© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 135-189.



LA RUINE PRESQUE COCASSE D'UN POLICHINELLE ?
(suite)

Mongo BETI

DEUXIEME PARTIE
LA DEMENCE DU REVEREND PERE VAN DEN RIETTER

Résumé de la Première Partie

Une très jeune République africaine « francophone » au début de l'année 1960. Le combat pour l'indépendance a été, ici, d'une rare férocité pourtant la ruse diplomatique du général de Gaulle vient de réussir, in extremis, l'audacieuse manœuvre consistant à placer la balbutiante souveraineté du pays sous la férule d'une potiche entièrement dévouée aux intérêts français.

La répression des organisations progressistes fait donc rage plus que jamais; le sang des vrais patriotes et des vrais militants anticolonialistes coule à flots, comme auparavant, mais désormais dans l'indifférence ou l'ignorance de l'opinion internationale savamment mise en condition par la propagande de Paris qui fait croire que ce qui se passe là-bas est désormais la seule affaire des Africains eux-mêmes, mais en même temps dépêche discrètement un petit corps expéditionnaire pour affermir sa créature Baba Toura, contre qui se dresse la masse africaine.

Chargé par le P.P.P., organisation populaire radicale, de libérer la province sans doute la plus excentrée de l'ancienne colonie, un maigre commando de maquisards, dévorés d'ardeur mais fort peu aguerris, vient d'achever la longue marche qui l'a mené de la lointaine capitale sur son nouveau champ de bataille.

Voici nos trois héros enfin à pied d'œuvre. [PAGE 136]

– C'était, aime à nous confier aujourd'hui Jo le Jongleur à la fois nostalgique et rétrospectivement émerveillé, c'était comme si, après nous avoir attaché un bandeau sur les yeux, on nous eût ordonné d'aller chasser le phacochère.

– Parle pour toi, mon Commandant, lui rétorque parfois le sapak Evariste ; c'était bien pire encore. Quand tu vas à la chasse au phacochère, mon Commandant, même avec un bandeau sur les yeux, au moins tu es éveillé. Non, c'était plutôt comme ces songes qu'apporte le demi-jour, quand une mauvaise position du bras ou de la tête ou une autre cause maintient les paupières du dormeur seulement mi-closes : tu n'es pas vraiment dans le songe et tu n'es pas non plus vraiment dans la vision éveillée. Tu voudrais par un sursaut de volonté basculer dans l'une, mais c'est l'autre qui paraît t'entraîner irrésistiblement. Connais-tu cela, mon Commandant ? Tu vois, il y a des jours maintenant où je me demande si notre mission d'observation n'aurait pas dû consister à établir tout de suite le contact avec la vieille maman d'Ouragan-Viet. C'était si facile ! Quand tu jouais les sorciers chiromanciens, il suffisait de suggérer à n'importe lequel de tes patients que tu voyais dans sa parentèle un jeune héros, un soldat élancé, le fusil à la main, semant la terreur chez les Blancs, dans leur propre pays. Enfin, tu aurais pu dire cela ou autre chose; je suis sûr qu'on t'aurait tout de suite amené la vieille mère d'Ouragan-Viet. Pourquoi ne l'as-tu jamais fait au juste ?

– Pourquoi ? mais c'était montrer toutes tes cartes tout de suite, eh ! patate. Autant déclarer tout de go à qui voulait nous entendre : « Dites, comment accède-t-on à la chambre à coucher du Chef ? J'ai mission d'étrangler ce monstre dans son lit... » Pourquoi ne pas leur déclarer cela tout de suite ? C'est ce qu'a fait ce malheureux Ezadzomo et tu sais bien ce qui lui est arrivé. Et puis fiche-moi la paix : laisse-moi d'abord te débiter ma salade. Donc, moi j'ai un bandeau attaché sur les yeux, et je dois chasser le phacochère; ça n'est quand même pas banal, ça, non ? Quand je dis sanglier ou phacochère, je pourrais aussi bien dire, éléphant, python, est-ce [PAGE 137] que je sais ? Je jette mes mains au hasard, dans toutes les directions, pauvre de moi ! Quand elles se posent, comment savoir si ce n'est pas sur une vipère géante ou sur un ayang aussi pugnace que ton agresseur ?

– Alors là, je t'en prie, mon Commandant, parle pour toi, parce que, moi, tu permets ? je sais ce que c'est. Quand tu tripotes un reptile, surtout sans t'y attendre, c'est une sensation aussi désagréable que terrifiante, c'est à la fois mou et élastique, plat et rebondi, lisse et velu, glacé et moite; c'est le cauchemar. Non, je te dis, c'était comme si tu ne pouvais voir ni avec les yeux du songe ni avec les yeux de la vie éveillée, parce que cela non plus, ce n'est pas banal. Tu veux porter la main à tes paupières pour les dégourdir en les frottant, mais c'est ton bras qui est ankylosé c'est tout ton corps, tous tes membres qui sont paralysés, enserrés dans un garrot sournois. Te voilà à la discrétion de l'ennemi, terrassé avant même d'avoir combattu; c'est la panique.

Le fait est que, pour qui embrasserait d'un seul regard les diverses péripéties du combat qu'ils menèrent contre le Chef et ses alliés, tout se déroula comme si nos Koléens avaient d'abord été terrassés avant même que de livrer bataille, ainsi qu'il arrive souvent dans les entreprises engagées sous les auspices du triomphe facile, presque sans coup férir.

Contredisant d'avance la fable imaginée plus tard par le sapak, l'inconnu aux mille rictus ne les paralysa pas plus que les trombes de ténèbres de leur première nuit sur la route. Jo le Jongleur en fut même stimulé à son accoutumée, lui qui entra dans Ekoumdoum sous son avatar le plus stupéfiant, arborant tous les attributs d'un croyant éminent d'Allah, jusqu'au jeune disciple soumis, chargé des accessoires de la piété et marchant rigoureusement dans les pas du maître.

Ils pénétrèrent dans la cité, non point comme le fit l'enfant errant près de trente ans avant eux, en enjambant la tranchée flanquant la chaussée cailloutée, mais par un terre-plein rudimentaire recouvert de sable et de gravier qui conduisait maintenant sans effort le voyageur jusqu'aux premières maisons : c'est là que nos deux voyageurs, qui craignaient de paraître forcer l'accueil des habitants, s'installèrent sans hâte, en hommes qu'aucune convoitise ne tourmentait.

Le prétendu croyant d'Allah, qui portait des lunettes fumées pour dissimuler son âge véritable, s'accroupit [PAGE 138] pesamment sur une natte solennellement déployée et commença aussitôt ses ablutions. Déjà une haie d'enfants nus ou déguenillés se formait à bonne distance; ils accouraient éperdument en se jetant « Haoussah ! » comme un mot de passe, puis, tout à coup, ils se figeaient et le cri s'étranglait dans leur bouche. Debout, le jeune disciple obséquieux tendait à son maître les ustensiles du rite, au fur et à mesure que sa progression les requérait. Le vieux sage musulman, qui s'était d'abord longtemps battu pathétiquement la poitrine de sa main droite et avait levé plusieurs fois les deux bras vers le ciel, se prosterna soudain dans une paroxystique allégeance à Allah, tourné vers l'assistance d'enfants qui formaient maintenant une foule sans cesse grossissante, et non, comme il aurait dû le faire, dans la direction de la ville natale du Prophète. C'était là un spectacle vraiment inconnu, qui ne manqua pas de retenir les habitants adultes d'Ekoumdoum, descendus du haut de la cité par groupes sporadiques et d'un pas dédaigneux, dans la seule intention de s'assurer que leurs enfants ne couraient aucun danger.

Le croyant d'Allah gardait dans ses prosternements interminables son immense chapeau de paille, s'étant avisé au dernier moment qu'un bon musulman de la secte qu'il était censé représenter devait montrer un crâne ras bien différent de sa lourde tignasse d'élégant Koléen; il évoquait ainsi une vision fantastique qui laissait pantois les habitants adultes de la cité, partagés entre l'envie de rire et la perplexité admirative. Pour mieux les ravir et les dérouter, le croyant d'Allah aux talents multiples entreprit de les régaler de cette psalmodie dont les disciples de Mahomet possèdent seuls le secret et qui fit dire plus tard au sapak que c'était miracle qu'il n'eût pas alors cédé à une hilarité bien malencontreuse.

– Kuba, kuba nin Allah ! Saraka kusirina malam ahia, kusirina malam ahia, kusirina malam ahia, kusirina malain ahia !

Le jeune disciple avait en effet reconnu dans ces paroles d'ailleurs mystérieuses pour lui le cri familier du mendiant du Carrefour John-Holt à Fort-Nègre : pendant de nombreuses années, des milliers d'écoliers avaient écouté ce refrain étrange avant de se rendre à leur école où ils avaient concouru à qui l'imiterait avec le plus de virtuosité, de sorte que, parmi eux, le mendiant à la gandoura était une des figures les plus populaires de la capitale.

– Kuba, kuba nin Allah ! Saraka kusirina malam ahia, [PAGE 139] kusirina malam ahia, kusirina malam ahia, kusirina malam ahia...

Jo le Jongleur exhalait cette étrange incantation avec une ferveur et des élans de charité dont l'éloquence devait remuer l'âme des assistants, car leur cercle, si lointain d'abord, se resserrait peu à peu autour des voyageurs. Leurs têtes s'étageaient en gradins, les spectateurs des premiers rangs, les plus jeunes enfants, abîmés dans l'extase, les adultes, à l'arrière-plan, observant d'un œil tantôt critique, tantôt ébahi.

Il semblait au pieux musulman que sa cérémonie, qui se prolongeait au milieu du silence désespérément obstiné de l'assistance, allait bientôt déborder sa connaissance de la liturgie d'Allah et l'entraîner sur la pente périlleuse de l'improvisation. Même quand il eut observé que les spectateurs se communiquaient leurs impressions entre eux par des chuchotements de bouche à oreille pour la première fois, l'incertitude de sa position et des moyens de gouverner les événements ne laissa pas de lui donner des sueurs froides. L'invitation providentielle qu'il attendait, et dont il venait de commencer à douter, s'esquissa pourtant de la façon miraculeuse qu'il avait espérée, un peu comme s'il l'eût mise en scène lui-même.

Un cortège de femmes âgées, portant au dos la hotte de bois et de provisions traditionnelle au retour des champs, s'était arrêté devant les deux étrangers et considérait la scène dont leur présence tout à fait inattendue gratifiait l'entrée de la cité. Jo le Jongleur vit tout de suite, à l'expression de ces visages où se lisait un instinct maternel certes plusieurs fois mis à contribution, mais jamais assouvi, qu'elles n'allaient pas se fondre stupidement dans la foule des badauds. En jouant des coudes, l'une d'elles ne tarda pas à s'avancer vers les deux croyants musulmans; incarnation de la vieille sorcière édentée qui hante les nuits des petits enfants imaginatifs, c'était la plus petite, la plus maigre, celle sur qui le temps avait sans doute le plus cruellement exercé ses ravages. Eperdue de compassion, ses joues baignées de larmes, elle déclarait tout en se frayant la vole vers les deux voyageurs :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! ne voyez-vous pas que ces malheureux vous supplient de leur donner un peu de nourriture ? Voilà sans doute des jours qu'ils n'ont rien mis dans leur estomac. Comment auraient-ils pu savoir, en venant de notre côté, qu'ils marcheraient si longtemps avant de [PAGE 140] rencontrer un village habité ? Qui leur aurait dit que tous les autres clans se sont peu à peu repliés dans la cité ? Qui sait dans quelle contrée étrangère, au milieu de quelles populations insensibles, l'un de nous, peut-être, tend à cette heure la main pour recueillir quelque pâture, de quoi survivre encore un jour ? Oubliez-vous que quelques-uns des nôtres ont émigré à Mackenzieville ? Peut-être endurent-ils en ce moment même eux aussi une famine cruelle.

Les spectateurs des premiers rangs, les enfants les plus jeunes, se réveillant soudain, s'ébrouèrent, ricanèrent sans joie, se mirent à murmurer apparemment sans aménité à l'égard de la vieille femme dont l'intrusion avait rompu le charme. Derrière eux, les plus âgés se prenaient sans façon à témoin les uns les autres de la présomption des commères qui se figuraient que chacun sur terre ne rêvent d'abord que de manger et que la nourriture apporte à coup sûr le bonheur et la paix.

La vieille grand-mère édentée, s'obstinant, pariait hardiment sur le bon sens de son interprétation des événements; elle s'avançait tout près des étrangers et même posait la main sur l'épaule du jeune disciple plus soumis et docile que jamais, certainement le plus éprouvé par la privation de nourriture et les longues journées de marche, à en juger par ses membres longs et grêles et ses vêtements couverts de poussière et même, par endroits, de plaques de boue.

De quel pays viens-tu, mon petit gars ? lui demandait-elle; as-tu seulement une maman ? Réponds-moi, mon petit; ta mère sait-elle seulement ce qui t'arrive ?

Au lieu de répondre, le sapak, qui connaissait fort bien son rôle, tantôt baissait la tête, tantôt fixait un regard vide dans les yeux de son interlocutrice, en enfant bien élevé, mais qui, ignorant la langue de ses hôtes, doit se priver la mort dans l'âme du plaisir de converser avec eux.

Quand les questions de la vieille grand-mère se firent pressantes, le maître lui-même se vit contraint d'intervenir, avec beaucoup de peine il est vrai, car il parlait très imparfaitement la langue des Ekoumdoum. Il expliqua avec de larges gestes de la main vers le ciel qu'il était un homme de Dieu qui, en accomplissement d'une promesse sacrée, effectuait un périple ne devant se terminer qu'avec l'achèvement de sa propre vie : le bref et misérable séjour de l'homme pieux dans cette vallée d'illusion n'est qu'une quête perpétuelle pour la perfection suprême qu'est Allah, le seul Dieu, celui [PAGE 141] dont Mahomet est le prophète. Le sage musulman ajouta qu'Allah prendrait à jamais sous sa protection et comblerait éternellement de ses bienfaits les demeures et les cités où il adviendrait que lui, El Khalik, son serviteur, séjourne ne fût ce qu'un instant. Le maître dit encore que, malgré ses airs juvéniles, son disciple avait acquis lui aussi une telle sérénité qu'aucune vicissitude humaine ne le prendrait plus jamais au dépourvu et que, quelle que soit la date, quel que soit le lieu de son propre décès, l'enfant, en digne héritier mystique, saisirait à sa suite le bâton de l'éternel voyage, sous la protection d'Allah, le seul Dieu, celui dont Mahomet est le prophète. Le serviteur d'Allah, si jeune, si désarmé qu'il paraisse, étant exempt de souillure, ne redoute pas plus la route, que la fourmi, pourtant bien menue, ne craint le chemin que tassent sans répit le pied brutal du chasseur et même le pilon dévastateur du pachyderme.

Ainsi parla El Khalik, serviteur d'Allah, le seul vrai Dieu, celui dont Mahomet est le prophète.

Pendant que discourait ainsi ce sage musulman décidément disert, malgré une connaissance très imparfaite de la langue de ses auditeurs, une circonstance naturelle vint ajouter au caractère merveilleux de la situation. Dans ce décor où les rubénistes avaient observé que le coucher du soleil est déjà ordinairement précoce, une immense nuée orageuse, suivie d'un roulement continu du tonnerre, vint boucher la cité en coiffant soudainement la forêt comme le couvercle ferme un chaudron. Le sapak se souvient encore qu'il jeta un coup d'œil furtif sur la montre que Jo le Jongleur portait à son poignet et qu'il n'était pas plus de quatre heures de l'après-midi. C'était déjà le crépuscule et même, pour ainsi dire, la nuit et, sous la double menace, l'instinct de conservation débanda prosaïquement la fête de la première rencontre des rubénistes avec les paisibles citoyens d'Ekoumdoum, canton éloigné et d'ailleurs méconnu de la jeune République où depuis trois mois, régnait sans partage Baba Toura, appelé aussi plus familièrement Le Bituré, Baba Soulé ou Massa Bouza.

Dans la pauvre maison de la vieille femme édentée, où furent emmenés les deux pieux serviteurs d'Allah, plusieurs familles associées par l'exigence de l'hospitalité vinrent leur prodiguer, comme l'avait imaginé Jo le Jongleur, les soins attentifs dus aux étrangers accueillis pour la première fois au milieu des Ekoumdoum, Au moment de les conduire dans [PAGE 142] le gîte qui leur était réservé, la vieille femme édentée que leur détresse supposée avait tout à l'heure fait fondre de commisération, posa à Jo le Jongleur cette question qui sans doute, lui brûlait les lèvres depuis le début de la soirée

– Etranger, as-tu bien dit que ton passage dans une maison ou dans une cité est une bénédiction éternelle pour ses habitants ?

