métallisé :

– C'est la dernière née de chez Porsche, m'expliqua-t-il... un cadeau d'Ilke... Ça m'emmerde cette tire... Trop somptueuse... On va finir par me prendre pour un maq' si je me balade avec cette quincaillerie... J'ai des scrupules à la sortir.

Il déverrouilla les portes, s'installa au volant et m'invita à monter. Nous sortîmes du garage. Dehors, il bruinait tristement dans le jour naissant. Jimmy conduisait prudemment, ralentissant à mort aux carrefours et aux feux oranges, humant l'air de Paris par la vitre baissée de sa portière. Il caressait, pensif, son menton bleui par une barbe de deux jours.

– Comment elle est ta jambe, me demanda-t-il soudain. Comment te l'ont-ils arrangée ?

– Bien. J'ai une plaque d'acier... une vis dans le tibia et une très vilaine cicatrice... Ma jambe droite est un peu arquée et mesure deux centimètres de moins que la gauche. Je porte une semelle compensée pour réduire la différence.

– Mais tu ne boites pas ?

– A peine. On ne s'en rend pas compte. [PAGE 134]

– Ah !... Et tu ne pourras plus jamais rejouer au foot ?

– Pas en tant que professionnel, c'est trop impitoyable. Elle ne tiendrait pas... Mais pour m'amuser, oui... avec les vétérans, les juniors ou de vrais amateurs... des types cool, quoi... si tu vois ce que je veux dire...

– Ouais !

Nous nous tûmes. Nous arrivions à la porte d'Orléans. Jimmy fit monter sa vitre, se débarrassa de sa veste qu'il jeta à l'arrière, défit son nœud de cravate et retroussa ses manches. Il se passa la main gauche dans les cheveux, se cala sur son siège, les bras tendus, agrippant fermement le volant :

– Boucle ta ceinture, me jeta-t-il, les yeux fixés sur la route.

... Et il enclencha la quatrième... la Porsche bondit dans un grognement d'aise. Les immeubles s'étirèrent comme les images folles annonçant la rupture d'un film... Je me tassai sur mon siège, me sanglai en vitesse... Les lumières jaunes d'un tunnel nous happèrent... Je fixai le compteur : 100... 110... 120... Nous sortîmes du tunnel. Jimmy bloqua l'avertisseur, doubla en troisième position... Je déglutis un filet de salive, observai mon ami, il était livide, les yeux exorbités... 130...

– Jimmy ! murmurai-je.

Il ne m'entendit pas... 140... 150 ... Je pensai à ma jambe... ma mère... la morgue... 160... 170 .... 180...

– JIMMY !... Tu es fou, hurlai-je.

... Orléans... Lyon... Rungis... Orly... Des panneaux bleus surgissent de la brume... et meurent dans des giclées de pluie grise... 190... 200... l'enfer ...

– Jimmy, arrête !...

La voiture se cabre, riposte ... Jimmy la caresse à petits coups de freins brefs ... 180 ... 170 ... se tourne vers moi avec un sourire sardonique ... 160 ... Lyon ... Orléans... Rungis ... Orly ... 150... 140... Il rétrograde. Je respire enfin... 130... 120 ... 110 ... Je lui souris, mal à l'aise. Il s'est renfrogné... 100... 90... Il passe la seconde, rétrograde, ralentit, se range sur le bord de l'autoroute, les lèvres blèmes, le regard inexpressif :

– Descends, mec, m'annonce-t-il sèchement.

– Mais, Jimmy... Qu'est-ce qu'il y a ?

– Descends, sale bougnoule !

Je le regarde sans bouger. Il semble vieilli tout à coup; ses mâchoires se crispent, ses narines palpitent :

– Tu veux que je te fasses sortir à coups de pied au cul ? [PAGE 135]

– O.K. Je m'en vais, fais-je en détachant la ceinture... Mais je me demande...

– Ne te pose pas de questions, file... Plus tard tu me remercieras...

Je me glisse dehors, furieux, en claquant la portière à toute volée. Il se penche pour baisser la vitre de mon côté, me tend une enveloppe jaune. Il semble calmé, ses yeux se posent sur moi avec une tendresse gênée.

– Tiens, prends ça, Omar. Tu comprendras mieux !

J'hésite; il me sourit en agitant l'enveloppe. Je m'en empare et la glisse dans ma poche. Le froid me saisit aux cuisses. Jimmy démarre, fait une trentaine de mètres et revient doucement en marche arrière dans une tempête de klaxons furibonds. Arrivé à ma hauteur, il me lance :

– A quel âge il est mort, Modigliani ?

– J'en sais rien, moi, espèce de tocard !

– T'as raison... C'est bien ce que je pensais. »

Il embraya rageusement... La Porsche bondit en avant, lacérant la chaussée, m'éclaboussant d'une gerbe de pluie froide... Je fermai les yeux, m'ébrouai.... rouvrit les yeux... Elle filait, la Porsche, elle allait s'engager sous un pont enjambant l'autoroute... Lyon... Orly... Elle se rabattit violemment à droite... Je hurlai... emboutit le pilier dans un fracas déchirant de tôles torturées... Une volée d'avertisseurs en folie me vrillèrent le crâne ... Je m'élançai, le cœur aux lèvres... Coups de freins brusques ... Ombres, crissements de pneus et dérapages sur l'asphalte mouillée... Dans la brume légère une grande flamme a fusé, déchirant la grisaille terne... Mes jambes flanchèrent... Jimmy !... Je m'accroupis... Alors. j'eus chaud, voluptueuse chaud. Je m'agrippai à l'épaisse couverture de laine qu'on m'avait jetée...

« C'est fini, laissa tomber une voix. On ne peut plus rien pour lui !

On me prit aux épaules :

– Remettez-vous, monsieur !...

J'encaissai une magistrale paire de gifles destinée à me remettre d'aplomb.

– ... C'était votre ami ?

– Je n'en sais rien, m'entendis-je répondre... C'est un pauvre type qui a crevé ! ... »

Georges LOUISY


[1] Les premiers extraits de ce roman ont été publiés dans le no 4 de « Peuples noirs - Peuples africains ».