© Peuples Noirs Peuples Africains no. 4 (1978), 99-106.



LETTRE DU CAMEROUN

Mane ZAMBO

Il y a vingt ans et quelques mois, Ahmadou Ahidjo se retrouvait à la tête du peuple camerounais; en fait, c'était un « homo novus », mais alors un « homo novus » qui n'était en rien préparé à une tâche telle que celle de guider le peuple camerounais, celle de le faire progresser dans l'indépendance et la pleine conscience de ses droits. Ceux qui lui ont donné cette place, j'ai nommé les Français, savaient bien qu'ils avaient trouvé un pion très facile à manier, une marionnette obéissant « perinde ac cadaver » aux ordres donnés par le manipulateur.

Vingt ans ont passé le Cameroun a obtenu son indépendance et jusqu'à ce jour, Ahidjo continue à présider aux destinées de la nation camerounaise, comme il aime à le clamer tout fort. Pendant ces vingt ans, on a claironné la fiction de la paix dans le pays. Ahidjo crie tout haut que son pays est libéral et que le monde est d'accord avec le régime en place. Dans son message à la nation camerounaise (cf. Cameroon Tribune, Grand Quotidien National no 1060 des dimanche 1er, lundi 2 et mardi 3 janvier 1978) à l'occasion de l'année nouvelle, Ahidjo disait comment le peuple avait une fois de plus prouvé son adhésion au Grand Parti National (parti unique) à l'occasion des élections municipales qui avaient eu lieu quelque temps auparavant. La direction de ces élections avait été confiée aux responsables des organes de base du parti. Nous [PAGE 100] nous demandons bien comment Ahidjo pouvait ne pas féliciter son peuple d'avoir voté positivement, puisqu'au Cameroun on vote entre le « oui » et le « yes ». Avec tout ce calme qu'Ahidjo clame, nous constatons que beaucoup de Camerounais préfèrent plutôt l'exil à ce « calme ».

Au Cameroun, on a l'impression de vivre dans l'Allemagne ou l'Italie totalitaires des années 30; un pays avec Parti Unique, une Ecole des Cadres du Parti, une Police du Parti... Quand une situation comme celle-là est dénoncée, le pouvoir crie à la trahison. C'est ce qui est arrivé à l'occasion de la publication du livre de Mongo Beti « Main Basse sur le Cameroun ». Publié et saisi en France en 1972, on ne parla officiellement de ce livre qu'en 1976, alors que le procès qu'avait intenté l'auteur du livre se déroulait en France. Peut-être croyait-on que l'auteur serait condamné ! « Cameroon Tribune », dont nous avons déjà parlé plus haut, publia un article où il critiquait l'auteur du livre et le taxait d'égoïsme et de sabotage, puisqu'il préférait vivre à l'étranger où la vie lui était très facile, tout en critiquant ce que son pays essayait de faire de bon. Le journal continuait en jugeant la conduite de l'auteur indigne d'un Camerounais, car le Cameroun a bien besoin de cadres... Voilà bien une vision très simpliste des choses quand on sait que certains intellectuels camerounais ont été contraints à l'exil après avoir enseigné à l'Université de Yaoundé (Thomas Mélone ... ).

Nous ne voulons cependant pas parler de cet aspect du problème dans notre présente analyse. Ce que nous nous proposons de voir ici, c'est la manipulation du peuple camerounais par Ahidjo. Ahmadou Ahidjo organise des fêtes à l'usage du peuple camerounais pour que celui-ci ferme les yeux sur sa misère. Le cas que nous nous proposons d'analyser est celui de la dernière fête en date, celle du 18 février qui marquait le vingtième anniversaire de la prise de pouvoir d'Ahmadou Ahidjo.

A l'occasion de cette grande fête, il a été organisé une semaine de la Culture avec des jeux, des bals, des représentations théâtrales... Le peuple travaillait à journée continue, de 7 h du matin à 13 h. Le soir, les habitants de la ville de Yaoundé n'avaient qu'à se rendre au Stade Ahmadou Ahidjo ou dans une autre salle de spectacle où un beau spectacle gratuit les attendait. Quoi de plus normal après une journée de travail ! Des jouissances et des jouissances ! L'événement tant attendu vint enfin : la fête d'Ahidjo. Le bon Président [PAGE 101] débloqua la coquette somme de 4 000 000 de frs CFA pour que la ville de Yaoundé puisse s'offrir des repas à la Gargantua. Il fallait évidemment appartenir au Grand Parti National l'U.N.C. (que certains appellent à juste titre Union des Néo-Colons Camerounais) pour bien fêter. Evidemment, ceci n'était pas un problème, car tout citoyen camerounais est membre de l'U.N.C., jusqu'au bébé qui est encore dans le ventre de sa mère. La ville de Yaoudé ayant 8 sous-sections U.N.C., l'argent fut partagé entre les différentes sous-sections, si bien que chacune d'elles reçut 500000 frs CFA pour sa bacchanale. Les gens mangèrent et burent ce jour-là comme ils voulaient; au moins ce jour-là ! Vous pouvez déjà imaginer ce que le peuple criait après de pareilles agapes ! Ahidjo, encore 20 ans ! Encore 20 ans !