– N'en doute point, sainte et vénérable femme, désormais protégée d'Allah, déclara Jo le Jongleur en levant solennellement et étendant son bras droit. Dankal bino, dankal bino. El Khalik sait tout, parce qu'Allah a posé sa main sur l'épaule de son serviteur El Khalik, comme celui-ci lui-même s'avance la main posée sur l'épaule de son jeune disciple, non pour s'appuyer sur sa faiblesse, mais pour lui donner confiance et certitude. Dankal bino, dankal bino, ta maison est désormais bénie, sainte et vénérable femme, jusqu'à la millième génération, je veux dire à jamais.

La vieille femme fondit en larmes et pleura, en grimaçant de joie et de gratitude.

Quand ils furent enfin seuls dans leur gîte, le sapak demanda sur un ton de colère impatiente à son aîné si ce dernier ne pensait pas que, tout de même, il en faisait trop.

– Alors, tu n'as rien pigé encore, petit galopin ? On n'en fait jamais trop avec les culs terreux question superstition; c'est là que nous allons mettre le paquet, tu as compris ? La longue marche que nous venons de faire m'a beaucoup instruit, pas toi, galopin ? Finalement, tu vois, il n'y a que deux chemins pour amener les gens où tu veux qu'ils viennent. Il y a d'abord le fusil; j'y croyais beaucoup au début; j'y crois toujours, remarque bien, mais un peu moins. Parce que, si tu réfléchis bien, mon petit vieux, l'ennui avec le fusil, tu sais quoi ? Eh bien, ça te rend stupide; tu te crois invulnérable, alors tu ne calcules plus, tu ne veilles plus. Il faut toujours calculer, pas vrai, mon galopin ? Un type qui ne calcule pas, tu sais quoi ? eh bien, il est fichu. L'ennui quand on détient le fusil, c'est de se croire dispensé de penser et de calculer. Alors, il s'en trouve toujours un qui calcule et qui finit par te dérober ton fusil. Rappelle-toi les miliciens que nous avons maîtrisés une nuit. Ce n'étaient plus des hommes, mais des brutes à la merci du premier venu pourvu qu'il ait de l'idée. En revanche, la superstition, c'est autre chose. D'abord, tu es toujours aimé des gens, au lieu que le type qui tient le fusil se fait détester. Et puis, tu [PAGE 143] es toujours obligé de calculer, d'imaginer autre chose, de corser ta comédie; en somme, tu es toujours sur tes gardes, tu ne roupilles pas; c'est bon, ça. Si j'ai bien compris, Ouragan-Viet ne me féliciterait pas : selon lui, il ne faudrait jamais tromper personne. Alors, même une ruse de guerre serait interdite ? Il n'y aurait plus moyen de faire la guerre, ni de faire l'amour, ni même de faire la chasse au vrai gibier, parce que la chasse, au fond, c'est un mensonge continuel, réfléchis un peu. Alors, nous qui, au fond, chassons en quelque sorte, comment réussirions-nous sans ruse ? Tu vois ce que je veux dire ?

– Ce n'est pas ainsi que j'imaginais les choses, fit l'enfant.

– En tout cas, au point où nous en sommes, il s'agit d'abord de ne pas flancher, d'aller jusqu'au bout, d'accord ?

– Moi non plus, je n'aime pas qu'on trompe les gens, bougonna le sapak en se détournant.

– C'est ça, mon petit vieux, tu me diras comment il faut f aire.

Cette nuit-là même, tandis que le sapak dormait à poings fermés en enfant recru de fatigue et d'émotions, Jo le Jongleur alla rejoindre Mor-Zamba sur la route, en tâtonnant hardiment dans les ténèbres. Il relata triomphalement le succès de son stratagème pour se faire prier d'accepter l'accueil de la cité:

– Tu comprends, disait-il, je ne voulais pas me mettre dans la position du demandeur; je n'aime pas avoir à demander, ça me déprime, que veux-tu ?

Tout à ses rêves d'action, il répondit for mal aux nombreuses questions de Mor-Zamba, indices pourtant éloquents d'une émotion très péniblement contenue. Aux confidences même partielles et chaotiques de son ami, Mor-Zamba venait de s'aviser que c'est dans sa propre maison, celle qu'il avait édifiée de ses mains une vingtaine d'années plus tôt, que la cité hébergeait le sapak et l'ancien mauvais garçon de Kola-Kola; il n'en dit rien à son ami, insistant seulement pour qu'il lui décrive leur gîte.

– De toute façon, lui déclara Jo le Jongleur, tu aurais tort d'essayer de venir, tu courrais grand risque d'être aperçu et reconnu. Pour entrer dans la baraque, il faut piétiner longtemps dans la cour. C'est un truc que je n'avais jamais vu auparavant, mais que tu dois connaître, toi, puisque, finalement, tu es quand même chez toi, Eh bien, en guise de porte, ce sont des bouts de bois superposés et soutenus par deux [PAGE 144] poteaux plantés de chaque côtés de l'ouverture et faisant en quelque sorte office de montants. Alors, tu vois ça d'ici, il faut soulever les bouts de bois l'un après l'autre; ça peut prendre du temps. A part ça, il n'y a pas lieu de se plaindre; c'est vaste, il y a même une pièce intime où se réfugier pour se dérober, par exemple, aux regards indiscrets de visiteurs.

– Et le toit ?

– Quoi le toit ?

– Est-ce qu'il est en bon état ? As-tu observé des trous dans le chaume tressé ?

– Le chaume tressé ? de quoi parles-tu ?

– Mais oui ! la couverture des maisons ici est faite de chaume tressé, tu ne savais pas ? Suivant l'épaisseur de la natte, c'est-à-dire selon le courage de l'artisan, la couverture résiste plus ou moins longtemps aux intempéries. La pluie, par exemple, y creuse des fentes et même, à la longue, des trous béants.

– Ah oui, je vois ce que tu veux dire, mais je n'ai pas fait attention à ça, tu vois ?

– Il n'y a pas clair de lune d'ailleurs.

Nous avons tressé des nattes épaisses comme personne ne l'avait fait avant nous, songeait Mor-Zamba; c'était de la bonne ouvrage, j'aimerais savoir comment elle a résisté aux pluies pendant tant d'années.

***

[PAGE 145] Les retrouvailles de Mor-Zamba avec les bois, la forêt et la jungle demeure encore dans son souvenir, à en juger par l'évocation qu'il en fait parfois, une période de délicieuse euphorie, redoublée par la possession de l'abondant matériel raflé par Mor-Kinda en divers lieux, et qui facilitait tellement les besognes du géant qu'elles s'offraient à lui comme autant de jeux.

Quant aux deux éclaireurs, leur impulsive jeunesse subit péniblement les secousses et le fracas du début de leur séjour dans la cité ainsi qu'on pénètre dans les tourbillons et les remous d'un ouragan. Sous le masque de croyants absorbés par les exercices de piété de leur foi, et ne prêtant guère attention aux agitations et aux vains désirs qui composent l'existence des gens ordinaires, ils devaient se livrer à l'observation la plus minutieuse d'un adversaire indistinct d'abord, puis mystérieux et à la fois foisonnant et insaisissable, terne et chatoyant, silencieux et rugissant.

C'est d'abord avec les femmes âgées, leurs meilleures amies, qu'ils apprirent à jouer serré. Le soir, elles venaient en groupe leur porter leur repas et ne repartaient jamais sans avoir conversé longuement avec les étrangers qui s'adonnaient à une religion si mystérieuse et qui leur promettaient plus d'indulgences et même de récompenses matérielles que le Père Van den Rietter. C'étaient presque toutes des veuves, et elles parlaient un peu de Van den Rietter comme si celui-ci avait tenu dans leur esprit la place du mari disparu. Elles exaltaient naïvement en lui le chasseur courageux et habile, dont le fusil retentissait jamais en vain, l'ami fidèle, qui, étant retourné chez lui en Europe, ne les avait pas oubliées, mais était revenu parmi ses ouailles, l'administrateur qui leur avait fait connaître la prospérité.

– Tiens ! comment cela ? leur demanda un jour Jo le Jongleur, dans l'espoir de s'entendre décrire la mission et la croissance rapide de l'établissement, qu'il se proposait quant à lui de visiter bientôt clandestinement.

De tous les travaux attribués au Père Van den Rietter, il semblait que les veuves tiraient surtout fierté de l'arrivée de Frère Nicolas qui avait organisé l'approvisionnement de la cité en ustensiles symbolisant ici le progrès et vendus, à [PAGE 146] la mission, dans un important bazar que frère Nicolas ouvrait trois fois par semaine.

– Etranger, lui déclarèrent-elles, peux-tu bien imaginer ce que nous étions avant l'arrivée de Frère Nicolas ? Des animaux de la plus vile espèce, des taupes, des cloportes, mais certainement pas des êtres humains. Nous devions attendre une année entière pour nous procurer le coupon de cotonnade dont nous rêvions; encore nous était-il cédé à prix d'or par cette race de voleurs qui venait ici piller le fruit de notre labeur. Frère Nicolas est arrivé tous les mois, il se rend avec sa péniche jusqu'à Mackenzieville et nous ramène à profusion toutes les bonnes choses que prodigue la civilisation. Tiens, il est justement à Mackenzieville en ce moment, il ne va pas tarder à revenir, et toute la cité sera en fête, car le retour de Frère Nicolas est toujours un bonheur pour la cité.

Les veuves avaient apporté ce soir-là et offert à leur hôte la calebasse de vin qui est l'assaisonnement traditionnel des veillées à Ekoumdoum, mais le croyant d'Allah, incarnation de la sobriété et du détachement, y avait à peine trempé les lèvres, pressant au contraire ses amies de se verser fréquemment une rasade. Il s'ensuivit une animation à la faveur de laquelle les vieilles femmes, assez réservées auparavant, parurent plus enclines que de coutume à s'abandonner. Roulant toujours sur les deux missionnaires, la conversation, de fil en aiguille, aborda tous les thèmes, mais principalement celui des artisans que Frère Nicolas amenait sans cesse de Mackenzieville, chaque fois qu'il y allait à bord de sa péniche. Plus que l'ébéniste, plus que le menuisier-charpentier, pourtant reconnu extrêmement habile à former des apprentis dans un délai rapide, plus que le maçon, si apprécié des missionnaires que la mission s'était assuré ses services, plus que tous les autres hommes de métier installés dans l'enceinte de l'établissement fondé par Van den Rietter, les veuves s'extasiaient sur le talent du tailleur, dont elles s'accordèrent vite à déclarer que la dernière illustration en était la robe d'amwalli que portait Ngwane-Eligui à la messe le dimanche précédent; le point fut acquis après un débat dont Jo le Jongleur se rappelait encore cet extrait :

« – C'est donc lui qui avait fait cette robe, ce chef-d'œuvre ? s'était écriée une veuve. Je me disais aussi à la grand' messe l'autre jour, en détaillant cette petite diablesse.

« – Qui d'autre aurait pu faire une telle robe ici ? avait dit [PAGE 147] une autre veuve; A côté de cet homme-là, tous les tailleurs devraient se cacher dans un trou, surtout les nôtres : ils ont des excuses, c'est vrai, leur tradition est si récente. Qu'étions-nous avant notre Frère Nicolas ? Rien, sinon des taupes, comme nous le dit si souvent le Père Van den Rietter.

« – C'est une robe comme celle-là, et en amwalli encore, qu'il faut que je me fasse faire, dès que le Frère Nicolas sera revenu de Mackenzieville et pourvu qu'il ait la bonne inspiration de ramener des tonnes d'amwalli, avait déclaré une troisième veuve, car c'est à l'évidence la cotonnade préférée des femmes d'Ekoumdoum et le stock de Frère Nicolas ne dure jamais plus de quelques jours.

« Dieu, notre Père, permets que je me fasse faire une telle robe en amwalli, avant ma mort, ne serait-ce que pour envelopper ma misérable dépouille.

« – Elle ne l'aura pas portée bien longtemps, la pauvre fille !

« – Tu veux dire qu'elle ne l'aura pas exhibée longtemps, comme à la parade; car rien ne l'empêche de la porter dans le palais de son mari, au moins pour son propre plaisir.

« – Pourquoi donc ? le Père Van den Rietter l'a rendue ? il n'a pas voulu la garder ?

« – Quoi ? tu ne savais pas ?

Très vite, d'autres catégories d'habitants de la cité vinrent, à la suite des veuves, se lier d'amitié avec les deux croyants d'Allah dont la suavité de mœurs et l'extrême piété avaient rapidement et largement déployé la réputation. Les jeunes enfants, à l'exclusion des petites filles pourtant presque toujours mêlées à leurs frères dans la plupart des activités quotidiennes, ne furent pas les moins ardents à se presser autour du sage et serein musulman assis en tailleur sur une natte, à la manière des derviches tourneurs, tantôt à l'intérieur de sa maison, tantôt sur l'étroite terrasse. Il arrivait parfois que le croyant d'Allah prenne la main d'un des enfants, en contemple gravement les lignes et, en hochant la tête, déclare au petit homme à crâne ras et dont le sourire aussitôt se figeait :

– Allah, j'aperçois là, derrière toi, oh ! un homme grand, immense, à la prunelle sanglante, grimaçant un rictus et brandissant une machète effilée qui peut, à l'occasion, être très meurtrière. C'est un homme dont la bouche résonne de glouglous de haine et d'envie. Qui est-ce, mon enfant ?

– C'est mon oncle, bien sûr ! répondait l'enfant: il en veut [PAGE 148] à mon père parce que le gibier ne va jamais se prendre à ses collets à lui, mais toujours à ceux de mon père à moi. Alors, il dit que ce n'est pas normal, que mon père lui a jeté un sort. C'est pour ça qu'il est haineux.

– Dankal bino, dankal bino, reprenait Jo le Jongleur, et pourtant je n'ai jamais été chez vous. El Khalik voit tout ! le maître de Nourédine marche la main dans la main d'Allah.

– Qui est Nourédine ? demandaient les enfants en chœur.

– Nourédine, c'est le grand garçon là-bas, mon disciple.

– Et qui est le maître de Nourédine ?

– Le maître de Nourédine, c'est moi.

– Ah oui ? alors, au lieu de dire: « Je marche la main dans la main d'Allah », tu aimes mieux dire : « Le maître de Nourédine marche la main dans la main d'Allah ? » Est-ce toujours ainsi qu'on parle dans ton pays ?

Bientôt, toute sorte de gens voulurent s'entendre dire la bonne aventure par le croyant d'Allah. Il en fut surtout ainsi quand les jeunes gens de la cité commencèrent à faire quotidiennement intrusion chez les deux pieux musulmans, conduits par un personnage aux airs avantageux, et à y demeurer interminablement à la grande satisfaction de Jo le Jongleur. Leur chef, qui devait être un jeune homme ou même un très jeune homme, puisque Mor-Zamba, après avoir entendu son portrait détaillé, ne le reconnut pas en l'apercevant, était armé à toute heure du jour d'un antique accordéon dont il tirait toujours le même air. C'était un grand garçon, plutôt svelte, bien proportionné, se présentant de façon à être pris pour un homme de la ville, où les rubénistes surent d'ailleurs bien vite qu'il avait résidé quelque temps. Il portait une épaisse chevelure, toujours coiffée avec un soin extrême, des sandales de plastique en très mauvais état, un short kaki râpé, un tricot de corps sans manches, au poignet gauche un bracelet sans montre, sur le torse une toison déjà remarquable, sur laquelle il attirait l'attention en mettant, aux grandes occasions, une chemisette d'ailleurs rapiécée, qu'il se gardait de boutonner.

L'apparition de l'accordéoniste, appelé Mor-Eloulougou, eut lieu le jour où Frère Nicolas revint de Mackenzieville, vers la fin de l'après-midi, alors que la fête prédite par les veuves, animée surtout par les enfants de l'école de la mission, qu'on entendit chanter dans plusieurs quartiers de la cité, battait son plein. Si Mor-Eloulougou lui-même, accaparé par son mélodieux instrument, ouvrait rarement la bouche, il [PAGE 149] s'échangeait dans la bande qui l'escortait des propos dont la résonance belliqueuse stupéfia secrètement Jo le Jongleur, trop peu habitué à tant d'imprudence verbale chez les habitants d'Ekoumdoum. Ce matin-là, le crieur avait sillonné la cité pour rappeler un règlement toujours en vigueur, soulignait-il avec une fermeté confinant à la menace, ordonnant que tout gibier pris sur la rive droite du fleuve, sur laquelle la cité était précisément établie, devait être partagé à égalité avec le Palais; cela s'entendait aussi des poissons et des oiseaux, à la seule exclusion des oisillons, ajoutait le crieur qui répétait plusieurs fois cette dernière phrase. En entendant les protestations suscitées par cette affaire dans le jeune entourage de Mor-Eloulougou, Jo le Jongleur s'émerveillait de découvrir que la pêche et la chasse, activités vitales pour les habitants de la cité, étaient sacrées à leurs yeux et que le Chef, déjà coupable d'usurpation, avait, au jugement des plus jeunes, couronné son crime en tentant de les entraver.

