© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 126-130.



LES AFFAMES DE LA TERRE

Ange-Séverin MALANDA

(sur Famines et dominations en Afrique Noire – paysans et éleveurs du Sahel sous le joug, de Hervé Derriennic, éditions L'Harmattan)

Il est des hommes pour qui brader l'indépendance de leur pays est un acte spontané et presque naturel. Hamani Diori était de ceux-là, et pendant quatorze années de règne sans partage, il mena une politique de répression systématique contre le parti progressiste Sawaba dont le leader fut contraint de se réfugier en Guinée.

D'août 1960 à avril 1974, ce fut l'ère du triomphe de la démagogie, de la corruption et de la soumission au capitalisme international.

Le 15 avril 1974, un coup d'Etat militaire dirigé par le Colonel Kountché entraîne un changement de régime, alors que la famine faisait d'immenses ravages dans le pays. Kountché fera emprisonner Djibo Bakary (leader du Sawaba, qui était revenu au Niger), et l'accusera de préparer un complot. Le Niger de Kountché diffère peu de celui de Diori Hamani, la principale innovation consistant en l'emploi de propos moralisateurs sur la vie nationale.

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Tous les pays du Sahel furent, on le sait, touchés par la famine que nombre de dirigeants de la Mauritanie, du Tchad ou du Sénégal, du Niger, du Mali, de la Haute-Volta mirent sur le compte d'intempéries catastrophiques. A ces explications mystificatrices et mythifiantes, Hervé Derriennic oppose à juste titre un regard qui, loin d'effacer le cadre social dans lequel se développa cette famine, définit au [PAGE 127] contraire ses responsabiltés. Est-il naturel de mourir de faim ? Derriennic s'interroge en interrogeant une multitude de données. Il scrute la pluviométrie, évalue les besoins alimentaires, la production vivrière du Niger, puisque c'est à ce pays qu'il s'attache pour rendre plus précise sa démonstration. A la question précédente, il donne une réponse que confirment les faits et l'histoire:

« Les modes de vie d'un peuple, sa civilisation, sont pétries par l'histoire, par l'expérience que donnent les leçons de l'histoire. Le climat appartient à l'histoire. Des périodes de sécheresse jalonnent le passé des peuples du Sahel. Pourquoi les peuples africains ne tirent-ils pas ou ne sont-ils pas en mesure de tirer les leçons de l'histoire climatique, et donc de prévoir à l'avance, non pas la date de ces périodes sèches qui limitent pendant quelques années les possibilités économiques, mais ce qui est nécessaire pour que la vie des groupes humains soit maintenue, entretenue, sans famine, sans catastrophe ? »[1]. Nouvelle question dont la réponse est apportée par l'analyse des rouages économiques, et attire un constat irréfutable:

« Le peuple nigérien est dominé et appauvri, sinon ruiné et réduit à la famine par le rôle qui lui est assigné depuis plusieurs décennies dans le cadre capitaliste du monde occidental et dans l'économie ouest-africaine, elle-même intégrée à l'ensemble occidental.

« Mais nous avons vu que le peuple nigérien n'a plus qu'exceptionnellement pour vis-à-vis des représentants des puissances économiques étrangères. Le plus fréquemment, et nous l'avons souligné chaque fois, la domination extérieure est relayée à l'intérieur du Niger par les Nigériens, soit par l'Etat et les sociétés d'Etat, donc par les fonctionnaires et les responsables politiques, soit par les commerçants. Cette domination extérieure est même plus que relayée, elle est renforcée, organisée par les Nigériens au pouvoir qui tirent eux-aussi profit pour leur propre compte des dominations qui pèsent sur les travailleurs nigériens »[2].

Car n'est-il tout de même pas étonnant que des sociétés qui, à l'époque précoloniale, s'étaient organisées pour affronter sans grandes pertes les pires calamités, soient devenues fragiles au point de ne pouvoir résister à la famine ? [PAGE 128] Les Songhaï, les Houassa, les Mossi par exemple ont une longue et considérable histoire précoloniale. L'observation de la réalité économique, sociale et politique est celle d'un triste spectacle qui a des chances de se poursuivre si des transformations radicales ne sont point opérées. Les paysans et les éleveurs ont de faibles revenus que les impôts viennent corroder [3]. On se remémore une séquence de Lettre paysanne (film de la sénégalaise Safi Faye), séquence au cours de laquelle des enfants miment avec cruauté une scène de perception des impôts au Sénégal – ce pourquoi le film fut d'ailleurs interdit par le parti senghorien...

