© Peuples Noirs Peuples Africains no. 5 (1978), 51-59.



COUCOU, REVOILA LES TIRAILLEURS SENEGALAIS

Emmanuel Boundzéki DONGALA

En mai-juin 1978, nous avons assisté à l'une des plus grandes manipulations politiques jamais organisée par la France (et l'Occident) depuis les indépendances des années 60 : non seulement elle a pu faire accepter par des chefs d'Etats indépendants le principe de son intervention militaire dans un pays africain souverain, mais elle a aussi réussi à transformer en libérateurs devant l'opinion internationale une compagnie de légionnaires commandée par un ancien tortionnaire[1]. Elle a également réussi à faire accroire à cette même opinion que la force d'intervention voulue et créée par elle était une force indépendante et authentiquement africaine, et ce grâce à l'ambiguïté de la position du président Bongo, alors président de l'OUA, dont on ne savait pas s'il parlait au nom du Gabon ou au nom de l'organisation africaine.

L'opération s'est déroulée en trois temps. D'abord une campagne d'intoxication orchestrée par les grands moyens d'information au sujet d'une menace soviéto-cubaine en [PAGE 52] Afrique, la fameuse déstabilisation. Et de rappeler à grands renforts de micros, d'interviews et de journaux télévisés, les francophones de service, parmi lesquels les deux « sages » de l'Afrique. En tête d'affiche, le président Senghor qui, lui, avait décidé depuis belle lurette de ne pas reconnaître le gouvernement de Luanda tant qu'il y aura en Angola des « étrangers à l'Afrique », entendez par-là cubains; il existe au Sénégal des bases françaises d'où décollent de temps en temps des jaguars français pour bombarder les troupes du Front Polisario, qu'à cela ne tienne, on n'hésite pas à donner des leçons d'indépendance aux autres. Le sage Houphuet-Boigny, lui, oublie la présence des militaires français sur son sol, sans compter une cinquantaine de milliers de « coopérants » et autres, et dénonce l'intervention des grandes puissances sur le continent. Viennent ensuite les autres, jouant leur modeste rôle : Bongo, utilisant abusivement et illégitimement sa position de président de l'OUA, l'empereur Bokassa, inénarrable, et l'authentique Mobutu débarquant à Paris en tenue de combat... ! Et tous de hurler, de crier, d'appeler la France leur amie au secours. Voilà pour l'opinion internationale.

Deuxième temps, convaincre le bon peuple français : « Massacre à Kolwézi », « Horreur à Kolwézi », « Chasse au blanc dans les rues de Kolwézi », « L'horrible enfer de la communauté européenne » titraient les journaux et les moyens audiovisuels; et le bon peuple était prêt à applaudir « nos » paras qui, depuis l'Indochine, l'Algérie et l'OAS, avaient une image plutôt ternie.

Enfin, troisième temps, la création de la « force interafricaine » et son envoi au Shaba afin de former la première ligne de défense des intérêts occidentaux.

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Le remplacement des corps expéditionnaires français et belges par une « force interafricaine d'intervention » avec le concours logistique de l'Occident n'a rien d'original; « l'Afrique aux Africains » de Giscard d'Estaing n'est pas différente de la vietnamisation du président Nixon. Le propos de cet article est de rappeler brièvement, ne serait-ce que pour les nouvelles générations d'Africains peu au courant de cet épisode de l'histoire de nos peuples, comment les troupes noires ont été utilisées dans la politique de la France. [PAGE 53]

Dès les premières installations des comptoirs sur les côtes africaines, les colons et marchands européens utilisèrent les populations locales comme fantassins, interprètes, ou pour protéger leurs établissements; Bonaparte aussi utilisa des troupes noires lors de sa campagne d'Egypte. Mais le corps le plus célèbre, tant par son héroïsme et ses souffrances sur les champs de bataille que par la terreur qu'il fit régner dans les colonies où la métropole l'envoyait comme agent d'ordre et de répression fut, sans aucun doute, celui qu'on appelait « les tirailleurs sénégalais ». Après diverses tentatives d'embrigadement des autochtones, telle que « la compagnie des volontaires du Sénégal » en 1789, il fut créé par décret impérial du 21 juillet 1857 signé à Plombières grâce aux efforts de Louis Léon César Faidherbe, gouverneur du Sénégal, « un corps d'infanterie indigène sous la dénomination de tirailleurs sénégalais » [2]. Ils furent affublés d'un costume à la turque avec culotte bouffante, et pour rehausser leur prestige, on les arma du fusil double jusqu'alors réservé aux chefs[3].