Quand Jo le Jongleur, qui désirait en savoir davantage, voulut stimuler leur révolte et en arracher des confidences en prétendant qu'Allah le seul vrai Dieu, celui dont Mahomet est le Prophète, avait toujours enseigné de partager et non d'accaparer, et que priver son frère d'une denrée nécessaire à sa survie et l'assassiner, c'est tout un, il lui parut que leur colère retombait bien vite, et l'ancien domestique de Sandrinelli s'accusa de maladresse. Dans le brouhaha trépidant de leur première invasion, chaque nouveau-venu qui pénétrait chez les pieux musulmans pour s'agréger au clan de l'accordéoniste, s'approchait joyeusement de ce dernier et lui disait :

– Alors ! où en es-tu ? Est-ce pour ce soir au moins ? ce serait justement le jour.

Sans s'extraire de son extase musicale, l'accordéoniste exécutait du bout des lèvres une moue très expressive, qui eût pu signifier le dégoût pour un étranger, mais que l'interlocuteur indiscret de Mor-Eloulougou interprétait ainsi

– Non ! ça y est ? c'est vrai ?

– Evidemment, tiens ! s'écriait non l'accordéoniste lui-même, trop pénétré du prestige de son office pour daigner en interrompre l'exercice, mais un acolyte. Evidemment, ça y est ! Qu'est-ce que tu croyais ? qu'elle allait lui résister, celle-là ? Elle aurait bien été la première.

– Pas vrai ! rétorquait le nouveau venu. Ne dis pas cela de Ngwane-Eligui, je ne te croirai pas. Elle n'est pas comme [PAGE 150] les autres, celle-là au moins, c'est une coriace. Et le premier qui l'aura, ça risque de faire du bruit.

– Mais qui te parle d'elle ? faisait avec agacement le porte-parole de l'accordéoniste, tandis que son chef de file poursuivait sa sempiternelle rengaine; mais je te parlais de Ngwane Assoumou.

– Ah oui ! celle-là, d'accord, je veux bien te croire. Remarque que c'est déjà une belle prise, quoique ça soit loin de valoir Ngwane-Eligui,

– Dis donc, Ngwane-Assoumou n'est même pas là depuis dix jours, c'est quand même du rapide, non ?

– Oui, oui, d'accord, bien sûr, bien sûr, mais quand même, cela ne vaut pas Ngwane-Eligui. Alors, dis, comment l'as-tu trouvée ?

– Pas terrible ! proclamait la voix caverneuse de Mor-Eloulougou émergeant enfin de son extase et faisant en même temps tomber le vacarme de la salle. My God, j'avais plein d'eau partout, je n'aime pas ça. Et puis, non ! elle crie vraiment trop fort, ça me trouble. Tu la veux ? Si, si, si, c'est facile, tu sais ?

Sur ce sujet-là aussi, les jeunes gens faisaient des réponses laconiques ou évasives aux tentatives de Jo le Jongleur pour pénétrer leur mystère; ou bien, avec des rires et des clins d'œil égrillards, ils finissaient par lui avouer:

– Ce sont des affaires de chez nous, ça : c'est de cette façon que nous nous occupons ici. Nous réglons ainsi nos comptes avec le Vieux Chimpanzé. Le Chimpanzé Grabataire et sa horde nous prennent tout, alors nous autres, nous lui prenons le reste. Et le reste c'est encore beaucoup.

« Nom de Dieu ! qui donc est Ngwane-Eligui ? » songeait Jo le Jongleur impuissant. Cette nuit-là, il arracha à Mor-Zamba, qui jugeait pourtant son initiative, quelle qu'elle fût, dangereuse et, en tout cas, précipitée, l'autorisation de porter sur lui une assez forte somme d'argent, que le géant, qui était allé la chercher dans sa cache la plus proche, lui apporta quelques heures seulement plus tard.

Jo le Jongleur annonça le lendemain à ses amies les veuves qu'Allah, qui avait décidé de récompenser leur hospitalité, lui avait inspiré dans son sommeil de leur offrir à chacune un coupon d'amwalli avec quoi se faire confectionner la robe de leurs rêves et il remit à chaque vieille femme ébahie le prix du coupon de cotonnade et de la façon. A la veillée, on consomma plus de vin de palme que d'habitude, on chanta [PAGE 151] force cantiques qui n'excluaient d'ailleurs pas quelques complaintes profanes ni des romances brusquement surgies de la nuit des traditions si souvent moquées par Van den Rietter; on gratifia surtout l'étranger de quelques confidences, peu explicites il est vrai, faites d'ailleurs à mi-voix.

Quel tourment pour le malheureux Chef que la présence de cette petite diablesse de Ngwane-Eligui dans sa résidence; c'était la dernière acquisition du maître de la cité. Aussi farouche que jeune, belle au point de paraître provocante, ne s'était-elle pas d'abord refusée au père ? Après tout, il est naturel que la jeunesse déteste tripoter les rides de l'âge. Qu'à cela ne tienne, on lui offrait d'entrer dans le lit du fils, de la chair ferme et fraîche aussi, un beau jeune homme élancé, revenu depuis deux ans seulement de Bétaré où il avait séjourné longtemps pour faire son apprentissage. C'est toujours ainsi que cela se passait, c'était d'ailleurs le bon sens même. Si la femme ne veut pas d'un père pour époux, eh bien, qu'elle prenne une jeunesse, et c'est ce qu'on proposait à Ngwane-Eligui. Mais ne voilà-t-il pas que cette teigne se refusait aussi au fils, avec la même obstination, avec la même rage. Alors que faire ? Céder cette superbe enfant, comme on fait d'un laideron, à un serviteur pour récompenser sa fidélité ? Folie pure. La laisser se réfugier à la mission, près du Père Van den Rietter, à peine arrivée dans la cité ? Le maître et son fils n'avaient pu s'y résoudre.

Le lendemain, les nombreux jeunes enfants qui étaient venus rendre visite à leurs amis El Khalik et Nourédine, ne les quittèrent guère de la journée : les deux étrangers les nourrirent comme il ne leur était jamais arrivé à une heure où leurs mères étaient aux champs. Voulant leur montrer qu'il tenait à les fêter, Jo le Jongleur leur fit apporter de nombreux plats de riz et de stockfish qu'il avait envoyé acheter à la mission et fait apprêter tôt dès le lever du jour.

Soudain, il se pencha, avec sa gravité coutumière en ces occasions-là, sur la main du plus déluré et, au milieu d'un concert de joyeuses exclamations, il déclara :

– Le maître de Nourédine sait tout, El Khalik voit tout, parce que El Khalik marche la main dans la main d'Allah. Dankal bino, dankal bino... Voyons donc ce qui se passe au fond de ta petite menotte, mon gars. Oh la la, eh bien ! tu seras un big massa, toi, un grand commandant: tu auras sous tes ordres des centaines, que dis-je ! des milliers de gens, si, le moment venu, tu acceptes d'aller à l'école, bien [PAGE 152] sûr. Je te vois beau, grand, couvert de galons. Peut-être que tu es colonel, ah non ! plutôt gouverneur, oui grand gouverneur, voilà ce que tu es quand tu es devenu grand. Mais auparavant, qu'est-ce que je vois là, tout de suite, auprès de toi ? Ah, tiens donc ! des jeunes femmes, très belles ma foi elles semblent beaucoup s'amuser en ta compagnie...

– Ce n'est pas moi, c'est plutôt mes frères ! s'écria l'enfant, tandis que ses jeunes compagnons s'esclaffaient. C'est sûrement un de mes frères, et les jeunes femmes, ce sont celles du Vieux Chimpanzé Grabataire.

– Ah bon ? fit Jo le Jongleur, machiavélique, comment est-ce possible ?

– Oui, fit l'enfant, mes frères disent souvent que c'est une bénédiction que le Chimpanzé Grabataire soit là, parce que, comme ils disent, sans lui il y a longtemps qu'ils en seraient morts.

– Allons bon ...

– Mais oui ! parce que, comme ils disent toujours, le Chimpanzé Grabataire est venu chez nous et il y a implanté une formidable réserve de femelles. Tu veux savoir comment il s'y prend, le Chimpanzé Grabataire ?

A travers les propos des enfants, le Chef apparaissait comme une sorte de monstre bouffon, auquel les fonctions et l'argent avaient conféré le pouvoir de réaliser des rêves démentiels; c'était aussi comme une cible héréditaire à laquelle leurs coups devaient tout naturellement être portés plus tard, comme si de lui nuire n'eût pas été un crime, mais au contraire une action toujours méritoire.

– Mais oui ! reprit le petit garçon déluré au milieu du chahut de ses frères qui tantôt l'applaudissaient, tantôt huaient le Chef, eh bien, le Chimpanzé Grabataire est très riche, il a plein d'argent dans tous les coins du Palais, tu sais ? sa grande maison, celle que Frère Nicolas lui a faite, qui est immense, avec beaucoup de chambres et de salles à manger. Eh bien, il a aussi beaucoup de serviteurs, une armée de serviteurs et même une police là-bas, dans son quartier. Alors, il expédie ses gens dans tous les pays, très loin d'ici, et même dans des contrées où les gens ne parlent pas comme nous; c'est vrai ça, il y a des femmes du Chimpanzé Grabataire qui arrivent chez nous sans parler comme nous; après, elle apprennent, bien sûr, et elles arrivent à parler, parce que notre langue est simple, mais très belle.

– Oui, une très belle langue, je suis bien d'accord. Et [PAGE 153] quand le Chimpanzé Grabataire a envoyé ses serviteurs dans tous les pays, qu'est-ce qu'ils font là-bas ? demanda le sage musulman.

Cette fois, c'est un autre petit garçon, aussi déluré mais affligé d'un léger bégaiement, qui répondit, relayant spontanément l'orateur précédent :

– Ils ont plein de sous dans les poches, et quand ils aperçoivent une jolie jeune fille, mais très, très jeune, hein ! parce que le Chimpanzé Grabataire les préfère comme cela, mais pas trop petite quand même, parce qu'alors là, ce sont les parents qui ne seraient pas d'accord ! alors, ils coursent la jeune fille, ils la rattrapent et ils l'emmènent chez ses parents, et ils disent aux parents : « C'est à vous cette enfant-là ? Combien vous voulez qu'on vous en donne ? » Alors les parents répondent qu'ils en veulent des cent et des mille, et tu sais quoi ? les gens du Vieux Chimpanzé, ils payent aussi sec.

– C'est formidable, ça ! s'écria le croyant d'Allah en frappant dans ses mains. Et après ?

– Après ? reprit le petit bègue, ils vont plus loin, ils attrapent une autre jeune fille très belle, et ainsi de suite. A la fin, ils les conduisent ici, ils les emmènent dans le Palais, et le Chimpanzé Grabataire organise de grandes fêtes. Les autres vieux de la cité se rendent tous au palais, on leur offre à manger, à boire et tout. Et le Chimpanzé Grabataire se fait transporter au milieu d'eux et leur déclare : « Voici mes nouvelles épouses ! ». Et leur donne encore plus à manger et à boire.

– Quel homme étonnant, ce Chimpanzé Grabataire ! commenta le sage musulman.

– Oui, mais parfois il a du mal aussi, fit un garçon un peu plus grand que les autres, et qui avait déjà une voix d'homme. Ma mère dit que maintenant les jeunes femmes ne sont plus comme elles étaient dans sa jeunesse à elle.

– Comment ça ?

– Eh bien, continua le garçon, elles n'acceptent plus les vieux, elles veulent des jeunes. Ma mère dit que c'est parce que les temps changent, et les jeunes filles aussi.

– Et alors ?

– Elles s'enfuient et se réfugient à la mission; parfois, elles essayent de traverser la forêt, mais elles n'y arrivent pas, elles sont reprises par les hommes du Vieux Chimpanzé.

– Pas toujours ! protestèrent les autres enfants en chœur. [PAGE 154]

– Sauf une, mais une seule ! précisa l'adolescent.

En deux jours, l'habileté de Jo le Jongleur lui eut permis de cerner les contours de la grave crise sociale qui secouait la cité d'Ekoumdoum. La situation était en réalité bien plus extravagante que n'auraient pu imaginer les rubénistes, puisqu'il n'était personne, parmi les hommes qui comptaient dans la cité, qui ne fût de près ou de loin impliqué dans le désastre imminent.

Aux yeux des jeunes gens qui entouraient Mor-Eloulougou l'accordéoniste, Van den Rietter lui-même était très suspect, qui hébergeait dans son établissement trente filles selon les uns, quarante et peut-être plus selon les autres. Se bornait-il à offrir un asile, par générosité, à de malheureuses fugitives ? Ne désirait-il pas plus simplement prendre sa part de cette aubaine ?

– C'est vrai, reconnaissaient-ils, qu'il s'efforce toujours de leur trouver un brave mari parmi les célibataires de la cité et dès qu'il en tient un, il s'empresse de l'emmener auprès du Vieux Chimpanzé et il le contraint à signer une reconnaissance de dette en faveur de celui-ci. C'est vrai, c'est vrai, mais d'abord est-ce qu'il devrait s'occuper de ces choses-là ? Et puis pourquoi garde-t-il les filles si longtemps chez lui auparavant ? Oui, il fait semblant de leur donner une instruction religieuse, il les force à aller à la messe chaque matin. Oui, mais le reste du temps, elles sont parquées dans des maisons de brique écartées où personne ne les surveille. C'est grave, ça, la nuit surtout, hein ? c'est très grave. La preuve...

C'est vrai que, selon tous les témoignages, les épouses du Chef, celles du palais autant que celles de la mission, avaient atteint un tel niveau de dévergondage que, chaque nuit, elles déjouaient tous les obstacles pour se répandre dans la cité et rejoindre des hommes forts et jeunes avec lesquels elles entretenaient des liaisons notoires. Ne désespérant point de les retenir dans les bornes de la fidélité, le vieux maître et son fils aîné n'étaient jamais à court d'imagination. Leur tribunal spécial, par exemple, siégeait presque en permanence: amendes pour les récalcitrantes, emprisonnements pour les fortes têtes comme Ngwane-Eligui, bastonnades pour les plus débauchées et même longs mois de travaux forcés dans les plantations du Chef, rien n'y avait fait.

Pourtant, comme une plaie qui s'étend sans cesse à mesure que les jours passent, et qui finit par ronger l'organisme tout [PAGE 155] entier et le couvrir de sa purulence épouvantable, la rage matrimoniale tourmentait davantage le vieillard à mesure que l'âge le portait au bord de la tombe; il avait facilement communiqué cette fureur à son fils aîné, le seul à vivre alors en sa compagnie dans cette sorte de forteresse étrange en quoi Frère Nicolas, architecte plus complaisant qu'imaginatif, avait transformé la maison assez simple et même avenante que Mor-Zamba, tout jeune homme, avait connue. C'est cet édifice tortueux que la déférence toujours vivace des habitants les plus âgés de la cité appelait le palais. Formant un vaste quartier, d'innombrables dépendances se pressaient sans aucun ordre autour de l'habitation du maître, abritant une extraordinaire quantité de femmes, épouses, parentes d'épouses et autres individus femelles aux statuts difficilement définissables, dont la frustration, exacerbée par la jeunesse, exerçait une telle pression sur l'enceinte de bambou qu'elle la faisait littéralement éclater de jour comme de nuit.

– Tu te rends compte ? répétait obstinément Jo le Jongleur à Mor-Zamba sceptique. Ne considérons que l'aspect suivant de l'affaire : tous les rêves d'amour des éphèbes mal dépucelés, à Ekoumdoum, convergent vers le quartier du Chef. Tu ne me feras pas croire que nous ne puissions tirer parti au moins de cette nécessaire osmose. Le train se forme, grand-père, il ne faudrait pas le rater. Ou s'il est parti, il ne doit pas être bien loin, nous le prendrons en marche.

Le sixième sens de l'ancien domestique de Sandrinelli l'avertissait que le ressort du drame était sans doute en place, en la personne de cette Ngwane-Eligui, qu'il imaginait maintenant comme une jeune panthère indomptable, acharnée inexorablement aux barreaux de sa cage, guettée par les piques non moins inflexibles des gardiens.

Les éclaireurs rubénistes déguisés en croyants d'Allah n'étaient dans la cité que depuis quelques jours, et déjà leur maison ne désemplissait plus : les veuves y succédaient régulièrement à l'accordéoniste Mor-Eloulougou toujours entouré de sa bande. Entre les deux groupes, il arrivait que s'intercalent tantôt les jeunes enfants, tantôt des visiteurs moins familiers, imprévisibles, venus du haut de la cité et même, une fois, de la mission catholique. Déjà las du corset de son masque et s'y sentant piégé, Jo le Jongleur commençait à manœuvrer pour se donner les coudées franches; il s'efforçait très discrètement de se mêler plus intimement à ses visiteurs et c'est tout naturellement au milieu des amis de [PAGE 156] l'accordéoniste que ses talents habituels faisaient merveille: une promesse non précisée à l'un, un menu cadeau à l'autre, une distribution de cigarettes à des gens qui avaient eu jusque-là pour coutume de tirer quelques bouffées d'un mégot passant de main en main, la gnole coulant à flots certains jours, il n'en fallait pas davantage pour ériger le pieux musulman en nouveau pôle d'attraction et même en nouveau centre vital comparable sinon égal au palais et à la mission, et comblant l'attente du bas de la cité quelque peu en déréliction depuis que, tombée en désuétude, la route avait été abandonnée, à peine construite, par les véhicules à moteur.