Organiser une fête, en soi, n'a rien d'anormal. Nous voulons cependant insister ici sur les conséquences qu'une fête de ce genre a pu avoir sur le peuple camerounais.

Le Cameroun, nous le savons, est un pays sous-développé où des centaines de milliers de personnes sont privées du minimum pour vivre. La principale ressource de l'économie camerounaise est le cacao. Ce produit revient à un prix assez élevé sur le marché international. Mais actuellement, on trompe les planteurs en leur disant qu'on améliore leur vie (le kg de cacao rapporte 250 frs CFA), en ne leur donnant même pas ce qui leur revient de plein droit. La région qui produit le plus de cacao est celle de Sangmélima-Ebolowa, dans le Centre-Sud. La colonisation avait tracé une route qu'on a appelée « route du cacao » elle relie Sangmélima à Yaoundé. Elle était bitumée dès avant l'indépendance. Actuellement, cette route est criblée de trous (nids de poules) et l'on compte en moyenne 20 accidents de la circulation par semaine sur cette route à cause de son mauvais état. C'est une route qui est longue de 172 km.

Quant à la route qui relie Yaoundé à Ebolowa, c'est à peine si on a envie de s'y aventurer ! On n'est vraiment pas sûr d'arriver à destination. Pendant la saison sèche, tout voyageur qui prend un car sur cette route est soumis à un merveilleux bain de poussière. En fait, c'est une route qui n'a de route que le nom, car il y a une longue rigole qui se trouve au beau milieu de la chaussée. Ainsi, pour parcourir les 180 km qui séparent Yaoundé d'Ebolowa, il vous faut une moyenne de 8 à 10 h de temps.

Toujours dans le domaine des routes, nous parlerons de la [PAGE 102] route Yaoundé-Obala-Batschenga-Mbandjock. Le Cameroun dispose d'une usine de production de sucre qui se trouve à Mbandjock à 60 km environ de Yaoundé. C'est le même phénomène que celui qui se produit sur la route Yaoundé Sangmélima qui se produit aussi ici. S'agissant surtout du tronçon Obala-Batchenga, on se souviendra qu'il fut bitumé à la sauvette à l'occasion de la visite du Président français Pompidou au Cameroun en 1972. Il fallait bien qu'il roule sur du goudron !!! Actuellement, si vous roulez sur cette route, vous vous retrouvez avec le dos cassé au bout de votre voyage.

Par ailleurs, on parle beaucoup de la sécheresse en Afrique tous ces derniers temps. C'est un fléau qui n'a pas épargné le Cameroun. Pour avoir passé quelques semaines dans la région de Bafia, nous avons vécu une expérience très frappante. Nous étions dans un petit village. Il n'y avait pas d'eau. Et ceci était le cas pour tous les villages de la région. Les populations devaient parcourir des dizaines de kilomètres pour avoir de l'eau, et quelle eau ! Les premiers jours que nous y passâmes, nous n'eûmes aucune envie de boire une pareille eau. Nous y fûmes contraints par la nécessité, à la fin. Et jusqu'à ce jour, le Ministère de l'Agriculture, des Eaux et Forêts n'a pas encore songé à créer des points d'eau pour sauver cette malheureuse population qui se meurt.

