© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 91-95.



DES AFRICANISTES FRANÇAIS PROTESTENT CONTRE L'INTERVENTION DE KOLWÉZI

Les chercheurs africanistes soussignés, ethnologues, sociologues, historiens, économistes, souhaitent poser publiquement un certain nombre de questions sur l'intervention militaire française au Zaïre et en souligner les conséquences probables.

Une intervention humanitaire ?

Que les troupes rhodésiennes pénètrent au Mozambique pour y massacrer par centaines les habitants d'un camp de réfugiés ou que les avions et les paras sud-africains envahissent l'Angola pour y tuer hommes, femmes et enfants, il n'y a pas lieu, aux yeux du gouvernement français, d'intervenir en Afrique pour sauver des vies humaines. Que des Français et des Françaises soient arrêtés, torturés et tués en Argentine ne provoque pas non plus chez M. Giscard d'Estaing de réflexe protecteur ni même l'idée de se tenir à l'écart de la célébration sportive préparée à la gloire du Président-tortionnaire Videla. Par contre l'intervention du FNLC au Shaba, dans un pays livré à la disette par l'incurie du Gouvernement Mobutu mais où s'exploitent avec un [PAGE 92] nombreux personnel européen certaines des ressources les plus riches d'Afrique, réveille chez le chef de l'Etat un sentiment humanitaire que l'on croyait endormi.

Au demeurant, les informations qui filtrent à travers l'épais rideau de fumée entretenu par le gouvernement jettent des doutes graves sur la version officielle des faits.

Est-il exact en premier lieu que le gouvernement français ait refusé l'offre du FNLC de faire évacuer les européens par la Croix-Rouge ? Ne les a-t-il pas délibérément exposés au danger à seule fin de justifier une intervention militaire ?

Est-il exact que par la suite les autorités consulaires n'aient pas informé les Français de Lumumbashi des possibilités d'évacuation, afin sans doute d'avoir quelque raison de maintenir sur place le 2e REP ?

Qui sont les responsables des massacres ? Beaucoup de témoins ont constaté l'existence de charniers, mais rares sont ceux qui sont en mesure de préciser comment les choses se sont passées. Ceux qui le peuvent soutiennent que des massacres auraient été commis par la soldatesque de Mobutu. De qui étions-nous l'allié ? Des massacreurs ou des victimes ? Un autre témoignage précise que l'un de ces charniers résulterait du brusque décrochage d'un groupe de soldats zaïrois qui aurait eu pour effet d'exposer au tir des attaquants des dizaines de personnes qu'ils avaient regroupées sous prétexte de mieux les défendre. En outre, nos propres troupes sont accusées d'avoir dès leur arrivée tiré sur tout ce qui bougeait, causant ainsi la mort de 4 ou 5 européens.

Les circonstances de l'intervention militaire française ne sont pas claires. S'il est vrai que des parachutistes envoyés de Djibouti sont intervenus dès le 16 mai, on peut se demander si le gros des troupes du FNLC ne s'était pas déjà retiré avant l'arrivée du 2e REP le 18. Le personnel de l'hôpital de Kolwezi déclare que le FNLC aurait évacué quelque deux cents blessés dès la veille. Contre qui s'était déjà battu le FNLC à cette date pour subir de pareilles pertes ? Et contre qui se sont battus les légionnaires à partir du 18 ? Contre l'ensemble des forces du FNLC ou contre une garnison appuyée par des francs-tireurs recrutés dans la population locale ? Le faible nombre des victimes dans les troupes françaises, quelle que soit leur habileté, ne permet pas de croire, comme les cadres militaires le prétendent, à une très vive résistance d'éléments entraînés. [PAGE 93]

On nous parle beaucoup des morts blancs, mais beaucoup moins des morts noirs ! Comment explique-t-on le millier de victimes parmi la population civile du Shaba ? Des témoignages et des documents révèlent que le largage des paras a été préparé par des mitraillages et des lâchers de bombes par des avions « zaïrois ». Ces balles et ces bombes avaient-elles la vertu de ne toucher que les forces du FNLC ? Des témoins affirment que des européens en ont été victimes; combien d'Africains en sont morts ?

Ces informations et les doutes qu'elles soulèvent incitent à penser que la responsabilité des morts de Kolwezi n'incombe pas qu'à un seul camp et que celle du gouvernement français et de ses paras pourrait être largement engagée.

Pourquoi des massacres d'européens ?