Déjà Jo le Jongleur ne pouvait douter de la complaisance sans cesse grandissante de ses visiteurs, et surtout des amis de Mor-Eloulougou, l'accordéoniste, qui achevèrent pour lui l'exposé du cas Ngwane-Eligui. On prenait des paris partout à travers la cité, les uns jurant qu'elle n'y passerait certainement pas cette année, tant elle paraissait indomptable, les autres qu'elle serait bientôt réduite, sinon par le père bien incapable maintenant d'un tel exploit, du moins par le fils, un rude gaillard d'ailleurs bien pourvu, qui s'était juré de la forcer, et il connaissait la manière. Pour l'heure, il ne faisait aucun doute qu'elle leur résistait victorieusement. Elle avait été approchée très récemment par des témoins extérieurs au Palais : couverte d'ecchymoses, le visage tuméfié, elle paraissait ivre de coups; elle avait en tout cas confié que Zoabekwé, chaque jour, la battait comme une bête, presque sous les yeux de ses parents, de braves habitants d'une cité située à de longues journées de marche et de navigation, sur l'autre rive du fleuve, du côté de Mackenzieville, importante agglomération établie immédiatement après la frontière séparant la jeune République de la colonie voisine. Ne pouvant briser la jeune femme ni par les menaces ni par les sévices, le palais avait envoyé quérir ses parents et leur avait demandé d'amadouer leur enfant et de l'amener à résipiscence. Ils avaient promis de mettre à contribution le temps qui, à la longue, assagit les filles rebelles. En attendant, on les traitait avec des égards princiers, on leur donnait le pas en tout sur les autres hôtes; ils avaient droit aux meilleurs plats, à la meilleure chambre, à l'oisiveté, contrairement aux autres beaux-parents du père ou du fils, qui, si leur séjour se prolongeait, étaient fermement invités à aider aux travaux des champs et des plantations.

Mais Ngwane-Eligui riait des supplications de ses parents; [PAGE 157] elle voyait dans leur présence, non point une raison de se soumettre, mais l'aubaine d'un répit, assurée que tant qu'ils seraient là, au moins elle n'encourrait par la dernière violence. Sur ces entrefaites, les esprits avaient été gravement troublés tout à coup peu avant l'arrivée des rubénistes, la rumeur s'étant mise à courir que les femmes mariées contre leur gré seraient sous peu autorisées à quitter leurs maris sans aucune contrepartie. Quant à Ngwane-Eligui, elle était, de toute façon résolue à déserter le palais; dans ce cas, Zoabekwé, pensait-on unanimement, n'hésiterait sans doute pas à l'assassiner.

– Quel rôle joue l'accordéoniste là-dedans ? demanda Mor-Zamba, qui croyait que l'arsouille lui cachait une partie de l'affaire, comme à l'accoutumée.

– Si je le savais ! répondit Jo le Jongleur; il se refuse à en parler. Il est sans aucun doute en liaison avec elle, c'est assez facile; il la convoite, c'est certain. Mais jusqu'où irait-il ?

L'audace revenait peu à peu à Jo le Jongleur; il posa aux vieilles veuves d'abord, puis aux membres de la bande de l'accordéoniste, cette question qui n'était pas exempte de témérité :

– Supposé que tout à coup le comportement de Zoabekwé témoigne de ses intentions de meurtre sur la personne de Ngwane-Eligui, que croyez-vous que ferait le Père Van den Rietter ? Fermerait-il les yeux ? Ou bien s'opposerait-il au Chef et à son fils ? D'ailleurs, que fait-il habituellement pour protéger ces malheureuses, quand il n'en recueille pas quelques-unes chez lui ? Après tout, il est l'ami du Chef.

– Figure-toi combien tu nous embarrasses, aimable étranger, répondirent les veuves. Au fond, c'est une question de tact, de diplomatie. Le Père Van den Rietter, un saint homme plein d'abnégation, ne tient pas à se poser en pédagogue d'un personnage âgé, qui, de surcroît, est le maître de la cité. Il ne veut pas humilier le Chef en le réprimandant à la face de ses administrés et de ses serviteurs. Les choses se font peut-être ainsi, là-bas, dans son pays. Mais ici chez nous, il sait bien qu'il ne saurait en user de la même façon. Alors, que veux-tu qu'il fasse, généreux étranger ? Il doit quand même le reprendre, alors il le fait doucement, tout doucement, comme un enfant en bas âge, car il redoute de l'effaroucher. [PAGE 158]

« Le Père Van den Rietter s'entretient si souvent avec le Chef, en secret. De quoi parleraient-ils, si ce n'est de justice ? Notre Père Van den Rietter est un homme juste. A vrai dire, c'est l'incarnation même de la justice, c'est le messager de Jésus-Christ. Quand il arbitre entre nous autres, les veuves, et les frères de nos époux disparus, ces hommes avides et sans scrupule, qui veulent voir en nous leur propriété, le Père Van den Rietter ne se prononce-t-il pas chaque fois en notre faveur ? De notoriété publique, il est le protecteur des veuves. Chaque fois, il déclare péremptoirement, sans crainte de personne, sans souci d'épargner qui que ce soit : « Si une femme perd un époux, qu'elle soit désormais libre. » Voilà les fortes paroles que prononce chaque fois notre Père Van den Rietter. On peut dire qu'il connaît la justice, notre Père Van den Rietter. Malheureusement, il est impuissant à l'appliquer quand c'est notre Chef lui-même qui est en cause. Mais, comme il dit souvent, cela n'est pas sa faute, au Père Van den Rietter, c'est la faute de nos propres coutumes, contre lesquelles le Père Van den Rietter ne peut rien. C'est un homme de tact qui ne veut pas transgresser nos coutumes et humilier le Chef en le réprimandant publiquement. Voilà ce qu'il en est, généreux étranger.

Ainsi parlèrent les veuves.

– Le Père Van den Rietter un homme de justice et de pitié ? s'écria avec indignation le chœur des jeunes gens de la bande de l'accordéoniste. Quelle bonne blague ! Le Chimpanzé Grabataire et le Van den Rietter sont bel et bien deux compères, deux complices même, ça c'est sûr. Jamais le Van den Rietter ne s'aviserait de marcher sur les brisées du Vieux Chimpanzé, et jamais le Vieux Chimpanzé n'oserait fouler les plates bandes du Van den Rietter. Jamais le Van den Rietter n'appliquerait au Vieux Chimpanzé les mêmes lois qu'à nous autres. Où est la justice alors ? Ah ! ils se ressemblent bien, ces deux-là. Ce n'est pas par hasard s'il y a une mystérieuse jeune mulâtresse à la mission. Dites, les gars, vous avez déjà vu les mulâtresses tomber du ciel, vous ? Et, à votre idée, les gars, comment fabrique-t-on une mulâtresse ? Sauf erreur la mulâtresse, tout comme le mulâtre, procède de l'union d'une femme noire avec qui, hein ? on vous le demande, les gars. Remarquez bien que les femmes noires, ce n'est pas précisément ce qui manque ici, mais le reste, hein ? vous en connaissez beaucoup, dites ? Eh bien, vous en avez de la chance. [PAGE 159]

Tout à coup, l'accordéoniste qui venait de se défaire avec une vivacité agacée de son inséparable instrument (Jo le Jongleur affirme aujourd'hui que, sans l'empressement de son entourage immédiat, il l'aurait bien laissé choir au risque de le fracasser), se dressa au milieu de ses troupes. L'ancien domestique de Sandrinelli, qui en avait pourtant vu d'autres dans sa vie troublée, fut frappé par la tournure pathétique de cette soirée, ordinaire jusqu'à cet instant.

– Frères, déclara Mor-Eloulougou avec cette solennité qui sied tant aux chefs dans les moments d'émotion, chers frères, parlons sérieusement pour une fois, My God ! soyons des hommes enfin. Car, avons-nous été autre chose que des enfants jusqu'à ce jour ? Quels ont été nos exploits jusqu'ici ? Comme d'autres apprennent à guetter le passage du léopard dans la jungle, nous, à Ekoumdoum, nous épiions les premières démangeaisons de notre pubis. Et dès que notre verge se dressait, nous la saisissions dans la main comme un javelot et, à la nuit tombée, nous nous précipitions vers le bois aux chimpanzés, je veux dire vers le sérail du Chimpanzé Grabataire aux abords duquel nous nous embusquions, attendant qu'une femelle échappée de la ménagerie se faufile à travers le treillage de l'enceinte et nous rejoigne. A peine nous avait-elle enserrés dans ses cuisses musclées que nous nous soulagions. Et le lendemain, toute la cité retentissait de notre cri de victoire.

« Moi-même, qui vous parle, pourquoi m'admirez-vous ? A quoi tient mon prestige parmi vous, mes frères ? Vous m'avez fait la réputation flatteuse de fléau de la grande réserve de loup de la grande bergerie. Et il est vrai que j'ai fait de chaque épouse du Chimpanzé Grabataire une proie gémissante. Mais maintenant, assez d'enfantillages, My God! D'autres jeux nous appellent désormais. Des jeux d'homme, des jeux de guerre, des jeux de sang, peut-être de mort. Mais, chers frères, je ne me trompe pas, nous sommes bien des hommes, n'est-il pas vrai ? Alors, il faut libérer Ngwane Eligui, sinon vous savez bien que nous n'aurons bientôt plus d'autre ressource que de la pleurer. Il faut arracher cette malheureuse enfant à ces animaux sauvages, puisque Van den Rietter, le seul homme qui aurait pu la sauver, a préféré complaire à son ami le Chimpanzé Grabataire, et lui restituer cette pitoyable enfant.

« Et puisque le destin nous a fait la faveur d'envoyer parmi nous, au moment où nous en avions le plus besoin, un ami [PAGE 160] véritable, un homme riche et puissant, un homme d'expérience, un sage, j'ai nommé El Khalik, le croyant d'Allah, demandons-lui, en toute simplicité, de nous prêter son assistance. Combien de fois nous a-t-il dit qu'Allah est grand et que Mahomet est son Prophète ! Combien de fois nous a-t-il révélé que Mahomet, inspiré par Allah lui-même, a toujours préconisé le partage et non l'accumulation, l'égalité et non l'injustice ! Après tout, nous sommes chez nous dans cette cité, et puisque le Chimpanzé Grabataire s'est révélé un homme profondément injuste, un vil accapareur, en quelque sorte un voleur, eh bien, chassons-le, renvoyons-le chez lui. El Khalik, serviteur du grand Allah, nous aideras-tu ? Quels conseils nous donnes-tu, ami étranger, toi dont la cité entière, informée de ta générosité à l'égard de nos vieilles veuves, chante la louange à cette heure ?

C'est vrai que, déjà, les vieilles veuves du bas de la cité rivalisaient à qui ferait avec le plus d'ardeur, aux quatre coins d'Ekoumdoum, l'éloge du vénérable croyant d'Allah; elles étalaient leurs robes, vite confectionnées, d'amwalli, cette cotonnade tant enviée, en quoi l'œil exercé de l'arsouille koléen avait facilement reconnu la toile de vichy à carreaux: chaque vieille femme avait choisi une combinaison originale de coloris, bleu et blanc, noir et blanc, rose et blanc, rouge et blanc, jaune et blanc et ainsi de suite, si bien qu'elles semblaient des enfants chenus d'une même famille, habillées pareillement, mais sans cependant porter un uniforme.

– Combien as-tu payé Mor-Eloulougou pour tenir ce discours grotesque ? s'emporta Mor-Zamba quand Jo le Jongleur lui rapporta la péripétie.

– Mais tu n'as rien compris, grand-père ! rétorqua avec indignation Jo le Jongleur. Je l'ai si peu inspiré que, sur le moment, ces propos m'ont renversé moi-même. J'ai dû me frotter les yeux pour être sûr que je ne rêvais pas. Je dois pourtant avouer que mon ravissement n'a pas connu de borne quand mon voisin, sur lequel je me suis immédiatement penché et à qui j'ai demandé en chuchotant: « Mais, s'il n'est pas de chez vous, d'où vient donc le Chef, je veux dire le Chimpanzé Grabataire ? », m'a répondu: « Justement, on ne sait pas, mais il est grand temps qu'il y retourne. De toute façon, ce n'est pas notre faute à nous s'il est là qu'il se débrouille donc avec ceux qui l'y ont mis. » Il m'est arrivé souvent d'être pris de vitesse, mais en l'occurrence, ce serait trop peu dire. Tu vois, pour le Chef, comme pour Baba Toura, [PAGE 161] c'est fichu. Tôt ou tard, il faudra qu'il décampe ou qu'il passe sur l'échafaud. Tu vois, c'est comme un arbitre sur un terrain de foot de Kola-Kola, rappelle-toi. Si tout le monde n'est pas d'accord dès le début sur son choix, il ne va pas tarder à être éjecté, et plutôt avec perte et fracas. Pour être pris de vitesse, ça, j'ai été pris de vitesse, tu peux le dire. Parce qu'enfin, grand-père, que puis-je leur prêcher désormais ? Van den Rietter, lui, peut continuer à débiter ses sornettes sur un certain Jésus-Christ; il se figure que c'est très mystérieux, parce qu'il n'y croit pas lui-même: il n'y a rien de plus facile que de baratiner les gens interminablement sur ce en quoi on ne croit pas soi-même. C'est un jeu, c'est comme avec les filles, si tu y réfléchis. Mais moi, c'était une question de bon sens : chacun sait donc, forcément, ma vérité.

– Mais, mon pauvre Georges, tu vois bien qu'ils étaient ivres, tes amis.

– Pardon, pardon ! Moi, je n'ai rien contre la boisson quand elle rend aux gens leur virilité, et surtout leur bon sens. Moi, je n'ai pas à juger des moyens par lesquels les gens viennent au bon combat, je constate qu'ils sont là, à mes côtés, un point c'est tout.

– Eh bien, tu veux que je te dise ? Je parie que tu n'en as pas fini avec les surprises. Avec tout ça, tu ne m'as toujours pas exposé tes projets. Tu vas sans doute déclarer la guerre au Chef ?

– Tout juste ! Ecoute-moi un peu, vieux. Je me suis attendu à chaque instant qu'une femme, un enfant, un jeune homme un peu poète, ou n'importe quel habitant de la cité me parle spontanément d'Abéna ou de toi. Sur la foi de ce que nous en a dit Ouragan-Viet, je me figurais que les gens ici étaient obsédés de vos deux noms, qu'ils n'avaient que vous deux dans leur esprit. Or, vieux, j'ai dû me rendre à l'évidence, il n'en est rien. Je te l'avais dit. Ouragan-Viet s'est trompé, vois-tu ? Il faut imaginer une autre tactique que celle qui consisterait à paraître et à dire: « Je suis Mor-Zamba ! ». Ce serait trop beau. Si les gens t'ont attendu comme une sorte de messie, il y a vingt ans, eh bien, c'est fini. Si tu t'avisais de te montrer, je répète que ce serait catastrophique. Le Chef et son fils ne feraient qu'une bouchée de toi, et toute l'histoire s'arrêterait là, avoue que ce serait dommage.

– Pour toi. [PAGE 162]

– Ne t'en fais pas pour moi, mon histoire ne s'arrêtera pas de sitôt; si c'était un livre, ceci ne serait que son début, à peine les premières pages. Ecoute-moi : il faut organiser nos jeunes amis de la cité.

– Et après ?

– Après ? ça sera simple. Une nuit, nous pénétrons dans le quartier du Chef, massivement d'un seul coup, ou par infiltrations pendant des heures. Oh, ça ne doit pas être bien difficile. On dit que chez le Chef, il n'y a que deux fusils, le sien dont il ne sert plus jamais, à supposer qu'il s'en soit jamais servi, et celui de son fils, qui ne le montre que de temps en temps, pour la parade, car il est, parait-il, très mauvais tireur. Dans la confusion des premiers moments de l'invasion, nous nous emparons tout de suite des deux armes, et le tour est joué.

– Oui, mais c'est surtout le winchester 30-30 du missionnaire qu'il nous faut.

– Ah, mais j'ai aussi ma petite idée là-dessus, grand-père écoute donc : une fois neutralisés le Vieux et son bâtard, qui c'est qui se fait proclamer Chef légitime ? Tu ne devines pas ? Eh bien, un certain Mor-Zamba. Et alors quel règlement publie-t-il aussi sec ? Que nul particulier, dans les limites du territoire d'Ekoumdoum, n'est plus autorisé à détenir d'arme à feu. Le Van den Rietter ne voudra pas se mettre en situation d'être traité en rebelle à l'autorité légitime, ils sont comme ça ces gens-là, je les connais.