Les hôpitaux camerounais quant à eux sont de véritables cimetières vivants. Mieux vaut rester chez soi et y attendre l'heure de sa mort quand on est malade plutôt que de s'aventurer à l'hôpital central de Yaoundé. La corruption et le manque de médicaments ont contribué à éliminer la conscience professionnelle de la part des infirmiers et des docteurs. Une jeune femme de notre village a ainsi perdu un enfant et est devenue stérile après le traitement qu'elle avait reçu dans cet hôpital. Alors qu'elle était sur le point d'accoucher, la jeune femme dit à son mari de la conduire à l'hôpital comme de coutume. Il y allèrent et cette fois rencontrèrent le froid accueil des infirmières. Il y en avait qui tricotaient, d'autres qui se taillaient les ongles. La femme attendit pendant plus d'une heure, sans que personne veuille bien s'occuper d'elle. Le mari pestait de son côté les infirmières ne semblaient même pas écouter ce que l'homme leur disait. A la fin, l'homme prit la décision d'emmener sa femme dans une clinique si les infirmières ne voulaient pas l'accoucher. Celles-ci lui demandèrent de signer une déclaration, affirmant [PAGE 103] qu'il avait fait sortir sa femme de l'hôpital; ce qu'il fit sans discuter. Ils s'en furent dans une des cliniques de la ville; le Docteur s'avoua incapable, par manque de matériel. Il fallait donc de nouveau aller à l'Hôpital Central, et la femme était déjà très fatiguée. Imaginez-vous notre mari en train de reprendre le chemin de l'hôpital de Yaoundé ! Ils y retournèrent cependant, et quand ils y arrivèrent, le Docteur, qui avait déjà reçu un coup de téléphone de son collègue de la clinique, fit tout de suite entrer la dame. Le Docteur fit une césarienne. Quand les infirmières se rendirent compte qu'il s'agissait de la dame qui avait été là quelques heures plus tôt, elles en parlèrent au Docteur qui continua quand même son travail. Il ne manqua pas de dire au mari de la patiente qu'il avait fait ce travail malgré lui, et surtout parce qu'il avait reçu un coup de téléphone d'un de ses collègues. Il dit comment on n'avait pas le droit de faire sortir les malades de l'hôpital sans la permission des autorités... En tout cas, quand il eut fini, l'enfant était mort. La femme ne reprit connaissance que deux jours plus tard, et jusqu'à ce jour, elle n'a plus jamais conçu.

Dans ce même hôpital de Yaoundé, tout est à acheter jusqu'à l'alcool ! Pour vous faire opérer, si vous n'avez ni coton, ni alcool, vous attendrez jusqu'à vous décourager et à rentrer chez vous. Le Pavillon « Lagarde » (jusqu'à ce jour le plus grand de cet hôpital) est bondé de malades qui attendent désespérément la visite d'un infirmier ou d'un Docteur. On y trouve des malades couchés à même le sol, sur leurs propres nattes qu'ils ont pris le soin d'apporter de chez eux. C'est ainsi que des gens meurent et meurent sans médicaments. Les infirmiers ne peuvent justement pas venir visiter leurs malades, puisqu'ils n'ont rien comme médicaments à leur donner. C'est la même chose qui se passe au Pavillon Pasteur, qui est réservé à des fonctionnaires d'un certain niveau. Et d'après le témoignage d'un des responsables de l'hôpital annexe Jamot à Yaoundé, il leur a été alloué comme budget annuel en 1976 la somme de 100 000 frs CFA.

L'Université de Yaoundé est quant à elle peuplée de jeunes étudiants qui ne sont pas sûrs du lendemain, et ceci pour plusieurs raisons. Les bourses ne sont pas suffisantes; des centaines d'étudiants vivent ainsi sans avoir ne fût-ce qu'un peu d'argent pour s'acheter des livres ! Ils n'ont même pas le minimum pour vivre. Et dans les nombreux discours qu'Ahidjo sait lire il redit toujours que c'est la jeunesse de [PAGE 104] l'Université qui est le Cameroun de demain, le fer de lance de la nation, et que par conséquent, il faut tout faire pour que les étudiants soient à l'aise. Déjà, pour que tous les Etudiants qui ont leurs bourses actuellement les aient normalement, il a fallu une grève, sanglante par dessus le marché. C'était dans la semaine du 3 au 9 décembre 1973. A cette occasion, M. Sadou Daoudou, Ministre inamovible d'Ahidjo, avait envoyé des militaires pour « mettre de l'ordre ». Sadou Daoudou étant Ministre des Forces Armées et Ahmadou Ahidjo étant Chef Suprême des Forces Armées, il va sans dire que les deux s'étaient bien mis d'accord avant que Sadou Daoudou n'envoie des militaires à l'Université. Il y eut des morts mais la radio n'en parla pas, de peur de « scandaliser » les présidents africains qui alors se trouvaient à Yaoundé pour la Conférence des pays riverains du Lac Tchad. En tout cas, il ne fallait pas alerter l'opinion publique. Les Etudiants avaient bien choisi leur moment, car, la même semaine, avait été prévu un Symposium International sur Leo Frobénius. Le Symposium ne put avoir lieu à cause de la grève des Etudiants, mais chaque jour, la radio clamait mensongèrement comment les travaux du Symposium se déroulaient. A la fin de la grève, on put accorder des bourses aux Etudiants d'une façon un peu plus équitable, tout en continuant à favoriser les éléments qui proviennent de la Province du Nord.