Ces bataillons de tirailleurs devinrent rapidement le premier instrument de la colonisation, son véritable bras armé. Ils partirent derrière leurs chefs métropolitains à la conquête de l'Ouest africain d'abord, puis de l'Afrique centrale et équatoriale, de Madagascar, de l'Afrique du Nord. Ils firent leurs chemins à coups de feu, de rapines, de pillages et de viols, comme leurs maîtres[4]. Ce sont ces troupes qui combattirent Samory, Béhanzin, El Hadj Omar, Rabah... La France n'aurait probablement pas eu sa part du Congo sans le dévouement d'un laptot sénégalais, le sergent Malamine, qui tint tête à Stanley sur les rives du fleuve Congo. Comme dira l'un des compagnons de De Brazza, « de même que le Congo Belge a été fait par un zanzibarite serviteur de Stanley, le Congo français a été fait par Malamine »[5]. En tout cas, vers 1885, date du congrès de Berlin qui [PAGE 54] érigea les frontières actuelles de l'Afrique, la France avait pratiquement conquis la totalité de son empire africain.

Mais voilà que les prodromes de la première guerre mondiale commencent à se faire sentir. Le gouvernement français, de plus en plus préoccupé des répercussions sur la défense nationale de la baisse de natalité (déjà ! ) et de la réduction du service militaire, ne pouvait parer à la crise en instituant la conscription des populations nord-africaines car les pieds-noirs de l'époque y étaient hostiles, craignant que les arabes ne se retournassent contre eux, une fois instruits militairement. Le général Mangin proposa alors l'utilisation de ces troupes noires, si fidèles, pour une démonstration de force devant les populations arabes et pour rassurer les colons; ainsi, à la veille de la guerre, il y avait deux unités sénégalaises en Algérie, treize au Maroc, dont les Spahis qui devaient participer à la guerre du Rif en I925.

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Ce fut pendant les deux guerres mondiales que les régiments de tirailleurs sénégalais (RTS) acquirent leur célébrité. Lors de la première, le général Mangin présenta l'Afrique comme un inépuisable réservoir de tirailleurs. Toute une campagne fut menée pour créer un mythe sympathique autour d'eux et pour prévenir l'opposition de certains milieux contre cette arrivée massive de «blacks from the darkest Africa to fight in civilized Europe»[6] : on disait qu'ils étaient gais, naïfs, crédules, confiants, insouciants, mais cela ne nuisait en rien à leur capacité militaire car, convenablement dressés, ils devenaient un incomparable instrument de conquête et de domination; en d'autres termes, c'étaient des forces barbares mais dociles. Pendant la deuxième guerre mondiale, le député sénégalais Blaise Diagne se fit l'ardent zélateur du recrutement et de l'envoi de ces troupes en métropole. Lorsque plus tard naîtra en Amérique le mouvement panafricaniste de Marcus Garvey prêchant le retour de «l'Afrique aux Africains», ce sera encore ce même Diagne (avec un député antillais du nom de Candace) qui se lèvera pour défendre la «mission civilisatrice» de la France.

Ils venaient du Sénégal, du Soudan (actuel Mali), de la [PAGE 55] Côte-d'Ivoire, du Tchad, de l'Oubangui Chari, de Madagascar... mais gardèrent tous le nom générique de « tirailleurs sénégalais», comme si la métropole voulait ainsi rendre hommage à cette colonie dont le président Senghor se plait souvent à rappeler qu'elle fut française avant la Corse. Formés à la va-vite et dans des conditions précaires, ces hommes arrachés à leurs villages et aussitôt envoyés sur les champs de bataille européens étaient de véritables chairs à canon. On les envoyait souvent amortir les premiers chocs offensifs ennemis afin d'économiser le blanc. Les directives étaient d'ailleurs explicites :

    « Pour une attaque brutale visant la rupture du front défensif adverse, on peut employer des troupes noires en forte proportion, peut-être même en exclusivité.