– Et tu te figures que ça marchera ?

– Et pourquoi pas ? Ça a bien marché pour Baba Toura et Sandrinelli, et pourtant c'étaient déjà de sinistres criminels. Dès que Le Bituré a été nommé Premier Ministre, est-ce que tout le monde ne s'est pas incliné ?

– Tout le monde, sauf le P.P.P.

– Oui, eh bien, je voudrais voir ça ici. Tout ira très bien, pourvu que, le jour convenu, tu tiennes nos armes prêtes, dans ta cache la plus proche.

Il va sans dire que Jo le Jongleur, comme à l'accoutumée, dissimulait à Mor-Zamba la partie la plus décisive et d'ailleurs la plus périlleuse d'une entreprise déjà en cours d'exécution. En guise de réponse à la pressante demande d'assistance de l'accordéoniste, Jo le Jongleur avait déclaré ne pouvoir se déterminer avant d'avoir consulté Allah, ajoutant qu'il le ferait aussi bien à l'instant. Il s'était enfermé quelque [PAGE 163] temps dans l'autre pièce de la maison, la plus étroite, celle qui servait de chambre à coucher aux deux voyageurs; mais bientôt, il avait fait appeler Mor-Eloulougou auprès de lui et sous les seuls yeux de ce dernier, au milieu des ombres folles dont une flamme fuligineuse peuplait la pièce et, eût-on dit parfois, confondu avec elles, il s'était livré à mille singeries. A la fin, il avait pris la main de Mor-Eloulougou, l'avait approchée de la lampe à huile et, après l'avoir observée en inclinant la paume tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, il lui avait confié :

– Dankal bino, dankal bino ! Voici ce que j'ai à te transmettre de la part d'Allah. Dankal bino, dankal bino ! le maître de Nourédine est sous la main d'Allah, comme un nourrisson sous celle de son père. Voici ce que te fait dire Allah: si tu veux sauver Ngwane-Eligui, comme tu en as le droit, ô noble jeune homme, va partout où il y a des armes à feu dans Ekoumdoum, prends-les, cache-les avec tes amis. Alors, privés désormais de leur force, les tortionnaires de celle que tu convoites et à qui tu as promis le salut acquiesceront à tes exigences, quelles qu'elles soient: arrache alors d'entre leurs griffes l'innocente Ngwane-Eligui.

D'abord consterné, l'accordéoniste n'avait pas tardé à ce ressaisir et à découvrir que l'oracle lui assignait, à bien y regarder, une mission à sa portée. Lui Mor-Eloulougou disposait, à volonté, d'une légion de gamins ayant accès partout dans la cité sans éveiller de soupçon, et même au quartier du Chimpanzé Grabataire où les appelaient fréquemment des corvées rémunérées, bien chichement il est vrai, ainsi qu'à la mission catholique où, écoliers, enfants de chœur, domestiques occasionnels chez les deux missionnaires, ils étaient tolérés jusqu'aux heures les plus tardives. Le chien de garde de la mission s'était lui-même tellement familiarisé avec eux que, s'il les rencontrait la nuit dans les parages du presbytère, il n'aboierait même pas. Restait à imaginer un stratagème devant permettre aux jeunes membres de tels commandos, après avoir pénétré sur les lieux où ils opéreraient, d'emporter leur butin sans se trahir.

– My God ! fit alors Mor-Eloulougou en se frappant le front, ils n'ont qu'à se planquer dans un recoin et à attendre, pour s'éclipser en emmenant les armes, le moment propice, lorsque le quartier du Chef ou la mission catholique dort.

– Quel risque y a-t-il qu'entre temps les victimes s'avisent du vol ? demanda sévèrement Jo le Jongleur.

[PAGE 164]

– C'est à eux qu'il faudra poser la question, ils connaissent bien les habitudes de ces gens-là.

« Pour un pèquenot, ce gars-là est quand même dégourdi » songea Jo le Jongleur quand l'accordéoniste fut parti.

Or, cette même nuit, ayant à peine quitté Mor-Zamba, Jo le Jongleur, impatient d'agir, décida brusquement d'effectuer sa première sortie dans Ekoumdoum. Sous prétexte de ne vouloir pas laisser passer une occasion de l'aguerrir, il réveilla le sapak qui n'avait encore que peu dormi et l'aida à recouvrer à la hâte ses esprits en lui présentant une cuvette d'eau fraîche où plonger la tête à plusieurs reprises. Dans leur tenue de militants koléens prêts à toute éventualité, tendus par l'alerte, pliés en deux à force de précaution ils parcoururent la cité peureusement pelotonnée dans la nuit aux mille replis, au milliard d'algues ténébreuses infiniment ramifiées, aux cavités de lueur brouillée de larmes vaporeuses. Point de guet, aucun vigile, nul garde. Comme Kola-Kola était loin ! Passé minuit, Ekoumdoum semblait une place abandonnée à l'envahisseur. Ils ne rencontrèrent pas même un chien errant en guise d'être vivant, pas l'ombre d'un galant furtif.

Avec l'usage, leur sixième sens, qu'avait assoupi la vie facile d'un séjour de quelques semaines dans la cité, se réveillait; ils se surprenaient à tâtonner du regard, à observer de l'ouïe, à épier du nez. A nouveau pleins de témérité, ils n'hésitèrent pas à s'aventurer dans le domaine de Van den Rietter qu'ils identifièrent à sa haute et rude palissade de bois, ils l'escaladèrent sans se douter qu'ils s'étaient dangereusement approchés du presbytère. Ils observaient une bâtisse aux contours mystérieux quand ils entendirent les aboiements d'un animal peu engageant qui, de toute évidence, se dirigeait avec résolution vers eux. Les deux espions koléens tournèrent les talons et n'eurent que le temps de franchir la barrière, comme devant, à la manière des voleurs, échappant ainsi de justesse à la férocité légendaire du berger allemand des missionnaires.

– Eh bien, mon pauvre vieux, ça promet ! fit Jo le Jongleur en guise de commentaire quand ils se retrouvèrent dans leur gîte, seul à seul.

Voici un résumé des renseignements triés dans la masse d'informations déballées en vrac le lendemain par les écoliers. Van den Rietter se rendait auprès du Chimpanzé Grabataire tous les dimanches soir et y demeurait jusqu'à une [PAGE 165] heure tardive. Revenu à la mission, il allait dans son bureau aménagé dans une dépendance assez écartée du presbytère proprement dit; là, il travaillait ou lisait son bréviaire jusqu'à minuit ou une heure du matin. Il ne gagnait alors sa chambre que pour se coucher et s'endormir. Or, c'est là qu'était remisée sa carabine, derrière une armoire, appuyée simplement contre le mur. Il n'était pas certain que Van den Rietter s'assurât de la présence de l'arme, chaque soir, avant de s'abandonner au sommeil; les adolescents en doutaient. « De toute façon, songea Jo le Jongleur, l'essentiel serait déjà fait à cette heure-là ! ».

Quant à Frère Nicolas, il se désintéressait totalement de ses armes, dont il ne lui était arrivé de se servir qu'une seule fois, à la connaissance des adolescents : une femme qui allait aux champs de trop bonne heure avait buté contre une antilope endormie et était revenue annoncer la nouvelle aux missionnaires, réputés grands chasseurs et friands de venaison; mais, elle n'avait rencontré que Frère Nicolas qui avait pris son fusil et s'était précipité vers les lieux indiqués par la femme éperdue. A l'arrivée de Frère Nicolas, l'antilope dormait toujours, et le missionnaire n'avait plus eu qu'à tirer sur l'animal à bout portant. C'était certainement l'unique pièce de son tableau de chasse en Afrique.

Encore était-il indispensable d'établir avec précision le nombre des armes détenues à la mission catholique, le compte étant déjà vite fait de celles du Palais, afin d'être assuré que le commando chargé de leur rafle n'en oublierait aucune. Mor-Eloulougou et son entourage ordinaire ne purent qu'avouer leur perplexité : ils convinrent que, selon toute probabilité, les deux missionnaires possédaient plus d'armes qu'ils n'en montraient habituellement; toutefois, avant ce jour, ils n'avaient eu quant à eux aucune raison particulière de se préoccuper de l'armement de ces deux hommes, avec lesquels ils n'avaient pas rêvé de s'affronter.

Les écoliers, dont beaucoup révélèrent des aptitudes peu communes à l'observation, déclarèrent qu'à leur avis chaque missionnaire possédait, outre un fusil de fort calibre, c'est-à-dire le winchester 30-30 pour Van den Rietter et, pour Frère Nicolas, un fusil à double canon, de marque Robust, des armes beaucoup plus petites ou même minuscules, dont ils donnèrent une description émerveillée mais peu précise et passablement bégayante, au point que leurs aînés durent leur demander comment ils savaient qu'il s'agissaient bien [PAGE 166] d'armes et non d'objets de fantaisie, comme ces gens-là aiment souvent à en posséder.

A certaines époques de l'année, répondirent les adolescents ils arrivait au Père Van den Rietter, le plus passionné de chasse et d'ailleurs le plus adroit, de se poster dans la cour du presbytère ou de l'école, ou à tout autre endroit propice à cet exercice, au déclin du jour, quand les rapaces se mettent à voler au-dessus de la cité en tourbillonnant; le Père Van den Rietter les tire alors, en attendant chaque fois patiemment que l'un d'eux vienne passer au-dessus de lui. Ce qui était le plus frappant, c'était de voir le Père Van den Rietter joindre ses deux larges mains pour tenir une arme aux dimensions si réduites. Du reste, il faisait souvent mouche, et tout à coup, le rapace cassant net son élan s'abattait dans la poussière. Bien qu'ils n'eussent jamais vu Frère Nicolas s'adonner à cet exercice, les écoliers se disaient persuadés qu'il possédait lui aussi ce genre d'arme; tout Européen, à les en croire, en possédait nécessairement une, gage d'amère surprise pour ses ennemis en cas de combat rapproché. Sinon comment expliquer l'extrême assurance dont ces gens-là témoignent toujours et partout ?

L'ancien domestique de Sandrinelli avait compris que les écoliers s'efforçaient ainsi d'évoquer des pistolets ou des revolvers, toutes armes qui se saisissent d'une seule main ou qui, miniaturisées, peuvent se dissimuler parfaitement dans le poing d'un homme robuste comme Van den Rietter.

Répondant à une question de Jo le Jongleur, les adolescents signalèrent ceux d'entre eux qui pouvaient bientôt bénéficier du privilège de pénétrer licitement dans les pièces du presbytère habitées par les missionnaires; puis, ils furent renvoyés. Toute la soirée, Jo le Jongleur et Mor-Eloulougou firent venir successivement auprès d'eux chacun de ces privilégiés, le sage musulman les combla de nombreux présents, il leur prodigua des promesses plus nombreuses encore, et leur demanda de s'assurer du nombre d'armes détenues par chacun des missionnaires, mais aussi de l'endroit exact où ces armes étaient remisées. On pensait que les adolescents mettraient une bonne semaine pour cette enquête, car il ne fallait pas les brusquer, sous peine d'un faux pas.

Jo le Jongleur se frottait déjà les mains, ne sachant s'il fallait bénir davantage les circonstances providentielles ou ses amis vraiment inespérés d'Ekoumdoum, heureux en tout cas d'avoir engagé si aisément dans une voie favorable un attelage peu familier, hétéroclite et pléthorique.

***

[PAGE 167] Une affaire vraiment stupéfiante vint pourtant tout remettre en question alors que les adolescents les plus aptes avaient été recrutés par Mor-Eloulougou en vue de l'opération projeté, qu'on les avait soumis à un entraînement intensif et que, chaque soir, les harangues mystiques, pigmentées d'un cérémonial confinant à la magie, du maître de Nourédine, serviteur d'Allah, mettaient longuement les jeunes troupes en condition. Il n'est peut-être pas sans intérêt que Mor-Zamba, à qui cette nouvelle péripétie fut loyalement relatée par Jo le Jongleur, l'ait tout de suite jugée de très mauvais augure.

Fut-ce crise foudroyante, insensée, incoercible d'indocilité'? Se laissa-t-elle sottement abuser, comme l'affirme Jo le Jongleur aujourd'hui mieux renseigné que personne, en entendant rapporter les trop flatteuses rodomontades de Mor-Eloulougou ? Toujours est-il qu'un matin, en plein jour, Ngwane-Eligui défia délibérément le palais en désertant la maison du quartier du Chef, dans laquelle elle était détenue à la suite d'un verdict provisoire du Tribunal spécial la condamnant à la prison jusqu'à ce que son sort soit définitivement arrêté. Elle s'en alla, sans une parole, sans un regard pour la vieille femme chargée de la surveiller, que ce départ contraire à toutes les convenances pétrifia d'abord d'horreur, puis d'indignation et enfin de perplexité éperdue. Et voici le plus extraordinaire, le plus impertinent, le plus présomptueux, le plus bouleversant et même le plus poignant, mais aussi le plus scabreux, le plus guilleret, le plus réjouissant, le plus plaisant, le plus juvénile, le plus primesautier et même le plus réconfortant : sans se presser, Ngwane-Eligui traversait la cité en direction de la route, adressant à chacun une civilité, bavardant ici, s'arrêtant là pour répondre à une exclamation, caressant le menton d'un enfant ou le gratifiant d'une risette où flambaient de tous leurs feux ses dents de nacre, faisant de la main un signe de reconnaissance à une sœur enceinte aperçue au loin.

La rumeur de l'esclandre eut tôt fait d'embraser la cité et de porter son agitation à l'incandescence collective; les [PAGE 168] habitants les plus courageux se précipitaient sur l'artère principale pour voir et même contempler de près ce personnage fabuleux, les autres prenaient prudemment position sur le pas de leur porte.

– Comment, Ngwane-Elig ! lui jetaient les femmes âgées à la sagesse rassise, comment as-tu eu le front d'abandonner le quartier du maître de la cité sans son autorisation ? Comment as-tu pu déserter la prison où te retenait le verdict notoire de son tribunal ? Où trouveras-tu refuge désormais ? Le Père Van den Rietter acceptera-t-il de se dédire ? Ou bien, pauvre enfant, malheureuse petite fille que le Ciel a affligée d'une beauté excessive, as-tu donc résolu de courir perpétuellement après le malheur ? Qui donc te donnera asile maintenant, pauvre Ngwane-Eligui ?

– Te voilà enfin libre, Ngwane-Elig ! lui décochaient ironiquement les hommes mûrs, toujours prêts à voir dans un acte de vaillance l'occasion d'un bon mot ou d'un apologue. Encore deux ou trois jeunes épouses de notre Chef telles que toi, et il ne restera en effet plus rien debout dans cette cité, ni homme ni maison.

– Ne t'en fais donc pas, Ngwane-Elig ! lui déclaraient les jeunes gens de la faction de Mor-Eloulougou, d'une voix où perçait pourtant une pointe de doute, ne prête pas attention aux marmottements des vieillards usés par les peines et les chagrins. Suis-nous, belle Ngwane-Eligui : viens te réfugier derrière le rempart infranchissable de nos torses nus. Quel homme sera assez audacieux pour venir te poursuivre jusque dans le sein de cette enceinte propre à donner l'effroi ?

La cérémonieuse descente de la jeune femme conduisait en effet Ngwane-Eligui, comme si elle avait attendu leur téméraire invitation ou qu'elle en eût été informée bien à l'avance, vers la maison où les jeunes gens de la faction de Mor-Eloulougou avaient coutume de se rassembler chaque jour; elle y fut accueillie par un tonnerre de bruits de tam-tam et de crécelles, de hourras de triomphe et même de chants guerriers. On dit pourtant aujourd'hui que lorsqu'ils l'eurent installée comme une jeune mariée, ils s'abstinrent de prendre aucune précaution particulière, ne parurent se préoccuper d'aucune funeste éventualité.

C'est un fait que, pendant les heures qui suivirent, Mor-Eloulougou et ses amis, tantôt au comble de l'enthousiasme, tantôt silencieux et le sourcil froncé, gratifièrent la cité de scènes qui la laissaient pantoise. Au cours de cette [PAGE 169] représentation comme on ne nous en avait jamais offert, alternèrent conciliabules mystérieux et proclamations qui mettaient les rares assistants en délire. Puisque Ngwane-Eligui avait enfin pu s'échapper de l'antre du vieillard monstrueux, il était naturel que les meilleurs enfants de l 'authentique race des Ekoumdoum, d'où tant de héros, émules d'Akomo lui-même, étaient sortis dans le glorieux passé de la cité, lui offrissent l'asile inviolable qui lui convenait. Quand il vint effectuer sa visite quotidienne chez le saint homme musulman, Mor-Eloulougou lui-même se répandit en rugissements rententissants étayés d'une gesticulation propre à inspirer la terreur aux spectateurs, mais peut-être bien peu alarmante pour ceux à qui elle eût dû être destinée, retranchés, eux, loin de la maison du saint homme musulman, dans la partie haute de la cité, à près de deux ou trois kilomètres de la route.