Quand des européens sont pris à partie et, parfois, massacrés, ils ne sont pas les victimes de la « barbarie » des « indigènes » mais du lourd héritage colonial. Nous savons d'expérience combien les paysans ont gardé le souvenir du travail forcé, des exactions, des emprisonnements et des tueries perpétrés par les troupes coloniales, des humiliations et des brimades dont les « indigènes » étaient l'objet.

Aujourd'hui, le comportement des communautés françaises ou autres en Afrique n'est pas tel qu'il puisse faire oublier ce lourd passif. Le mépris dont témoignent trop souvent les coopérants et cadres européens à l'égard des africains, les fonctions d'encadrement qu'ils remplissent, l'écart démesuré des niveaux de vie et des salaires, la ségrégation de fait pratiquée dans la plupart des cas, tout concourt à attiser une animosité que le passé a largement justifié. Dans certaines circonstances, cette animosité et cette méfiance peuvent se transformer en haine : on doit le déplorer, on peut considérer que les ressortissants français sont dans une large mesure victimes d'un système qui les dépasse; mais on ne peut s'étonner des violences dont ils sont la cible et les attribuer à la résurgence d'une sauvagerie ancestrale. Les récits des ingénieurs de la Gecamines laissent penser que la situation d'oppression et d'exploitation particulièrement intense faite aux mineurs et aux habitants de la ville pourrait être directement à l'origine des événements de Kolwezi et du soutien accordé par la [PAGE 94] population au FNLC. C'est aux Français, nous dit-on, que s'en seraient pris les insurgés de préférence à toutes les autres nationalités. N'est-ce pas en raison de l'aide militaire apportée par la France l'année dernière dans la même région et contre le même ennemi ? Aucune menace ne pesait alors, pourtant, sur des ressortissants français! D'où vient donc le péril ? Qui est responsable au premier chef de l'insécurité des citoyens français en Afrique, sinon la politique d'agression militaire menée par le gouvernement français ? Certes celui-ci gagne ainsi la sympathie des chefs d'Etat africains apeurés par la perte éventuelle de leurs incroyables privilèges et dont « l'empereur Bokassa 1er » est la caricature à peine chargée; mais il soulève aussi la colère de tous ceux qui supportent de plus en plus difficilement les régimes corrompus que leur imposent avec entêtement les officines, les « agents spéciaux » et les militaires occidentaux.

La Sainte Alliance

On ne peut guère avoir d'illusion sur les enjeux réels de l'opération :

– conserver le contrôle des matières premières dont le Sharba est riche;

– maintenir au pouvoir Mobutu et son régime notoirement corrompu et par là même rassurer ceux de ses collègues-Présidents qui se sentent menacés par le mécontentement populaire;

– accessoirement redorer à peu de frais le blason d'une armée mal remise de ses défaites coloniales.

A cet égard la multiplication des interventions françaises (Tchad, Mauritanie) et la mise sur pied d'une éventuelle force « africaine » d'intervention dont chacun sait que l'équipement et les moyens logistiques seraient fournis par la France, ont de quoi nous inquiéter : si ce projet aboutit, les événements de Kolwezi n'auront sans doute été que les premiers d'une longue et sanglante série.

Il est d'autant plus urgent d'enrayer ce processus qu'il réactive en France le militarisme et le racisme, comme en témoignent l'attitude de défense à tout prix de « l'honneur de l'armée » adoptée par le gouvernement et les coups de main contre les journalistes africains en France même.

Nous nous joignons donc à tous ceux qui se sont élevés [PAGE 95] contre l'intervention militaire en Afrique, pour le rapatriement immédiat des troupes françaises du Zaïre, du Tchad et de Mauritanie, contre la présence de bases militaires françaises permanentes ou temporaires en particulier au Sénégal, à Djibouti, en Côte-d'Ivoire, et contre toutes les formes de l'actuelle « coopération » militaire de la France en Afrique.

Signataires :

J. Bazin, P. Bonnafé, E. Terray, P. Ph. Rey, M. Piault, E. de Latour, J.P. Olivier de Sardan, C. Meillassoux, D. Rey-Hulman, J.L. Ormières, M. Shiray, M. Chevalier-Schwartz, J.P. Dozon, J.P. Chauveau, J.M. Gibbal, F. Pouillon, C. Rondeau, R. Meunier, S. Lallemand, A. Lefebvre, A. Zragevki, M. Augé, B. Lachartre, J.L. Amselle, J. Jamin, R. Botte, R. Cabanes, Al. Schwartz, An. Schwartz, B. Schlemmer, J. Weber, A. Quesnel, B. Hours, J.Y. Martin, M.J. Jolivet, R. Cantrelle, M. le Pape, N. Grandin.