    « Si une mission de sacrifice s'impose, défense sans esprit de recul, pour procurer le temps nécessaire à un regroupement des forces, il pourra encore être fait appel à la vaillance du combattant noir. »[7]

Les justifications scientifiques pour cet envoi au massacre ne manquaient pas. Faidherbe écrivait : « Ils sont braves comme presque tous les noirs parce qu'ils n'apprécient guère le danger et ont le système nerveux très peu développé »[8]. Mangin, le propagandiste de l'emploi des noirs, écrivait quant à lui : « Le système nerveux des noirs est beaucoup moins développé que celui du blanc. Tous les chirurgiens ont remarqué l'impassibilité du noir sous le bistouri. Il est certain que nos noirs peuvent figurer sur n'importe quel champ de bataille. »[9]

Ils ont pris part à toutes les batailles, ils ont été victimes de tous les massacres; ils ont pataugé dans la gadoue et la neige des tranchées, ils sont tombés en Picardie, à Douaumont, en Normandie, ils ont combattu à Verdun, sur le front de la Somme, dans les Dardanelles contre les turcs, en Orient, au Liban et en Syrie... [10]. Dans plusieurs cas ils ont résisté héroïquement comme à Chasselay [PAGE 56] près de Lyon où plus de deux cents tirailleurs du 25e RTS furent massacrés par l'artillerie allemande après une bataille farouche et désespérée le 20 juin 1940. Exaspérés par cette résistance, les allemands prirent ceux qui étaient vivants, « les alignèrent contre les murs du couvent et les hachèrent littéralement à la mitrailleuse pendant un quart d'heure. Ils utilisèrent aussi des grenades. Les cadavres ne furent pas enterrés tout de suite mais montrés aux convois des prisonniers »[11].

D'une façon générale, il était rare que les allemands les fissent prisonniers; ils les ridiculisaient, leur faisaient danser la bamboula avant de les fusiller comme le montre une scène émouvante du début du film Le chagrin et la pitié. Hitler ne reprochait-il pas à la France d'être la honte du monde civilisé et de contribuer à la négrification de l'Allemagne en même temps qu'à sa judaïsation ? Déjà, lors de la première guerre mondiale, il y eut une énorme campagne contre les soldats noirs, « ces collectionneurs d'oreilles », « cette honte noire sur le Rhin »[12]. D'ailleurs, aussitôt après les deux conflits, la France se dépêcha de les retirer des villes allemandes qu'ils avaient conquises car le ministère des colonies, rue Oudinot, craignait la mauvaise influence que l'occupation d'une ville européenne en tant que conquérants vainqueurs pouvait avoir sur « la psychologie » du noir.

Ki-Zerbo donne un chiffre de 525 000 africains mobilisés pendant les deux guerres mondiales[13]. Ce furent ainsi plus d'un demi-million d'hommes qui allèrent « défendre la liberté » sur le sol français et européen. Il ne faudrait pas croire non plus que ces africains recrutés de force n'ont offert aucune résistance. La révolte contre la conscription dans les villages atteignait parfois une telle ampleur qu'il fallait souvent de véritables expéditions militaires pour en venir à bout. Ainsi dans le Haut-Sénégal-Niger de l'époque, actuels Mali et Haute-Volta, il avait fallu mobiliser 2 500 tirailleurs, 2 000 partisans, six canons et deux mitrailleuses pour mater la révolte armée des villageois en 1915.[PAGE 57] Après la guerre, ces légionnaires noirs qui avaient servi à défendre la « liberté » furent alors utilisés par la bourgeoisie française pour préserver ses débouchés indispensables et ses sources de matières premières : elle en fit ses mercenaires coloniaux. Ils servirent en 1948 à mater les ouvriers en grève dans les mines de charbon du nord de la France, on les dressa contre les dockers de Marseille ou contre la population de Grenoble.

Dans les colonies, ils devinrent une force de répression particulièrement féroce; ils sévirent en Algérie, en Tunisie, au Maroc. Au Cameroun, ils luttèrent contre l'UPC de Ruben Um Nyobe; en Asie, ils combattirent les nationalistes indochinois. Certains sortiront des rangs de ces mercenaires coloniaux pour devenir chefs d'Etat, tel Marien Ngouabi qui combattit contre les maquis upécistes, d'autres en sortiront pour devenir empereur. Mais leur page la plus sanglante a été probablement Madagascar où les massacres commis par ces « tirailleurs sénégalais » en 1947 ont laissé un profond traumatisme dans la mémoire collective de toute une génération comme l'a si bien montré Frantz Fanon dans Peau noire, masque blanc.