On put observer un hasard plus singulier encore : ce fut lorsque le jour commença à baisser; le soupçon, transmis de bouche à oreille, qu'une action de représailles des sbires du Palais contre Ngwane-Eligui et ses nouveaux protecteurs serait avant la tombée de la nuit tentée, courut sournoisement. Au lieu de serrer les rangs autour de la fugitive, de dresser autour de ce sanctuaire l'inexpugnable forteresse promise par leur exaltation initiale, on vit la bande de Mor-Eloulougou, pour une fois disloquée, s'égailler au contraire à travers la cité, refluant pourtant à la fin de préférence vers le gîte des croyants musulmans que la souplesse extrême de cette stratégie laissait sans voix. Il n'est pas inutile de signaler qu'à cette heure-là, bien des indices, décelables même par un regard innocent, laissaient deviner l'imminence du drame. Des foules d'enfants, se succédant comme des vagues, submergeaient la grande artère, celle qui, partant de la route, s'étirait toute droite entre les maisons, se soulevait insensiblement avec la côte, allait se perdre, au sommet de la butte, sous le petit bois dissimulant jalousement le palais, raison pourquoi on surnommait bois aux chimpanzés le quartier du Chef, en ressortait ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre.

Ces invasions tumultueuses d'enfants plus voraces d'événements insolites que les sauterelles ne le sont des malheureuses moissons brunies par l'ardeur du ciel, préludaient habituellement aux cortèges de noces ou aux funérailles. Debout près de leur seuil, comme à l'accoutumée, les adultes se tenaient on eût dit en réserve. Si les femmes se [PAGE 170] lamentaient déjà de la souffrance qui allait dévorer leur sœur, comme la chair de leur chair, leurs époux avaient un visage frémissant de ce sourire dont la virile et voluptueuse résignation en dit long sur l'intraitable acharnement que l'humanité dut chaque fois déployer pour survivre comme l'atteste toute l'histoire de notre espèce, n'en déplaise à Jo le Jongleur.

Tout à coup, le sapak, qui s'était lui aussi mis sur le pas de sa porte, entendit crier très loin, vers le haut de la cité: « Ils arrivent ! ». Répercutée à l'infini, exprimée sous toutes les formes, mais toujours lapidaire, cette annonce déboula jusqu'à la route, comme une grêle de gravats dégringolant sinistrement sur une pente abrupte. Poussé malgré lui, comme aspiré vers la scène de l'événement, l'enfant de Kola-Kola accourut à l'endroit où d'innombrables badauds s'étaient attroupés. Il vit s'avancer loin, avec résolution mais sans précipitation, un peloton d'hommes à la stature frappante, brandissant des sabres d'abattage et des lances, marchant en rangs serrés; une sorte de bourreau au regard haineux et cruel les précédait, armé d'un immense fouet que, de temps en temps, il faisait claquer en l'agitant violemment dans l'air: le sapak apprit quelques instants plus tard que c'était Zoabekwé, le fils du Chef, appelé plus couramment le Bâtard, sans qu'il sût pourquoi.

Le peloton, qui semblait fort bien renseigné, se dirigeait à n'en pas douter vers la maison où Ngwane-Eligui avait cru trouver refuge, pour l'heure désertée de tous, excepté de la malheureuse jeune femme.

– Sors donc de là, Ngwane-Elig ! va-t'en, criaient de tous côtés à la jeune femme ses sœurs disséminées parmi les badauds et qui n'écoutaient que leur instinct de compassion. Fuis, Ngwane-Elig ! ou est-il vrai que tu aies résolu de mourir ?

Le sapak, qui l'apercevait, il est vrai, d'assez loin, témoigne qu'elle demeura à la place où elle s'était assise, obstinée, entêtée. D'autres, qui ne craignirent pas de s'approcher des ouvertures, affirment qu'elle ne leva jamais la tête, même lorsque Zoabekwé, qui faisait claquer lugubrement son fouet, se rua comme le tonnerre dans cette forteresse d'où elle aurait dû narguer ses odieux persécuteurs. A peine frémit-elle lorsque le monstrueux fouet de Zoabekwé lui cingla le dos qu'il déchira cruellement, que le Bâtard la tira brusquement par la main, qu'il l'entraîna dans la cour, qu'il la jeta dans la poussière pour s'acharner sur elle, publiquement, à [PAGE 171] coups de son sinistre instrument de supplice et, quand celui-ci, fracassé par la frénésie du Bâtard, eut volé en morceaux, assommer la malheureuse à coups de poing et de pied. De même est-il unanimement établi que son effroyable supplice n'arracha à la jeune femme ni cri de souffrance, ni gémissement, ni supplication, bien qu'elle semblât y avoir laissé la vie au moment d'être ramassée et emportée telle qu'une bûche de bois, inerte, par les hommes du Bâtard. Le sapak se rappelle encore qu'à ce moment-là, exactement, le vieux Fiat de Frère Nicolas, qui remontait à petite allure selon son habitude, l'artère principale, contraignit la foule des badauds à se fendre en maugréant, longea lentement le cortège qui emportait Ngwane-Eligui inanimée et s'éloigna.

– Les choses n'en resteront certainement pas là, avait commenté Mor-Zamba, après avoir entendu le récit de cette troublante affaire. Les choses n'en resteront pas là si tu demeures, tu verras, tu auras à payer pour tes liens avec cette horde de fiers-à-bras irresponsables.

– Tant pis ! je demeure, répondit Jo le Jongleur.

Il fit bien, car pendant les jours qui suivirent, le palais ne témoigna nulle intention de représailles ni contre ceux qui s'étaient proclamés inconsidérément les protecteurs de la malheureuse Ngwane-Eligui, ni contre leurs amis étrangers du bout de la cité. Tout semblait être rentré soudain dans l'ordre, après que, le lendemain du drame, le Chimpanzé Grabataire et le Bâtard eurent chassé les parents de Ngwane-Eligui, puisque leurs remontrances et leurs conseils s'étaient révélés également impuissants à ramener la jeune femme dans le chemin menant tout droit au lit du père ou, à défaut, au lit du fils.

– Cette fois, ça doit être fait, conclurent sur un ton ambigu les hommes mûrs de la cité: cette fois, elle doit y être passée. Zoabekwé n'a pas tort de cultiver la manière forte. Si le coq prétend venir à bout de la poule, que ne cesse-t-il de tergiverser ? C'est certainement fait, cette fois, tant il est vrai que rien ne vaut la manière forte, au moins en cette matière.

Bien loin de rassurer Jo le Jongleur, cette évolution l'irritait au contraire incroyablement. Jamais peut-être il n'avait éprouvé auparavant un tel désarroi. Sans rompre avec ses alliés, il décida de mettre en veilleuse leurs projets communs et de rechercher dans la cité d'autres amis.

– Ne te l'avais-je pas dit ? triompha Mor-Zamba. Je suis [PAGE 172] payé pour savoir que l'étranger qui arrive dans un pays inconnu voit tout de suite venir à sa rencontre des gens qui ne sont pas les plus recommandables de leur communauté ceux-ci sont toujours retenus à l'écart par leur pudeur, la plus belle fleur du cœur et aussi la plus odorante, si le cœur était un jardin. Pour les atteindre, le nouveau venu doit d'abord se meurtrir au maquis de ronces des coquins et des sots qui se jettent immédiatement à son cou. Je te conseille la tactique suivante : mets le sapak à contribution, envoie-le explorer la jungle humaine d'Ekoumdoum, comme je fis jadis; peut-être découvrira-t-il des jardins que le maquis amer et jaune vous a dissimulés jusqu'ici.

Or donc, l'enfant venu de Kola-Kola s'aventura seul au milieu des autochtones; il alla ainsi à la source, docile serviteur, puiser de l'eau pour son maître, parmi les enfants de la cité qui accomplissaient à la même heure la même besogne. A ses premières apparitions, les petites filles s'enfuirent, en criant : « Haoussa ! Haoussa ! ... », tandis que les jeunes garçons s'approchaient de lui, le palpaient comme un être extraordinaire, et, finalement, lui adressaient des paroles amicales et joyeuses. Le sapak avait ordre de Jo le Jongleur de ne jamais leur répondre, ni à personne en général, mais de se borner à sourire niaisement ou, tout au plus, d'agiter la tête en signe d'acquiescement ou de dénégation. Sa taille et son allure dégagée intimidaient trop ses jeunes amis pour qu'aucun manifestât la tentation de le tourmenter. Quand les petites filles elles-mêmes se laissèrent enfin apprivoiser par le nouveau venu il arriva que le collégien rubéniste de Fort-Nègre passa inaperçu dans la troupe turbulente des gamins d'Ekoumdoum.

Le sapak ne tarda pas à faire, dans le haut de la cité, une découverte dont il rendit aussitôt compte à Jo le Jongleur.

– On croirait que toute l'activité de la cité est concentrée là-bas, lui dit-il; par exemple, le missionnaire sillonne sans cesse cette partie-là, sur sa bicyclette.

Lequel des deux ? le plus vieux ou le plus jeune ?

Il y a un plus vieux et un plus jeune ? Moi j'ai plutôt remarqué un gros, sans barbe et un maigre, avec de la barbe.

– C'est Frère Nicolas qui est gros et glabre, et c'est le Père Van den Rietter qui est barbu et maigre et qu'on appelle aussi Soumazeu. [PAGE 173]

– Alors, c'est le Père Van den Rietter qu'on voit toujours et partout là-haut; il parle avec les gens, il va dans les maisons, il réconcilie le père et le fils, le mari et la femme; il fait des remontrances aux jeunes et aux enfants. Ainsi, quand il rencontre un enfant nu, il lui ordonne d'aller s'habiller immédiatement.

– C'est tout ? Tu n'as rien observé d'autre ?

– J'ai aussi entendu un homme, plutôt jeune, disons un jeune homme, qui raillait Mor-Eloulougou et son clan. Pas du tout en se dissimulant, tu sais ? mais en face; ça ne fait pas de doute, c'est quelqu'un qui ne doit pas porter dans son cœur Mor-Eloulougou et les siens. Et un type courageux en plus. Je lui ai donc offert le paquet de cigarettes, et le voilà qui se confond en remerciements. Puis, il me demande pourquoi lui. Naturellement moi, je ne réponds pas. Alors, une femme assez âgée, sans doute sa mère, lui dit : « Pourquoi toi ? Voyons, c'est clair; il s'est lié d'amitié avec ton jeune frère, qui, lui, ne fume pas. S'il avait fumé, pardi ! c'est à lui qu'il aurait offert le tabac. Ces gens-là sont généreux, mais ils ne savent pas parler notre langue; alors, mets-toi à leur place. Pour témoigner leur amitié, ils offrent des cadeaux, comme le paquet de cigarettes. Il nous aime bien, ce petit gars-là. » Voilà ce que sa mère lui a dit.

– Excellent ! commenta sobrement Jo le Jongleur. Si tu continues à travailler comme cela, petit gars, tu sais qu'il se pourrait qui tu ailles loin ?

Le lendemain, le sapak alla offrir une bouteille de gnole locale au même jeune homme, plus intrigué que jamais malgré les explications de sa mère, fasciné par la personnalité de ce sage musulman qui, à n'en pas douter, inspirait les démarches du petit Nourédine, son disciple. N'y tenant plus, il vint au début de la soirée dans le gîte des voyageurs, avec l'intention d'approcher El Khalik. Il va sans dire qu'il tomba sur Mor-Eloulougou et les siens, avec lesquels les rubénistes furent étonnés de le voir échanger fraternellement des bourrades et des plaisanteries gorgées de sous-entendus. Le sapak s'était trompé : le jeune homme qui lui avait inspiré tant d'espoirs, n'avait exprimé qu'une raillerie sans conséquence, et non une désapprobation à l'endroit de l'accordéoniste et de son clan. Les rubénistes firent plusieurs fois la même expérience, et, finalement, il fallut se rendre à l'évidence. Loin d'avoir des ennemis dans la cité, Mor-Eloulougou et son clan formaient bien l'avant-garde, la pointe en quelque sorte [PAGE 174] aiguë, mais très représentative de la mentalité des hommes jeunes.

– Il faudrait quand même en avoir le cœur net, estima Mor-Zamba quand le problème lui fut à nouveau soumis. Cela devrait être simple; voyons ! dis à l'accordéoniste que tu ne peux maintenir les projets arrêtés en accord avec lui, à moins qu'il ne justifie son impardonnable lâcheté. Il faudra bien alors que ces gens-là s'expliquent. Je crois avoir compris, mais pose-leur quand même la question.

– Nous voulions bien la protéger, nous autres, cette malheureuse petite jeune femme, répondit Mor-Eloulougou à Jo le Jongleur pour justifier son étrange abstention ce jour où Ngwane-Eligui fut battue presque à mort.

– Qui, vous ? lui fit vivement Jo le Jongleur.

– Eh bien, nous les jeunes gens, nous tous qui estimons qu'il n'est pas juste qu'un vieillard capture partout tant de femmes et les enferme chez lui comme dans une ménagerie. Seulement, les vieux sont venus nous dire au cours d'une réunion secrète qu'ils nous désapprouvaient : « On ne prend pas le parti d'une femme qui veut abandonner le maître qu'est son mari. C'est une chose de s'unir furtivement à la femme qui est déjà la propriété d'un homme; c'en est une autre de prêter main forte à ses efforts de désertion; il faudrait plutôt aider le mari à recouvrer son bien, serait-ce de vive force; à vouloir agir autrement, on se rendrait coupable de sacrilège; autant vaudrait laisser un parent ou un ami mort se décomposer au soleil, sans sépulture. » Ainsi nous ont parlé les vieux, pour nous dissuader. Sinon, nous avions pris toutes dispositions pour protéger Ngwane-Eligui, nous autres.

– C'est bien ce que je pensais, déclara Mor-Zamba quand ces propos lui eurent été rapportés.

– Oui, mais, moi, ce n'est pas cela qui me facilite la tâche, dit Jo le Jongleur avec aigreur.

Jo le Jongleur eut tôt fait d'inventer la parade de bouffonnerie et de friponnerie qui, de toute évidence, s'imposait. La nuit suivante, il retint dans la chambre à coucher de leur gîte, loin de tout autre témoin, Mor-Eloulougou et ceux des membres de son clan qui paraissaient les plus influents après leur chef. L'arsouille improvisa un rite aussi interminable qu'extravagant, d'une solennité sinistre et lassante bien propre à affaiblir sinon à annuler la vigilance critique et les réflexes de résistance physique et morale de l'assistance; [PAGE 175] il en parcourut les étapes avec une application et une gravité que rien ne semblait pouvoir perturber.

Parce qu'il faut bien un terme à tout, Jo le Jonleur s'arma enfin d'un couteau à cran d'arrêt, don bien involontaire de Sandrinelli dit Le Gaulliste, pourvu d'un fil extrêmement tranchant. En opérant avec infiniment de doigté et par petits coups secs et eût-on dit aériens, il réussit à faire une incision à peine perceptible sur le dos de la main de chaque participant; ainsi agissaient les charlatans qui, à Fort-Nègre, prétendaient prémunir les gogos contre la morsure des serpents. Alors, il recueillit une à une, sur la lame de son couteau, chaque goutte de sang jaillie de l'incision, mêlant peu à peu tous ces sangs dans la paume de sa main gauche: pour couronner cette simagrée, Jo le Jongleur trempa son pouce dans ce liquide et alla le poser sur le bout de langue de Mor-Eloulougou, malgré l'hésitation apeurée de ce dernier, sur laquelle se forma un gros point rouge; il trempa à nouveau son pouce dans le liquide formé des sangs mêlés des assistants et le posa sur l'extrémité de la langue d'un autre jeune homme, et il fit ainsi jusqu'à ce que, malgré leur évidente répulsion, chacun se fût plié à cette cérémonie sacramentelle.

– Maintenant, déclara Jo le Jongleur d'une voix sépulcrale et s'adressant aux participants, nous nous sommes unis par un lien sacré. Nous formons désormais une famille mystique à laquelle chacun de nous doit tout, à commencer par le secret sur nos projets contre l'accapareur. Si l'un de nous trahit, Allah qui est grand, et dont Mahomet est le Prophète, pourvoira à son châtiment. Allah voit tout, partout, à tout instant. Si l'un de nous révèle sciemment notre secret à un tiers, quand bien même celui-ci appartiendrait à la classe des vieillards, qu'il soit maudit et foudroyé par Allah. Le jour de l'événement et la veille de ce jour, si l'un de nous s'avise de s'entretenir avec un vieillard, sans considération du sujet de leur conversation, qu'il soit maudit et foudroyé par Allah. Le jour de l'événement ou la veille de ce jour, si l'un de nous se laisse aller à connaître une femme et à dormir auprès d'elle, au risque de lui livrer notre secret dans son sommeil, qu'il soit maudit et foudroyé par Allah...