On lira dans Famines et dominations en Afrique Noire des chiffres qui sont révélateurs de l'exploitation des paysans et des éleveurs nigériens, acculés, pour les premiers, à pratiquer des cultures imposées pendant la colonisation. La production des arachides représentait 68 % des exportations du Niger. Elle était pour eux la seule culture échangeable sur le marché colonial. Or, « pour payer les impôts et taxes de toute nature, le paysan doit vendre. C'est ainsi qu'il est dépossédé de sa production, dépossédé de son travail et réduit à vivre au jour le jour »[4]. Dépossédé du produit de son travail, il ne peut constituer de stocks, faire des réserves :

« En 1972, ce qui est frappant, c'est tout d'abord l'absence de stocks alimentaires dans le pays »[5]. Cela s'explique aisément: « les excédents alimentaires du Niger, ou au moins une partie importante de ceux-ci, ont donc été régulièrement exportés »[6]. Les paysans s'efforcent de réagir en déployant leurs activités dans des domaines qui pourraient leur permettre d'améliorer leur existence, mais le joug ne se laisse pas facilement entamer, et de toutes façons leurs réactions, faute de pouvoir se développer dans un cadre différent, sont vite reprises dans un circuit qui annule tous leurs efforts.

Quant à l'Etat nigérien, devant la famine qui culmina en 1972 et 1973, son unique recours est l'aide étrangère, aide qui ne répond pas, faut-il l'ajouter, à tous les besoins de la population. Pendant ce temps, les riches sont devenus plus [PAGE 129] riches et les pauvres encore plus pauvres; n'ont été affamés que les paysans et les éleveurs[7]. Parallèlement à ce pillage et à ce vol organisé, la machine idéologique a fonctionné ainsi qu'elle devait le faire, et Derriennic en décrypte le message, les ramifications.

Au Niger, la découverte de l'uranium, comme cela est arrivé en Mauritanie pour le fer de Zérouate, a fait naître des espoirs inconsidérés qui s'avèrent vite exagérés : l'exploitation de ces richesses ne vient pas améliorer l'état des économies bloquées de ces pays, au contraire, puisqu'elle exacerbe la soumission au marché capitaliste mondial. Le gisement d'Arlit a fait naître des espoirs, mais Arlit (la ville bâtie à proximité du gisement) est une ville comme toute autre au Niger, et hormis les traitements royaux perçus par les techniciens européens, la population y vit véritablement à l'heure nigérienne.

Après le renversement de Diori Hamani, l'armée mène une propagande moralisatrice et Hervé Derriennic constate :

« En se donnant pour objectif de moraliser le système, le gouvernement ne le change pas, et on pourrait même penser que la moralisation de la vie publique dans un pays comme le Niger serait un élément favorable pour un meilleur fonctionnement de ce qui constitue les fondements de la vie économique et sociale, et donc pour perpétuer les dominations qui maintiennent le peuple asservi »[8].

Jacques Roumain intitulait un de ses livres, où il montrait des paysans haïtiens bravant la famine et la sécheresse, Gouverneurs de la rosée[9]. Beau titre, qui ne fait pas oublier, loin de là, qu'il existe par opposition à ceux-là, des gouverneurs de la famine[10].

Ange-Séverin MALANDA


[1] pp. 112,113.

[2] p. 228.

[3] « Le Niger est le pays d'Afrique de l'Ouest où les impôts directs, donc la contribution des masses paysannes, représentent le plus fort pourcentage des ressources de l'Etat ». (p. 232).

[4] p. 235.

[5] p. 148.

[6] p. 150.

[7] Derriennic répartit ainsi les 3.892.000 habitants du Niger:
– 2.641.000 habitants du monde agricole,
– 720.000 éleveurs,
– 531.000 citadins.

[8] p. 261.

[9] Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée,Les Editeurs français réunis.

[10] « L'alimentation est aussi, et surtout, un enjeu économique et politique. Dans le pays même, ainsi au Niger, l'affrontement se situe entre les producteurs d'une part, et les commerçants et le gouvernement, d'autre part. Ces derniers, malgré quelques rivalités secondaires, conjuguent leurs efforts pour s'assurer la maîtrise de la part la plus importante de la production vivrière, pour en contrôler l'usage, la commercialisation, et donc en tirer les bénéfices maximum » (p. 161).