Là où il n'y avait pas d'insurrection à mater, ils étaient les agents zélés du maintien du pouvoir colonial et de l'exploitation des indigènes. Ils traquaient jusque dans les brousses et forêts une population terrorisée, pour réclamer l'impôt, pour enrôler des hommes et les envoyer à ces travaux forcés que furent les constructions des routes et des voies ferrés. Certes, ces exactions n'ont pas empêché les peuples africains de toujours lutter pour leur indépendance; beaucoup de mouvements de résistance sont d'ailleurs nés dans le sillage de ces soldats qui pillaient les villages, violaient les femmes, battaient les vieillards pour asseoir l'autorité de leurs maîtres; mieux, certains de ces tirailleurs ont même été à l'avant-garde de la lutte de libération de leur peuple. N'empêche, l'image de ces soldats popularisés en France par les affiches « Y a bon Banania », large face hilare couleur de cirage et coiffé d'une chéchia, a été pour les Africains conforme à ce qu'écrivait Abdoulaye Ly dans son livre paru en 1957 :

    « Expansion coloniale, guerre impérialiste, répression [PAGE 58] des révoltes et des révolutions coloniales et forcément répression dans la métropole : tels sont les moments de l'histoire des tirailleurs sénégalais dont deux seuls ont été retenus par la légende populaire française qui, après avoir longtemps présenté le tirailleur sénégalais sous les traits de l'ange cueilleur de têtes allemandes ou collectionneur d'oreilles d'Outre-Rhin, tend à le présenter sous l'aspect d'un briseur de grève et d'échines prolétariennes »[14].

Cependant les mêmes souffrances sur les champs de bataille ne donnent pas les mêmes droits selon que l'on est français de métropole ou des colonies. Les anciens tirailleurs démobilisés n'ont jamais touché les mêmes allocations que leurs compagnons français malgré les promesses des gouvernements français qui se sont succédé depuis la guerre. D'ailleurs ce conflit dure toujours, à tel point que, lors de sa réunion du 17 décembre 1977 à Dakar, l'UFACEFAM (Union fraternelle des anciens combattants d'expression française d'Afrique et de Madagascar) décidait de boycotter les fêtes nationales françaises du 14 juillet jusqu'à ce que soit réglé ce contentieux qui dure depuis soixante ans[15].

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Et puis en 1978, voici le Shaba ! Les pays des « tirailleurs sénégalais » sont juridiquement indépendants, mais l'Occident a encore besoin des troupes noires car, une fois de plus, son empire économique est menacé. Comme l'Histoire ne se répète jamais tout à fait de la même façon, l'on ne peut pas refaire un Berlin 1884-85. Qu'à cela ne tienne, un artifice est vite trouvé : réunion des chefs d'Etats d'Afrique francophone avec les deux « sages », invocation d'un raz-de-marée de troupes soviéto-cubaines comme l'on invoquait jadis le péril jaune, manipulation de l'opinion nationale et internationale. Enfin, le lundi 5 juin, cette fois-ci sans aucune présence africaine, cinq anciennes puissances coloniales se réunissent à Paris pour créer une force interafricaine - pardon, pour « soutenir la création par les [PAGE 59] Africains d'une force d'intervention ». La boucle est bouclée : de nouveau des légions noires seront en première ligne, cette fois-ci non pas pour « défendre la liberté dans le monde », mais pour défendre le droit de la France et de l'Occident à la sécurité économique.

Emmanuel Boundzéki DONGALA


[1] Un reportage de la chaîne de télévision française TF 1 à 20 heures le 5 juin, affirmait que «la population africaine a accueilli les légionnaires comme des libérateurs ».

[2] Histoire militaire de l'Afrique occidentale Française (sans auteur), édité par les autorités à l'occasion de l'exposition coloniale de 1931.

[3] Voir Les légions noires dans la collection « Mémoire de l'Afrique » dirigée par I. Kaké pour l'excellente iconographie.

[4] J.F. Rolland dans Le grand Capitaine (Grasset, 1976), décrit de façon saisissante les massacres commis par le capitaine Voulet ouvrant sa voie à travers le Niger et le Tchad.

[5] Cité par René Maran dans Savorgnan De Brazza (1951).

[6] D.S. Cullen, Reservoir of men : a history of black troops in French West Africa (1934).

[7] Revue des Troupes Coloniales, oct. 1938, cité par Abdoulaye Ly dans Les Mercenaires Noirs (Présence Africaine, 1957).

[8] Faidherbe, Notices sur le Sénégal (1859).

[9] Lt-Gl Mangin, La mission des Troupes Noires (1911).

[10] Pour un aperçu complet des différentes batailles auxquelles ont participé les soldats d'outre-mer, voir Histoire et épopée des troupes coloniales (ouvrage collectif, Paris, 1955).

[11] Ibid., p. 382.

[12] K.L. Nelson, « Black Horror on the Rhine », Journal of Modern History, vol. 42, no. 4, 1970.

[13] J. Ki Zerbo, Histoire de l'Atrique Noire (Hatier, 1970), p. 470.

[14] Abdoulaye Ly, op. cit.

[15] Voir Jeune Afrique no, 895 (1978).