L'enfant de Kola-Kola, le sapak Evariste, qui n'a pas l'habitude de mâcher ses mots aujourd'hui, a coutume d'estimer que Jo le Jongleur sabota lui-même son entreprise en y introduisant cette atmosphère de superstition délirante qui [PAGE 176] allait bientôt exploser comme une bombe et pulvériser un échafaudage élevé avec patience et non sans intelligence et discernement. Jo le Jongleur affirme, au contraire, que le simulacre produisit une impression très profonde sur les jeunes paysans; il remarqua, dès le lendemain, plus de gravité sur leur visage, plus de réflexion dans leurs propos, moins de nonchalance dans leur attitude : ce ne furent plus les mêmes hommes, au moins pendant quelques jours.

Il en donne pour preuve le magnifique succès que fut l'opération si l'on ne s'en tient qu'aux considérations matérielles et techniques. Dans leur longue vie, morne et grise, et d'ailleurs amère souligne Jo le Jongleur, peu de chefs militaires professionnels ont l'occasion d'un tel triomphe.

C'est un fait irrécusable, convenons-en, que toute la rafle des armes se déroula conformément au plan conçu par Jo le Jongleur, Mor-Eloulougou et les compagnons de ce dernier, et ce n'est certainement pas là le moins prodigieux de cette pathétique péripétie. Favorisés par les délais imprévus qu'entraîna l'affaire Ngwane-Eligui, les jeunes indicateurs de Mor-Eloulougou avaient eu tout loisir d'achever leur mission et avaient pu fournir avec toute la précision désirable le nombre et l'emplacement des armes. Quant aux quatre adolescents, répartis en deux groupes, qu'on avait choisis pour la rafle elle-même et rudement entraînés, ils firent bien preuve de la clairvoyance, du sang-froid, de la ruse et de la finesse qu'on leur prêtait et qui n'étaient pas de trop pour une tâche jugée délicate et périlleuse par chacun.

C'est chez le Chef que le commando en herbe évolua avec le plus de facilité, parce que les visiteurs extérieurs se discernaient malaisément dans le bois aux chimpanzés, très mal éclairé la nuit et, en temps normal, en osmose jusqu'à une heure tardive avec la partie circonvoisine de la cité. A la mission, en revanche, il avait fallu soudoyer, tout en évitant de trop l'informer, le domestique et enfant de chœur attitré des missionnaires, espèce de grand flandrin fourni par le quartier du Chef, efféminé, toujours ahuri, d'une vénération et d'une fidélité stupides à l'égard de ses maîtres, mais dont la collaboration, même balbutiante, fut déterminante.

Les enfants s'emparèrent des deux armes attendues chez le Chef; mais, tous comptes faits, d'une demi-douzaine d'armes chez les missionnaires, soit, chez le Père Van den Rietter, la fameuse carabine winchester 30-30, deux revolvers, dont un miniature, ainsi qu'un pistolet, et, chez Frère [PAGE 177] Nicolas, le fusil Robust à double canon mais aussi un revolver miniature. Obéissant aux instructions de leurs aînés, les adolescents des deux commandos se tapirent alors dans les recoins au creux des ténèbres, attendant avec patience que la fatigue, le sommeil et concupiscence viennent leur déblayer le chemin. Quand ils le jugèrent opportun, les uns et les autres quittèrent les lieux dangereux où ils venaient d'opérer, rejoignirent quelques-uns de leurs aînés dissimulés au pied des bâtisses de la mission catholique ou du bois aux chimpanzés et, sans se troubler, leur remirent les armes soigneusement enveloppées qu'ils avaient emmenées sous l'aisselle à cet effet. Ces jeunes gens, à leur tour, n'eurent plus qu'à se mettre à couvert dans un bois proche, à un endroit convenu où vinrent les rejoindre Mor-Eloulougou et ses deux plus proches lieutenants pour les conduire au-delà du fleuve et dissimuler ensemble les armes dans une grotte où il eût fait beau voir qu'on vînt jamais les y découvrir.

Comment l'apothéose ainsi entrevue se transforma-t-elle brusquement en calamité, le saisissant monument en monceau de ruines, la fabuleuse promenade en débandade, le ciel éclatant en fracas de cyclone, l'explosion d'hilarité en gémissements et en clameurs de souffrance ? Détenteur de tous les atouts depuis deux jours et assuré de la maîtrise du jeu, Jo le Jongleur, affairé mais serein comme il convient à la veille des grandes batailles, répartissait les rôles, dénombrait les effectifs, passait ses troupes en revue, récapitulait les caches, distribuait les armes, comptait les heures. Le moment de l'assaut approchait, car il venait de fixer le choc fatidique à minuit, heure idéale, lui semblait-il, pour ce rendez-vous grandiose d'Ekoumdoum avec une libération trop longtemps attendue.

Jo le Jonleur était persuadé que l'affaire relevait, somme toute, de l'enfance de l'art militaire. Il mènerait l'attaque, c'était un point acquis pour ainsi dire depuis toujours. Au milieu d'une trentaine de solides gaillards armés jusqu'aux dents, encadré par le gigantesque Mor-Zamba et Mor-Eloulougou, deux lieutenants sûrs, l'ancien domestique de Sandrinelli précèderait une foule compacte de comparses hérissée de piques et de javelots.

– Il faudra bien concéder à quelques gaillards des premiers rangs le privliège d'arborer des armes à feu, monologuait Jo le Jongleur pendant les rares répits qui lui étaient donnés, c'est indispensable pour donner l'impression [PAGE 178] d'écrasement aux défenseurs, mais qu'ils n'aillent surtout pas essayer de s'en servir. D'ailleurs, ils n'auront reçu pour cela ni entraînement ni munitions. Seuls Mor-Zamba et moi-même, d'ailleurs vêtus d'un uniforme militaire, serons pourvus de munitions, à tout hasard, prêts, le cas échéant, à faire parler la poudre.

Point n'était besoin de franchir une porte pour entrer dans le bois aux chimpanzés, perpétuellement offert, malgré la palissade de bambou, aux entreprises de tout homme vraiment résolu, ainsi qu'une femme impudique. Les assaillants pénétreraient brusquement et en masse dans le quartier du Chef, par toutes les issues. Peut-être quelques coups de feu seraient-ils tirés tout de suite par Jo le Jongleur et Mor-Zamba, pour pétrifier à coup sûr et préventivement les habitants de terreur, mais ce point était encore en suspens, Mor-Zamba ayant réussi à différer son accord jusqu'à cette heure.

Une fois pris le palais, on rassemblerait tous les hommes valides du bois aux chimpanzés dans le plus petit nombre possible de pièces, on les ferait garder par des soldats improvisés portant quelques fusils et ayant à leur tête le sapak, peut-être affublé lui aussi d'un uniforme, tant qu'à faire puisqu'il en avait un (mais sur ce point aussi Mor-Zamba tardait à donner son consentement), dont Jo le Jongleur savait que le sang-froid, la vigilance et la rigueur morale étaient rarement en défaut.

Il ne manquait plus à Jo le Jongleur que l'arrivée des armements attendus peu avant l'heure fatale. Lui-même avait rendez-vous dans quelques heures sur la route, comme d'habitude, avec Mor-Zamba, qui, cette fois, apporterait toutes les armes dont il était dépositaire. D'autre part, une équipe très réduite de jeunes gens fournis par le clan de Mor-Eloulougou, gagnerait la forêt à la nuit tombée, irait jusqu'à la grotte où était caché le butin pris récemment sur les autorités d'Ekoumdoum et l'apporterait, à la faveur des ténèbres, dans la maison des croyants musulmans. La destinée de ce minuscule détachement devait placer ceux qui se disputaient le pouvoir à Ekoumdoum dans une position rare d'aveuglement réciproque où la perplexité et l'angoisse allaient rivaliser avec une haine et une phobie toujours croissantes. L'annonce de la déroute se fit pourtant dans une circonstance qui aurait dû lui être avantageuse, mais qui ne servit qu'à jeter la confusion dans la suite des événements. Il revenait donc avec [PAGE 179] les armes vers la cité et alors qu'il n'avait plus que quelques centaines de mètres à parcourir avant de paraître à découvert, il fut brusquement assourdi par un tumulte tellement insolite que, saisi de suspicion, il fit marche arrière, reprit en sens inverse et à la course le chemin sur lequel il venait de marcher, puis, essoufflé, s'arrêta, se concerta à la hâte, décida de cacher provisoirement les armes à l'endroit où il se tenait alors, dans un buisson anonyme sur lequel la précipitation de la panique et l'extrême densité des ténèbres le détournèrent de laisser aucune marque.

De fait, c'était déjà le sauve-qui-peut général dans la cité, et singulièrement parmi les troupes de Jo le Jongleur et même dans le sein de son état-major. Comment avait-on pu en arriver-là ?

Le traître, l'ignoble sycophante, l'odieux Judas qui ne perçut même pas les trente deniers de son illustre patron, était un jeune conjuré appartenant à la bande de Mor-Eloulougou, membre pourtant de la famille mystique instituée quelques jours plus tôt par le révéré croyant d'Allah El Khalik lui-même, et d'ailleurs initié à tous les secrets de la conspiration. Pour le malheur de Jo le Jongleur, il se trouva seulement que cette âme molle, dont nous ne proférons plus jamais le nom à Ekoumdoum, était aussi le fils trop aimé d'une mère dont l'idolâtrie pour le Père Van den Rietter dépassait même le culte que les fidèles de l'église catholique vouent à leurs plus grands saints. Veuve encore jeune, munie de toutes ses dents et fort désirable, elle était en butte au harcèlement de son beau-frère, unique héritier de son défunt époux, que tourmentait la tentation de faire valoir sur elle les droits associés de la tradition et du sexe dominant. Contre une femme qui se refusait obstinément, cet homme avait machiné la fable du dévergondage le plus circonstancié, l'accusant d'une liaison et de turpitudes avec un homme du quartier du Chef, accueilli secrètement chaque nuit aux heures les plus tardives, repartant au premier chant du coq, un étranger qui, sans doute, la couvrait de présents. Comme à l'accoutumée, le Père Van den Rietter avait été sollicité par la veuve éperdue d'indignation et de révolte d'arbitrer entre son beau-frère et elle-même; l'homme avait accepté d'avance le verdict de Van den Rietter, bien qu'il ne professât pas sa foi: c'était un usage à peu près universellement admis maintenant chez les Ekoumdoum de souffrir plus ou moins douloureusement l'immixtion cauteleuse et [PAGE 180] insinuante du missionnaire dans leurs conflits les plus intimes, tant la justice du Chef, à juste titre méprisée, était loin d'inspirer confiance.

Or, quelques jours auparavant, le Père Van den Rietter avait rendu un verdict doublement favorable à la veuve; il n'avait pas seulement démontré l'affabulation du galant éconduit et ruiné ses fausses séductions, restituant du même coup à une adepte son honneur; il avait aussi proclamé avec force, une nouvelle fois, cette vérité, qui lui tenait manifestement à cœur, que toute veuve doit être une femme libre, sur laquelle personne n'est plus fondé à prétendre exercer aucun droit naturel, quel qu'il soit. Ce dogme caressait très agréablement non seulement l'accusée du jour mais encore toutes les veuves d'Ekoumdoum et, finalement, toutes les femmes de la cité vouées, déclaraient-elles, à la viduité. Et voilà pourquoi l'accusée réhabilitée, ainsi que les autres veuves d'Ekoumdoum, et, finalement, toutes les femmes de la cité, vouées, reconnaissaient-elles au veuvage, étaient dévorées d'ardeur pour le Père Van den Rietter.

Or donc, oubliant le serment de sang fait devant le vénéré croyant d'Allah, et n'écoutant que sa passion filiale, le fils de la veuve, qu'a longtemps tourmenté une crise de conscience, lâche tout à coup son trop lourd secret en présence de sa mère qui, épouvantée, le sermonne ainsi :

– Mon fils, quel immonde péché tu as commis là, en participant à cette odieuse mascarade ! Combien tu auras profané les saints mystères de notre foi en tolérant leur répugnante singerie. Mon fils, si grave soit-elle, ta faute te sera peut-être pardonnée, à condition de courir tout de suite la confesser humblement à notre cher Père Van den Rietter.

Il devait être environ quatre heures de l'après-midi lorsque Van den Rietter fut informé de sa spoliation et de celle de Frère Nicolas, ainsi que du complot lui-même et de ses graves et nombreuses implications. Il se précipita dans l'appartement de son compatriote, mais, bien entendu, ne l'y trouva pas. Homme actif, presque toujours occupé à travailler de ses mains, pourquoi ce religieux de fortune, qui n'avait pas de bréviaire à lire, qui était peu porté sur la méditation mystique, qui égrenait rarement un chapelet, eût-il été dans son appartement à cette heure, jugée par lui avec raison la plus favorable ici à l'activité au grand air ? Anxieux et furieux, Soumazeu, l'homme à la soutane blanche, eut bientôt fait le tour de son établissement à bicyclette, à la recherche de [PAGE 181] son préposé aux travaux publics, interrogeant fébrilement tous ceux qu'il rencontrait et donnant pour la première fois à ceux qui l'observaient l'image de l'homme traqué. Soudain, on le vit dévaler à une vitesse effarante l'artère principale d'Ekoumdoum, pourtant coupée de fondrières et même de ravins, dérapant sur l'épaisse couche de gravillons, jonglant de ses pieds avec virtuosité pour se rattraper, laissant les pédales ainsi libérées tourner aussi vertigineusement que les pales d'une hélice.

En débouchant sur la route, il prit à droite, empruntant une portion où la chaussée avait été restaurée à l'usage du vieux camion Fiat de Frère Nicolas et sans doute par ses propres soins: un kilomètre plus loin, le compagnon de Van den Rietter, à la tête d'une armée de manœuvres presque nus, armés de pelles, exploitait une sablière; certains jours, il demeurait là très longtemps avec ses hommes, jusqu'à des heures jugées indues par Van den Rietter, qui mettait en avant le climat débilitant de l'Afrique équatoriale pour désapprouver tout excès de zèle sans ambages. C'est là qu'il rejoignit son compatriote.

– Frère, lui dit-il presque en l'apostrophant, qu'as-tu en fait d'armes ? Un fusil de chasse Robust et une arme personnelle ?

– Un petit revolver, oui, c'est bien cela. Pourquoi donc, Père ?

– Eh bien, sache que tu te les es fait voler

– Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Par qui, nom de Dieu !

– Par les Nègres, pardi

– Les Nègres ? mais lesquels ? Pas les nôtres quand même ? Alors, là, Père, j'avoue que je ne te suis pas. Dis-moi n'importe quoi de nos Nègres : qu'ils grimpent dans les arbres; qu'ils remontent au singe, eux qui n'en sont jamais descendus; qu'ils se bouffent en escalopes, en biftecks, en fricot. N'importe quoi, d'accord. Mais voler des armes à feu! Qu'en feraient-ils ? Par exemple ! ce serait bien la première fois dans la chrétienté que des Nègres auraient volé des armes à feu.

– Frère, il vaut mieux venir tout de suite avec moi, pour examiner ensemble cette affaire.

Baignés par l'éclat pourpre à peine adouci du jour déclinant, ils remontèrent l'artère centrale en grand spectacle: [PAGE 182] plus anxieux, plus crispé, Van den Rietter précédait à vélo, pédalant en danseuse, applaudi par des groupes épars de spectateurs que tant d'énergie chez un homme d'un tel âge transportait d'admiration. Frère Nicolas suivait d'assez loin, dans son antique camion ployant sous la charge de sable; il s'avançait à l'allure de l'escargot, mais avec le fracas de mille éléphants barrissant de concert, car le religieux s'était fait une tradition de gravir cette côte pourtant bien douce en première vitesse, le seul rapport de sa boîte dont il fût vraiment sûr.

Cette scène ne manqua pas de plonger dans l'incertitude et l'attente frissonnante du malheur tous les conjurés qui en furent témoins, persuadés qu'une donnée inconnue s'était glissée dans la ronde d'initiatives et de répliques déclenchée par eux-mêmes, et peut-être devenue maintenant folle.

Malgré leur connaissance de la forêt, malgré une familiarité pour ainsi dire consanguine avec elle, nous jugeons étrange aujourd'hui encore qu'aucun des conspirateurs natifs d'Ekoumdoum ne se soit avisé de demander asile à l'enchevêtrement d'un fourré ou à la sombre profondeur d'une frondaison. Mal leur en prit, car, à l'exception du petit détachement surpris à l'orée des bois alors que s'achevait une mission de transport d'armes, personne n'échappa à la dévastation de la razzia faite dans la soirée par Van den Rietter à la tête d'un véritable régiment composé à la fois de sbires du palais et d'employés de la mission habituellement utilisés à d'autres tâches mais ce soir-là transformés en rudes sicaires.