Toujours au niveau universitaire, l'injustice criarde du régime Ahidjo continue son bonhomme de chemin, notamment à l'ENAM (Ecole Nationale d'Administration et de Magistrature) et à l'EMIA (Ecole Militaire Inter-Armes). Ce sont deux Ecoles Supérieures où le Baccalauréat n'est requis que pour les Etudiants qui ne proviennent ni du Nord ni de l'Est. Tout ressortissant du Nord peut se présenter avec son Brevet d'Etudes secondaires, il est admis d'office en cycle B à l'ENAM après un semblant de concours. Après trois ou quatre années d'études, notre cher étudiant nordiste est magistrat. Les étudiants du Sud doivent quant à eux affronter les terribles épreuves du probatoire (qui n'existe que pour empêcher les jeunes étudiants d'avoir accès au baccalauréat), et enfin les épreuves du Baccalauréat. Avec votre Bac, vous vous présentez à un concours, et si vous êtes admis, vous allez en Cycle A, parce que vous êtes du Sud ou du Littoral. Et si vous avez envie d'être magistrat, il vous faut 6 à 7 années d'études !!! Tout ceci est fait pour favoriser [PAGE 105] les éléments provenant du Nord Cameroun, on ne sait pourquoi.

Si l'on s'est plaint plus haut du manque de médicaments à l'hôpital de Yaoundé, c'est en partie parce que le budget de l'Etat Camerounais n'est pas bien distribué. Ahidjo crie la paix, il est le premier à favoriser les Forces Armées. Chaque année, il faut que la milice camerounaise s'achète de nouveaux armements; c'est ce qu'ils soutiennent. Ces nouveaux armements sont malheureusement les vieux chars et les vieux fusils que les Français ont utilisés pendant la seconde Guerre mondiale. Cela se remarque assez bien pendant le défilé des Forces Armées lors de la fête du 20 mai; on sent immédiatement que ce sont de vieux chars repeints ! Pourquoi un tel privilège aux Forces Armées ? La réponse est assez-facile à imaginer ! Ahidjo a bien peur de se voir renverser un jour par les Officiers de l'Armée camerounaise. Il faut donc tout faire pour que les militaires ne pensent pas à prendre le pouvoir. Alors que les médecins et les Universitaires se plaignent pour avoir des indemnités, les Officiers de l'Armée sont choyés; chacun dispose d'une voiture et de tout ce qu'il lui faut pour qu'il ne songe pas à prendre le pouvoir. Et c'est bien là le but visé par Ahidjo ! « Donnons-leur de l'argent et ils ne se soucieront pas de prendre le pouvoir !!! » Le seul Général dont dispose l'Armée camerounaise est Pierre Semengue. Ancien élève de St-Cyr, c'est l'un des enfants chéris du régime. Il est par ailleurs originaire du village de Bikoka, près de Lolodorf, dans le Centre-Sud. Il habite une villa dont le luxe est on ne peut plus insolent. Et ceci juste à côté du Lycée « Général-Leclerc ». Les jardins qui y conduisent sont longs de 50 m. Quand M. Pierre Semengue se lève, on sonne la trompette. Avec tous ces honneurs et tout cet argent, comment peut-il songer à prendre le pouvoir !

Tout compte fait, Ahidjo se joue du peuple camerounais. Il organise des fêtes presque chaque année pour que le peuple oublie. Les planteurs qui donnent tout l'argent à l'Etat camerounais sont trompés, ils ont des difficultés pour écouler leurs produits. La firme japonaise Toyota avait voulu offrir des véhicules à la Chambre de Commerce à un prix abordable, pour résoudre le problème de l'écoulement des produits. L'accord en question avait été signé entre le Président de ladite Chambre et la Firme. Quelque temps après, le Président de la Chambre était limogé peut-être parce que ce n'était pas une firme française ! Les Etudiants, Cameroun [PAGE 106] de demain, sont traités en parents pauvres. Dans les hôpitaux, on laisse mourir des centaines de Camerounais pendant qu'Ahidjo offre des banquets avec des feux d'artifice, en invitant des Manu Dibango, Prince Nico Mbarga, Francis Bebey. Cela fait bien beaucoup d'argent pour déplacer des artistes tels que ceux-là ! Ahidjo donne des jeux au peuple camerounais, et du pain pour quelque deux jours; il compte sur ces deux facteurs pour que le peuple oublie tout, qu'il ferme les yeux sur sa misère.

Le Cameroun, ceci est un fait, est malade de la présence d'Ahidjo et de son régime totalitaire qui évolue dans le silence. Il est grand temps que ce jouet des puissances impérialistes s'en aille.

C'est dans ce sens que nous souhaitons longue vie à Peuples Noirs-Peuples Africains, qui nous a permis de dénoncer l'injustice d'Ahidjo qui se couvre d'un beau voile de silence.

Mane ZAMBO