L'arrestation des deux militants rubénistes déguisés en croyants mulsulmans s'effectua suivant un procédé qui ne fut pas exempt d'ignominie pour les protégés des veuves chrétiennes. Vrai chef de guerre, Van den Rietter qui avait retroussé sa blanche soutane jusqu'aux genoux, fit irruption le premier dans la maison; il brandissait une énorme lampe électrique qui balayait les recoins d'éclairs redoutables; les voyageurs et leurs amis peureusement rassemblés là dès le crépuscule en furent pétrifiés. Jo le Jongleur essayait toutefois de sauver les apparences en durcissant son masque de sectateur d'Allah, jalousement attaché aux rites et aux attitudes codifiés par le Prophète lui-même : assis en tailleur au milieu de la maison, il égrenait hiératiquement son gros chapelet, tandis que ses lèvres semblaient en proie à une frénésie de ferveur marmottante. [PAGE 183]

– Debout, Haoussa ! tonna Van den Rietter, allez, debout bonhomme.

Jo le Jongleur poursuivait imperturbablement son ostentatoire exercice de piété.

– Qu'on m'emmène ce guignol, ordonna Van den Rietter sur un ton de dérision compassée.

Aussitôt, mille bras jaillis de tous côtés empoignèrent le rubéniste, le secouèrent, le triturèrent, le soulevèrent comme une bulle sous l'effet du souffle; même dans ces conditions, le mauvais garçon de Kola-Kola, jamais à court de rébellion, tentait de se débattre, gigotait dérisoirement; il s'ensuivit une mêlée grotesque et cruellement inégale au cours de laquelle les tripotages d'innombrables hommes de main au zèle de gorilles drogués lui eurent vite arraché ses vêtements musulmans dont l'ampleur et les trop nombreux plis devaient entraver l'accomplissement de leur office. Par malheur, Jo le Jongleur, qui avait sans doute là encore honoré une autre prescription du Coran, ne portait rien sous sa gandoura et son pantalon bouffant : c'est donc sous l'apparence la plus voisine de l'innocence que le saint homme musulman fut emmené par les sbires de Van den Rietter qui portaient leur prise en la tenant au-dessus de leurs têtes, comme dans un triomphe burlesque et féroce, le voyou de Kola-Kola ne cessait de faire des pieds et des mains pour dresser la tête, avec peut-être l'intention de voir autour de lui quelles ressources lui restaient, les gaillards musclés qui l'avaient capturé montrant plutôt la préférence pour l'étalage de la partie la plus rebondie de son personnage.

Le sapak, lui, n'était plus qu'une pantelante et bien misérable proie échue à un géant hébété et claudicant, qui avait empoigné la tunique de l'enfant à la hauteur du cou et, au milieu des flambeaux embrasant la nuit, traînait le collégien raidi ou, l'ayant soulevé de terre, le tendait à bout de bras comme pour l'exhiber. Cet étrange cortège traversa la plus grande partie de la cité avant de pénétrer dans la mission catholique.

Dans leur malheur, les deux voyageurs eurent du moins la consolation d'être enfermés ensemble dans une pièce vaste et trop fraîche du presbytère où l'œil averti de l'ancien domestique de Sandrinelli n'eut aucun mal à détailler les caractéristiques d'un bureau de chef d'établissement. Longtemps, très longtemps, il leur sembla percevoir autour du presbytère et même au-delà, sans doute à travers une vaste [PAGE 184] portion de la mission, le va-et-vient animé et même, parfois, le tumulte d'une foule disciplinée, mais nombreuse et dispersée. Quelqu'un hurla tout à coup, comme une bête à laquelle on vient d'asséner un coup violent, peut-être mortel; jailli d'une poitrine puissante, le cri s'éleva en une trajectoire incandescente, puis se cassa brusquement et s'étrangla en un râle bref, d'autant plus poignant.

– Ça devait se passer comme cela avec les esclaves noirs des plantations dans le Sud américain, commenta le sapak d'une voix qui chevrotait, ça ne finira donc jamais ?

– Tais-toi !

Mais c'était le silence maintenant, une sorte d'apaisement ambigu, le calme indéchiffrable d'une nuit ordinaire d'Ekoumdoum, qui remplissait pourtant de désespoir le sapak dont c'était la première grave vicissitude de militant rubéniste, sans cependant lui ôter sa sombre et docte éloquence.

Bien plus tard, Van den Rietter tourna la clé dans la serrure et pénétra sans façon dans le bureau, la mine maussade, mais le cheveu peigné, la lèvre rose et humide de l'homme qui vient de dîner, la soutane rabattue selon les convenances. A peine installé, il tendit la main vers le bas du meuble, en retira une bouteille de Martell et un verre qu'il remplit au tiers et qu'il prit entre deux doigts, comme pour l'offrir à un convive, tandis qu'il levait enfin, lentement, les yeux sur Jo le Jongleur.

Nu comme un ver, l'arsouille était assis sur le carrelage glacé, les mains et les bras attachés sur le dos de façon à maintenir les épaules cruellement tordues vers l'arrière. Malgré la torture, Jo le Jongleur, qui n'avait pas perdu toute son assurance, observait sans grimace cet adversaire d'un nouveau genre, certes, mais qui lui rappelait plaisamment Sandrinelli; il ne put cependant empêcher que tout dans sa personne, l'effarement de sa pomme d'Adam, l'érection de son œil follement émoustillé, le frétillement de ses lèvres, ne trahisse sa convoitise. Le missionnaire se dit à part lui : « Tiens, tiens ! c'est un soiffard, cette canaille-là ! peut-être son point faible. Voyons si nous pouvons en tirer quelque chose. » Et de happer le cognac d'un seul coup de langue, en rejetant brusquement la tête en arrière, mais sans quitter son prisonnier des yeux: la pomme d'Adam de Jo le Jongleur avait été secouée d'une formidable vibration, comme sous l'effet du courant électrique, et il s'était dit à part lui : « En [PAGE 185] voilà un qui boit, sans aimer le goût de l'alcool, drôle de type ! et dangereux. »

Le missionnaire, qui s'était levé, versa à nouveau la liqueur dans le verre que, cette fois, il remplit à moitié il fit quelques pas vers Jo le Jongleur, se pencha sur lui et agita le verre d'alcool sous le nez du prisonnier; mais, conscient de s'être découvert, celui-ci avait promptement retrouvé son masque de dignité martyrisée et d'innocence livrée sans recours à la vindicte impulsive d'un puissant de ce monde.

– Dis donc, mon salaud, susurra le missionnaire dont tout le visage grimaçait de plaisir, tu aimes ça, pas vrai ? Toi tu es un bien curieux musulman et un beau salaud, hein ? Dis-moi qu'il te fait envie, mon cognac. Dis-le, dis-le donc et le verre est à toi. Non ? Tu ne veux pas de mon cognac ? Tu n'en veux vraiment pas ? Tu préfères mes armes. Où les as-tu planquées ? Que comptais-tu en faire ? D'où viens-tu ? D'où venez-vous ? De Mackenzieville ? Oui ? C'est de Mackenzieville que vous venez tous les deux ? Pourquoi ? Pour faire du sabotage sous prétexte que l'indépendance a été proclamée sur notre rive du fleuve ? C'est encore un coup des Anglais, n'est-ce pas ? Allez, parle, salaud ! Vous venez de Mackenzieville ?

Le missionnaire n'interrompait ses questions que pour agiter le verre de cognac sous le menton de Jo le Jongleur dont la souffrance commençait à se traduire en gouttes de sueur perlant ça et là sur l'ébène pur de son visage.

– L'indépendance, tu parles ! ils n'ont même pas encore entendu le mot ici à Ekoumdoum : je veillerai d'ailleurs à ce qu'il en soit ainsi le plus longtemps possible, rassure tes maîtres là-bas, si jamais tu y retournes. C'est ça, hein ? c'est bien les Anglais qui vous ont envoyés ? Pour venir troubler nos braves populations ? Comment as-tu traversé le fleuve, salaud ? Tu sais, mon gars, tu ne devrais pas crâner, je ne te le conseille pas; je connais la manière, avec vous autres, l'arme absolue pour te faire causer, je la possède. Et si tu te figures que je vais hésiter à m'en servir en cette occasion, tu te trompes, je peux tout de suite t'enlever toute illusion là-dessus.

Van den Rietter poursuivit encore un moment, sans rien obtenir du prisonnier. Puis, écarlate, excédé soudain de l'échec de sa tentative, le missionnaire plongea brusquement sur les hanches de Jo le Jongleur, saisit à pleine main ses testicules qu'il se mit tantôt à presser, tantôt à tordre pour [PAGE 186] arracher des aveux à son prisonnier déjà torturé cruellement par sa posture et par les liens qui lui sciaient ou broyaient les membres. La prunelle chavirée, les lèvres retournées par la douleur, le militant rubéniste poussait des hurlements déchirants, qui exprimaient une souffrance intolérable. Le collégien en fut bouleversé comme il ne lui était jamais arrivé auparavant ; c'était comme si, lui parlant dans un langage codé, Jo le Jongleur lui eût adressé ce message : « Fais quelque chose, petit père, sinon c'en est fini du pauvre Jo ! »

A chaque pression, à chaque torsion, Van den Rietter, les lèvres retroussées sur des dents grinçantes, la bave aux commissures de la bouche, l'œil exorbité, s'écriait :

– Vas-tu enfin parler, petit saligaud ? D'où viens-tu ? qui es-tu ? que me veux-tu ? où sont mes armes ? Qui t'a envoyé ici ? Tu parles ou je continue ?

Le sapak pleurait, humilié, apitoyé, ébranlé comme un enfant qui voit le bourreau s'acharner sur son père. Van den Rietter venait de recommencer à torturer Jo le Jongleur, qui venait de pousser une clameur encore plus terrifiante; alors, saisi tout à coup de fureur, le sapak, qui avait été laissé libre de toute entrave, se rua sur le missionnaire auquel il appliqua la technique de combat le plus souvent pratiquée parmi les sapaks à Kola-Kola, un coup de tête foudroyant sur le front de l'adversaire. On eût dit que Van den Rietter avait été fusillé à bout portant, il s'écroula comme une masse, sans un mot, sans un geste, vrai pantin désarticulé. L'enfant, qui reniflait encore, se pencha, très surpris, au-dessus du grand corps allongé et inerte.

– Bien joué, sapak ! fit l'arsouille. Maintenant, trouve vite un couteau en cherchant dans ses tiroirs, et viens trancher cette fichue ficelle.

– Regarde, il y a une paire de ciseaux sur son bureau.

– Viens vite me soulager, je n'en peux plus.

– Tu crois qu'il est mort ? demanda le sapak tout en tranchant les liens de Jo le Jongleur.

– Penses-tu, il est du genre coriace, celui-là.

– Alors, nous le tuons ?

– Nous n'avons pas le temps, petit père; d'ailleurs tu sais bien que ce n'est pas à nous de décider, du moins pas à nous seuls. Sinon, sapak, il n'aurait pas fallu me le demander deux fois. Filons d'ici.

Avant de sortir de la pièce, Jo le Jongleur n'oublia cependant pas de boire à grandes gorgées, au goulot, le cognac du [PAGE 187] missionnaire; parvenu à la porte, il revint d'ailleurs près du bureau et vida aussi le verre toujours à moitié plein.

Mais alors que les deux rubénistes se pressaient sur le seuil du bureau, le malheur voulut que juste au même instant Frère Nicolas qui traversait la vérandah les aperçût et comprît, après un bref instant de surprise, que leurs mines de fuyards fébriles annonçaient le mauvais parti qu'ils venaient de faire à son compatriote.

– Bon Dieu ! voilà les brigands qui s'échappent, s'écria-t-il. A moi ! vite au secours !

Connaissant fort mal les lieux, paralysés par la hantise du berger allemand dont les aboiements retentissaient quelque part, mais qu'ils imaginaient déjà bondissant dans les ténèbres et se jetant sur eux pour les dévorer, trop préoccupés de ne pas être séparés par les aléas d'une retraite improvisée et peu stratégique, les deux rubénistes se laissèrent submerger par la meute d'employés accourus aux appels du religieux. Quand on se fut saisi d'eux, Frère Nicolas expliqua avec force bafouillages et bégaiements que, même s'ils avaient assassiné le Père Van den Rietter, il ne tenait pas à garder ces loups furieux dans l'enceinte d'un établissement voué au service de Dieu.

– Allez donc les remettre au Chef et à Zoabekwé, conclut-il, haletant. Au moins, ils savent quoi en faire, eux, ils ont d'ailleurs la manière et les moyens pour cela. Ah non ! des chiens enragés, des loups affamés, nous n'en avons que faire ici, nous autres. Nous sommes des hommes de Dieu, nous. Ce qu'il leur faut, à ceux-là, c'est un bon petit peloton; pan, pan, pan, et on n'en parle plus ! C'est comme cela qu'on s'y prend avec des chiens enragés. Remettez-les au Chef et à son fils, comme les autres tout à l'heure. Pan, pan, pan...

Les rubénistes et leurs anges gardiens étaient déjà loin du presbytère, sur le chemin du bois aux chimpanzés, que Frère Nicolas, qui devait maintenant s'affairer autour de Van den Rietter, criblait toujours la nuit de ses pan-pan-pan, comme une mitrailleuse détraquée. Sa panique provoqua quelques plaisanteries et même des rires étouffés dans l'escorte des prisonniers. Jo le Jongleur, pourtant peu complaisant habituellement, prétend qu'il entendit avec stupéfaction un des larbins marmonner cette remarque:

– Si cet homme est un serviteur de Dieu, que voilà un Dieu qui aime bien entendre parler la poudre. [PAGE 188]

Tombés ainsi à la discrétion de leur pire ennemi, les compagnons de Mor-Zamba furent immédiatement soumis à un régime d'une extrême rigueur, mais bien éloigné de leur attente sinon de leurs craintes, en quelque sorte dénué de sens. Passe encore qu'on vînt souvent les battre comme plâtre, qu'on les eût enfermés et qu'on les tînt en permanence dans l'obscurité, qu'on les laissât mariner dans les excréments et la pisse; mais pourquoi le Chimpanzé Grabataire et le Bâtard faisaient-il apparemment si peu de cas du renseignement ? Au troisième jour de leur réclusion, ils n'avaient encore comparu devant personne, ils n'avaient été soumis à aucun interrogatoire. C'était à croire que le père et le fils n'attendaient rien du sévice infligé aux prisonniers, sinon le plaisir d'entendre des gémissements et des râles arrachés par la souffrance.

Du local où ils étaient séquestrés, ils n'avaient pu acquérir encore, au troisième jour, qu'une connaissance limitée: ce devait être une salle plutôt spacieuse, basse de plafond, aux murs de briques rugueux à certains endroits, poisseux à d'autres, aux parois si massives qu'elles faisaient songer à l'escarpement abrupt d'un talus, comme s'ils avaient été enterrés vivants. Leurs gardiens-tortionnaires qui paraissaient toujours arriver de la gauche, par un boyau serpentant sans doute devant d'autres salles semblables à la leur, y accédaient par une fente étroite, en guise de porte, d'ailleurs à moitié murée: après avoir tiré le battant de bois, ils devaient passer leurs jambes une à une, péniblement, en s'essoufflant, par-dessus la murette de béton. Ils portaient des flambeaux, très rarement une lampe-tempête bon marché, si bien qu'on pouvait les voir s'avancer sur la pointe des pieds, en proférant des jurons abominables quand ils butaient sur une motte méphitique ou pataugeaient dans une mare immonde. Ils se ruaient sur les prisonniers et les frappaient à coups de poing, de gourdins, de baguettes de rotin, jusqu'à ce que, n'en pouvant plus de douleur, ils pleurent à chaudes larmes ou rugissent et braient comme des animaux féroces. Loin de sombrer dans l'accablement et le désespoir, le sapak, de plus en plus arrogant au contraire et même agressif, crachait sur ces êtres vils pendant qu'ils le battaient, et s'offrait même le luxe de les insulter, ce qui stimulait bien entendu leur acharnement. Entre deux séances de sévices, Jo le Jongleur qui se rappelait les yeux de l'enfant, tuméfiés par les coups, à moitié clos, et le petit visage bosselé, que venaient de lui [PAGE 189] révéler les flambeaux des tortionnaires, disait à son jeune camarade :

– Bon Dieu ! dans quel pétrin je t'ai fourré, mon pauvre gars !

– Ne t'en fais donc pas pour moi ! lui répondait sombrement et crânement le sapak koléen.

– Tu sais, petit père, je croyais avoir tout vu; les passages à tabac, les gardes à vue interminables dans les sous-sols des commissariats de Fort-Nègre, les longs mois et même, une fois les longues années d'emprisonnement, les humiliations des toubabs, ça je connais. Mais un vaillant petit gars de Kola-Kola encaissant les coups avec plus d'impassibilité qu'un adulte aguerri, je ne savais pas que ça existait, vrai. Tu es un type épatant.

– Oui, mais tout ça ne vaut pas une jolie petite vengeance sur ces salauds-là. N'y aurait-il pas un moyen de sortir d'ici ?

– Dis toujours ton idée.

– J'ai remarqué que ces cochons sont toujours soûls, confia-t-il une nuit, à Jo le Jongleur. Est-ce qu'il n'y aurait pas un moyen de les assommer ?

(à suivre)

Mongo BETI